Philippe sentit la présence de son frère dans sa chambre avant même qu'il s'annonce. Ça n'avait rien de bien difficile, le son de ses pas était très reconnaissable lorsqu'il faisait glisser son pied à la suite de l'autre sur le parquet. Et puis, un grand silence avait entouré son entrée, qui n'était pas du tout caractéristique des amants de Philippe. Ça aurait très bien pu être un autre noble venu lui présenter une quelconque supplique, un domestique intimidé ou même un ministre de Louis dépêché pour lui gâcher la vie, mais Philippe savait que c'était son frère. Il… le sentait. Et c'est bien pour ça qu'il ne se donna absolument pas la peine de se retourner, demeurant enterré sous sa pile de couvertures.

« Philippe, lança la voix de Louis au bout d'un moment, j'ai besoin de te parler. »

Le duc d'Orléans ne lui fit toujours pas l'aumône d'un regard et il sentit son aîné s'approcher de son lit. Sans qu'il s'y attende, sa main se posa sur lui à hauteur de l'épaule, lui entrainant un sursaut.

« Mon frère, tu ne peux pas rester enfermé dans tes appartements comme ça, poursuivit le roi d'un ton qui lui sembla inquiet. Il faut que tu ailles faire un tour dehors, au moins quelques minutes. Regarde, les jardins sont en train de refleurir, ils sont magnifiques. »

Philippe jeta un coup d'œil peu convaincu par la grande fenêtre. En effet, les massifs de lys et de jacinthe étaient couverts de fleurs odorantes, dont le parfum était si puissant que le duc d'Orléans le percevait même depuis son lit. C'était vrai que ça redonnait envie de vivre… mais, pour sa part, il n'avait pas l'intention de quitter son lit pour autant. C'était un lieu chaud, confortable, facile à vivre et où il pouvait rester recroquevillé dans cette bulle sécuritaire et protectrice. Il n'avait pas besoin de réfléchir aux querelles amicales et amoureuses qui lui prenaient sans cesse la tête, à son sentiment d'infériorité par rapport à son frère, à toutes les choses qui lui donnaient des idées noires et qu'il ne pouvait pas éviter. Il avait, dans sa chambre, la possibilité de simplement dormir… enfin, quand Louis ne s'était pas mis en tête de le déranger jusqu'à l'excès.

« Laisse-moi, marmonna Philippe en essayant de s'enfoncer encore davantage sous ses couvertures. Tu n'as aucune idée de ce que je ressens.

-Tu es triste, rétorqua le roi. Ça, je sais ce que ça fait. Lève-toi.

-Non. »

Louis soupira et, à la grande surprise de Philippe, s'avança pour grimper sur son matelas. Il attrapa les draps et tira dessus.

« Lève-toi.

-Non.

-Lève-toi.

-Non !

-Lève-toi et nous prendrons le petit-déjeuner dans les jardins. »

Philippe haussa un sourcil, soudain intéressé mais toujours méfiant, et consentit à tourner la tête. Louis s'était littéralement assis sur son matelas, les jambes croisées, et c'était tellement inhabituel de voir son frère aussi disponible et presque enfantin que Monsieur se demanda soudain s'il était malade.

« Es-tu souffrant ? demanda-t-il en attrapant le foulard en dentelle, orné d'un ruban doré, qui se trouvait autour de son cou et en le tirant vers lui. »

Louis suivit le mouvement et se pencha docilement. Cette attitude étonna Philippe encore plus. Presque inquiet, à présent, il lâcha son frère pour glisser sa main sur son front et posa l'autre sur sa propre peau pour comparer leurs températures. Son aîné n'était pas chaud et il sourit avec indulgence à ses vérifications.

« Je ne suis pas malade, Philippe, affirma-t-il.

-Alors tu es ivre ! De l'alcool avant même le petit-déjeuner ? Ce n'est pas très digne de toi.

-Nous ne sommes plus à l'heure du petit-déjeuner. Il est près de quatre heures de l'après-midi mais tu es tellement dans ta bulle que tu ne connais même plus les moments de la journée. »

Sans laisser à Philippe le temps de réagir, Louis tendit la main pour écarter délicatement ses boucles brunes, ternes et décoiffées, et lui caresser doucement la joue.

« Je m'inquiète pour toi. Viens dans les jardins. Nous y passerons un bon moment, je te le promets, l'amadoua-t-il.

