Chapitre 8 : Épilogue dans les Mers du Sud

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Septembre 1805 – Archipel des Galápagos, sur la ligne de l'Équateur
Ex-vaisseau corsaire Achéron, sous équipage de prise britannique

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-–- C'est un jour sombre pour l'Empire, capitaine, déplora l'enseigne Guillaume Moët.

Assis dos contre la muraille de bois dans la pénombre de l'entrepont, le malheureux jeune garçon enfouit son visage dans ses mains en soupirant lourdement, en proie à l'abattement. Assis juste à côté de lui, le capitaine Aubret le reprit d'un ton ferme, qui voulait toutefois exprimer l'encouragement en même temps que le reproche:

-–- La vie est faite de jours radieux et de jours sombres, enseigne. L'important est d'être encore là au soir, pour voir de quoi sera fait le jour qui suivra!

Les deux derniers officiers de l'Achéron portaient toujours leurs tenues blanches barbouillées de sang, celles-là mêmes qui leur avaient permis de se faire passer pour le personnel de santé de la frégate française – personnel qui comptait en outre maître Higelin, un authentique aide-chirurgien, lui, assis d'ailleurs ici en compagnie des deux hommes pour mieux maintenir leur couverture. Le stratagème avait parfaitement fait illusion, et les Anglais ignoraient encore tout du véritable statut de ces deux prisonniers-là. Les autres captifs français se tenaient également tapis dans l'obscurité oppressante de ce pont bas de plafond; comme pour Guillaume Moët, l'accablement, plus moral encore que physique, était patent chez la plupart de ces hommes prostrés dos contre les cloisons... Mais ceux qui avaient encore quelque lueur de vie dans le regard, ceux-là gardaient les yeux fixés sur leur capitaine: leur phare dans les ténèbres, celui dont ils espéraient tout en ces heures funestes.

L'entrepont sentait encore la poudre brûlée; et aux oreilles des hommes assis ou allongés là, il résonnait encore des combats féroces qui s'y étaient livrés la veille. Le gémissement lancinant des blessés, et le cri intermittent de l'un ou l'autre malheureux plus gravement atteint, donnaient d'ailleurs l'impression de n'avoir pas encore totalement quitté le champ de bataille. L'équipage de l'Achéron comptait plus d'une soixantaine de tués, et pas loin du double de blessés graves. Maître Higelin passait très régulièrement parmi eux pour changer leurs compresses et évaluer leur état de santé, avec l'aide du capitaine Aubret et de l'enseigne Moët; mais il était évident que plusieurs d'entre eux ne survivraient pas aux jours à venir...

La veille, peu après la fin de la bataille, Jacques Aubret avait été mené sur le pont en compagnie de Moët, d'Higelin, et d'une poignée d'autres membres de la maistrance de l'Achéron, représentant les prisonniers français du rang le plus élevé qui soient encore en vie. Là, ils avaient pu assister en silence à l'hommage funèbre que les Anglais avaient rendu à ceux des leurs tombés durant l'abordage. Une dizaine de corps soigneusement cousus dans leurs hamacs – le linceul ordinaire du marin péri en mer – avaient été alignés le long du bastingage de la Surprise, toujours amarrée à couple avec l'Achéron. L'intégralité de l'équipage anglais s'était assemblée sur le pont de la frégate anglaise aussi bien que sur celui du vaisseau français capturé. Têtes nues, les hommes avaient accompagné avec ferveur leur capitaine dans la récitation du Notre-Père, avant que celui-ci n'égrène d'une voix émue les noms de leurs compagnons disparus. Puis l'un après l'autre, dans un silence recueilli, les corps avaient été basculés à la mer.

