Disclaimers : je n'ai aucun droit sur l'histoire et les personnages d'Autant en Emporte le Vent qui appartiennent à Margaret Mitchell. Le personnage de Duncan Vayton et sa famille et de Blanche Bonsart sont ma création.

Je tiens à remercier tous les followers and ceux qui postent des commentaires, à qui je suis très heureuse de répondre. Vos commentaires me touchent beaucoup et m'incitent à continuer. Merci !

Quelques "scoops" pour la suite : voici le dernier chapitre de présentation du "monde" de Duncan. Du chapitre 9 au chapitre 13, il s'agira d'une action qui a lieu le même jour, le 27 mars 1875, entre Atlanta et Charleston, faisant intervenir deux fois Scarlett, deux fois Rhett et une fois Duncan ET Rhett. Il se peut que je doive classer les chapitres 12 et 13 en "M".

Ensuite, on fait un bond dans le temps et on arrive en février 1876 avec la fameuse rencontre Scarlett - Duncan !

Note personnelle : la fameuse Blanche Bonsart que je fais intervenir dans ce roman était en fait... ma grand-mère maternelle, que ma Maman Marguerite n'a jamais connue puisqu'elle avait été abandonnée avec sa sœur jumelle. Juste retour des choses que cette Blanche les emmène avec elle en Amérique. Les lieux cités sont réels. La vrai Blanche est née en 1893, les jumelles en 1921, alors que la Blanche de The Boutique Robillard est née 1850. Pour en savoir plus sur la vrai Blanche, mon "Graal" dont je continue à chercher la trace, voyez mon blog alarecherchedutempsperdu chez over-blog com


New York, 21 mars 1875

Les trois Françaises profitaient de l'air stimulant de l'océan sur le pont promenade. Dans quelques minutes, elles allaient poser les pieds sur le Nouveau Monde. Et ce serait le début de l'aventure.

Le voyage avait duré huit jours. C'est Roger Dax qui, à la demande de son associé, était allé dans les bureaux de la Compagnie Générale Transatlantique, la French Line, au 6 rue Auber à Paris, pour réserver les tickets de Blanche Augustine Bonsart Ratier et de ses filles Marguerite et Georgette Ratier. La traversée transatlantique s'effectuait sur le bateau SS Amérique*, qui avait quitté le port du Havre le 13 mars 1875.

Pendant le voyage, la jeune femme avait lié connaissance avec un passager américain, armateur de profession, qui lui expliqua l'histoire de ce bateau, le premier transatlantique français. A sa création en 1864, il avait été baptisé « Impératrice Eugénie », du nom de l'épouse de l'Empereur Napoléon III. A cette époque, il desservait l'Amérique Centrale, de Saint-Nazaire à Vera Cruz. « Vous rendez-vous compte, ma jeune Dame ? Sur ce pont a voyagé, avant vous, l'impératrice du Mexique, Charlotte de Belgique. »

« En 1870, à la chute de l'Empire, le bateau fut renommé « Atlantique ». Depuis une trentaine d'années de cela, le nombre d'émigrants comme vous n'a cessé d'augmenter. Et les compagnies maritimes ont « flairé » la bonne affaire. Alors, tous les bateaux ont été progressivement transformés pour augmenter leur capacité en voyageurs et en vitesse. Le « notre » fut complètement remodelé en 1873 pour être rallongé jusqu'à atteindre 121 mètres. La roue à aube fut démontée pour être remplacée par une propulsion à hélices à vapeur, et on lui a rajouté un mat. C'est vrai qu'il a bel allure ! On changea son nom encore une fois pour « Amérique ». Même si je suis un habitué des voyages transatlantiques, je reste éberlué par les records de vitesse enregistrés, huit jours au lieu de trois semaines il y a vingt ans ! ».

Flatté de l'intérêt que semblait porter la jolie jeune dame à son récit, Monsieur Watts continua de raconter l'épopée de leur bateau. « Il a repris du service en janvier 1874, direction Le Havre – New York. Mais, on l'a échappé belle, car trois mois après, sur le voyage de retour vers Le Havre, le navire dut faire face à une grande tempête. Imaginez-vous la peur des 83 passagers et des 152 membres de l'équipage* ! Heureusement, tout le monde fut transféré dans des petits vaisseaux venus porter secours. Mais « L'Amérique », lui, fut abandonné. Un bateau anglais vient le remorquer depuis Plymouth puis il dû rentrer, tant bien que mal au port du Havre pour être réparer. »

Blanche poussa un grand soupir de soulagement à l'appréhension rétrospective d'avoir été confrontée à une telle catastrophe.

