8. La fuite.

Anna avait été raccompagnée à la chambre douillette située au-dessus de la boulangerie. Elle était tellement triste et furieuse qu'elle en tremblait. Elle n'avait pas pu fermer l'oeil de la nuit tant elle avait hâte de rencontrer sa famille. Elle avait parcouru le monde et s'était saignée pour ça ? Elle avait quitté le confort de la ferme de ses beaux-parents pour se mettre en danger et mettre sa fille en danger pour se faire traiter de menteuse par son cousin Thomas ? Et Arthur s'était plié aux désirs de Thomas. Et elle n'avait même pas pu voir sa mère ou son frère. Et elle semblait prisonnière de cet Alfie Solomons. Dans quel bourbier se noyait-elle ?

Anna arpenta la chambre en long et en large. Sa fille était avec Rachel qui devait la gaver de gâteaux et de bonbons. Yosef et l'autre gars étaient devant la porte à la garder comme ils l'avaient fait cette nuit à leurs dépens. Sur le point d'exploser, Anna cessa ses va-et-viens dans la petite chambre verte et prit son sac dans le placard pour entreprendre de le refaire. Elle le mit sur son dos, en serra les sangles au maximum pour qu'il tienne sans la gêner et son regard parcourut à toute vitesse la chambre à la recherche d'un truc suffisamment lourd pour qu'elle assomme un ou deux hommes si besoin. Son regard se posa sur la petite cheminée et elle saisit un tisonnier qu'elle prit bien en main et cacha dans ses jupes. Elle ouvrit fermement la porte, déterminée, et croisa le regard franchement fatigué de Yosef, ce presque sexagénaire au costume noir et à la barbe blanche digne du Père Noël.

« Il faut que je sorte. »

« Monsieur Solomons a dit que vous pouviez rester ici ou à la boulangerie... »

Le regard du vieil homme se posa sur le sangles du sac.

« Mais que faites-vous ? »

« IL FAUT QUE JE SORTE ! »

Le vieil homme sursauta avant de couvrir sa tête de ses bras quand il entrevit Anna Gray lever le tisonnier pour le lui asséner vers sa tête. Le vieil homme gémit et tomba, plus choqué que réellement blessé. Il enleva les mains de sa tête pour suivre des yeux les pas déterminés de la jeune femme qui s'éloignait dans le couloir. C'est alors qu'il se rendit compte qu'il retenait sa respiration. Yosef resta quelques instants encore au sol, écoutant les pas dans les escaliers, puis de nouveaux cris en bas à la boulangerie, et la voix sèche d'Anna Gray, et les pleurs de la petite, puis le cliquetis de la clochette de la porte d'entrée, puis les murmures affolés de Rachel et Moshé. Quelque chose comme une alarme résonna dans sa tête quand Yosef se rendit compte qu'il avait failli à sa mission et que Monsieur Solomons serait furieux. Il commença à remuer erratiquement au sol, et sans doute avait-il été blessé, finalement, quand il sentit ses cheveux et sa barbe poisseux de sang. Ses yeux se posèrent alors sur Moshé et Rachel qui venaient de monter les escaliers et le regardaient, immobiles, leurs bouches formant un « o » similaire l'un à l'autre, comme s'ils s'étaient entendus sur une grimace. C'est alors que Yosef vomit ses bagels sur le tapis du couloir.

Ollie cochait les marchandises qui rentraient à l'entrepôt avec son air concentré de petit écolier. C'était le cinquième camion d'affilée et chaque livraison représentait sept pages de lignes, de chiffres, et il fallait tout vérifier. Ollie éternua tellement fort que toutes les feuilles de son carnet en tombèrent. Il les ramassa, les remit en ordre, attrapa le gigantesque mouchoir que sa femme avait brodé et se moucha bruyamment avant de s'excuser auprès du chauffeur. Celui-ci avait le regard porté loin dans la rue passante. Sur une petite silhouette en robe verte avec un sac à dos, qui portait une petite fille dont les cheveux roux flamboyaient au soleil. Elles étaient loin au bout de la rue. Quand le chauffeur éloigna à regret ses yeux de ce joli brin de fille, le jeune laquais avait disparu et la porte du dépôt venait de claquer. Le chauffeur soupira. Cela sentait les embrouilles et le grand retard de retour chez lui. Et cela sentait la fureur du marchand juif.

Car les colères d'Alfie Solomons étaient légendaires.