À ce moment, le capitaine Aubret avait tristement songé à ses propres hommes tombés au combat: ses hommes à lui, ceux qu'il avait commandés et dont il s'était montré si fier, ceux dont il avait partagé les joies et les peines durant tant de mois, et qu'il n'avait finalement menés qu'à la défaite et à la mort. Ses hommes n'avaient pas succombé moins bravement que les marins ennemis. Et pourtant, leurs dépouilles à eux avaient simplement été traînées sur le pont par leurs propres compatriotes tombés au pouvoir des Anglais, et prestement jetées à la mer sans cérémonie, comme de vulgaires sacs de déchets. Tout juste un de leurs compagnons, lorsqu'il reconnaissait un ami proche, se signait-il rapidement ou écrasait-il une larme au coin de l'œil. Mais les corps français étaient tellement plus nombreux que ceux des Anglais, qu'il n'y avait eu guère moyen de faire autrement. Et les survivants de l'équipage de l'Achéron étaient alors encore dans un tel état de choc, que tout semblait glisser sur eux sans les atteindre.

C'est également au cours de cette cérémonie poignante, qu'Aubret avait remarqué l'unique décoration qu'avait arborée le commandant du HMS Surprise: une petite médaille d'argent, portée en sautoir au bout d'un large cordon mauve. Le capitaine français avait immédiatement reconnu cette distinction, pour l'avoir déjà vue au cou d'autres officiers de marine durant sa détention sur les pontons de Sa Majesté britannique: cette Médaille du Nil, ainsi que l'appelait les Anglais, attestait que son porteur avait combattu avec distinction lors de la bataille d'Aboukir, l'une des grandes victoires navales de l'amiral Nelson – et également, la bataille où Jacques Aubret avait été fait prisonnier, et qui lui avait valu trois années de dure captivité... Ainsi donc, leurs routes s'étaient déjà croisées, au commandant ennemi et à lui-même, en au moins une autre occasion mouvementée qui avait déjà tourné à l'avantage des Anglais. Aubret n'en fut pas plus surpris que cela: ce ne fut là pour lui qu'une nouvelle occasion de méditer sur ces tours pendables que le Destin se plait si souvent à jouer aux hommes...

Sans s'être concertés, les prisonniers de l'entrepont avaient commencé à évoquer entre eux à voix basse le souvenir de leurs propres disparus, ceux auxquels ils n'avaient pu rendre un dernier hommage avant de livrer leurs corps à l'océan. Le capitaine, l'enseigne Moët, maître Higelin, et Bollart le maître d'équipage, étaient de ceux qui avaient survécu. Faisaient en revanche partie des absents les plus notables maître Bondin le timonier, les lieutenants de vaisseau Maurin et Poullins, ou encore le capitaine d'infanterie Hangard...

-–- Hangard aussi, soupira Aubret à l'évocation de ce nom. Misère... Que Dieu ait son âme – qu'Il en veuille ou non! C'était pourtant un rude sabreur...

-–- Eh bien il a trouvé son maître! intervint maître Bollart. C'est vrai que ce salopard de biffin était pas manchot avec un coupe-choux... Et pourtant, l'autre en face lui a pas laissé une chance! Pas l'ombre d'une, quand il s'est retrouvé à ferrailler avec le capitaine des Rosbifs!...

-–- Leur capitaine? l'interrompit Aubret. Vous parlez bien du gaillard costaud aux épaulettes, Bollart, celui avec une tignasse jaune qui nous a servi toute une homélie en anglais pour les funérailles de ses marins?

-–- Çui-là même, oui, confirma le maître d'équipage. J'étais là quand ça s'est passé: en même pas trois passes d'armes, tout était réglé, et Hangard était par terre! Après ça, ce grand salaud d'Angliche s'est tracé une route sanglante parmi le reste des nôtres: moi, j'ai juste eu de la chance de pas être en travers!

Prosper Kerillis, assis non loin de là dos à la cloison, cracha alors au sol. L'intendant du carré des officiers, à la casaque blanche invariablement crasseuse, comptait en effet au nombre de ceux qui avaient eu la chance de survivre indemnes à l'abordage anglais. Un rictus mauvais tordit sa face de gargouille lorsqu'il bougonna:

-–- Leur capitaine... Leur capitaine! Quand je pense que j'ai bien failli m'offrir sa peau, moi, à leur capitaine!

-–- Vraiment, Kerillis? demanda Aubret, intrigué. Racontez-nous donc un peu ça, voulez-vous? Au pire, eh bien, cela nous fera passer le temps...