Le gentleman américain avait ajouté, tout heureux de cette conclusion : « Et nous avons le plaisir de faire partie de cette première traversée Le Havre – New York* depuis sa modernisation ! Ce baptême mérite d'être célébré. Qu'en pensez-vous ? » En souriant, il s'était levé pour chercher des boissons chaudes pour la jeune mère et ses deux petites filles.

Blanche Augustine Bonsart se réjouit à nouveau que le propriétaire de « La Mode Duncan » leur ait acheté, à elles-trois un billet en première classe en « cabin passage » au lieu de la « steerage class ». Quel luxe de bénéficier d'une cabine personnelle !

Sa mère Augustine lui avait répondu que c'était bien normal. Le riche Américain allait la priver de sa fille unique, sans parler du petit Germain qui resterait sous la protection de sa grand-mère. Alors, au moins était-elle rassurée que le voyage se passerait bien.

Les cabines étaient situées au milieu du bateau de façon à ce qu'on ne soit pas dérangé par les vibrations des moteurs. La petite chambre était luxueuse, équipée de draps, cuvette de toilette, espace de rangement, etc... Blanche avait conscience de faire partie des grands privilégiés. Tout avait été pensé pour que les riches passagers soient à l'aise. Même la porte, avec des volets à lamelles permettait une aération.

La première classe bénéficiait de deux salons de rassemblement où on pouvait manger et discuter avec les autres passagers. La salle où se réunissaient ces gens fortunés avait deux travées séparées par une balustrade, garnies de longues tables, chaises et fauteuils capitonnés. Il y avait même des cloches pour appeler le steward*.

« Quand je pense que j'ai mangé hier soir en compagnie du Capitaine du bateau ! Comme j'aurais voulu que Germain soit là aussi. Mon petit garçon aurait eu les yeux écarquillés face au Commandant de bord. Et Papa aurait été fier comme un paon de recevoir un tel personnage dans notre estaminet de Lille !»

La jolie fille qu'était Blanche attirait les regards des gentlemen réunis en ce lieu. Mais elle n'appartenait pas à leur monde. Elle était solidaire des émigrants du « steerage ».

Ceux-là faisaient partie de la classe moyenne ou ouvrière, et avaient dû se contenter d'une place en « steerage », à l'entrepont. Les dortoirs communs étaient surchargés, les lits de camps superposés. On se battait souvent pour cuire dans le petit poêle les aliments qui avait été distribués par la Compagnie maritime en portions congrues avant le départ : des flocons d'avoine, des biscuits, de la farine, du riz, du sucre, de la molasse et un peu de thé. Les femmes seules avec enfants ne pouvaient pas suffisamment se défendre et n'arrivaient qu'à se préparer un repas chaud de temps en temps.

Tout le monde mangeait, dormait et discutait dans la même pièce. Blanche se félicita que les conditions atmosphériques n'aient pas été trop mauvaises pendant la traversée pour avoir permis aux occupants du « steerage » (ou « 'tween deck »), installés au-dessus de la cale, de prendre un peu l'air sur le pont.

Continuant sa conversation avec la Française, l'aimable armateur se rappela son expérience de passager sur le bateau britannique « Oceanic » partant de Liverpool. Celui-ci embarquait, en 1870, au moins 143 membres d'équipage, 166 passagers privilégiés en première classe, et surtout mille personnes qui s'entassaient au « steerage ».

Heureusement que la législation concernant la traversée transatlantique des émigrants s'était améliorée depuis les lois de 1840 et 1850. Avant ces règles plus protectrices, les conséquences de la traversée pour les pauvres migrants pouvaient être dramatiques, car les conditions d'hygiène étaient déplorables et les épidémies fréquentes.

Mais tous partaient, l'espoir chevillé au cœur. Ils avaient fui la famine, la misère, les discriminations religieuses et les révolutions. Alors, qu'importait ce voyage pénible. A l'arrivée les attendait l'espoir d'une nouvelle vie dans cette Amérique mythique.

