«Père, je vous en supplie, signez ! » plaida-t-il, poussant doucement la feuille et le stylo en direction de Selk'ym qui, les bras croisés, affichait un air fermé.
« Non, fils. C'est dangereux . »
« En quoi ?! En quoi une retraite méditative pourrait-elle être dangereuse ? »
« Tu ne serais plus ici, en sécurité, près de moi. S'il se passait quelque chose, je ne pourrais pas t'aider. »
« Mais père, je serais juste au Mont-Pèlerin ! C'est même pas à cinquante kilomètres d'ici. Trois quarts d'heure de voiture ! Ça doit faire... je sais pas... deux minutes en Jumper ? Même pas ? Je vous en prie ! »
« Deux minutes, en combat, c'est une éternité. Si quelque chose arrivait, je ne pourrais pas te protéger. »
Rorkalym étouffa un juron.
« Père ! Quand j'allais à l'école, j'étais loin de vous pendant des journées entières, et il n'y a jamais eu de problème grave. »
« Mais ce n'est pas pareil. Tu ne partais que pour quelques heures. Là, tu partirais pour des semaines ! »
« Un mois, c'est juste un mois ! »
« Un mois, c'est quatre semaines sur cette planète, donc tu serais parti pendant des semaines. »
« Je ne suis plus un enfant ! Je peux très bien survivre un mois tout seul ! »
Selk'ym sembla presque reculer, comme si ces mots l'avaient atteint physiquement.
« Plus un enfant ? Plus un enfant ! Tu es encore un enfant ! Quinze ans, ce n'est rien ! »
« Père, pitié ! »
« Non, c'est hors de question ! Je ne signerai pas ce papier, et tu n'iras nulle part. »
Trois coups secs contre la vitre dépolie de la porte d'entrée les interrompirent.
Avec un grondement énervé, Selk'ym partit ouvrir.
« Bonjour, tout va bien ? » demanda Milena, l'air inquiet.
« Oui, pourquoi ? » répondit un peu trop sèchement l'ancien moine.
« Heu, vraiment ? Je... je ne t'ai pas vu aussi énervé et inquiet depuis... depuis le jour où Silmalyn a pris Drysse en charge pour ses mutations... » bafouilla-t-elle.
Son père soupira profondément, alors qu'il continuait à se cacher à moitié dans les ombres du couloir.
« Mon fils s'est mis en tête qu'il était assez grand pour pouvoir faire... comment appelle-t-il ça, déjà... »
« Une retraite spirituelle. Ça s'appelle une retraite spirituelle. » ne put-il s'empêcher de noter, s'attirant un regard noir de son père.
« Oui, c'est ça. Une retraite spirituelle. »
Les sourcils de Milena s'envolèrent de surprise.
« Une retraite spirituelle ? C'est à dire ? » demanda-t-elle, se glissant sans cérémonie devant Selk'ym qui, l'air défait, referma la porte dans un claquement sec alors qu'elle prenait le chemin de la cuisine – partant tout droit vers le placard contentant le paquet de café instantané que son père gardait là pour ce genre d'invité.
« Rorkalym veut partir tout un mois dans un monastère tenu par des moines de confession bouddhiste. Mais il ne partira pas ! Il est trop jeune ! » siffla-t-il sèchement.
Milena prit le temps de remplir la casserole d'eau et de la mettre à chauffer avant de se retourner pour leur faire face et de les détailler – lui, bras croisés, le dos rond, et son père, poings sur les hanches, pieds bien plantés dans le sol, inflexible.
« Pourquoi veux-tu faire cette retraite ? » lui demanda-t-elle ensuite.
« Père... père m'a toujours parlé du monastère qui l'a recueilli comme du lieu où il s'est trouvé, où il a pu devenir lui-même. Se révéler à lui-même. Trouver sa raison d'être. Je sais qu'un monastère Shaolin serait sans doute le plus proche en terme de pratique et de foi, trouvable sur Terre, mais... il n'y en a pas en Suisse, et je suis conscient que ce ne serait pas prudent que j'aille de l'autre côté du monde... Alors je me suis dit que le monastère bouddhique du Mont-Pèlerin serait un bon compromis. C'est à même pas cinquante kilomètres d'ici ! »
Milena approuva vaguement, alors que son père le fixait, l'air soudain atterré.
« Tu ne connais pas ta raison d'être ? » murmura-t-il, son monolithisme semblant s'effriter.