L'intendant était toujours ravi d'avoir l'occasion d'attirer un peu d'attention sur lui. Ses mains se mirent donc assez vite à virevolter toutes seules lorsqu'il entama le récit de son épopée, avec force gestes à l'appui:

-–- Ben vers la fin de la bagarre, j'm'en étais allé me cacher sous la table renversée d'la grande cabine... C'était point d'la désertion, hein, attention: j'avais gardé mon couteau, et j'étais prêt à frapper quand une cible de choix se présenterait. Bon patriote, quoi; vous me connaissez, hein, cap'taine...? Une cible, j'ai cru en avoir trouvée une belle quand ce grand bâtard galonné s'est approché sans méfiance, pour venir farfouiller dans vos affaires... S'cusez, cap'taine, je dis pas que tous les galonnés sont des bâtards, hein...!

-–- Poursuivez, Kerillis, soupira Aubret, que les digressions malvenues de son intendant avaient facilement tendance à agacer.

-–- Bon, ben moi, j'ai jailli de sous ma table comme un diable de sa boite. Mais j'ai pas réussi à le surprendre plus que ça... Bref, j'y ai bien percé le cuir du ventre, mais sans pouvoir avancer jusqu'aux tripes: c'te grand pendard-là m'a arrêté la main, et m'a désarmé d'un tour de poignet! Y m'a mis son sabre sur la face, là, juste là. J'ai bien cru ma dernière heure arrivée; mais lui, il m'a laissé vivre, le Diable sait pourquoi!...

Aubret marqua une certaine incrédulité devant l'étrange conclusion de ce récit. Une mansuétude telle que celle qu'avait manifestée le commandant ennemi, n'était d'ordinaire pas de mise au cœur d'une bataille aussi ardente que celle qui s'était livrée sur les ponts de l'Achéron – lorsque l'ensemble des combattants des deux camps se retrouve dominé par la soif du sang, incapable de voir un autre moyen de mettre un terme à cette folie furieuse que dans l'anéantissement définitif de toute forme de résistance. Mais la bataille touchait justement à sa fin au moment du récit de Kerillis; et le capitaine anglais avait sans doute dû se dire que trop de sang avait déjà été versé ce jour-là, de sa main ou d'autres, pour y ajouter encore celui d'un imbécile de matelot, dont seul le désespoir avait pu guider le geste fou.

Malgré lui, Jacques Aubret commençait à ressentir de plus en plus de respect pour ce commandant ennemi, dont il ignorait pourtant encore jusqu'au nom. Oh certes, il savait combien il pouvait devenir problématique, en temps de guerre, d'accorder trop d'estime personnelle à l'adversaire qu'il vous faudrait peut-être affronter à nouveau dans une lutte à mort, lors d'une prochaine bataille. Mais il mesurait aussi, en cet instant, combien avait pu être vaine l'inimitié qui avait autrefois opposé son ami le lieutenant Maurin, à présent inhumé en mer sous l'identité usurpée de commandant de l'Achéron, au capitaine Hangard, l'irascible fantassin de la Grande Armée embarqué avec eux. Pour des raisons qui ne concernaient qu'eux-mêmes, Hangard et Maurin avaient toujours été à couteaux tirés, pendant toute la durée de la traversée. Et pourtant, tout rivaux qu'ils aient pu avoir été durant leur vie, ils partageaient désormais la même tombe humide, réconciliés pour l'Éternité.

Un petit détachement de soldats de marine anglais en vestes rouges descendit à ce moment dans l'obscurité de l'entrepont, baïonnettes aux canons, précédant l'arrivée de la corvée de ravitaillement des prisonniers: quatre matelots français réquisitionnés pour le service. L'un portait deux hautes piles d'écuelles et une pleine sacoche de cuillères de bois, le second un grand sac de biscuits de mer, tandis que les deux derniers charriaient à grand peine un lourd chaudron de fonte fumant, avec la tambouille du jour. La distribution des rations s'effectua rapidement, sans qu'un mot puisse être échangé: mains crispées sur leurs fusils, les sentinelles anglaises veillaient au grain. La corvée de soupe finit par remonter vers la batterie basse après avoir fini son service, toujours encadrée de son escorte. Les prisonniers de l'entrepont avaient alors déjà commencé à manger, sans véritable appétit cependant.