Une petite main frêle tira la manche de sa capeline. « M'man, on arrive quand ? » Blanche regarda avec amour Marguerite : « Bientôt, ma chérie. » Rassurée, l'enfant se serra contre elle, et sa sœur jumelle l'imita. Elles étaient habillées chaudement : leur grand-mère Augustine leur avait tricoté de gros gilets et des bonnets de la même couleur. Grâce à l'argent de Roger Dax, son patron, Blanche avait acheté chez le tailleur du Boulevard de la Liberté à Lille, des manteaux chauds et résistants, pour elle et ses deux filles.

Depuis le jour de la réception du télégramme de Duncan Vayton, la jeune femme avait l'impression d'être emportée dans un tourbillon. Les visages de ceux qu'elle laissait en France lui apparurent comme un regret : ses parents, son frère Georges et surtout son aîné, Germain. Victor Ratier, son mari, était mort depuis près de cinq ans. Quant à son cœur, il y avait bien longtemps qu'il était enterré dans un petit bourg du Nord, à Erny Saint-Julien.

Comme des centaines de passagers sur le pont, Blanche apercevait les côtes américaines se rapprocher de plus en plus. Dans quelques minutes, elle débarquerait, comme tous les émigrants, au Centre de l'Emigration de Castle Garden**, à Manhattan.

Sa valise était prête. Monsieur Vayton avait insisté pour qu'elle ne s'encombre pas d'habits. Cela était suffisamment compliqué de voyager avec deux petites filles de cinq ans à peine. A leur arrivée à Charleston, elle pourrait acheter ce dont elle et ses jumelles avaient besoin, à la charge de son patron.

Enfin, c'était l'heure du débarquement ! Marguerite et Georgette collées contre elle, Blanche suivait la foule des émigrants en partageant la sensation d'être jetée dans l'inconnu.

« M'man ! C'est ça l'Amérique ? » Georgette fit une moue de déception en regardant le fort en forme circulaire, à l'allure austère, qui semblait menaçant.

« Ne vous inquiétez pas, mes petites. Bientôt, nous arriverons dans une belle maison. Mais il faut être bien sage en attendant. »

Il fallait d'abord passer l'étape des formalités douanières. Le Capitaine de « L'Amérique » avait préalablement établi la liste des passagers à destination des douanes américaines**. Là encore, Blanche Bonsart bénéficiait d'un privilège exceptionnel : afin d'éviter que son employée soit noyée parmi les centaines de demandeurs d'asile regroupés dans le grand amphithéâtre, le puissant industriel de Charleston avait demandé à son agent de venir l'accueillir à l'arrivée, en portant un écriteau pour qu'elle le reconnaisse.

Comme prévu, il était bien là ! Blanche poussa un soupir de soulagement. L'homme de confiance de Duncan Vayton la guida dans un bureau particulier des Douanes américaines. Tous les documents étaient prêts, le contrat de travail avec Vayton & Son Limited, son lieu de résidence et bien sûr le nom de son référent à Charleston. Rapidement, la petite famille Bonsart Ratier fut officiellement déclarée émigrante des Etats-Unis d'Amérique.

L'employé de Duncan prit soin qu'elles puissent se restaurer. Il était maintenant chargé de les accompagner à Charleston en train. Encore un peu de patience, et Blanche Augustine Bonsart arriverait à Charleston !


Charleston, 21 mars 1875

Le temps pressait maintenant. Duncan s'était fixé son ordre des priorités pour la journée : sélectionner le bâtiment qui serait le siège et l'atelier de « La Mode Duncan », prévoir un logement pour son employée française et ses enfants qui allaient arriver, puis se distraire avec Rebecca.

En consultant la liste des biens immobiliers de « Vayton & Son Ltd », Duncan avait noté qu'il y avait à Charleston trois constructions rénovées par son entreprise qui pourraient correspondre à ses besoins.

La première maison fut rapidement éliminée. Il s'agissait d'une classique « single house » charlestonienne, mais dont les salons d'exposition auraient été trop étroits. La deuxième visite fut également décevante : la maison de style coloniale était adaptée au prestige de « La Mode Duncan » avec ses hauts plafonds et larges fenêtres. En revanche, les pièces d'apparat seraient trop collées à l'atelier de couture, donc le bruit des machines à coudre seraient perturbant. Dès demain, son notaire mettrait ces immeubles en vente.

