Ça y est, on découvre enfin le passé de Eric ! Merci encore pour votre intérêt pour cette histoire, et bonne lecture !


LE PRISME DE VERRE

Chapitre 8 : Jade

Sherlock se réveille doucement, quittant lentement les bras de Morphée. Mais en ouvrant les yeux, il remarque vite qu'il demeure dans les bras de quelqu'un d'autre. Allongé sur le côté droit, vers la fenêtre, le détective esquisse un sourire à la fois amusé et détendu en voyant la main de son partenaire traîner devant son visage, tandis que le reste du bras repose sur son corps. Dos et buste scellés ainsi, ils partagent une chaleur commune qui transforme le fait de devoir se lever en une épreuve difficile. Sherlock n'est guère du genre à rester au lit, étant donné son comportement presque toujours à plein régime, mais ce matin, en se découvrant entouré et serré ainsi, il ne peut s'empêcher de se blottir davantage, comme dans un cocon, et d'autoriser ses paupières à se refermer. Cependant, le monde extérieur ne semble pas enclin à le laisser repartir de cette façon une voiture passe dans la rue, tout en klaxonnant outrageusement. Le son strident fait se rouvrir les yeux du détective comme s'il venait d'entendre un coup de feu, lui arrachant un semblant de sursaut. Il en est de même pour Eric, qui agrémente son réveil brusque par une sorte de grommellement, le faisant ressembler à un ours grognon.

Ledit ours gesticule, sa main bouge pour se tenir contre la peau de Sherlock, chaude et moite. Le détective se retourne, et après un petit sourire commun et quelque peu dans le brouillard, ils se mettent d'accord sur un fait s'ils veulent faire quoique ce soit dans la journée, la première chose à prendre est une bonne douche bien chaude. Sherlock se lève, et ne se sent guère gêné lorsqu'il s'étire dans son plus simple appareil, sous le regard ravi de Eric. Ce dernier peut d'ailleurs remarquer avec soulagement que les cicatrices de son amant sont toutes résorbées. La peau garde toute de même des stigmates bien prononcés de ces coupures, le dos se retrouvant avec çà et là avec des fines marques quelque peu prononcées, contrastant avec le reste de l'épiderme pâle. Eric préfère ne pas faire de remarque là dessus, il aura l'occasion de chérir à nouveau les cicatrices. En attendant, il suit du regard Sherlock qui ramasse ses vêtements et après un coup d'œil complice, il se rend à la salle de bains, la porte en verre y menant directement.

Une minute plus tard, debout sous le jet d'eau chaude, Sherlock laisse sa peau être mouillée, savourant la chaleur qui parcourt le moindre recoin de son corps. Le petit miroir fixé contre le mur lui permet de voir une mince partie de son anatomie. Si aucune marque ne se présente sur le haut de son corps, Sherlock sourit en voyant tout de même une se présenter autour de son mamelon gauche. Eric a prit un plaisir non dissimulé à le déguster, et Sherlock en garde un souvenir galvanisant. Et ne pas penser à la veille est compliqué lorsqu'il doit laver les tâches sur son torse, évidences de ce qu'ils ont fait. Sherlock n'en sourit que davantage.

Le plaisir physique qui en résultait était véritablement remarquable, mais ce n'est qu'ineptie comparé au soulagement psychologique que cela lui a apporté. Le détective est aimé. Si son tout son corps le ressent, c'est en particulier son cœur et sa tête qui perçoivent cette découverte bien plus incroyable que toutes celles en lien avec les expériences chimiques qu'a pu faire le limier. Ne voulant pas se laisser distraire, Sherlock termine dans un rythme plus soutenu sa douche, se demandant dans le même procédé s'il doit se faire aussi beau que la veille. Finalement, il opte pour quelque chose de plus décontracté. Une fois corps et cheveux séchés, Sherlock retourne dans sa chambre avec sa robe de chambre rouge pour s'habiller.

Il remarque tout de suite l'absence de Eric, ayant refait le lit tout en aérant, ainsi que de récupérer ses vêtements. Sherlock craint un bref instant que son amant soit parti, son courage se sauvant dans la foulée, mais une délicieuse odeur de pain grillé vient ravir ses narines. Rassuré, le détective se revête donc, mettant comme à son habitude un de ses costumes. Son humeur se tourne aujourd'hui vers la chemise blanche. En se voyant dans la glace de l'armoire, Sherlock est tout de même reconnaissant envers Eric de ne lui avoir guère laissé de suçon dans le cou. Il tient à la teinte pâle et uniforme de sa gorge. Le reste de son corps, Eric peut le marquer s'il le souhaite, Sherlock le laissera faire. Le détective hoche la tête pour se redonner de la contenance, et d'un pas ferme, se dirige vers la cuisine, où son amant semble prendre déjà ses marques, ayant trouvé tout le nécessaire pour préparer un petit déjeuner classique, mais tout de même appétissant.