« Je... oui... non... je... je sais que vous m'avez amené ici, car vous... père... et les autres aussi, les... Ouman'shiis, vous espérez que je prendrai le rôle de commandant d'Ilinka quand elle deviendra reine. Mais... vous m'avez toujours dit que j'avais le choix... et je... je ne crois pas que ça me dérangerait vraiment... mais je ne suis pas sûr de le vouloir vraiment non plus... Et que se passerait-il si Ilinka choisissait de ne pas devenir reine ? Car elle aussi a le choix, n'est-ce pas ? Et si Zen veut vraiment vraiment devenir son commandant ? Que pourrais-je bien faire alors ? »
« Tu es trop jeune pour penser à tout ça ! » siffla son père.
« Mais il y pense. » nota Milena.
« Visiblement, il arrive très bien à y penser ici. Il n'a donc aucun besoin d'aller où que ce soit. »
« Mais s'il veut aller dans ce monastère, pourquoi pas ? Il a raison, ce n'est pas loin. En Jumper, on peut y être en quelques minutes.(Rorkalym se retint de jeter un regard éloquent à son père.) Et il ne sera pas coupé du monde. Markus pourra toujours le contacter... peut-être même Zen et Ilinka, il me semble que vos compétences télépathiques ont bien progressé non ? (Il approuva vaguement de la tête, alors qu'elle poursuivait, à nouveau tournée vers son père.) Selk'ym, je sais combien c'est dur de laisser son fils quitter le nid. Je sais combien c'est terrifiant de laisser son enfant partir hors de sa portée d'action directe. Mais c'est la vie. Un jour ou l'autre, tous les enfants partent loin de leurs parents. Et bordel, Rory veut aller méditer avec des moines chauves en bure ! En terme de rébellion, on a vu pire ! » nota-t-elle, gesticulant en direction de l'ancien moine, de sa tunique rouge sombre et de son crâne impeccablement rasé.
Ancien moine qui répondit par un grondement neutre.
« Tom, sa sortie du nid, c'était de devenir apprenti sur l'Utopia, le seul vaisseau de guerre ouman'shii à l'époque, et il avait l'âge de Rorkalym. Merde ! Te plains pas ! Il veut pas partir faire la guerre dans l'espace, il veut méditer et faire sonner des bols chantants ! »
Elle s'arrêta, un peu essoufflée et, avec un sourire doux, s'avança, posant une main sur l'épaule de Selk'ym.
« Et bon sang, si Zen était moitié aussi sage et aussi responsable que Rorkalym, je serais ravie de le laisser aller faire toutes les retraites spirituelles du monde. Bien que je doute que ce soit jamais quelque chose qui l'intéresse... mais c'est pas le sujet. Selk'ym... il l'a dit lui-même, il veut suivre tes traces. Les comprendre en les vivant. Laisse-le expérimenter cet héritage. Si ce n'est pas maintenant, ce sera sûrement jamais. »
Son père poussa un nouveau grondement neutre.
Dans le silence qui suivit, l'eau se mit à bouillir.
« Je vais y réfléchir. » statua-t-il finalement.
Milena approuva, se retournant pour verser l'eau dans la tasse d'instantané qu'elle s'était préparée comme si elle était chez elle.
« Merci père ! Merci infiniment ! »
« Je n'ai pas dit que j'acceptais ! »
« Mais vous allez y réfléchir. Merci beaucoup ! »
L'ancienne militaire sourit, sirotant son café.
« Bon, je crois que je peux remonter m'occuper de ma lessive. Je te ramène ça tout à l'heure. » nota-t-elle, agitant la tasse qu'elle emportait d'un mouvement qui faillit renverser son café, tout en prenant la direction de la porte.
Avec un sourire euphorique, il lui emboîta le pas.
« Merci, Milena. »
« T'en fais pas. Je me souviens encore – un peu – de ce que ça fait d'avoir quinze ans. » répondit-elle en lui tapotant l'épaule, alors qu'il lui tenait la porte.
Il ne put qu'opiner avec reconnaissance.
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L'été était presque là. Donc les grandes vacances étaient presque là.
