Disclaimers : je n'ai aucun droit sur l'histoire et les personnages d'Autant en Emporte le Vent qui appartiennent à Margaret Mitchell.

Chronologie : 1865 : Duncan crée sa filature à Roubaix, France - Novembre 1873 : Rhett décide de divorcer - Décembre 1873 : divorce - Janvier 1875 : Duncan revient à Charleston, achète la Magnolias' Mansion - il crée la filature Vayton & Harvey Mills ; 5 février 1875 : première rencontre entre Rhett et Duncan - Février 1876 : le grand-père Robillard meurt, Scarlett hérite, et découvre la boutique La Mode Duncan à Savannah - Mai 1876 : Grand défilé à Charleston en l'honneur de Duncan - Scarlett ouvre son magasin à Atlanta.

Note : je remercie chaleureusement tous mes followers et ceux qui gentiment placent des commentaires. Ces "reviews" me tiennent à cœur. Voici un long chapitre. Je devais d'abord faire acheter à Duncan sa filature avant d'ouvrir son atelier de couture - Et, en seconde partie, la fameuse rencontre en Rhett et Duncan. Elle n'est pas violente car notre - leur - Scarlett ne s'interpose pas encore entre eux...


Charleston, 1875, janvier

La gestion de son héritage familiale étant sécurisée, le jeune couturier pouvait maintenant installer la branche américaine de « La Mode Duncan ». Il ne fallait pas perdre de temps, car la tâche allait être rude.

L'urgence était, avant toutes choses, d'envoyer un télégramme à Lille, en France.

« Blanche – stop - Ai besoin de toi – stop – Emigre en Amérique – stop – Emmène tes enfants – stop – Envoie certificat d'embauche - stop – Lettre suit – stop. »

Blanche serait surprise par ce texte laconique, mais elle comprendrait vite la situation en lisant la lettre qu'il lui adressait par ailleurs. Il lui expliqua ce qu'il attendait d'elle, joignit à la missive les certificats lui garantissant un travail et un domicile à son arrivée à Charleston.

Duncan ne doutait pas un instant que la fidèle Blanche quitterait immédiatement sa famille, sa vie d'avant, pour tenter sa chance et émigrer en Amérique du Nord en répondant à la requête du propriétaire de « La Mode Duncan » France.

Il géra pour elle les formalités d'immigration afin qu'elle n'ait pas à s'en préoccuper et réserva une place sur le bateau au port du Havre. Il n'oublia pas d'envoyer un autre télégramme à son associé Roger Dax pour que celui-ci alloue à l'une de ses meilleures ouvrières une gratification subséquente.

Si tout se passait bien, Blanche Augustine Bonsart serait présente à temps pour la création du nouvel atelier « La Mode Duncan » à Charleston.

Entre-temps, il lui aura fallu toute son énergie pour sélectionner la manufacture textile capable de fabriquer ses propres étoffes.

Pas question d'importer les yards de tissus de France car il voulait tirer parti de l'engouement pour les produits locaux, puissant dans les années 1870. Duncan l'avait constaté en visitant à New York le gigantesque magasin H. B. Claftin et C° spécialisé dans les textiles de production américaine.*

Son premier dilemme fut de localiser l'emplacement de sa filature. La majorité d'entre elles étaient situées dans les Etats du Nord. Les petites manufactures du Sud ne transformaient qu'une quantité négligeable de balles alors que, paradoxalement, le Sud était le Maître de la production du coton.

Par fidélité à ses valeurs, il voulait s'implanter dans un des anciens Etats Confédérés. Il fut heureux de constater que plusieurs filatures avaient été créées en Caroline du Sud le long des fleuves, en raison des forêts abondantes pourvoyant en résine, un combustible peu cher pour alimenter les machines mues à la vapeur.*

Dès le début janvier, il choisit la meilleure, celle de Jerry Harvey, et lui proposa de s'associer avec lui. « Vayton & Son Ltd allait acheter 60 % des actions pour prendre le contrôle de la direction.

L'entrepreneur textile s'assurait ainsi la pleine décision sur les modes de production, car le véritable problème auquel Duncan était confronté était la qualité du produit final.