C'est sans un mot, mais avec pleins de sourires que les deux hommes dégustent leur repas du matin, la lumière prenant entièrement place dans l'appartement. Eric termine en premier son petit déjeuner, et demeure à table, regardant d'un air paisible son semblable en faire de même. Il pouffe lorsque Sherlock repose le grand bol de café, laissant deux petites traces de la boisson dans le coin des lèvres, ressemblant à un enfant très gourmand qui boirait trop vite. Le détective comprend, et sourit tout en s'essuyant du bout du pouce.

- Tu peux prendre la salle de bains, dit-il.

- Merci. Mais, je pense que ce serait plus pratique si je me lave et me change chez moi, qu'est-ce que tu en dis ?

- Comme tu veux.

- Tu es… toujours d'accord pour venir avec moi… ?

Sherlock hoche la tête, acquiesçant d'un mouvement vif de la tête. Eric semble en être perturbé un court instant. Assis en face de lui, le détective s'était abstenu jusque là de déduire son amant de manière trop poussée. À ce stade, il sait que Eric est droitier, qu'il a une hygiène de vie irréprochable, une culture assez développée, et une fibre artistique encore sous exploitée, en plus de son caractère dont il ne se lasse guère d'énumérer les bienfaits sur son moral. Mais là, quelque chose le pousse ce matin à lire plus en profondeur, la lumière du soleil éclairant bien le sujet de ses interrogations. Eric demeure d'ailleurs assis et droit, le regard dans le vague. Et même si Sherlock s'en doutait fortement jusque là, il ne remarque que maintenant à quel point Eric semble en proie à un conflit intérieur particulièrement rongeant, comme toute une colonie de mites qui dévorerait la charpente d'une maison. Sherlock déglutit, et d'un mouvement sûr, il pose sa main sur celle de son amant, serrant avec assurance le poing.

- Eric, je ne sais pas ce que tu veux me montrer, mais je veux que tu saches que je te suivrai. Je ne te laisserai pas tomber.

L'homme regarde d'un air mélancolique sa main délicatement enveloppée par celle du détective, comme on borderait un être fragile sous une épaisse couverture chaude et douce. Il esquisse un sourire doux amer, et lève la main de son amant du bout des doigts, la portant à ses lèvres, obligeant Sherlock à tendre un peu le bras. Eric ferme les yeux tout en gardant le contact de ses lèvres sur la peau fine de la main. Lorsque son regard se fixe à nouveau dans celui de son partenaire, quelque chose brille au fond de ses prunelles.

- Merci. Allons-y avant que je ne change d'avis.



Depuis presque toujours, Sherlock a une certaine appréciation pour les trajets en voiture. Entre Baker Street et une scène de crime lambda, il se sert toujours du temps passé à bord d'un taxi pour réfléchir et organiser ses idées et théories dans son palais mental. Quand le voyage est plus long, il s'autorise une refonte complète de son monde, réarrangeant parfois tout un étage. Et dans d'autres, comme beaucoup de monde, Sherlock se laisse aller, et s'assoupit, s'endormant facilement quand il est passager. Lorsque c'est à lui de conduire, sa concentration est mise à rude épreuve. Il a vite comprit un jour que réfléchir sur une enquête et conduire ne sont pas compatibles. Malgré sa capacité de faire plusieurs choses à la fois, le détective doit tout de même porter toute son attention sur la route quand il a le volant entre les mains. Et ce matin-là, il est soulagé de ne pas avoir faire ça, d'une part parce qu'il ne connaît pas la destination, mais aussi parce que son esprit est de plus en plus en ébullition, la curiosité le dévorant.

Après un passage plutôt rapide chez Eric, une dizaine de minutes tout au plus, les deux hommes partent pour le pays de Galles, à bord du véhicule du restaurateur, un Land Rover classique. Sherlock a une connaissance assez standard de l'automobile, ne s'en servant naturellement que pour les enquêtes. Le 4x4 de Eric sied plutôt bien à son caractère. Ancien, mais robuste. Car même si Eric est jeune, dans la même tranche d'âge que Sherlock, il a un côté à la fois discret, simple et quelque peu conservateur. Décrit ainsi, Sherlock se sent gêné en se rendant compte que cela correspond aussi à John. Penser à lui le fait toujours déglutir. Malgré l'ouverture d'esprit de Eric et sa compréhension, le détective sait qu'il a encore beaucoup de choses à « régler » avec John. Il sait qu'il va devoir lui en parler, et quelque chose lui dit que ce ne sera pas aussi facile qu'avec son amant. Mais pour l'heure, il préfère ne pas y penser, aujourd'hui déterminé à soutenir Eric qui en a manifestement bien besoin.

