Bon retour
Présent
Il n'a pas envie d'être ici. Vraiment pas. Il sent ses membres trembler et il a terriblement besoin de fumer. Et de vomir. Parce qu'ici est le dernier endroit sur terre où il veut être. Son regard anxieux se pose sur la rue qui l'entoure. Les voitures garées sur le trottoir, les déchets qui volent au vent, les lampadaires rouillés, les volets fermés, les tags sur les murs. La vie a continué depuis son dernier passage, pourtant, malgré la nuit, malgré l'obscurité qui planait à l'époque, il ne reconnaît que trop bien ce lieu, son âme douloureuse le lui prouve. Il aurait voulu ne pas être là. N'être jamais revenu ici.
Un groupe d'humains arrive vers lui. Il se pousse contre le mur, s'y accrochant pour ne pas tomber à cause de ses jambes flageolantes. Il attend qu'il passe avant de tenter de retrouver un semblant d'équilibre. N'y arrivant pas, il se concentre sur sa respiration. Tout va bien. Les circonstances ont grandement changé depuis la dernière fois. Le squelette baisse un peu plus sa capuche, jusqu'à ses pupilles. Ses traits sont durs, la rage le fait avancer. Cependant, à chaque pas, elle disparaît un peu plus, laissant place à une angoisse immense, un gouffre en lui qui le tétanise. Lorsqu'il arrive face à la porte, qu'il lit le mot « ouvert » écrit en rouge et qu'il voit, à travers la vitre, l'escalier qui descend dans les ténèbres, des gouttes de transpiration perlent le long de ses os. Il serre ses mains moites. C'est là. C'est là que tout va se jouer.
« Hep ! »
John s'approche de la table où trois consommateurs sont installés.
« Ouais ?
– R'met moi un demi, s'teuplaît
– Sûr » soupire-t-il.
C'est un soir avec beaucoup de monde et, bien qu'il vienne de commencer son travail, le jeune barman est déjà grandement fatigué et ennuyé. Il va à droite, à gauche, oublie qui voulait quoi, qui a déjà payé – il ne doit pas se faire avoir, ses clients partiraient bien en le plumant – bref, la soirée où il n'a pas un moment à lui pour se poser avec un verre.
Comme le bruit a augmenté, il fait de même avec la musique de fond, si bien qu'on doit crier plusieurs fois son nom avant qu'il n'entende :
« Regarde, c'est ton monstre ! »
Le squelette s'est arrêté à quelques pas du comptoir, près des marches qui montent vers l'extérieur. Il enlève sa capuche, révélant à tous sa terrible blessure. Il observe les lieux dans une attitude étonnement calme. Rien n'a changé. Pas même la chaîne qui attend sagement son retour. John n'a jamais renoncé à le retrouver – ou à acheter un autre monstre. Le fait qu'il n'y en ait aucun attaché prouve qu'il a échoué.
« Sans ? Sans, c'est toi ? » s'étonne ce dernier.
Il met quelques secondes à comprendre ce que cela veut dire. Il est revenu ! De son plein gré ! Le barman pourra encore organiser des spectacles, profiter de lui pour ramener du monde dans son bar et se faire encore plus d'argent ! Il veut courir vers son monstre pour le prendre dans ses bras mais un bruit l'arrête. C'est une chaise qui vient de se renverser.
« Alors tu es revenu, Sans ? »
Le semblant d'impassibilité que le squelette conservait s'évanouit en un instant. Il veut fuir, mais tout ce qu'il peut, c'est se mettre à trembler.
Olivier sourit. Il ne prend pas la peine de ramasser la chaise qu'il a faite tomber. Il traverse le bar, les personnes autour de lui le laissent passer, comme pris d'un instinct de survie. L'homme rit fortement, bientôt il est près du monstre qui n'a pas bougé, pétrifié. Il lui attrape les bras, les serre. Le squelette veut le repousser violemment, mais toutes ses forces ont disparu. Il est incapable de bouger ses membres, il n'arrive qu'à suffoquer, parce qu'il n'est que ça, parce qu'il n'est rien, ne l'oublie pas.
« Si t'es revenu, c'est que finalement, t'aimais ça, hein ? Petite salope, tu disais non mais tes gémissements mentaient pas, eux » susurre l'humain.
Il doit le tuer. Maintenant. Soudainement, toute la rage reprend le contrôle de son corps, ravage ses pensées, son œil gauche s'éclaire d'une lumière bleue sinistre et…
« Ça suffit. »
Tout s'arrête.
On pose une main sur l'épaule de Sans, l'éloignant d'Olivier. Le monstre est dégoulinant de sueur et son âme lui est douloureuse, mais il a réussi. Il l'a fait. Le nouveau venu se met entre lui et le vétérinaire.
« Un policier ?! crache ce dernier.
– Emmenez-le. »
De l'escalier descende une dizaine d'autres agents, les armes prêtes à l'emploi. On menotte Olivier. Celui-ci n'arrête pas de hurler. « Bâtard ! Je vais te trucider, connard ! Je te jure, je vais te retrouver et je te tuerai ! »
Il continue ainsi, jusqu'à ce qu'on ne l'entende plus, étant sorti du bar. On pose de nouveau une main sur l'épaule du squelette. Cette fois-ci, c'est son père.