« Monsieur Harvey, nous devons faire face à une réalité déplaisante. Vous le savez, les textiles qui sortent de nos filatures du Sud sont « bas de gamme ». Vous produisez principalement des toiles achetées surtout par les pauvres Noirs, ainsi que des cretonnes, comme les « shirting » et « drills » vendues dans l'Ouest.* Or, « La Mode Duncan » cible une clientèle aisée. Elle se doit donc de n'utiliser que les étoffes de la meilleure finition, comparables à celles tissées en France, à Roubaix, Mulhouse ou Lyon. »

« J'en suis conscient, Monsieur. Vayton & Harvey Woolen Mill Ltd sera capable, c'est certain, de relever le défi grâce aux investissements que vous mettez à disposition.»

« C'est vrai, Monsieur Harvey, le projet est ambitieux mais nécessaire pour maitriser la qualité à toutes les étapes. Notre objectif est, à plus ou moins court terme, de dominer le marché du textile de haute qualité, au moins pour la Caroline du Sud, la Georgie et la Louisiane. Le potentiel des ventes est prometteur car il répond aux aspirations des dames de la bonne société et des nouveaux riches. Mon atelier de couture sera bien évidemment le premier client pour se procurer des tissus « haut de gamme ». Nous allons fidéliser la clientèle des tailleurs et couturiers sudistes frustrés de ne pas pouvoir acheter localement des textiles de meilleure facture. »

Jerry Harvey renchérit : « J'ai bien compris que vous voulez que notre manufacture procède comme les plus modernes usines textiles du Nord en gérant toutes les stades de production, de l'entrée des balles de cellulose jusqu'à leur transformation en produit fini, en passant par le filage, le tissage, la teinte et l'impression.»

Le propriétaire de la filature française Vayton & Dax précisa : « Oui, Il faut s'inspirer de la modernité du Nord pour l'automatisation des tâches permettant un meilleur rendement, utiliser les machines pour certaines étapes telles que la manipulation des sacs de cellulose par treuil et non par portage à bras, etc.. La main d'œuvre que nous aurons économisée sera judicieusement reportée sur d'autres stades de fabrication, telles que la teinture et l'impression. »

Jerry Harvey était impressionné par ses connaissances techniques du marché américain alors que le jeune homme venait de passer dix années en France. « Quelle est votre idée pour influer sur ces étapes ? »

La force des filatures américaines du Nord est la modernité, la vitesse de fabrication et la large quantité produite. C'est aussi leur faiblesse. Comparez par exemple le nombre de métiers à tisser géré par chaque ouvrier : chez nous, dans le Nord, un seul tisserand s'occupe de cinq machines, avec en plus une accélération exigée de la cadence. Or, En France, comme dans ma filature de Roubaix, l'ouvrier ne s'occupe que de deux métiers à la fois.* Vous comprenez bien que, dans ces conditions, même les étoffes de qualité courante ont de multiples défauts de fabrication. C'est pourquoi Vayton & Harvey Woolen Mills Ltd va diminuer à deux le nombre de métiers à tisser gérés par un seul ouvrier.»

« C'est une excellente suggestion. Qui sera coûteuse, bien sûr, mais profitable à la fin » se rassura Jerry Harvey.

« La teinture est ma préoccupation car je voudrais exploiter l'indigo. Je sais que son utilisation se raréfie, mais misons sur l'authenticité des produits locaux. Dans le même esprit, il faut embaucher des chimistes habiles afin de garantir la constance des couleurs de l'impression. »

« En conclusion, afin de nous rapprocher de la qualité française, il va falloir augmenter les effectifs et contrôler systématiquement les défauts à chaque étape. »

Duncan était satisfait d'être parvenu à la fin de son argumentaire.