Pour plus de facilité, Eric prend l'autoroute, rendant le trajet certes plus rapide, mais plus monotone. La ligne droite se faisant ressentir, Sherlock en profite pour discuter, le silence étant de mise dans l'habitacle depuis que le contact est mit.

- Là où on va, qu'est-ce que c'est ? demande t-il d'un ton incertain.

- Une résidence secondaire… Si je puis dire.

Le ton de Eric est blanc, absent, et ses mains se crispent sur le volant. Sherlock comprend tout de suite qu'il vaut mieux éviter d'en parler pour le moment. Son amant n'est guère distant, mais manifeste bien son désir d'être au calme, probablement en train de se préparer. Sherlock sait ce que cela fait ressentir. Il se souvient de ce long trajet jusqu'à Baskerville, où il a conduit, et où il a préparé en surface toutes sortes de théories pendant le voyage, non sans laisser son esprit vagabonder par la contemplation des paysages, et de la silhouette de John qui dormait une bonne partie de la route.

Aujourd'hui, Sherlock en fait de même, pouvant cette fois-ci laisser son cerveau enregistrer chaque zone déterminant chaque nouvelle différence avec le panorama. S'il ne diffère guère au début, au bout d'une heure et demie, l'environnement devient plus aéré, plus ouvert et reposant, contrastant avec l'hyperactivité de Londres et la multitude de bâtiments qui ornent sa surface. Là, les paysages deviennent source de dépaysement pour Sherlock, prenant pour la première fois depuis des années le temps d'observer et d'admirer les plaines, les champs, mais aussi les lacs puis les collines et parfois les montagnes, les surfaces rocheuses effleurant le bord de la chaussée. Le détective est d'ailleurs content d'être conduit par quelqu'un ayant clairement un sens de l'orientation aussi remarquable que le sien. Depuis plus de deux heures, Eric roule et prend différentes routes avec aisance, le trajet se traçant tout seul dans sa tête.

Le voyage est depuis la capitale rythmé par le son doux de l'autoradio où est installée une clé USB, enchaînant bon nombres de morceaux de musique soigneusement copiés par Eric. Sherlock se surprend d'ailleurs à parfois fermer les yeux, certains morceaux le faisant imaginer toutes sortes d'histoires comme il faisait dans sa tendre jeunesse.

Un panneau attire alors le regard de Sherlock, le soleil se reflétant sur la surface métallique. Parc national des Brecon Beacons, indique t-il. Le détective est ravi à l'idée de découvrir ne serait-ce qu'une partie de cette immense étendue naturelle. La notion de voyage lui est au final assez étrangère, et il aimerait en redécouvrir la définition. Sherlock laisse son regard se perdre sur Eric, ce dernier toujours concentré sur sa conduite. Il lui adresse tout de même un sourire, soulagé que son passager soit patient quant à la longueur du trajet.

Sherlock porte comme à son habitude son manteau en laine. De même pour Eric qui a une affection pour sa veste en cuir. Le détective aime leurs styles vestimentaires assez opposés. Aujourd'hui, Eric a préféré se vêtir d'une tenue plus lâche, ayant un jean et un sweat à capuche. Sherlock ne porte pas souvent ce type de vêtement, le réservant en général aux enquêtes, et autrefois pour des raisons plus sombres. Penser à cela fait réaliser à Sherlock qu'il n'a au final pas avoué beaucoup de choses à Eric. Il espère ainsi que le caractère bienveillant de son amant sera à l'épreuve de son passé de junkie.

Le détective est coupé de ses sinistres pensées, la main de Eric se posant soudainement sur la sienne. En le regardant, Sherlock remarque sa mine de nouveau stressée.

- On est bientôt arrivés, dit Eric d'une voix atone.

- Ça va aller.

Pour appuyer ses dires, Sherlock serre sa main. Eric la récupère doucement, un virage plus serré l'obligeant à rétrograder. Après quoi, il prend une direction et s'ensuit pendant un quart d'heure une longue route droite, dégagée des deux côtés, avec des massifs au fond, séparés de plusieurs kilomètres de plaines dénudées. S'il n'y avait pas les centaines de nuances de vert tout autour, Sherlock se croirait sur une route du Nevada, cet état d'Amérique l'ayant marqué pendant sa mission de par ses routes interminables, étouffantes par son soleil accablant.