-–- Fichus Rosbifs! grommela Kerillis en crachant à nouveau au sol.

-–- Ils ne l'emporteront pas au paradis, ça je te le promets! gronda un autre marin assis trois hommes plus loin.

-–- Fichus Rosbifs! répéta pourtant l'intendant, qui semblait en fait surtout occupé à détailler le contenu de son écuelle. Du bouillon maigre à peine salé, avec quelques pelures de légumes collées au fond! Même pas foutus de remplir correctement une gamelle!

-–- Tranquillisez-vous, Kerillis! plaisanta le capitaine pour détendre l'atmosphère. Nous serons sans doute pourvus sous peu d'un équipage de prise ennemi, qui sera chargé de mener l'Achéron vers sa prochaine destination (1). Avec un peu de chance, les officiers anglais qu'on recevra à ce bord remarqueront vos talents culinaires, et vous prendront à leur service personnel...

À cette idée, Prosper Kerillis, être fruste par nature, se racla bruyamment la gorge puis expulsa une nouvelle glaire épaisse – c'est-à-dire, ne fit en fait qu'alimenter un peu plus encore la mare poisseuse qu'il avait déjà mise en eau à côté du planchage où il était assis!

-–- Alors ça, ça me ferait mal! pesta l'intendant mal embouché. Ces bourriques d'Anglais savent peut-être naviguer et se battre, ça oui; mais pour ce qui est d'apprécier la vraie cuisine, ils repasseront! Finir ma carrière de chef cuistot à frichtonner de l'agneau bouilli aux navets pour des pignoufs pareils, non merci, très peu pour moi!

Le capitaine Aubret n'avait pas évoqué l'équipage de prise britannique par hasard: cet élément occupait ses pensées depuis un bon moment déjà. Il savait en effet, par les matelots envoyés tour à tour travailler sur le pont, que les opérations de remise à flot de l'Achéron, menées tambour battant sous la férule des Anglais, touchaient déjà à leur fin: réparation sommaire des dégâts portés à la coque durant la canonnade, nettoyage des débris du grand mât abattu sur bâbord, tout cela avait été mené à terme en un temps record, qui faisait honneur à l'efficacité reconnue de ces maudits marins anglais. Dès que l'Achéron serait jugé apte à reprendre la mer, il pourrait alors suivre sa propre route vers un nouveau mouillage (1), sous la direction d'un équipage de prise: un effectif réduit d'officiers, de marins, et de soldats détachés depuis la Surprise, afin d'encadrer le travail d'un nombre bien plus élevé de prisonniers français.

Depuis l'entrepont, ces derniers pouvaient percevoir de manière étouffée le choc répété des canots heurtant la coque, tandis qu'ils assuraient la navette entre l'Achéron et la Surprise, à présent ancrée un peu à l'écart. Le butin acquis sur les navires baleiniers capturés ces dernières semaines, avait alors déjà été transvasé des cales du vaisseau corsaire à celles de la frégate anglaise. Les canots ne faisaient plus désormais qu'amener à bord les derniers membres de l'équipage de prise, leurs effets, ainsi que quelques excédents de ravitaillement. À ce qu'on disait, les matelots baleiniers capturés sur l'Albatross et sur la Gwynedd, et qui avaient été libérés par les Anglais au moment de l'abordage, seraient également du voyage. Fort heureusement pour Aubret, ils n'étaient pas encore descendus jusqu'à l'entrepont; et même alors, ils n'auraient sans doute pas reconnu dans cette pénombre le capitaine de l'Achéron, dont on leur avait certifié la mort, parmi quelques deux cent prisonniers français en piteux état.

Ceux-ci étaient supposés avoir perdu leurs officiers, et donc du même coup toute capacité de s'organiser par eux-mêmes, et de se soulever de manière concertée contre leurs geôliers. Et c'est bien là que les Anglais se trompaient! Avec l'aide de Bollart le maître d'équipage, le capitaine Aubret et l'enseigne Moët s'étaient discrètement attachés à maintenir la cohésion et à restaurer le moral parmi les hommes. Le moment venu, lorsque la meilleure occasion s'en présenterait, les Français sauraient agir comme un seul homme. Et le maigre équipage anglais chargé de contenir la masse amorphe des prisonniers, s'apercevrait alors trop tard qu'il n'avait en fait jamais eu affaire à un troupeau de moutons privés de leurs bergers!