-Ce n'est pas une manœuvre politique ? s'assura Philippe avec espoir et, du coup, un ton presque enfantin. Tu veux vraiment qu'on aille faire des choses dans le parc tous les deux ?

-Oui. Allez, lève-toi. J'aimerais ne pas prendre ce second petit-déjeuner trop tard.

-Tu vas dormir pendant tes conseils, plaisanta Monsieur, et une étincelle de joie était revenue dans ses yeux bleus.

-Je ne crois pas, tu as assez dormi pour nous deux, le chambra Louis en descendant du matelas. »

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Philippe sortit du palais par une petite porte de derrière, à l'ombre fraîche et réconfortante des grands arbres qui bordaient une allée. Le coin du parc était calme, et même désert, ce qui lui donnait une atmosphère paisible et intime. Louis émergea alors sur une allée, un panier de pique-nique à la main. Il était absolument seul, mais le duc d'Orléans savait que des mousquetaires devaient guetter depuis les buissons et les statues. Peu importait, du moment que lui ne les voyait pas. Parce que, maintenant qu'il y réfléchissait davantage, il se disait que son malaise était aussi dû à l'atmosphère étouffante du palais : les gardes, les domestiques pressés, les nobles tous plus mielleux et intéressés les uns que les autres… Il frissonna rien que d'y penser. Mais son frère lui fit signe depuis les arbres, un peu plus loin, et Philippe le rejoignit en essayant de chasser ses mauvaises impressions.

« Une nappe de pique-nique avec des carreaux ? releva-t-il en désignant le drap que son aîné étendait sur l'herbe. Est-ce que n'est pas un peu dépassé ?

-Tu aurais préféré des fleurs de lys ? répliqua Louis. Pour ensuite me reprocher une énième et futile manigance politique ? »

Philippe fit semblant de ne pas relever et s'assit sur la nappe, remerciant son frère d'un simple hochement de tête quand celui-ci lui tendit une carafe remplie de jus de fruit.

« Dans quoi va-t-on le boire ? demanda-t-il en soulevant le couvercle pour regarder dedans. As-tu mis les verres en cristal de Mère dans ce panier ? Si elle était là pour voir ça…

-Je n'ai pas de verres, le coupa Louis avec un petit sourire en coin. Bois-le directement à la carafe.

-Quoi, comme ça ? Ce n'est pas très protocolaire. »

Philippe ne put pas empêcher le rictus qui lui monta aux lèvres quand son aîné bascula sans hésiter le contenu de sa propre carafe dans sa bouche.

« Tu es sûr que tu n'es pas malade ? s'assura-t-il quand même en se rapprochant sur la nappe pour lui toucher une nouvelle fois le front.

-Arrête, avec ça ! Je vais bien ! »

Louis essaya de l'esquiver en bougeant la tête, mais Monsieur parvint quand même à lui passer la main dans les cheveux et à lui gratouiller le côté de la tête. Son frère sourit.

« Arrête, tu sais très bien que ça m'endort. »

Il plongea sa main dans le panier et en sortit un petit pain, qu'il jeta à Philippe.

« J'ai des confiseries, aussi, si tu préfères, proposa-t-il en sortant un pot de confiture et un de miel.

-Non… Ça ira. Tu as même pris du chocolat ?

-Oui. Bois-le tant que c'est chaud. »

Philippe ne se fit pas prier et ouvrit la petite carafe, humant l'odeur de chocolat qui se mélangeait à celle du beurre des petits pains et du sucre de la confiture.

« C'est comme quand nous étions enfants, murmura-t-il en sentant une puissante émotion l'envahir. »

Il pouvait presque réentendre leurs petits rires cristallins, à Louis et à lui… Et revoir cette table autour de laquelle ils étaient assis, en plein dans les rayons dorés de ce beau soleil de printemps, en train de manger des tartines de confiture en compagnie de leur mère. Ils en avaient partout et, même si ce n'était pas digne d'une reine, Anne essuyait leurs petites bouilles pleines de tâches rouges ou orange avec un mouchoir. Et ensuite, elle les prenait tous les deux sur ses genoux et les serrait fort contre elle…

« Tu penses à Mère ? lui demanda doucement la voix de son frère, pendant que sa main se posait sur son genou.