Sa dernière possibilité se trouvait sur le côté sud de la Battery, proche de la Magniolas' Mansion !

« Quelle beauté ! » s'exclama Duncan en admirant la bâtisse blanche. Ce vénérable palais antebellum était d'inspiration italienne. C'est d'abord sa forme en « L » asymétrique qui la distinguait des autres avec son pignon frontal et une loggia aux voutes moulurées sur deux étages, occupant les trois quarts de la façade, à l'extrémité en angle brisé.

Instantanément, le couturier de « La Mode Duncan » eut la vision de ses mannequins faisant le tour de la piazza qui encerclait les trois quarts du bâtiment en défilant, sous le regard des clientes invitées admirant le défilé de part et d'autre à travers les portes fenêtres françaises dans l'impressionnante salle d'exposition. Quel beau spectacle ce sera-là !

Car Duncan avait déjà pris sa décision, même avant de pénétrer dans la maison : « La Mode Duncan » USA avait son siège définitif au 26, South Battery.

Il passa la porte aux vitres sablées. Un impressionnant escalier à spirales lui faisait face. Les vastes salons d'exposition, aux arches présentes autour des fenêtres et des entrées de pièces, le parquet ciré apportant une chaleur authentique à l'endroit, les moulures du plafond rappelant des motifs de l'architecture italienne, tout cet ensemble allait parfaitement incarner le luxe et l'élégance de la griffe « La Mode Duncan ».

Une lucarne octogonale décorée de vitraux surplombait le haut de l'escalier. A l'étage, des pièces plus réduites bien éclairées seraient parfaites pour les transformer en salons d'essayage. D'autres plus étroites seraient destinées au stockage des accessoires et plus beaux modèles visibles par les clientes privilégiées. Son bureau était déjà choisi à côté.

L'élément architectural déterminant pour le choix de Duncan fut cette fameuse forme en « L » dont le bâtiment qui la longeait permettrait à l'atelier de couture de fonctionner dans de grands espaces, sans que le bruit des machines ne gêne en rien les visiteurs des salons d'exposition.

Dans la continuité, une dépendance avait été ajoutée. En la visitant, Duncan fut satisfait : manifestement, ces pièces-ci avaient été aménagées en logement séparé. Une cuisine, une salle d'eau, une salle à manger, et à l'étage, trois chambres, c'était parfait ! Duncan allait demander à une de ses femmes de ménage de la Magniolas' Mansion de rafraîchir l'endroit. Le majordome irait dès aujourd'hui approvisionner la petite maison en nourriture, produits d'entretien et linge de maison.

A l'arrivée imminente de Blanche et des jumelles, leurs lits seraient prêts !

Satisfait, Duncan reprit le chemin de la Magniolas' Mansion. Il devait encore sélectionner par catalogue les machines à coudre dernier modèle de Wheeler and Wilson Sewing Machine Company, qui seraient expédiées de Bridgeport, dans le Connecticut.

Quant aux matières premières, et avant que la filature Duncan & Harvey soit opérationnelle, les meilleurs tissus d'une filature du Nord ferait l'affaire. Il ferait le voyage dès cette semaine. Il avait déjà passé commande en France auprès de son associé pour que celui-ci lui envoie les plus belles dentelles, broderies, soieries et organdis.


Le jeune homme poussa un soupir de satisfaction. Tout se déroulait tel qu'il l'avait imaginé. Ce soir, il pouvait enfin se détendre. Il se dirigea à pied vers une rue résidentielle proche de la Battery. La maison de la Veuve Mansfield était bien entretenue. A peine eut-il signalé sa présence avec le heurtoir de porte qu'une jeune femme souriante l'accueillit.

Rebecca, son frère John et Duncan avaient été amis d'enfance. Ils passaient tous leurs temps libres dans la maison familiale de l'un ou l'autre. Ils appartenaient au même milieu social et les plantations des deux familles étaient proches. En grandissant, le clan était toujours aussi soudé. C'était à qui ferait le plus de bêtises entre les deux garçons du même âge. Rebecca, de deux ans plus jeune qu'eux, les suivaient fidèlement et partageait leurs jeux. Plus tard, John et Duncan firent leurs études ensemble. Puis le temps les sépara.

Il y a quinze jours, Duncan croisa par hasard dans la rue John Paxton. Les deux anciens amis se firent une accolade bruyante, heureux de se retrouver après tout ce temps.