« Oui, Monsieur Harvey, nous allons nous lancer, vous et moi, dans une grande aventure. Je vais dès cette semaine contacter un architecte pour moderniser les entrepôts. Mes contacts dans le Nord m'ont envoyé le catalogue du fabricant afin que je passe commande des nouveaux métiers à tisser et des machines d'impression plus performantes. Je suis décidé à ce que la production puisse commencer dans les trois mois. »

Enthousiaste, Jerry Harvey proposa à son nouvel associé : « Je vais vous soumettre dans la semaine une projection du nombre d'employés à embaucher, pour chaque étape de transformation, par poste. Nous pouvons conserver le quota américain de deux tiers de femmes employées dans la filature pour les tâches qui ne requiert pas l'usage de trop de force.*, car elles aussi ont besoin de travailler pour surmonter la dépression économique. Il nous faudra plus de bobineuses, de soigneuses de cardes, et d'ouvriers responsables des malfaçons. »

Jerry Harvey avait la tête qui tournait. Tant de bouleversements envisagés ! Il ressentit un immense soulagement : la filature familiale créée par son père était sauvée ! Qui plus est, sa renommée allait bientôt s'étendre dans le Grand Sud !

Pour Duncan, il lui restait à installer son atelier de haute couture « La Mode Duncan » à Charleston. Le plus dur restait à faire !


Charleston, 1875, mercredi 5 février, chez les Butler

« Rhett ! J'aimerais vraiment que tu nous accompagnes en fin d'après-midi chez nos nouveaux voisins. La réception n'est pas formelle. Il ne s'agit que d'un vin d'honneur pour célébrer l'installation des Vayton à Magnolias' Mansion. »

Rhett regarda Eleonor Butler d'un air amusé : « Mère votre fils a 48 ans. Je crois que vous pouvez vous passer de ma présence pour aller prendre le thé chez vos amies. »

«C'est dans ton intérêt. Il y a trois ans, lorsque tu es revenu d'Atlanta, ne m'as-tu pas dit que tu désirais regagner ta place parmi notre bonne société charlestonienne ? J'admets que tu as fait de gros efforts avec tes œuvres de charité. Mais quel meilleur soutien pourrais-tu gagner que celui de la plus ancienne famille de Charleston, la plus respectée aussi ? D'autant plus que cette amitié pourrait également être profitable à tes affaires, car l'héritier de Vayton Ltd est un des hommes les plus riches des Etats-Unis d'Amérique ! »

Devant cette avalanche d'arguments, Rhett n'avait plus qu'une solution : accepter l'invitation chez les Vayton.

Charleston, 1875, mercredi 5 février, chez les Vayton

Melina avait bien retenu la leçon en laissant ouvert la porte « d'hospitalité » du porche pour signaler aux voisins Butler qu'ils étaient attendus avec impatience.

Barnabee, le majordome, leur ouvrit la porte intérieure de la piazza. Madame Vayton vint les accueillir avec chaleur et les dirigea sur leur droite vers la salle de réception.

Eleonor Butler et sa fille avait eu l'occasion de multiples fois d'être reçues par les anciens propriétaires, les Hopkins. Malgré tout, elles furent époustouflées par la nouvelle décoration intérieure.

Madame Vayton introduisit sa fille aux Butler. Rhett présenta ses hommages à Cathleen et Melina avec un élégant baisemain. Elles en furent charmées.

La maîtresse de maison s'excusa auprès de ses invités : « Mon fils est dans son bureau. Il devait rédiger un pli urgent pour la France. Il viendra nous rejoindre dans quelques minutes. »

Les quatre femmes s'installèrent confortablement dans des fauteuils et commencèrent joyeusement à échanger leurs anecdotes sur la Battery.

Rhett en profita pour jeter son regard de grand amateur d'art sur le salon de taille impressionnante. Tout n'était qu'harmonie de formes, styles et matières.

La pièce occupait toute la largeur de la façade. La lumière qui irradiait des cinq fenêtres frontales et des deux porte-fenêtres donnant sur la piazza accentuait l'aspect grandiose de cette salle réservée aux invités de prestige et aux réceptions entre amis.

L'esthète apprécia le choix qui avait été sciemment pris de trancher les courbes de l'architecture avec les lignes droites du mobilier. La sinuosité du mur des trois fenêtres en arc de cercle s'étirait comme un serpentin de chaque côté des deux autres baies vitrées. Ces lignes galbées faisaient écho à la frise en stuc mouluré entourant le plafond et à l'arche surplombant la porte.