-Oui…, souffla Philippe en essayant vainement de retenir ses larmes. Malgré les années qui se sont écoulées, elle me manque encore tellement…

-Elle me manque à moi aussi. »

D'un geste de la main, Louis essuya les larmes de Philippe et récolta un rapide sourire reconnaissant en réponse.

« Tu te souviens, quand nous n'étions pas sages et qu'elle nous punissait ? souffla-t-il.

-Elle nous ordonnait de lui écrire des textes pour lui expliquer pourquoi nous avions été méchants…

-Oui… Et un jour, pour abréger le châtiment, tu lui as écrit un joli poème. C'était bien joué de ta part. »

Philippe laissa échapper un léger rire en mordant dans son petit pain.

« C'est vrai… Et toi, tu t'es précipité vers elle pour lui dire que tu l'aimais.

-Nous avons remporté un beau succès, ce jour-là, mon frère !

-Oui… Mère, elle, nous aimait vraiment.

-Pourquoi dis-tu ça ? Tu penses que Père ne nous aimait pas ? demanda Louis en fronçant les sourcils. »

Monsieur haussa les épaules.

« En tout cas, il paraît qu'il t'a fait pleurer quand tu étais enfant, plaça-t-il.

-Comment ça ? Qui t'a dit ça ?

-À ton avis ? La même dame qui ne cesse de s'extasier sur la façon adorable dont nous nous sommes jetés au cou l'un de l'autre quand nous étions petits et que Mère nous avait séparés trop longtemps !

-Ah oui ! Celle-là, il est grand temps qu'elle se retire à la campagne, grommela le roi en vidant le reste de sa carafe de jus de fruits.

-Mais c'était amusant, n'est-ce pas ? »

Louis se tourna vers Philippe et sourit, de petites étincelles de malice enfin un peu détendues et enfantines dans ses yeux bleus.

« Oui, dit-il. C'était amusant. »

Les deux frères discutèrent un moment sur cette nappe, dans ce coin de parc ombragé décidemment bien trop désert pour l'heure qu'il était. C'était presque irréel de se trouver là sans personne pour les déranger… et Philippe se surprit à se laisser aller quand le poids de la fatigue alourdit une nouvelle fois ses épaules.

« Place ta tête ici, proposa Louis en lui désignant ses genoux, et Monsieur décida de ne pas se faire prier. »

Avec lenteur, il se laissa tomber sur le flanc et s'y reprit à plusieurs fois avant de parvenir à nicher sa tête dans le giron de son frère.

« Je croyais que j'avais trop dormi pour toi…, murmura-t-il, déjà somnolent, quand les doigts de Louis se glissèrent instantanément dans ses boucles brunes.

-Le problème n'est pas que tu dormes, mais que tu dormes mal, répliqua son frère en lui caressant la tête.

-Comment tu peux le savoir ? souffla le duc d'Orléans sans trouver la force de se tourner pour le regarder.

-Je suis ton frère. Si tu restes enfermé dans tes appartements sans sortir ni voir personne, c'est que quelque chose te tracasse vraiment. Et si tu es tourmenté, je ne vois pas comment tu pourrais dormir correctement. »

C'était logique… mais Philippe se sentait bien trop brumeux pour essayer d'en apprendre davantage. Par exemple, qu'est-ce qui faisait dire à son frère qu'il dormirait mieux sur ses genoux ? Parce que c'était vrai, il se sentait mieux, comme ça. L'air était frais et revigorant, les abeilles bourdonnaient et les fleurs sentaient bon. Mais, surtout, les genoux de Louis étaient confortables et ses gestes, attentionnés, ce qu'il lui prouva en remontant sa tête pour qu'elle repose davantage dans son giron.

« D'accord…, marmonna donc Philippe, mais il n'était pas sûr que ses mots soient audibles. »

Au lieu de se poser davantage de questions, il laissa les doigts de sa main gauche s'entremêler à ceux de son frère et se poser sur l'herbe. Il étendit en partie ses jambes derrière lui pour mieux dormir et enfonça paresseusement sa tête contre celles de son aîné.

« Allez, dors un peu, maintenant, murmura ce dernier en continuant de caresser doucement ses boucles désordonnées. Je serai toujours là pour veiller sur toi… même quand tu auras l'impression que ce n'est pas le cas. »

Monsieur ne répondit même pas. Il dormait déjà, tranquillement et paisiblement, pour la première fois depuis de longues, de très longues semaines.