Sur la route, Sherlock et Eric croisent quelques granges ou maisons anciennes, ayant un certain cachet, abritant pour certaines des auberges. Plusieurs véhicules passent, parfois des routiers en manque de provisions. Sherlock se demande comment on peut vivre dans un trou pareil. La route continue ainsi, jusqu'à ce qu'un autre bâtiment se présente à l'horizon, bien plus grand et distinctif. C'est à ce moment là que Eric ralentit son allure. Puis il tourne, roulant au pas sur un large chemin caillouteux, menant à un large parking vide, entouré d'un grillage. Aucun véhicule ne s'y trouve, Eric se gare donc en une fraction de seconde. En mettant le frein à main, il scrute du regard Sherlock. Ce dernier l'observe, intrigué.

- Ça ne t'intrigue pas ? demande Eric.

- Je le devrais ?

- Pas spécialement. C'est juste que… Que je n'en garde pas que de bons souvenirs.

- Eric, je suis là.

L'homme sourit, rassuré. D'un accord commun, le duo quitte le véhicule, les portes claquant et perturbant l'atmosphère silencieuse qui demeure dans la zone. Sherlock suit d'un pas ferme son amant, regardant la structure assez sale de l'église. Le bâtiment n'est pas délabré, il est même en plutôt bon état, mais la façade est terne, prouvant que la structure a subit bon nombres d'années toutes sortes d'intempéries. Un grand panneau indiquant Propriété privée, défense d'entrer est placé sur la porte. Eric en a cependant la clé, déverrouillant avec un peu de difficulté la serrure rongée par l'humidité. Il doit aussi donné un coup d'épaule pour forcer la grande porte en chêne à s'ouvrir, la faisant grincer comme dans les films d'épouvantes. Sherlock continue de le suivre, ses questions se bousculant dans sa tête, mais les gardant par politesse. Il reste dans la pièce d'accueil, tandis que Eric s'éclipse dans une salle annexe, certainement pour remettre le courant. Le détective observe les vieilles affiches décolorées, ainsi que les tracts éparpillés sur le sol. Deux grands battants en bois sombre séparent l'accueil de la nef. À côté se trouve une grande urne en verre désormais opaque, là où les fidèles peuvent déposer des dons. Au dessus est accrochée une croix.

Une question en particulier revient envahir Sherlock. Si Eric pratique, ou pratiquait, comment se fait-il qu'il sorte avec un homme ? Le détective sait grâce, ou plutôt à cause, des enquêtes que la religion est source de bon nombre de conflits. Et son partenaire ne semble pas y échapper non plus. Au même moment, un clac se fait entendre, et le courant revient, les néons éclairant bien mieux l'accueil que la lumière naturelle passant par la petite fenêtre. Eric sort juste après, un petite sourire crispé sur le visage. Il se tient à un mètre de Sherlock, le dos droit, et prend une profonde respiration.

- C'est la première fois que je montre tout ça à quelqu'un. Personne n'est au courant, pas même mes quelques amis.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Eric ne dit rien. À la place, il tend la main. Sherlock la prend aussitôt. Il suit Eric qui ouvre la porte, celle-ci tournant encore bien sur ses lourds gonds. L'intérieur de l'église s'avère être assez petite, ce qui n'est pas très étonnant vu sa localisation. Il y a environ une trentaine de banc, tous en chêne, et vu l'état général, Sherlock comprend sans peine qu'ils ont accompagnés bon nombre de voyageurs souhaitant se recueillir. Les murs sont assez contemporains et les vitres n'ont que très peu de motifs. L'immense salle est éclairée par les nombreux spots au plafond, ainsi que quelques sources de lumières installées sur les côtés. La seule chose qui impressionne Sherlock, c'est l'immense croix au fond de la nef, entourée de plusieurs petites sources de lumières.

Au final, c'est une église relativement moderne, et le détective est un peu plus confus quant à sa fermeture. Il continue de suivre Eric, qui s'arrête au milieu de l'allée, regardant tout autour de lui avec une expression profondément négative. Mélange de frustration, de tristesse et de regret. Sherlock cherche à récupérer la main que son amant a lâché, mais ce dernier s'écarte volontairement, ses bras se croisant et ses poings serrant ses biceps. Un bref reniflement résonne. La voix d'habitude grave et franche de Eric est maintenant faible et quelque peu tremblante.