Quelle réussite esthétique ! L'osmose entre courbes, paillettes de lumière, murs partiellement peints en jaune pâle, alors que le plafond, les soubassements et fenêtres étaient d'un blanc éclatant, insufflait une atmosphère de quiétude. La douceur de l'ensemble était accentuée par la soie lustrée d'un jaune pâle des sièges tapissés.

On remarquait d'autant plus le contraste avec la rigueur du style Empire de l'ameublement français acheté par Duncan à New York. Des lignes droites et franches, des ornements aux angles vifs. Le même antagonisme des teintes frappait le visiteur, entre l'acajou et l'or des bronzes des meubles comme soulevés par le plancher en chêne blond.

Rhett était fasciné. Bien sûr, il connaissait le style français que l'Empereur Napoléon Bonaparte avait initié : à l'origine un mobilier destiné à l'armée, un style martial, des sièges droits qui permettaient sang gêne aux soldats, tels le Général Bonaparte, de garder leur épée en position assise. Un esprit spartiate et sévère qu'on avait appelé le style Directoire**. Quand Napoléon fut sacré Empereur, avec les fastes de la Cour, le mobilier devint prétexte à témoigner de la puissance et de la richesse de l'Empire. Le placage d'acajou flammé fut décoré de luxueux ornements en bronze doré, à l'image de ces magnifiques sphinx trônant sous les accoudoirs des fauteuils du salon des Vayton ou les caryatides placés de part et d'autre du trumeau. Ce grand miroir surmontait une cheminée en marbre noir de style Federal américain que le premier propriétaire des lieux avait fait installer.

Entre-temps, Barnabee avait fait son entrée. Trois grands plateaux en argent généreusement garnis de mets fins avaient été disposés sur les tables d'appoint rondes protégées par de belles nappes brodées. La cuisinière Netty avait particulièrement soigné la préparation des petits canapés et autres croustades. C'était la toute première invitation de la famille Vayton. Même s'il ne s'agissait pas d'un dîner, il était important de faire honneur aux plus proches voisins de la Magnolias' Mansion. Barnabee servait maintenant avec dextérité les rafraîchissements.

Rhett accepta par politesse un canapé à la terrine de noix de Saint Jacques, puis il reprit son inspection admirative des lieux, pendant que les quatre femmes étaient absorbées à se découvrir des intérêts communs.

En admirant la finesse des sculptures « Retour d'Egypte»**, Rhett l'homme d'affaires se rappela une conversation qu'il avait eue avec des entrepreneurs anglais à Londres. Une idée en jaillit. Cela lui parut comme une évidence. Enfin il allait retrouver l'excitation de se lancer dans une grande aventure…

Décidément, l'élégance et le luxe du lieu lui plaisait.

Brusquement, un regret l'assaillit : «Si seulement j'avais aidé Scarlett à affiner ses goûts, au lieu de la laisser sans conseils et me moquer de ses choix décoratifs désastreux, je suis sûr qu'elle aurait adoré l'abondance de bronzes dorés et la chaleur de l'acajou.» La Vieille Garde aurait jalousé sa femme, ça, c'est certain, à cause de l'étalage de tant de luxe. Mais au moins ne lui aurait-elle pas reproché une faute de goût. « Comme je regrette, Scarlett… »

Rhett secoua la tête pour chasser cette bouffée de faiblesse qui l'envahissait une nouvelle fois. « Bon sang ! Pourquoi ne puis-je la chasser de mon esprit ? Même un an après notre divorce – non ! Cela fait quinze mois depuis notre divorce, seize mois depuis que nous nous sommes vus, Scarlett – et vous continuez à me tourmenter ! Cela n'aura-t-il donc pas de fin ? »

L'entrée du maître des lieux interrompit ses réflexions déprimantes et il se leva pour saluer le jeune homme qui lui tendait la main.

Après que Cathleen ait présenté leurs voisins à Duncan Vayton, celui-ci s'installa face au fils aîné des Butler. En une fraction de secondes, les deux hommes du monde se jaugèrent.

Rhett se fit la réflexion que le jeune Vayton dégageait de la sympathie avec son sourire franc et l'œil vif. « Sa belle allure doit plaire aux Dames ! Le vieil Ashley serait jaloux de sa tignasse blonde. » Il ricana sous cape, toujours avide de déprécier l'ancien chevalier blond de Scarlett, aujourd'hui bien grisonnant.

