L'avantage d'avoir galéré sur deux chapitres en même temps, c'est d'en avoir deux prêts pour le même mardi, je rattrape donc le mardi manqué ! Je me suis un peu emballée sur la longueur de celui-ci, mais... vous comprendrez pourquoi.
J'espère juste ne pas rater le prochain mardi : j'ai préacheté Resident Evil 8 et j'ai bien peur de passer mon week-end dans le château de cette plante ravageuse qu'est Alcina Dimitrescu. Mais promis, je ferai mon possible pour ne pas vous faire attendre :B
Sur ce, bonne lecture, en espérant que mes heures de souffrance ne seront pas vaines !
Sur le trajet jusqu'à l'est de Diamond District, Batman n'avait pas desserré les lèvres. Perdu dans ses pensées, il n'avait écouté ni les plaisanteries du conducteur, ni les musiques entraînantes diffusées par la radio.
L'échange qu'il avait eu avec le Joker n'était qu'un début et leur lien restait encore gangrené par trop de non-dits, pourtant, il faisait aussi entrevoir tant de nouveautés.
Gotham pourrait leur appartenir.
Une question revenait alors : de qui Joker parlait vraiment quand il disait avoir trouvé son égal ? L'homme qu'était Bruce ou la légende qu'était Batman ? La personne dans son ensemble ou bien la chimère ailée ?
Pendant un instant, Bruce se demanda s'il pouvait utiliser l'affection du Joker à ses fins. S'il arrivait à le convaincre et à atténuer cette folie, dompter ce chaos et… enfin, il devait bien reconnaître que c'était le Joker qui avait réussi à le faire douter en comprenant très vite les travers humains derrière la façade en métal qu'était Batman.
Toute cette violence, toute cette colère, il les avait perçues comme un requin perçoit le sang et avait trouvé un égal…
En arrivant devant l'hôtel, Bruce s'était senti incapable de supporter la fête qui s'y passait et, au lieu de suivre le Joker, il avait préféré prendre quelques minutes au Gotham Cinema pour réfléchir. Se préparer.
Dans la salle de projection qui lui servait de chambre, il fut presque rassuré de trouver son sac au même endroit où il l'avait laissé. Rien ne semblait avoir bougé, mais par curiosité — par précaution —, il s'accroupit à côté et l'ouvrit.
Quelque chose avait été coincé dans ses affaires : un goulot dépassait. Perplexe, Bruce tira dessus et, de ses pulls et pantalons, émergea une bouteille de rhum où était accrochée une peluche en forme de chauve-souris.
La créature avait de jolis yeux ronds d'une teinte caramel et un museau mignon, bien loin des rictus qu'on connaissait à ces mammifères mal aimés. Ses ailes et son dos noirs étaient d'une douceur surprenante, presque rassurante. Quand Bruce la détacha, il vit que l'étiquette sur la bouteille représentait une chauve-souris.
Joker savait qu'il comptait revenir ici. Si ces farces ne le visaient pas, Bruce en aurait presque ressenti de l'admiration.
Déposant ces cadeaux par terre avec un soupir, il sortit un pull noir et le plaça sur le lit, lissant le col roulé pour en chasser une poussière.
Ce serait idiot de nier l'évidence plus longtemps : Joker et lui étaient devenus partenaires au moment de son évasion d'Arkham. La demande des forains n'avait été qu'une excuse pour partir à la recherche du clown, un prétexte pour soulager une conscience un peu hypocrite.
Près du pull, Bruce posa un jean noir, intact et propre — il ne l'avait que rarement porté.
Non, leur association avait commencé à prendre racine bien avant : elle s'était consolidée quand ils avaient attendu que Bane arrive au Royal. Quand ils avaient partagé ce fou rire. C'était évident maintenant : si Batman avait affronté Bane ce soir-là, il aurait épargné le Joker juste après malgré ses menaces. Il n'était plus capable de les mettre à exécution.
Cédant à l'invitation, Bruce saisit la bouteille d'alcool et une paire de gants en cuir.
Il était en train de s'habiller quand le gantelet posé sur le bureau lui indiqua un appel provenant d'un numéro crypté.
Le Joker ?
« Batman ?