- Tu sais, quand je t'ai dis hier que j'avais besoin l'autre jour de réconfort, c'était en autre pour… combler ma solitude.

- Quelle solitude ? demande Sherlock en chuchotant.

- Quand on s'est rencontré, ma sœur était décédée depuis un peu plus d'un mois. Et avant de partir, elle s'était démenée pendant des semaines pour racheter cette église, pour moi.

Sherlock ne lâche pas des yeux Eric, scrutant le moindre changement dans le regard de son amant, dans ses gestes, ses tremblements. De même qu'il se tient non loin de lui, instaurant tout de même une distance que Eric semble vouloir maintenir. Il se rend compte à quel point Eric cachait bien son jeu, à rester souriant presque en toute circonstance, bienveillant et énergique, avec aussi beaucoup d'humour. Ce qui fait battre un peu plus le cœur de Sherlock, c'est le fait que son amant ne se force guère à se comporter de cette manière. Étant comme naturellement heureux, l'apogée de ce qu'une personne optimiste peut être. Voir une telle expression de douleur sur ce visage n'en est que plus affectant.

- Qu'est-ce qu'elle représente, cette église ? demande le détective.

- J'y pratiquais autrefois. J'étais prêtre.

Sherlock demeure immobile, mais dans son esprit, ses incertitudes s'effondrent, pour laisser place au mot évidence. Eric est vertueux et à l'écoute, pourquoi n'y a t-il pas pensé plus tôt ? Cependant, il reste assez intrigué quant à l'absence de preuves plus évidentes chez son amant. Même en y étant retourné tout à l'heure, il n'a rien vu de particulier. La présence de la Bible ne compte pas vraiment, étant donné que c'est un livre très courant dans les foyers. Sherlock reste ainsi à l'écoute, conscient de ce que représentent toutes ces révélations aux yeux et au cœur de son amant.

- J'étais prêtre, malgré tout ce qui faisait que… je ne pouvais pas en être un. Mais le Père Luciano était un exemple sans pareil d'ouverture d'esprit et de bienveillance. Le genre d'homme à voir de la lumière en chacun, même les personnes de prime abord les plus punissables. Un jour, un homme est entré en trombe en fin de journée, alors qu'il n'y avait que le Père Luciano. L'homme semblait paniqué, au bord de la folie. Mais le curé avait réussi à le calmer en quelques minutes, lui demandant ce qui l'animait ainsi. L'homme avouait alors qu'il venait de provoquer un accident, causant la mort de son ravisseur. Il lui expliquait qu'il faisait du stop, qu'un type l'a récupéré mais s'est avéré être quelqu'un de dangereux. L'homme a réussi à faire perdre le contrôle au conducteur, et quand il avait reprit ses esprits, il comprenait que son ravisseur avait la nuque de rompue. Paniqué, il est sorti de la voiture, courant chercher de l'aide. La seule chose qu'il a trouvé était cette église, et ce curé bienveillant. Grâce à ses dires, à sa douce voix, et à son soutien auprès des autorités, l'homme n'a eu aucune poursuite.

- Cet homme, c'était toi ?

Eric hoche d'une manière imperceptible la tête, le regard brillant.

- Je venais le voir régulièrement. Je n'avais pas d'attache particulière à la religion, mais je tenais à venir remercier presque tous les jours cet homme qui m'avait empêché de faire une connerie. Et un jour, il m'a proposé de le rejoindre. Je pensais qu'il fallait une sorte de formation, ou quelque chose comme ça, mais le Père Luciano m'a seulement demandé de lire la Bible… et de ne plus dire de grossièretés.

Sherlock sourit comme Eric à cette remarque. De ce côté-là, son amant a bien conservé cette habitude.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? questionne le détective.

- Pendant environ neuf ans, j'assistais ce curé, je le respectais tellement que parfois, je l'appelais Père au lieu de mon Père. Entre deux cérémonies, nous discutions à n'en plus finir. Il écoutait chacune de mes tourmentes, et trouvait toujours les mots pour justifier et pardonner mes actes. Je n'aurai jamais imaginé qu'un curé puisse accueillir un voleur.

- Un voleur ?

- J'étais encore un gamin à l'époque, et j'avais dans mon casier judiciaire deux cambriolages. Mais d'après le Père Luciano, c'étaient des erreurs liées à l'insouciance de la jeunesse. Tout comme mon… ma préférence pour les hommes. Cela ne le dérangeait aucunement. Il se contentait de répéter que je devais aimer mon prochain. Un jour, je m'étais fais un tatouage, celui du phénix, pour symboliser ma renaissance grâce à lui. Apparemment, dans l'église, nous devons garder notre peau intacte, mais là encore, le Père restait indulgent, il disait même que c'était un bel hommage et un honneur. Plus tard, j'ai décidé d'avoir ces ronces et ces roses, pour symboliser le bonheur qui a pu naître grâce à certains malheurs. Et les plumes représentent mon âme et mon esprit allégés.