De son côté, Duncan, s'avoua impressionné par la prestance de Monsieur Butler. L'homme portait élégamment son âge, et sa tenue impeccable témoignait d'une justesse de goût indéniable.

Chacun des deux hommes identifièrent l'autre comme appartenant à la caste de gentlemen bien nés et raffinés.

« Puis-je vous proposer un verre ? En votre honneur, j'ai sélectionné un excellent Cote Château Lafite Rothschild, de la cuvée 1870. Cette bouteille fait partie de la réserve que j'ai rapatriée de France lorsque je suis revenu ici en janvier. J'ai la certitude que vous êtes vous-même grand connaisseur, et je serai heureux, un autre jour, de vous faire visiter ma cave à vins. »

Puis s'adressant aux dames présentes : «Mesdames, aimeriez-vous tester cet excellent vin ? »

Les quatre femmes refusèrent gentiment. Elles ne voulaient pas troubler l'entente cordiale qui semblait s'installer entre les deux hommes.

« Cathleen, depuis notre arrivée, je ne peux m'empêcher d'admirer ces jolies nappes garnissant les guéridons. L'étoffe est de si belle qualité et les motifs de la broderie sont d'une difficulté exquise ! »

La mère de Duncan eut un large sourire : « Chère Amie, je suis fière de vous annoncer qu'elles sont fabriquées dans la filature française appartenant à mon fils. » Puis, s'adressant au jeune homme : « Duncan, pourrais-tu demander à ton associé de faire parvenir à Madame Butler plusieurs sets de serviettes à thé en complément des grands napperons brodés ? »

Madame Butler, refusa poliment dans un premier temps, mais elle fut ravie du cadeau à venir. Rhett se dit que, décidément, l'homme en face de lui était plein de ressources.

« Duncan – je crois que nous pouvons nous appeler par nos prénoms. Qu'en pensez-vous ? » – L'autre opina de la tête. « Avec plaisir, Rhett ! »

Il continua : « Je suis en admiration devant vos pièces de mobilier d'époque Empire. A West Point, lorsqu'on nous enseignait la stratégie miliaire de l'Empereur Français, il nous arrivait de faire une incursion dans l'étude des modes de vie et du style de décoration influencés par Napoléon Bonaparte.»

Duncan fut ébahi de tant de similitudes entre eux. «C'est mon amour pour ce grand personnage qui m'a décidé à décorer Magnolias' Mansion en lui donnant ce cachet Empire, particulièrement influencé par les batailles menées par le Général Bonaparte pour la «Campagne d'Egypte**».

Le jeune Vayton ajouta : « Et moi aussi, j'ai commencé à admirer Napoléon à West Point justement ! Quelle heureuse coïncidence, Rhett ! Nous avons les mêmes goûts artistiques, nous sommes des œnophiles assumés et avons suivi une formation similaire. Je crois que nous allons bien nous entendre ! » Duncan adressa à Rhett son sourire le plus amical.

Il continua sur sa lancée : « Quel est le régiment que vous avez dirigé pendant la guerre ? Peut-être nous sommes-nous croisés ? »

Rhett se trouva brusquement sur une ligne de crête. Avouer qu'il n'avait rejoint la Confédération qu'à la fin lorsque le Sud s'apprêtait à perdre – cette fameuse nuit où il avait abandonné Scarlett sur la route de Rough and Ready ? Cela pourrait paraître peu reluisant pour ce nouveau « chevalier blanc à la belle armure». Mais il n'en avait cure. Pardieu ! Le grand Rhett Butler était fier de son passé, et il allait impressionner l'impétueux jeune homme !

« J'ai été un forceur de blocus. Un des meilleurs, je dois l'avouer humblement! » assura-t-il de sa voix traînante si charmeuse que les quatre femmes arrêtèrent leur conversation à bâtons rompus pour écouter son récit.