Maître Bollart s'employait d'ailleurs à encourager à nouveau ses compagnons de captivité, en murmurant à la cantonade d'une voix exaltée:

-–- Avec l'aide de Dieu et avec celle du capitaine, on se débarrassera bientôt de toute cette vermine! Attendez encore un peu, et ils vont payer au centuple pour le sale coup qu'ils nous ont fait...

-–- Tant qu'ils ne m'auront pas percé à jour, renchérit le capitaine en passant la main sur sa chemise maculée de sang, ils me laisseront circuler parmi les blessés. Et lorsqu'on aura repris la mer, je pourrai ainsi relever les faiblesses de leur dispositif. Il ne faudra alors pas longtemps avant que nous leur reprenions l'Achéron. Notre Achéron, les gars!

Aubret se tut tout à coup, lorsqu'il surprit les regards fuyants qu'échangeaient furtivement deux blessés légers, non loin de lui. Soupçonnant anguille sous roche, le capitaine s'adressa directement aux deux hommes d'une voix basse mais autoritaire, qui fit se tourner tous les regards vers eux:

-–- Dites donc, vous n'auriez pas quelque chose à me dire, tous les deux?

La réaction paniquée des deux marins confirma les soupçons d'Aubret. L'un d'eux poussa son compagnon du coude; l'homme ainsi mis en avant ôta vivement son bonnet, avant de se décider à ânonner d'une voix embarrassée:

-–- Heum, ouais capitaine, c'est bien possible... Pour être honnêtes, euh... Loïc et moi, on a pu se laisser aller à causer entre nous devant les Anglais; pour se dire, par exemple, que ce serait bien d'avoir un vrai médecin à bord avec autant de blessés, et que c'était dommage que le pauvre docteur de Vigny soit mort des fièvres depuis si longtemps. Comme tous ces étrangers ne faisaient que baragouiner en étranger, on s'est dit qu'ils ne comprendraient pas ce qu'on se racontait. Mais bon, maintenant, avec du recul, on se dit qu'on a peut-être eu tort...

L'irresponsabilité criminelle de ses deux matelots ébranla Jacques Aubret. Saisi d'une soudaine inquiétude, le capitaine fit un tour rapide des visages de ses hommes, à demi noyés dans l'ombre. Les mines contrites de plusieurs autres blessés, laissaient à penser qu'eux aussi avaient dû se laisser aller aux plus insouciantes conversations en présence même de l'ennemi! Aubret soupira d'agacement, avant d'asséner d'un ton plein de reproche:

-–- Oh, merveilleux! Parfait, vraiment! En gros, il ne reste donc plus maintenant qu'à prier pour qu'aucun de ces stupides insulaires ne pratique une langue civilisée!

-–- Hem! Ça, c'est pas joué! intervint l'un des prisonniers. Y en a un parmi eux qui m'a l'air nettement plus futé que la moyenne. Je parle du Monsieur distingué, là, celui qui porte parfois un lorgnon... Vous voyez qui je veux dire? Mais si, leur médecin, là, celui qui a examiné nos blessés avec tellement de prévenance... Eh ben à la façon dont il nous regardait sans en avoir l'air pendant qu'on jactait entre nous, je parierais que celui-là, il comprend parfaitement le français; et même, qu'il pourrait surement le parler bien mieux que la plupart d'entre nous!

-–- Ce type-là, je l'ai vu se battre dans la batterie basse pendant l'abordage, renchérit un autre marin. Un joli coup de poignet, avec une lame en main! Il a rien d'un simple médecin, ça c'est sûr!