- Tu es magnifique avec, répond Sherlock, le visage lumineux. Eric lui rend son sourire.

- Ma sœur passait régulièrement nous voir, bien qu'elle ne pratiquait pas. En fait, moi-même je n'ai jamais réellement pratiqué jusqu'au bout. J'assistais le Père Luciano, et guidais les fidèles. Et même si au fond de mon cœur je n'ai jamais cru en tout ça, j'ai toujours aimé certaines valeurs que l'on m'a enseigné. Grâce au curé, je suis à mon tour capable de voir le meilleur en chacun. Peut-être pas autant, mais j'espère lui faire encore un peu honneur. En fait… Notre église avait quelque chose de particulier. Le Père Luciano accueillait les citoyens lambda, mais chaque mercredi soir, il ouvrait la porte à un public de parias, souvent des personnes qui venaient de sortir de prison, ou au contraire qui allaient être emprisonnées.

» Le Père m'a avoué cela un mois après que je sois devenu prêtre. Et ces soirées consistaient à guider ces âmes perdues, qui voulaient de l'aide. Au départ, le Père Luciano organisait une cérémonie pour bénir toute l'assemblée, dans la confidentialité. Ni les médias ni les confrères d'autres églises étaient au courant. Et quand je l'ai assisté pour ces soirs, il m'a donné un rôle délicat, celui d'être au confessionnal. Cela pourrait se résumer à écouter les tourmentes de tous ceux et celles qui venaient avouer leurs pêchés, mais c'était parfois si difficile de se mettre dans leur peau, et de leur pardonner au nom d'une divinité.

» Le Père Luciano en avait conscience, et il m'expliquait toujours avec bienveillance ce que je devais faire, et ce qui peut parfois pousser l'Homme à commettre le pire. Au fil du temps, j'ai véritablement prit mon rôle au sérieux, et j'ai écouté chaque confession, sans jugement, avec l'objectif d'aider et guider chaque personne. Et je peux t'assurer que j'entendais parfois des choses vraiment regrettables. « J'ai harcelé une camarade de classe. », « J'ai brûlé des voitures. », « J'ai rejeté ma fille car elle est homosexuelle. », « J'ai tué ma belle-sœur. »… Tous parlaient et psalmodiaient toutes sortes d'appels au pardon et à l'aide. Et à chaque fois, je finissais par la même phrase : « Si tu te repens et que tu crois, je t'annonce que tes péchés te sont pardonnés. » . Parfois, je m'autorisais quelques égarements, et je disais à la place que Dieu les pardonne, et qu'Il accompagne chaque pêcheur en prison jusqu'à sa rédemption, ou qu'être sorti de prison est la première étape du pardon de Dieu.

» À force de dire tout cela, même si je ne croyais toujours par en toutes ces divinités, je ressentais les bienfaits et la sérénité qu'elles m'apportaient.

Eric s'arrête de parler, esquissant une moue étrange, comme pour contenir une vague de mélancolie. Il se tourne et trouve un ouvrage abîmé sur un des bancs. Il récupère la bible qui traîne, le livre resté ouvert depuis des mois sur la même page. De son côté, Sherlock demeure bouche bée, incapable de prononcer une syllabe après tant de révélations, après une telle… confession. Le détective ne croit pas non plus en un quelconque dieu, mais il demeure respectueux, comprenant le bien-être que cela apporter chez certaines personnes. En écoutant Eric, Sherlock en oublierait tous les malheurs que peuvent engendrer deux cultures qui pratiquent une religion différente. Il regarde Eric qui feuillette la Bible qu'il vient de ramasser, avant de fermer le livre d'un claquement sec. Le son résonne, suivit de sa voix grave.

- Un jour, le Père Luciano est tombé gravement malade. Il était déjà âgé, et il ne voulait pas se faire soigner. Il m'expliquait qu'il devait rejoindre le ciel, et qu'en retarder sa venue ne servait à rien. Même si je ne l'acceptais pas au fond de moi, je l'ai accompagné jusqu'au bout. Il est décédé une nuit, où nous étions restés dans l'église, sentant sa fin imminente. Les fidèles ont longtemps pleurés son départ, et moi aussi. Ce jour-là, j'espérai vraiment que quelqu'un l'accueille comme il l'a fait avec moi. N'étant que prêtre assistant, il fallait un nouveau représentant pour l'église, et un jour est arrivé le Père Martin. Il semblait bienveillant lui aussi, mais au bout d'une journée et demie, je me suis rendu compte que Luciano devait être un miracle parmi les vivants plutôt qu'un point dans la foule.