« J'étais aux commandes d'un des plus grands bateaux à roue latérale mus par la vapeur, le SS Lynx. Sa coque était en acier. Il faisait 60 mètres de long***. Mais j'en ai changé un an après pour une embarcation plus petite, plus malléable et beaucoup plus rapide, capable d'esquiver la marine fédérale. Je fus probablement un des premiers à être titulaire de la « lettre de marque » signée par le Président Jefferson Davis, qui attestait de mon action au service de la Confédération. » Rhett offrit un sourire malicieux à sa mère. « Un papier qui ne m'aurait pas protégé de la pendaison si j'avais été capturé par les forces fédérales. »

Madame Butler en frémit rétrospectivement. «Son cher casse-cou de fils ! »

« L'armée navale yankee avait mis en place l' « Anaconda Plan », une ceinture de blocus encerclant les états confédérés. La ligne de front avait l'aspect d'un serpent, partant du Maryland pour remonter vers le Missouri.*** Et c'était bien un anaconda qui étranglait les Etats confédérés en les empêchant de se procurer des armes, de s'approvisionner dans les usines du Nord, de recevoir des cargaisons des navires anglais, et de pouvoir exporter leur production de coton. »

Rhett le séducteur s'adressait surtout à Melina pour le plaisir de l'impressionner.

« Que transportiez-vous ? » questionna la jeune Vayton, ébahie d'avoir comme voisin un héros aventurier.

« Surtout des armes pour notre Armée Confédérée, la poudre, les balles pour fusils, et le courrier aussi : à notre manière, nous étions en première ligne des combats ! »

« Il fallait que nous sillonnions de nuit les côtes en utilisant des ruses de sioux afin de pénétrer dans le port et berner les bateaux de l'Union ! » Les yeux de Rhett brillaient au souvenir de l'excitation et de la peur qui gagnaient tout l'équipage aux abords du danger.

Cathleen Vayton se trouvait, elle aussi, transportée par les exploits de l'ancien briseur de blocus : « Combien de fois avez-vous réussi à passer les lignes ? »

« Trente-trois fois ! Ma première arrivée à Nassau fut le 5 décembre 1861. Nous chargions les cargaisons venant d'Angleterre, remplies de fusils, de plomb, de viande, du salpêtre, de chaussures, de couvertures, du café, et aussi des produits plus luxueux en habillement et couture, nécessaires à votre vie quotidienne, à vous chères Dames ! »

« Les points de transfert, entre les bateaux qui venaient d'Angleterre et nous qui prenions en charge le fret, se faisaient de Nassau. Puis nous voguions jusqu'aux ports de Wilmington, Charleston et Savannah. Au voyage retour vers Nassau, les planteurs nous confiaient leur production de coton, qui faisait ensuite la traversée dans des cargos anglais. »

« On avait peint la coque de mon petit bateau à vapeur en gris pour passer le plus inaperçu au large. Duncan, savez-vous qu'à l'approche des côtes, on alimentait la chaudière en vapeur d'anthracite au lieu du charbon pour que la fumée soit blanche et se dissolve à l'horizon ? Il m'est même arrivé d'utiliser du coton trempé dans de l'essence de térébenthine pour hausser la chaleur et augmenter substantiellement la vitesse.»

Rhett avait l'œil qui frisait en pensant à ces anecdotes. « Il nous fallait user de ruses de sioux, vous dis-je ! »

Duncan regarda son tranquille voisin sous un nouvel angle.

« J'ai rencontré des hommes valeureux, que rien n'effrayait. Vous avez probablement entendu parler du fameux Josiah Gorgas, qui lui aussi est sorti de West Point. C'était mon ami. »

Duncan se montra admiratif de la vaillance de Rhett Butler. « C'est vrai ! La Cause a rendu hommage à ces courageux briseurs de blocus, qui ont bravé le feu de la mitraille et l'échouage de leurs navires, pour nous désengorger de l'asphyxie Yankee. Toutefois, il est regrettable que certains en aient profité pour s'enrichir en ne privilégiant pas l'approvisionnement de nos troupes. J'ai le souvenir d'un certain Butler – un de vos homonymes, Rhett – avec qui j'étais en affaire pour rapatrier une cargaison de vareuses et pantalons militaires fabriqués à mes frais dans ma manufacture française. Ses prix de transport étaient prohibitifs. J'avais bien essayé de lui faire comprendre par courrier spécial que ces uniformes serviraient à protéger nos soldats des rigueurs de la pluie et du froid, rien n'y fit ! Il m'a rétorqué sans gêne qu'il me fallait accepter son prix car la surface en fret disponible sur son navire était très convoitée. »

A ce souvenir, Duncan fit une moue désabusée.