Le gradé s'approche de John qui essaie de se faire petit, dans un coin. « C'est toi, le propriétaire de ce bar ? lui demande-t-il.
– C'est le bar de mon paternel… explique-t-il évasivement.
– Pourtant, sur les papiers officiels, il t'appartient.
– C'est que… il me l'a confié il n'y a pas si longtemps. »
Le policier soupire et se tourne vers le squelette.
« M. Sans ?
– C'est lui qui m'a acheté.
– Très bien. On continuera son interrogatoire au poste, conclue le policier en faisant signe à ses hommes.
– Non, mais, attendez ! C'est qu'un monstre ! »
On ne le laisse pas en dire davantage. L'officier s'approche de Sans et lui désigne les consommateurs, restés à leur place sous les ordres des agents.
« Reconnais-tu parmi eux des personnes qui t'ont agressé ? »
Sans n'a pas cessé de trembler. La musique est toujours trop forte, menaçant son crâne d'exploser. Ses pupilles passent sur le visage des humains présents, s'arrêtant à chacun d'eux. Il se souvient que cette personne a ri, celui-là lui a jeté un verre à la figure, ou alors ce n'était pas lui, peut-être un autre. Celui-ci éteignait ses cigarettes sur lui lorsqu'il arrivait, celui là-bas a payé pour l'humilier, celui derrière s'amusait à lui cracher dessus. Ou peut-être que ce n'était pas eux, mais d'autres qui leur ressemblent. Il ne sait plus bien, les visages se confondent, les bruits et les voix aussi, les souvenirs dégoulinent et se répandent comme une boue visqueuse qui ne laisse passer aucune lueur.
Il était juge auparavant. Maintenant, il ne sait même plus distinguer ceux qui l'ont blessé de ceux qui sont innocents, présents aujourd'hui par pur hasard. Il en est incapable.
« M. Sans ?
– Non, personne » souffle-t-il.
Alors on leur demande de payer leur consommation et de partir, on prendra leur témoignage plus tard. Chaque humain passe devant le squelette et lui jette un regard discret, presque reconnaissant, merci de ne pas m'avoir dénoncé. Ça lui donne envie de vomir.
« Merci pour votre coopération. On s'occupe du reste.
– On peut y aller, Sans, le prévient Grillby.
– Non… » murmure le squelette.
Sa tension accélère. Il se glisse rapidement entre les policiers, passe sans un regard devant le lien en métal qui le retenait ici la journée et s'engouffre directement dans le couloir qu'il a parcouru tant de fois. Trop de fois. Derrière, on le suit, voulant l'arrêter mais le monstre n'écoute plus personne. La première porte à droite est fermée, une simple attaque suffit à l'ouvrir. Là, il s'arrête.
Les murs sont vierges mais tachés d'humidité, laissant la trace des meubles qui s'y trouvaient auparavant. Pas de fenêtre, une simple ampoule au plafond. Au fond, une chaîne accrochée au mur pendouille et dessous, un matelas dont les draps n'ont pas été changés depuis longtemps. Ils doivent être saturés de son ADN.
Le squelette a de plus en plus de mal à respirer. Il se plie en deux pour atténuer la douleur qu'il sent à son âme mais cela ne change rien.
Le policier s'adresse à Gaster : « Vous devriez l'emmener dehors. Il n'a pas besoin de voir ça. »
Grillby, qui a entendu, hoche la tête et se dirige vers son ami. Il le soutient jusqu'à l'extérieur. Pendant ce temps, le scientifique et le gradé se mettent à l'écart.
« Vous n'avez plus besoin de nous ?
– Non. S'il y a quoi que ce soit, je vous appellerai.
– Merci.
– Non, merci à vous, d'avoir fait confiance à la justice humaine après ce qu'il s'est passé.
– C'est Sans qui l'a voulu. Il a préféré faire passer le bien de son peuple avant le sien. Comme toujours.
– C'est tout à son honneur. »
L'humain lui tend la main. Le squelette la serre.
« Merci à vous, de nous avoir considérés comme vos égaux et non comme des êtres inférieurs. »
Gaster le quitte. Il traverse lentement le bar, observant chaque recoin, chaque détail, pour les graver dans ses pupilles. C'est ici que, pendant un an, son fils a été enfermé. Il aurait aimé brûler cet endroit.
Il finit par monter les escaliers et retrouve Sans et Grillby. Ils ne sont pas loin, à un angle de rue. Le squelette est plié en deux, il a vomi et de la salive continue de dégouliner de sa bouche. Le monstre de feu le soutient, inquiet. Le scientifique passe sa main sur le dos de son fils.
« Rentrons. Ils nous attendent. »
Sans essuie ses orbites d'une main pour y enlever les larmes. « Ouais… »
À l'entrée du village des monstres, Papyrus les attend. Sans descend de la voiture, engourdi, tandis que son frère s'approche de lui, les larmes aux yeux.
« On m'a dit ce que tu avais fait… Merci. »
Celui-ci hoche la tête, mais il ne semble pas vraiment présent, incapable qu'il est de ressentir la moindre émotion. Papyrus le prend dans ses bras. « C'est fini maintenant… »
Sans le serre à son tour.
« Bon retour chez toi.
– … Je suis enfin rentré… »