» Quand le Père Martin a apprit mon passé de délinquant, de mon attache ambivalente avec la religion et de mon homosexualité, il m'a tout de suite rejeté, m'interdisant l'accès à l'église. Je pensais alors un instant continuer dans une autre église, mais la nouvelle s'est vite répandue dans la région via les journaux. Dans la foulée, j'avais appris que le Père Martin avait mit fin aux « Mercredis soirs », révulsés à l'idée que des ex-criminels pénètrent dans son église. Ne ressentant plus l'envie de pratiquer, car j'avais comprit que je ne pourrai jamais retrouver une personne comme le Père Luciano, je suis parti vivre à Londres, pour essayer d'oublier tout ça. Mais quand, des années plus tard, ma sœur est tombée malade à son tour, j'ai tout de suite repensé au curé. Mais je n'avais pas le droit de retourner à l'église, le père Martin y étant toujours. C'est pour ça que ma sœur a dépensé beaucoup d'argent pour racheter l'église. Elle avait au moins eu la chance de gagner une fois à la loterie. Le curé était prêt à la céder que pour plusieurs millions de livres. Maintenant que je la possède, je ne sais pas quoi en faire. Un jour, je me dis que je peux la donner, pour que des personnes reviennent, et le lendemain, j'ai envie d'y mettre le feu.

Sherlock remarque le poing serré de Eric, ses doigts devenant presque blancs sous la pression. Délicatement, il caresse cette main comprimée qui finit par se détendre. Les deux hommes se regardent dans les yeux, et Eric cherche clairement une réponse au fond des prunelles de son amant.

- Il y a une chose dont je suis au moins sûr, c'est que je veux t'aider et rester à tes côtés. Quand je t'ai vu ce soir-là, j'avais l'impression de me voir quand j'ai perdu le Père Luciano. Seul et à la merci des doutes. Je ne pouvais pas te laisser comme ça.

Eric reprend la main du détective, la serrant à son tour dans sa paume. Sherlock regarde ses doigts entremêlés avec leurs semblables, comme s'emmêlent les ronces et les roses de Eric. Il aime ce contact, cette chaleur, cette sorte d'étreinte que font presque par réflexe leurs doigts à chaque fois qu'ils s'effleurent. Par ce geste, il sent à quel point Eric est soulagé d'avoir raconté tout cela, comme un aveu qui pèserait un peu plus dans la balance de son cœur au fil du temps. Lui aussi est soulagé d'enfin connaître le passé de son partenaire. Il le comprend bien plus, n'ayant jamais été habitué à tant de bonté tourné en sa faveur. C'en est presque inquiétant, et Sherlock ne peut s'empêcher de le faire remarquer.

- Pourquoi tu reviens toujours à mon sujet ? Comme si toute ton existence devait maintenant se concentrer sur moi ? Tu as un passé comme moi, comme tout le monde, et pourtant, tu m'y compares. Je ne… Je ne comprends pas.

Sherlock retient son hoquet de surprise, étant brusquement serré dans les bras secs de Eric, ce dernier l'étreignant de toutes ses forces. Tenus ainsi, ils peuvent sentir leurs cœurs battre et leurs respirations. La chevelure poivre et sel du restaurateur lui chatouille la joue, tout comme ses mains parcourent son dos avec une profonde douceur. La voix de Eric sonne forte et sérieuse, ses lèvres à quelques centimètres de son oreille.

- C'est parce que je t'aime, Sherlock.

Yeux écarquillés. Respiration interrompue. Mains tremblantes. Lèvres sèches. Sherlock ressent chaque phénomène auquel son corps est soumit. Il est tiraillé, en plein débat intérieur. Il essaye de faire taire une voix. Une voix perfide qui lui murmure qu'il ne le mérite pas, et qu'il perd son temps. Sherlock ferme les yeux, prenant une profonde inspiration et parvient à mettre le doigt sur cette voix inconnue, et au lieu de l'enfermer à double tour dans son palais mental, il la supprime. Comme on étranglerait, il serre les poings, jusqu'à ne plus entendre ce son, jusqu'à ce que la moindre lettre disparaisse, laissant place aux battements de cœur rapides et gorgés de vie.