Et comme ils suivaient encore techniquement le cursus vaudois, cela signifiait pour Zen'kan et Ilinka que la période des examens de fin de primaire était arrivée. Des examens standardisés au niveau cantonal, destiné à trier les élèves selon leur niveau académique, pour leur orientation dans le cycle secondaire. Examen d'autant plus important qu'avec leur scolarité, mi-à domicile, mi-privée, ils étaient plus que « hors radar » du système éducatif public. Si ni ses professeurs, ni ses parents ne s'inquiétaient trop pour Ilinka – qui, sans être brillante en tout, était globalement une bonne élève –, il en était autrement pour Zen'kan.
Milena en était même réduite à, en secret, tenter de se renseigner sur les alternatives en cas d'échec si éclatant qu'il interdisait toute poursuite d'un cursus normal, même en voie générale, pourtant théoriquement destinée à ceux n'étant pas faits pour les hautes études. Et il n'y avait pas grand-chose.
Si l'enfant souffrait de troubles de l'apprentissage identifiés et pas trop graves, il pouvait bénéficier d'aides étatiques, comme un assistant pédagogique ou un allégement du cursus. Sinon, il s'agissait d'institutions psychiatriques spécialisées pour enfants autistes, ou déficients mentaux. Mais Zen'kan n'était pas déficient mental, ni même stupide. Il était juste, comme aimait à le dire Markus, « parfaitement conforme au but pour lequel il avait été crée ».
Dès le départ, Milena avait su que, contrairement à son frère aîné, né d'une couvée de pilotes et de scientifiques, Zen'kan était né d'une portée de guerriers. Un peu naïvement sans doute, elle avait cru que cela signifiait juste qu'il serait sans doute plus grand, plus musclé et plus fort que Tom. Et son physique trapu et étonnamment musculeux pour un enfant semblait lui donner raison, mais ce qu'elle n'avait pas anticipé était le caractère, et les prédispositions mentales de son cadet. Zen'kan était intelligent. Rares étaient les wraiths à ne pas l'être. Mais c'était une intelligence rusée, instinctive presque. Celle d'un prédateur et d'un chasseur. Pas celle d'un mathématicien ou d'un médecin. Zen'kan n'était pas très doué pour la réflexion stratégique sur papier, mais dès qu'il s'agissait d'un jeu de piste, d'un entraînement au combat ou de tout autre mise en situation physique – et si possible violente –, il démontrait de surprenantes capacités d'analyse et d'anticipation.
Cette prédisposition avait officieusement fait de lui l'apprenti de Markus, mais cela ne l'aidait en rien dans le domaine scolaire. En dehors du sport, peut-être -et encore-.
Et même si elle savait parfaitement que d'éventuels diplômes terriens n'auraient aucune valeur dans Pégase, Milena était aussi consciente que la raison de leur présence ici était de permettre aux enfants de se familiariser avec les humains. Chose que Zen'kan ne ferait certainement pas en s'isolant du monde pour coller aux basques de Markus.
Quoi qu'il arrive donc, et quels que soient ses résultats, il ne resterait pas à la maison à ne rien faire !
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Les mots s'entremêlaient dans sa tête. La théorie était comme passée au mixer. Retenant un petit couinement de frustration, Ilinka leva le nez de sa feuille, détaillant avec désarroi la centaine d'élèves de tous horizons, assemblés dans ce gymnase inconnu pour passer les tests d'orientation.
Le garçon sur sa gauche semblait aussi perdu qu'elle, et la fille devant jonglait distraitement avec son crayon, ayant visiblement perdu tout intérêt pour le test d'allemand. Un « Am-stram-gram » murmuré sur sa droite, et le bruit d'un crayon qui marque la mesure sur le bureau, lui apprit que son voisin de droite s'en remettait au destin. Et elle n'osa même pas se retourner pour voir ce que faisait son voisin de derrière, de peur d'être accusée de tricherie.
Elle relut la question qui la bloquait. Datif ou accusatif ? Elle n'en avait aucune idée. Absolument aucune.
Se mordillant les lèvres un instant, avant de pousser une petite exclamation de douleur puis d'essuyer en vitesse la goutte de sang vert qui avait perlé de la coupure, elle se tortura intérieurement quelques instants. Être honnête et plus que probablement échouer dans cette matière comptant double, ou tricher et tenter de limiter la casse, malgré son sens de l'honneur qui lui hurlait de ne pas le faire et son refus catégorique d'aider Zen à tricher – avant même qu'il le lui demande ? Elle était à peu près certaine d'avoir de bonnes notes en mathématiques, en histoire et en sciences. La géographie et le français devraient avoir la moyenne.