Devant un verre, assis dans une taverne, les deux hommes résumèrent les années passées sans se voir.

John était devenu armateur, propriétaire de vaisseaux de transport de marchandises amarrés au port de la Battery.

« Toujours des envies de grand large ! » commenta Duncan, en tapant derrière l'épaule de son ami.

« Je pourrais en dire autant de toi, le nouveau Parisien ! ». John rit. Il était toujours joyeux. C'est une des qualités que Duncan adorait chez lui, un grand optimiste.

Tout naturellement, Duncan demanda des nouvelles de son ancienne camarade de jeu, Rebecca.

« Ma chère sœur va bien. Devrais-je même avouer ? Très bien ! Elle est veuve, figure-toi ! »

Duncan eut un air surpris et s'apprêtait à faire ses condoléances. Mais John Paxton l'arrêta d'un revers de main.

« Franchement, il n'y a pas de quoi être désolé. Je ne suis pas triste qu'il soit mort d'une crise cardiaque. C'est probablement un accès de méchanceté qui l'a emporté ! » ajouta John avec ironie.

Constatant le haussement de sourcils de Duncan, le jeune homme précisa : « Il a fait vivre un enfer à ma sœur. Jalousie, pingrerie, et violence. Bref, il avait tous les défauts. J'avais le cœur serré de voir à quel point Rebecca était malheureuse sous sa coupe. Quand il est mort il y a quatre ans, personne ne le pleura. Surtout pas son épouse ! »

Donc, Rebecca était libre maintenant… Duncan fixa son ami en souriant. Ils se connaissaient si bien tous les deux… « Cela me ferait grand plaisir de la revoir. Est-elle retournée vivre chez vos parents ? »

« Non, elle a conservé la maison de son défunt mari. Qu'il lui serve au moins à quelque chose. »

Duncan rit sous cape. Décidément, ce bon John, généreux avec tout le monde, avait fait une exception pour son beau-frère.

« J'étais sur le point d'aller la voir. Tu veux m'accompagner ? »

Et c'est ainsi qu'il avait retrouvé Rebecca. Avec le même plaisir que lorsqu'ils étaient adolescents. En fait, plus de plaisir car Rebecca était encore plus séduisante que dans son souvenir. Le clan des trois s'était reformé.

Puis Duncan avait invité par deux fois Rebecca au restaurant et au théâtre. Leurs échanges étaient remplis de gaieté et de connivence. Ce soir du 21 mars 1875, son amie d'enfance l'avait invité à manger à la maison.

La jeune femme sauta au cou de Duncan, le plus naturellement du monde, retrouvant la proximité de leurs années d'adolescence. Après un léger repas, ils dégustèrent le café dans le salon. En toute simplicité, Duncan se servit lui-même un verre de whisky.

« Comme on est bien ensemble ! Tu ne trouves pas ? » Rebecca se relaxait dans une bergère, et regardait son ami d'enfance avec les yeux rieurs.

«Bien sûr, tu sais que tu es encore plus jolie qu'à quinze ans ? » Les yeux bleus de Duncan jouèrent avec les prunelles grises de sa jeune amie.

Celle-ci fit une petite moue modeste. Elle savait qu'elle était jolie. Les admirateurs ne lui avaient jamais manqué. Elle n'avait fait qu'une erreur dans sa vie, celle d'épouser Henry Mansfield. Il était riche, certes, et elle avait hérité de lui une somme conséquente. Depuis son décès, elle avait l'impression de respirer à nouveau. Elle profitait de la vie. Et des regards admiratifs des hommes de son monde. Après avoir tellement été contrainte par un mari tyrannique, et recluse sans pouvoir rendre visite à ses amies, Rebecca avait décidé de jouir de son statut de veuve en femme libre.

Oh ! Bien élégamment et en toute discrétion, cela allait de soi ! Sa naissance et son éducation de Dame de la bonne société de Charleston ne lui permettait pas d'afficher trop d'écarts de conduite. Mais on savait aussi être discret dans son monde. C'est ainsi qu'elle avait eu deux aventures depuis quatre ans. « En fait, rien de bien captivant ! » pensa intérieurement la jeune femme. « Une tocade pour passer le temps. »

Mais il en serait bien différent avec Duncan Vayton si…. « Duncan, tu sais, je n'ai jamais oublié les après-midis que nous passions au bord du lac. Comme on était insouciants tous les trois ! T'en souviens-tu ? » Elle regarda son invité d'un air mélancolique.