— … Barbara. »
Il serait bientôt une heure du matin et la fille chuchotait. Pour que son père ne l'entende pas ?
Elle était douée, même très douée pour avoir réussi à le contacter à nouveau et à brouiller les pistes. Avait-elle peur qu'il retrace l'appel ? Ou avait-elle eu l'intention de le piéger pour qu'il réponde ?
« Vous ne devriez pas appeler, Barbara.
— Si, j'avais besoin de vous demander… ce qui est arrivé dans le centre commercial… est-ce que Julian Day a la vie sauve uniquement parce que je suis arrivée à temps ?
— Peut-être. » Lâcha Batman.
Qu'est-ce qu'elle allait dire ? Allait-elle lui faire comprendre qu'elle valait mieux que lui maintenant ? Que sans elle, il aurait commis l'irréparable ? Qu'il l'avait déçue ?
« Pourquoi ? »
Sa question le surprit.
« Pourquoi vous étiez prêt à le tuer ?
— Parce qu'il recommencera, Barbara. Si je n'étais pas arrivé à temps, vous seriez morte avec vos parents dans ce restaurant, si je n'étais…
— Vous n'aviez jamais agi de cette façon, Batman. Vous avez déjà arrêté Day, Sionis ou Falcone et vous les avez toujours remis à la police ensuite. Pourquoi vous vouliez le tuer ce soir et pas les fois précédentes ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi avez-vous… changé ?
— Parce qu'il le fallait. »
Elle ne comprendrait pas.
Tant qu'elle n'aurait pas vécu ce qu'il avait vécu, elle ne comprendrait jamais. Si son père était aussi corrompu que ses collègues, peut-être qu'elle verrait la situation autrement.
Il était réconfortant de savoir qu'une personne extérieure avait gardé foi en lui si longtemps, mais Barbara se trompait en niant l'évidence : la violence était ce dont Gotham avait besoin.
Alfred avait cru également que la croisade du chevalier pouvait changer Gotham, et aujourd'hui, il était dans le caveau des Wayne.
« Est-ce que c'est le Joker qui vous l'a demandé ?
— Un jour, Barbara, vous comprendrez. En attendant, restez auprès de votre père, soutenez-le. »
C'était le plus important pour le moment. Que les Gordon, ces derniers rochers, qui résistaient aux flots de Gotham, restent à la surface, immobiles dans la tempête, car un jour, elle finirait par s'atténuer. Batman le jurait.
Il raccrocha avant même qu'elle ne réponde.
Il lui semblait que cela faisait une éternité qu'il n'était pas sorti sans son armure, et il en faudrait une autre avant qu'il puisse se débarrasser de son masque aussi. Mais Batman ne désespérait pas : sa barbe serait bientôt assez fournie pour marquer la différence et avec des lunettes, la ressemblance serait moins évidente.
En attendant, le heaume était de rigueur.
Pour se protéger du froid dehors, il avait enfilé un long manteau en laine — peut-être le seul vêtement vraiment luxueux qu'il avait sauvé dans ceux sacrifiés —, et les poches étant larges, il avait pu glisser la bouteille de rhum dans l'une d'elles. Elle pesait, battant sa cuisse, mais sans le ralentir pour autant.
Batman ignorait où il devait se rendre pour répondre à l'invitation du Joker et il aimait autant éviter de l'appeler pour lui demander : le prévenir, c'était lui laisser l'occasion de préparer une nouvelle plaisanterie.
En levant le regard vers l'Overview Bar, l'invité aperçut des silhouettes se mouvoir près des fenêtres, allant et venant. C'était au moins un début.
Pour une fois, le Royal lui réserva un accueil d'absent : pas de saltimbanques postés avec un fusil sur les genoux, pas de mercenaires déguisés et colorés. N'importe qui pourrait prendre d'assaut le rez-de-chaussée, les forains s'en moquaient, comme rassérénés par le retour de leur joker.
Dans un des ascenseurs, six dagues étaient plantées au fond de la cabine et elles auraient mieux esquissé la silhouette du volontaire qui s'était tenu là si la sixième n'avait pas coupé son épaule : une éclaboussure de sang, sans gravité à en juger par sa petite taille, marquait l'accident.
Sans y prêter plus attention, Batman appuya sur le bouton du vingtième étage.