A l'examen d'arts plastiques, elle avait paniqué, horrifiée à l'idée de ne pas se montrer digne du talent de sa mère, et elle était certaine qu'elle ne s'en était de fait pas montré digne.
C'était donc un quitte ou double. Elle n'avait pas envie de tenter sa chance. Qu'elle l'aide ou pas, Zen n'allait certainement pas finir dans le premier tiers ouvrant les portes des études universitaires. Mais elle, c'était une autre histoire.
Ses professeurs la disaient intelligente, douée, prometteuse. Ses parents étaient si fiers d'elle. Elle ne pouvait pas vraiment se permettre d'échouer. Une boule au ventre de trahir ainsi ses principes, elle se mit à chercher discrètement du regard un bon candidat. Une fille à chemise à fleurs bleue et nattes proprettes attira son attention. Elle écrivait avec assurance et application, un vague sourire aux lèvres. La candidate parfaite. Après s'être assurée que l'esprit de son père n'était pas tourné vers elle, Ilinka tendit aussi discrètement qu'elle le pouvait son esprit vers celui de la fille, lançant des tentacules de pensées à l'assaut des murs de sa conscience.
Jolies-Nattes étaient tellement concentrée sur son examen que rien d'autre ne comptait. Telle l'espion écoutant par une lucarne, Ilinka se retrouva bientôt à écouter le monologue interne de la demoiselle, qui s'avéra bilingue. Après une ultime hésitation et un coup d'œil inquiet au surveillant, qui ne semblait pas très concerné par ce qui se passait devant lui, elle sauta deux pages et se mit à frénétiquement écrire, tâchant de tenir la cadence des pensées de sa parfaite anti-sèche vivante.
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Tout le canton passait les mêmes examens en même temps. Ce qui voulait dire qu'Ilinka aurait pu lui donner accès à son esprit et lui garantir au moins la moyenne. Mais elle l'avait prévenu avant le début des examens. Elle ne l'aiderait pas. De toute manière, il ne le lui aurait pas demandé, ou alors à peine. Il avait, sans en avoir l'air, un fond d'amour-propre. Cela ne l'empêchait pas de ne se faire aucune illusion. Il était à peine capable de tenir une conversation simple en wraith, la langue atavique de sa race, alors faire des phrases complexes dans une langue qu'il ne parlait jamais en dehors de l'école ? C'était un doux rêve.
Il avait écrit les trois réponses et demie qu'il pensait avoir un tiers de chance d'avoir juste, avait balancé au pif quelques solutions supplémentaires, et à présent, rongeant distraitement son stylo, il tentait de déterminer quel genre de réponse avait une probabilité à plus de un pour cent d'être juste – et ce pour la bonne moitié de questions encore non répondues. Aucune chance qu'il ait la moyenne. Il aurait au moins le « un » de présence. S'il avait eu tout bon aux quelques réponses dont il pensait peut-être éventuellement connaître la réponse, peut-être un « deux », voir un « deux et demi » sur six. Comme d'habitude, quoi.
Peu importait au fond. Il allait faire de son mieux – soit pas grand-chose – et il verrait bien. Ses chances d'être à nouveau dans la même classe d'Ilinka étaient sans doute plus faibles que celles d'être frappé par la foudre, donc les conséquences de ses examens lui étaient bien égales. Si on ne le laissait pas retourner à l'école à cause de sa stupidité, il pourrait rester à la maison. Ou alors, peut-être que Tom voudrait bien l'emmener lors du prochain passage de l'Utopia.
Il se surprit à sourire bêtement. Mousse sur l'Utopia... ce pourrait être amusant. Et il en était certain, plus de cours rébarbatifs là-bas. Que du fun, de l'espace et des combats épiques !
Même si son frère l'impressionnait toujours beaucoup, et qu'il se sentait insignifiant à l'ombre de ses exploits, tout plutôt que de subir à nouveau les regards désolés de Lili et de Rory alors qu'ils allaient à l'école pendant que lui restait comme un idiot à la ferme, perché sur la barrière de bois.
Ses amis allaient lui manquer, mais au moins, il aurait enfin des choses intéressantes à leur raconter quand il reviendrait. Oui, c'était sans doute une excellente opportunité... et qui ne nécessitait absolument pas qu'il s'acharne sur cet examen stupide.
Avec un soupir presque soulagé, il posa son stylo mâchouillé, vérifia que son nom était bien sur toutes les pages à moitié vides et, se levant, partit rendre sa copie.