Duncan se sentait flotter. Le whisky, bien sûr, faisait son effet. Mais pas seulement. Avec Rebecca, c'était des années dorées qui repassaient devant ses yeux. Et les premiers émois d'adolescents…

« Becca, je n'ai rien oublié. » Il utilisa le surnom de leur enfance. « Surtout pas une certaine journée d'orage où on avait dû s'abriter, toi et moi, dans l'appentis près de la berge. » La voix de Duncan se faisait de plus en plus caressante.

Les boucles blondes de Rebecca s'étaient dégagées de son chignon. L'une d'elle s'était posée sur sa poitrine. Avec amusement, il la compara avec les petits seins qu'il avait caressés ce jour-là, sous la pluie. Ils avaient échangés un vrai baiser pour la première fois. Il y en avait eu beaucoup d'autres auparavant, derrière un buisson, dans un couloir, mais tout cela restait bien enfantin, comme une embrassade un peu plus démonstrative. Mais, la fureur de l'orage avait brutalement stimulé leurs envies naissantes. Les caresses étaient devenues lascives. Qui sait ce qui serait arrivé si John n'était pas venu les rejoindre à ce moment-là ?

Les joues de Rebecca rougirent à cette évocation. Non pas par gêne, mais parce qu'elle se souvenait de son émoi, comme si c'était hier. Une émotion qui rejaillissait, encore plus violente. « Qu'il est beau ! » pensa-t-elle.

Déjà toute petite, elle l'admirait. Elle l'adorait. Duncan, avec sa tignasse blonde, était son soleil. En grandissant, elle ne prenait même pas garde aux sollicitations de ses autres camarades masculins qui voulaient jouer avec elle. Il n'y avait que Duncan. Ensuite, il y eu ce premier baiser troublant, sous l'appentis. Suivi de beaucoup d'autres.

John n'était pas dupe et avait bien compris le manège de ses deux comparses. Ma foi ! Il s'imaginait très bien devenir beau-frère de Duncan Vayton. Et puis les visites entre les deux adolescents se firent de plus en plus fréquentes, étant reçus dans l'une ou l'autre famille. Au point où les Dames Vayton et Paxton commencèrent à rêver…. Ce serait une belle alliance, c'était certain.

Lorsque Duncan et John partirent au pensionnat faire leurs études, ce fut un déchirement pour Rebecca. Dès les vacances, le soleil revenait avec la chevelure blonde de Duncan. Les caresses entre les deux jeunes gens se firent plus précises et insistantes.

Le verre à la main, assis dans le salon de la veuve Mansfield, Duncan rêvait en s'hydratant les lèvres : « J'aimerais bien comparer tes petits seins d'avant avec ceux d'aujourd'hui… » C'est à ce moment précis que leurs regards se croisèrent.

Duncan se leva, et, sans un mot, s'approcha de son hôtesse, jusqu'à la frôler. Rebecca frissonnait. « Comment est-il possible de ressentir la même attraction que seize ans auparavant ? Comme si on s'était quitté hier ? » Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle avait parlé à haute voix. Les yeux d'azur de Duncan se firent plus profonds.

« Becca, tu es toujours aussi belle. Quand je pensais à Charleston, là-bas, à Paris, je revoyais tes beaux yeux gris. » D'une main, il entoura son épaule. De l'autre, il lui souleva le menton et l'embrassa doucement. Avec fougue, Rebecca répondit à son baiser. Elle avait l'impression de vivre un rêve.

Après des étreintes langoureuses, Duncan s'arrêta et baissa la tête. « Qui y-a-t-il ? » interrogea la jeune femme.

Son ami de toujours la regarda franchement dans les yeux : « Je ne t'ai jamais menti, tu le sais. Quand nous étions jeunes, j'ai ressenti une immense tendresse pour toi. Mais je suis parti parce que je ne voulais pas me marier. J'étais trop jeune. Je t'ai même avoué que je ne m'imaginais pas un jour m'engager. »

« Je sais, je m'en souviens » Rebecca avait baissé la tête avant que Duncan ne capte son expression de tristesse.