Il commençait à reconnaître son chemin dans ce dédale de guirlandes et de confettis, ces mêmes folies qui avaient poussé sur le sol et les murs depuis le soir de Noël. D'ailleurs, il n'avait aucun doute qu'elles resteraient tout au long de l'année, car ici, ces fêtes ne s'arrêteraient jamais.
Dans le couloir, une trapéziste dormait par terre, une bouteille de vin presque vide coincée dans le creux de son coude. Une de ses chevilles était posée sur l'accoudoir d'un fauteuil, alors Batman s'agenouilla et plaça l'endormie sur le côté, la bouche ouverte au cas où son estomac régurgiterait tout ce qui avait été bu.
Au moins, la musique, ne semblait pas pouvoir la réveiller. Ou alors elle trouvait à la voix d'Elvis Presley un côté soporifique.
Un peu plus loin, la porte d'une chambre était entrouverte et, malgré la pénombre, les gémissements qui se faisaient entendre ne laissaient aucun doute sur ce qui s'y passait. À la rigueur, le nombre de participants était peut-être le seul élément qui restait incertain, mais Batman passa devant sans s'arrêter, ne préférant pas savoir.
Tant que le Joker n'y participait pas…
Il ne voulait pas se rendre compte qu'il s'était rendu jusqu'ici pour devoir attendre son hôte au bar, parmi des saltimbanques ivres, fous, ou les deux en même temps.
Quand il poussa la porte d'entrée de l'Overlook, il heurta une femme qui dansait avec Jell-O. Le dompteur portait sa veste emblématique, mais Agnès se reposait sûrement ailleurs, loin de l'agitation. La partenaire de danse du forrain portait une robe d'un rouge coquelicot similaire et, avant d'être interrompus, leurs mouvements de danse se confondaient parfaitement.
Après un cri d'exclamation, la danseuse fixa Batman sans qu'il ne la reconnaisse : elle portait un masque vénitien où un losange rouge entourait un œil, tandis qu'un noir entourait l'autre, et sur la bouche figée, un cœur marquait le centre des lèvres.
Elle releva son masque.
« Batman ! » S'exclama Harleen avec un sourire immense. « Bonne année ! »
Les autres fêtards abordaient aussi des couleurs vives, mal accordées dans cette cacophonie diaprée, alors l'arrivée de la chauve-souris noire ne passa pas inaperçue.
Des conversations se suspendaient pour écouter, des cous se tendaient pour dépasser les plus grands et fixer celui qui se joignait au cirque.
Sans leur accorder la moindre attention, Batman remercia d'un signe de tête la psychiatre. Avant qu'il ne se mette à chercher le Joker, Harleen lui saisit le poignet et l'entraîna vers la baie vitrée juste derrière :
« Joker m'avait dit que vous n'alliez pas venir ! Il devait plaisanter… C'est original, de vous voir sans armure !… » Elle attrapa une flûte et commença à verser du vin blanc, en proposa à Batman en sachant qu'il refuserait de retirer son masque — même la partie inférieure —, puis enchaîna : « je voulais vous remercier. Déjà pour avoir effacé les traces de mon appel, j'espère que ça sera suffisant pour me disculper, ensuite pour Julian Day.
— Julian Day ?
— Joker m'a dit que vous avez accepté de l'épargner quand il vous l'a demandé.
— Il ? Qui m'a demandé de l'épargner, exactement ?
— Joker ! » Insista Harleen et Batman sursauta presque en entendant ça. Ce dingue avait eu le culot de faire croire à Harleen qu'il était la raison pour laquelle Calendar Man n'avait pas été tué ?! « Vous savez, j'ai lutté pour que Day ne soit pas exécuté, mais le directeur Martin ne voulait rien entendre… Je pense vraiment qu'avec assez d'investissement, ces personnes peuvent être aidées, avec l'asile d'Arkham, c'est… »
Batman n'écoutait plus, cherchant du regard le clown.
Dès qu'il le verrait, il lui foncerait dessus.
« … par rapport à Sharp, mais enfin, j'ai quand même bon espoir que Gotham ne sera plus la même. »
Il y avait beaucoup de monde dans le bar, mais un homme avec des cheveux verts serait forcément visible parmi les forains.
« Où est-il ?