En rouvrant les yeux, Sherlock a l'impression que tout est plus lumineux. D'un geste lent, il lève les bras, et enlace Eric, le serrant à son tour de toutes ses forces. Une larme glisse sur le cuir de la veste, mais aucun des deux ne le relève. Désormais, Sherlock veut autre chose. Il veut savoir une chose. Il pose ses questions au seul concerné. Tous deux se détendent, et relèvent le visage pour se regarder avec pour la première fois depuis le début de la journée une expression d'un soulagement sincère, comme une chaîne brisée. Pour détendre l'atmosphère, Sherlock se permet de jouer la comédie, demeurant dans les bras de son amant.

- Eric Keaton, est-ce tu veux venir vivre au 221B Baker Street avec moi ?

- Oui, je le veux.

L'enceinte de l'église fait alors résonner pendant plus d'une minute rires, larmes et baisers.



Sherlock halète fortement. Il a sous-estimé la raideur de la montagne, et doit bien avouer avoir besoin d'aide pour continuer à marcher, Eric ne lui lâche plus la main pendant les derniers kilomètres. Bien que fatigué, Sherlock veut arriver au sommet le plus franchissable du Pen y Fan. Et puis le vent frais conjugué à la chaleur de la main de son partenaire l'aident dans son ascension. Ils croisent des randonneurs bien mieux équipés, ces derniers les dépassant rapidement. Sherlock et Eric préfèrent prendre leur temps. Finalement, au bout de deux heures intenses, ils arrivent au bout, et ne peuvent que constater à quel point l'effort a une juste récompense. Ils s'assoient, pour reprendre des forces, et admirent l'immense panorama qui s'étend sous leurs yeux émerveillés. En cet instant, Sherlock est sûr d'une chose il aime le pays de Galles. Et maintenant, une soif de découvrir d'autres paysages comme celui-ci l'étreint.

Mais pour le moment, c'est une faim plus classique qui s'en prend à son organisme, son ventre criant famine. Eric rit en entendant le son. D'un geste habile, il sort de son sac deux bouteilles d'eau, ainsi qu'un bivouac, de quoi nourrir de manière suffisante leurs estomacs eux aussi mis à mal par cette randonnée quelque peu improvisée. Mais Eric tenait à montrer à Sherlock son lieu préféré de tout le pays.

Entre deux bouchées, ils laissent leurs regards se perdent vers l'horizon, ou bien dans la contemplation de l'autre.

- Je suis sûr que John et Mary adoreraient ce paysage.

Sherlock dit cela d'un ton calme et apaisé, un doux sourire effleurant ses lèvres. Eric le regarde, observant son regard aussi évasif que ses cheveux bouclés pris dans le vent. Il sourit à son tour, car c'est la seule réponse qui lui vient à l'esprit. Le pique nique se termine au doux son de la brise, parfois suffisamment fraîche pour obliger Sherlock à remonter le col de son manteau. Après ce repas, et une dernière séance de contemplation, le duo se relève, prêt à braver cette fois-ci la descente de la montagne. Là encore, les randonneurs les regarderont avec un drôle d'air, mais Sherlock et Eric n'y prêteront pas la moindre attention, veillant uniquement à ce que l'un et l'autre ne se blesse pas.



La route restante est encore longue, et ni Sherlock ni Eric ne se sent d'attaque pour conduire. C'est pourquoi Eric cherche avec le téléphone du détective un endroit où dormir. La fatigue étant prononcée, ils se mettent d'accord pour prendre ce qu'il y a de plus proche, à savoir un petit motel. Eric ne le sait pas encore, mais pour Sherlock, un motel est déjà bien plus luxueux que la plupart des endroits où il a dormi pendant sa mission.

Le soir, une fois installés dans la chambre plutôt spacieuse, ils mangent ce qui reste dans le sac en guise de dîner, la faim n'étant guère cette fois-ci très présente. N'en finissant plus de bailler et de battre des paupières, ils se couchent dans le lit, tandis que le crépuscule se termine à peine.

Et comme par réflexe, ils adoptent la même position de ce matin chez le détective. Eric est allongé sur le côté, son torse collé au dos de Sherlock, et leurs mains se rejoignent tendrement dans un entremêlement de bras. Sherlock pouffe en sentant le souffle de Eric lui chatouiller la nuque, puis frissonne en sentant cette fois-ci ses lèvres. S'ils n'étaient pas assommés par la fatigue, tous deux savent qu'ils se seraient laissés aller à une nouvelle étreinte. À la place, ils se serrent l'un contre l'autre, s'endormant au son de leurs respirations synchronisés, et c'est tout aussi plaisant.


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À suivre...