«Malheureusement, je n'ai pas changé d'avis sur ce point. Je peux même t'affirmer que je ne me marierai jamais. Je suis trop habitué à mon indépendance. Et pourtant, tu sais que, comme avant, je suis attiré par toi. Mais tu mérites la vérité. Je tiens trop à toi. »

Alors, Rebecca le regarda dans les yeux. Elle agrippa ses mains autour de son cou et l'embrassa fougueusement. Quand ils reprirent leur respiration, elle affirma avec assurance :

« Mon chéri, moi aussi, j'aime ma liberté. J'en ai trop été privée. Plus de contraintes maritales, cela me convient parfaitement. Nous nous entendons si bien, Duncan. Et… je me suis trahie tout à l'heure en me parlant à voix haute. Alors, tu connais mes sentiments. Pourquoi ne profiterions-nous pas tous les deux de notre attraction physique et de notre immense complicité pour profiter de la vie ? Personne n'aurait besoin de le savoir. Qu'en penses-tu ? » Sa voix avait un peu fléchie, par peur que Duncan ne croît pas à son détachement.

Pour toute réponse, Duncan la souleva dans ses bras pour mieux l'allonger sur le canapé. Les amis-amants venaient de rallumer la flamme de l'adolescence.


Au matin, après un petit-déjeuner joyeux, Duncan Vayton embrassa tendrement Rebecca. Il avait beaucoup de choses à faire, dont contacter en priorité son agent d'affaires à Charleston afin qu'il fasse savoir que la maison de couture Vayton recrutait, et qu'elle cherchait des ouvrières sérieuses, expérimentées et motivées.

C'est seulement dans la soirée que James conduisit Duncan à la gare pour accueillir les trois Françaises.

Quand il apparut sur le quai, deux petites filles se précipitèrent vers lui. « Tonton Duncan, Tonton Duncan ! » et elles l'embrassèrent, tour à tour.

Blanche les regardait d'un air attendri. Une grande bouffée de bonheur l'envahit.

Puis Duncan se leva et embrassa sur les deux joues la jeune femme. « Enfin, Blanche, te voilà ! Je t'attendais avec impatience car nous avons du travail devant nous ! Et j'ai besoin de ma meilleure couturière pour prendre en main l'atelier de couture. Bienvenue en Amérique, Mademoiselle Blanche ! »

Duncan lui fit son plus beau sourire. Il était certain maintenant que « La Mode Duncan » était en bonne voie, avec l'aide de sa fidèle assistante.


* La Compagnie Générale Transatlantique fut créée en 1855 par les frères Emile et Isaac Péreire.

*Bateau transatlantique : d'abord appelé Impératrice Eugénie PSS (1865~1871) Amérique SS ( jusqu'en 1895)

Construit par le Chantier de l'Atlantique de Penhoët à Saint Nazaire. Inauguré le 23 avril 1864. A l'origine, il faisait 105,63 mètres de long, 13, 41 mètres de large, avec un tonnage de 3.200 tonnes. Coque en fer, deux mats, avec une vitesse de 12 nœuds. Le 16 février 1865, il fit sa première traversée Saint-Nazaire – Vera Cruz. En 1873, il passa à 121,91 mètres, avec un tonnage de 4.585 tonnes. Reprise du premier voyage Le Havre – New York le 13 mars 1875. Pas de chance ! En décembre 1875, il rompt son arbre d'hélice en partant, et doit à nouveau être remorqué jusqu'en Irlande. En 1876, il fut équipé avec phare et lumière électrique à l'extérieur. Il s'échoua de nouveau le 7 janvier 1877 à Seabright, dans le New Jersey, et fut remis à flot le 10 avril. Il reprenait sa traversée transatlantique le 11 août 1877. C'est le 1er mai 1886 qu'il effectua le dernier voyage Le Have – New York, pour s'orienter vers le trajet Le Havre – Panama. En 1888, la lumière électrique fut installée à l'intérieur du bateau. Enfin, le 28 janvier 1895, il échoua à Savanilla pour être transformé en épave. Sources : Noel Reginald Pixell, wrecksite.

**Castle Garden, New York : premier centre d'émigration, à l'origine un fort militaire. Ce centre d'accueil avait été créé en 1855 afin d'éviter que des employés peu scrupuleux ou des escrocs accostent les émigrants à leur arrivée dans ce pays inconnu pour leur proposer un logement, un abri, et, au final, pour les escroquer.

**Customs passenger list