Rhett se leva de son siège. Droit dans ses bottes, il toisa l'ancien Lieutenant-Colonel : « C'était bien moi, le Capitaine Rhett Butler ! »

Des yeux interloqués le fixèrent. « Vous ? Vous me décevez, Monsieur Butler. Je pensais que nous partagions les mêmes valeurs. Après cette révélation, je n'en suis plus si sûr… »

Rhett ne fut pas décontenancé par ce brusque revirement d'entente cordiale.

« Les temps étaient rudes. Le tiers de l'espace disponible sur nos vaisseaux était légalement réservé au transport du coton, afin que l'économie ne sombre pas*** – ce qui est malgré tout arrivé. Je devais nourrir mon équipage et tirer un profit de ces expéditions où notre vie était menacée à chaque instant. Je ne regrette pas mes choix. Je les assume.»

Le menton levé, son imposante stature déployée, Rhett fixa Duncan d'un air de défi. Celui-ci ne sut quoi répondre.

Les dames présentes prirent conscience du brusque revirement d'atmosphère. La tension entre les deux hommes était devenue tangible.

Pour faire diversion et insuffler un peu de légèreté, Melina aborda son sujet de prédilection : «Cet endroit est un véritable paradis, mais, pour que la joie de notre chère Maman soit complète, il faudrait quelque chose en plus. »

Cathleen s'étonna : « A quoi penses-tu, ma fille ? »

« A des éclats de rire d'enfants, bien sûr ! » La jeune Vayton était satisfaite de son effet. « C'est bien votre rêve de voir courir vos petits-enfants dans les allées de notre beau jardin ? »

« Des éclats de rire d'enfants… » Rhett eut un pincement au cœur. « Non, il ne fallait surtout pas qu'il imagine sa Bonnie adorée partageant ici les jeux d'autres enfants. Ou sinon, il serait incapable de garder une contenance jusqu'à la fin de cette réception.

Madame Vayton échangea un sourire complice avec Madame Butler. « J'espère que ce rêve deviendra bientôt réalité grâce à nos enfants ! » Puis son regard se posa sur Duncan.

Celui-ci était encore troublé par la révélation de son voisin. «Pourquoi me regardez-vous, Mère ? Je laisse la priorité à Melina pour assurer la descendance des Vayton. Quand vas-tu prendre époux, ma chère sœur ?»

Melina rougit : « Quand j'aurai trouvé mon Prince Charmant. » Puis elle prit la balle au bond : « Tu es l'aîné. C'est à toi de te marier en premier. Es-tu prêt à nous présenter la femme de tes rêves ? »

Duncan fut décontenancé par l'interrogation de sa sœur.

«La femme de mes rêves ? Un concept qui ne m'a jamais traversé l'esprit, je te l'avoue. » Il émit un petit ricanement. « En fait, je doute fort qu'elle existe ! » « En tout cas », ajouta-t-il en lançant un sourire narquois à sa sœur, «tu serais la première à le savoir si jamais je la croisais. Laisse-moi te dire que je ne suis pas prêt de te la présenter ! »

Melina insistait, câline. «Fais un effort, Grand Frère. A quoi la reconnaitras-tu ? »

Il resta silencieux quelques instants, en pleine introspection. Etonné lui-même par son cheminement de pensée, il finit par confier d'une voix hésitante :

«Si elle existait, je crois que je le saurais immédiatement. Dès les premières minutes. Elle aurait un tempérament de feu, une panthère prête à ronronner ou à griffer, la peau douce… »

Duncan s'interrompit brusquement, troublé par sa confidence impudique, un aveu de faiblesse d'autant plus gênant car lâché en présence d'un homme désormais impavide comme Rhett Butler.