— … exemple, le conseil que vous m'avez donné pour Fries a été utile, je sais déjà que c'est en bonne voie et…
— Harleen. Où est Joker ?
— Mais il était là il y a un instant ! » Répondit Harleen en regardant par-dessus la foule. « C'est curieux… quoique, ce n'est pas vraiment surprenant : il est très demandé, vous savez. »
Elle avait lâché ce constat avec un air absent pour mieux dissimuler sa frustration.
Avait-elle seulement dansé avec lui ? Jell-O était un petit homme agréable, même charmant, mais c'était différent.
Batman sentit sa colère s'adoucir en regardant cette reine du bal ignorée, et il demanda :
« Pourquoi vous tenez autant à lui ?
— Je ne sais pas, Batman. » Harleen n'avait même pas cherché à nier ses sentiments, faisant preuve d'une franchise presque douloureuse. « Je crois que c'est parce que je me sens en sécurité quand il est là. Je suis née aux abords de Gotham, mais j'ai passé la majeure partie de ma vie ici sans que ma famille n'ait osé me suivre… je ne leur en veux pas, ils ont leur propres soucis et vivre ici n'arrangerait rien… c'est une ville effrayante, Batman, qui remet en question toutes vos convictions… alors que lui, on dirait qu'il est inaccessible, comme si rien ne pouvait l'atteindre… Et sa force est communicatrice, à tel point que j'ai l'impression que je pourrais affronter n'importe qui ou n'importe quoi rien qu'en sachant qu'il est près de moi.
— … Harleen, vous ne devriez pas en attendre trop… » Se risqua à dire Batman, sentant une certaine tristesse à mesure que les yeux de la jeune femme pétillaient.
« Ce n'est pas votre avis ? Vous lui faîtes bien confiance, pourtant. Vous l'avez libéré d'Arkham, vous êtes devenus alliés.
— Je voulais dire que vous ne devriez pas… »
Comment lui dire qu'il avait profité de leur quiproquo pour reprendre la situation en mains à Blackgate ? Comment lui dire que Joker n'avait pas parlé d'elle ?
Batman se tut : il ne pouvait pas, pas alors qu'ils étaient parmi des fêtards qui hurlaient de rire ou chantaient des insanités, pas alors que Batman en savait si peu sur la suite des événements prévue par le Joker.
Soudain, il aperçut derrière le bar un homme roux avec, à la commissure des lèvres, un sourire de travers, non pas dessiné mais boursouflé à la surface de la peau. Twist. Batman ne l'avait encore jamais vu sans son masque d'Auguste, mais il ne connaissait personne d'autre avec un sourire de Glasgow.
Se souvenant que le masque de clown avait été aperçu près de la baie vitrée, Batman se retourna vivement.
À une dizaine de mètres, celui qui portait le masque de Twist le regardait et lui fit un signe de main. Une main où il manquait trois ongles.
Poussant les clowns et les trapézistes qui se trouvaient là, Batman se fraya un chemin jusqu'au Joker en ignorant Harleen.
Il tendit sa main et retira le masque bariolé lui-même. Quand ses doigts frôlèrent la joue du Joker, il ne perçut même pas un frisson.
« Puisqu'il est l'heure de se démasquer, Bats ! » Rit Joker en faisant mine de toucher le visage en métal. Durant un instant, Batman fut tenté de l'en empêcher, mais il resta immobile, testant le farceur. Pour la première fois, le Joker sembla surpris — et ravi. Ses mains finirent par retomber sur les épaules de Batman. « Mh. Tout compte fait, non. Je t'ai déjà dit que je te préférais avec ton masque. Original, ce pull, il arrête les balles comme ton armure ?
— Qu'est-ce que tu as raconté à Harleen ?
— Rien ! Juste quelque chose que je savais qu'elle allait répéter. Je crois qu'elle t'aime aussi, Batou, mais pas autant que moi. Enfin, elle m'aime plus et elle t'aime moins que moi, tu arrives à suivre ? Je veux dire qu'elle préfère être avec moi tandis que moi, je préfère être avec toi, mais elle aime bien être avec toi aussi, même si…
— Tu peux arrêter. » Conseilla Batman alors que les mains du Joker glissèrent le long de ses bras, continuant jusqu'à atteindre la poche du manteau où se trouvait la bouteille de rhum.