Jacques Aubret, lui, voyait très bien de qui parlaient ses hommes. Il avait immédiatement remarqué parmi l'équipage ennemi cet étrange civil bien vêtu, dont les allures incongrues d'érudit des Lumières tranchaient de manière si nette sur le commun des officiers et des marins du HMS Surprise. Et il l'avait tout aussi rapidement identifié comme le médecin de la frégate anglaise – un excellent médecin, même, aux dires de ceux parmi ses blessés dont ce 'gentleman'-là avait pris soin. L'homme représentait donc un réel danger pour Aubret, qui ne serait jamais parvenu à faire illusion auprès de lui dans son rôle d'emprunt. C'est pourquoi le capitaine avait pris soin, dans la mesure de ses moyens, de demeurer le plus à l'écart possible de ce curieux personnage à chaque fois que celui-ci venait officier à bord de l'Achéron. Vraisemblablement, le commandant de la Surprise avait omis de dire à son médecin qu'il avait rencontré son homologue français à bord du vaisseau corsaire capturé, ce qui faisait parfaitement l'affaire d'Aubret. Et ce dernier n'en maudissait que davantage les bavardages indiscrets de ses hommes, qui risquaient à présent de compromettre ses plans.

Il restait à espérer que le capitaine anglais et son médecin ne confrontent pas trop tôt leurs expériences: à savoir pour le capitaine, la rencontre qu'il avait faite à l'infirmerie de l'Achéron sur la fin de l'abordage, et pour son médecin, la connaissance qu'il avait de l'absence de véritable médecin sur le vaisseau français depuis des mois! Certes, mieux valait qu'un quiproquo si avantageux perdure au moins jusqu'à ce que que l'Achéron se soit suffisamment éloigné de la Surprise, et que l'équipage français soit parvenu à en reprendre le contrôle. Le pari était hasardeux... Mais Aubret se sentait d'humeur étrangement optimiste. En dépit des événements tragiques de ces deux derniers jours, il voulait croire que le balancier du destin s'apprêtait à repartir dans l'autre sens. Après tout, il avait déjà assez facilement réussi à maintenir le secret sur sa qualité d'officier de ce vaisseau, de capitaine respecté de ses hommes. Avec encore un peu de chance, il finirait bien par rouler définitivement dans la farine ces imbéciles d'Anglais si suffisants, si enflés de leur victoire acquise par félonie!

Le capitaine Aubret observa à nouveau ses hommes dans l'ombre de l'entrepont; ses hommes qui pour l'heure mangeaient, sommeillaient, devisaient entre eux à voix basse, ou souffraient en silence; ses hommes que le sort avait déjà tant éprouvés, et auxquels il allait pourtant devoir demander un nouvel effort pour parvenir à recouvrer leur vaisseau et leur liberté. Peut-être cette tentative de soulèvement s'avèrerait-elle aussi vaine que coûteuse. Peut-être aussi sa propre duperie avait-elle déjà été découverte, auquel cas ce soulèvement n'aurait-il peut-être même finalement jamais lieu. Mais entre sa longue captivité anglaise et ses multiples deuils familiaux, l'espoir était la seule chose qui ait jamais permis à Jacques Aubret d'aller de l'avant. C'est en couvant toujours ses hommes du regard, que le capitaine se concentra donc sur ce qu'il avait dit un peu plus tôt à l'enseigne Moët, cette phrase qu'il lui arrivait de se répéter comme un mantra lorsque la situation ne prêtait pas à l'optimisme:

-–- La vie est faite de jours radieux et de jours sombres: l'important est d'être encore là au soir pour voir de quoi sera fait le jour qui suivra...

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(1) M&C: The Far Side of the World comporte une erreur historique, lorsqu'il est question d'envoyer l'Achéron capturé à Valparaíso, pour réparations: ce port chilien est alors encore possession espagnole – de même que toute la côte Pacifique de l'Amérique du Sud, d'ailleurs. Or en 1805, l'Espagne est alliée de la France, contre l'Angleterre! Ainsi, l'escadre détruite en octobre 1805 au Cap Trafalgar, au large de Cadix, était franco-espagnole. Au Chapitre 5 du présent récit, je fais même mention d'une brève escale de l'Achéron à Valparaíso. Ce genre d'erreur presque anecdotique n'entache cependant que fort peu l'incroyable qualité historique du film de Peter Weir.