Rhett, qui s'était approché de la piazza, se figea. Une succession d'images l'assaillit : une bibliothèque, une mousseline verte, une épaule nacrée, un vase brisé, deux émeraudes, des éclairs de colère… Il ferma les yeux pour chasser ces hallucinations qui le hantaient toutes les nuits. De rage, il enfonça les poings dans ses poches.

Melina regarda avec sidération son frère : « Oh ! Toi le célibataire endurci, serais-tu en fait un grand passionné ? Tu ne nous as pas habituées, Maman et moi, à un tel lyrisme !» Elle éclata de rire.

Le jeune homme ne sut quoi lui répondre. Pour la première fois, sans qu'il n'en prenne garde, il avait mis des mots sur un fantasme jusqu'à lors jamais consciemment pensé. « Ne t'enthousiasme pas, chère sœur. De toute façon, cette femme n'existe pas. »

Melina se retourna alors vers le fils aîné de la famille Butler. « Et vous, Rhett ? Voudriez-vous me décrire la femme de vos rêves ? Qui sait, votre sœur et moi pourrions peut-être la trouver parmi nos amies…. Qu'en pensez-vous Rosemary ? » Ses yeux rieurs rencontrèrent les mines gênées des deux femmes Butler et de sa mère.

« Melina, c'est inconvenant de ta part. » la tança sèchement Cathleen, outrée que la situation maritale chaotique de Rhett Butler puisse être invoquée si cavalièrement.

Puis elle se tourna vers Rhett : « Monsieur Butler, je vous prie d'excuser l'indiscrétion de ma fille. Melina est aussi étourdie qu'une enfant. Pour sa défense, je dois dire que c'est une incorrigible romantique. »

Sa fille réalisa alors sa bévue. Il lui manquait manifestement un élément d'information que les personnes présentes détenaient.

Eleonor Butler ne pipait mot, craignant une réaction sarcastique de son fils.

Duncan s'était désintéressé du sujet et dégustait son verre de vin. L'altercation à fleuret moucheté d'il y a quelques minutes continuait à le perturber. Alors, Il se dit qu'il se fichait comme d'une guigne de la « femme rêvée » de Rhett Butler.

De cette intonation traînante qu'il affectionnait avant de s'apprêter à assener une remarque blessante, Rhett répondit à Cathleen :

« Je ne vois aucune offense à la question innocente de votre chère fille. »

Puis, avec un sourire en coin qui ressemblait plus à un rictus, il s'amusa à fixer la jeune femme qui rougissait maintenant de confusion.

« La femme rêvée ? Sachez, Mademoiselle Melina, qu'il nous faut parfois prendre le contrôle de nos rêves, pour abandonner ceux qui sont vains. » Puis son regard se noya en direction du porche.

Son intonation glaça les quatre autres convives. La gêne, qui s'était insidieusement infiltrée dans le dernier quart d'heure, devint pesante. Il était temps de mettre fin à cette tension.

« Cathleen, je suis certaine que votre emménagement vous a épuisée. Il est l'heure maintenant que nous prenions congé afin que vous vous reposiez. L'accueil chaleureux que vous nous avez réservé dans votre magnifique maison de maître me va droit au cœur. Nous nous verrons toutes les deux la semaine prochaine. Bonne soirée à vous, ma Chère Eleonor, à votre adorable fille et au talentueux Duncan ! »

Ce soir-là, deux voisins qui auraient pu être amis ne furent pas tristes de se quitter…


Notes de fin du chapitre 7

*Mes sources d'information sur l'économie du coton et les filatures textiles aux USA en 1870 sont appuyées sur la thèse de Louis Reybaud éditée en 1870, « L'Industrie et les Ouvriers du Coton aux États-Unis depuis la guerre de sécession », Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 90, 1870.

**Directoire, 1795-1799 : gouvernement ayant succédé à la période de la Révolution française. Le style Directoire du mobilier s'étend à 1803. – Campagne d'Egypte : batailles menées par le Général Bonaparte de 1798 à 1801 – « Retour d'Egypte » : terme caractérisant le style de l'ornementation – Empire, 1804-1815 : le général Bonaparte est sacré Empereur Napoléon Bonaparte. – Style Empire du mobilier, de 1803 à 1821.

***Briseurs de blocus pendant la Guerre Civile Américaine : source Wikipédia.