Avec un sourire, Joker lui reprit le masque de Twist et le lança vers son véritable propriétaire, et alors que la musique continuait, que les rires s'enchaînaient, aussi puissants que la voix du King, Joker dégaina un revolver et tira à deux reprises vers le plafond transparent, arrachant des cris de surprise alors que des morceaux de verre et de neige tombaient sur les invités.
« Allez danser ailleurs ! Le Royal est assez grand ! L'Overlook bar devient V.I.B., very important bat… very important bar ! » Dans son rire tonitruant s'entendait une menace évidente : quiconque n'aurait pas décampé du bar ne survivrait pas longtemps à la nouvelle année.
En fait, Batman était certain que s'il n'avait pas été là, deux ou trois forains auraient déjà le crâne troué…
D'abord interloqués, certains fêtards se risquaient à s'échanger des regards, mais les plus sobres — les plus lucides — traînèrent leurs compagnons par le bras vers les deux sorties parallèles.
En silence, Harleen se rapprocha de Batman dans l'espoir qu'il convainque le Joker de la laisser rester, mais à la place, la sentinelle se pencha vers elle pour dire tout bas :
« Vous devriez partir, Harleen.
— … et je vous souhaite, à nouveau, une belle et excellente année ! Que toutes vos folies se réalisent ! » Joker ponctua ses vœux avec un nouveau coup de feu. Dans le miroir derrière le bar, cette fois.
La psychiatre fut déçue, mais elle remit son masque en place et suivit les autres invités à présent chassés.
Les derniers étaient en train de refermer les portes derrière eux quand Joker saisit deux verres près de l'évier derrière le comptoir. Il fit un signe de main à Batman, l'invitant à tendre la bouteille qu'il avait ramenée.
« Et toi, Batou, quelles folies voudrais-tu voir se réaliser pour cette année ?
— Te comprendre. Mais j'imagine que c'est trop demander. »
Tout en servant les verres, Joker répondit :
« Je t'ai pourtant donné quelques conseils, tu t'en souviens ? »
Il poussa ensuite le second verre vers la place voisine, invitant Batman à s'asseoir près de lui. Des cotillons brillants se noyaient dans des verres encore pleins ou des flaques d'alcool sur le comptoir, sources de ce mélange olfactif presque agressif.
Au moins, l'odeur du rhum était plus tendre.
Malgré la musique, Batman n'entendait plus de pas devant les entrées de l'Overlook bar, alors il se risqua à retirer son masque et le posa sur le comptoir.
Joker le fixa avec une grimace :
« Euh… tu as un truc, là. » Dit-il en touchant sa propre mâchoire.
« Oui, ça s'appelle de la barbe.
— Oh, tu me rassures, j'ai cru que c'était du duvet de chauve-souris et que tu te transformais vraiment.
— Non.
— C'est dommage que tu abandonnes le look play boy pour celui de bad boy, mais trinquons quand même à ta renaissance ! »
Quand Joker leva son verre, sa manche glissa sur son poignet où les marques des liens étaient toujours bien visibles. En les désignant, Batman demanda :
« Tu te sens moins courbaturé ?
— Je respecte la posologie des antidouleurs, docteur. »
Ce n'était pas exactement sa question, mais il n'insista pas.
Joker se pencha au-dessus du bar pour attraper une ombrelle à cocktail, prouvant par son mouvement qu'il allait mieux. Ou que les antalgiques étaient très efficaces.
« Du papier sur un cure-dent… Je m'attendais à mieux, venant d'un hôtel comme celui-là. » Fit remarquer le clown en ouvrant du bout des doigts le parasol miniature, déployant les motifs floraux, avant de le refermer.
« Tu devrais essayer le Bicchiere, alors. Un bar qui se trouve à la station principale de Miagani.
— Qu'est-ce qu'il a de particulier ?
— Si tu commandes une Eau de roche, tu paies aussi l'agitateur qui est en tourmaline.
— En tourmaline ?! » Joker éclata de rire en imaginant cette sorte de quartz taillée en touillette à cocktail. « Tu as déjà commandé ça ?!
— Moi non, je ne suis pas amateur de vodka, mais Natalia, elle… »
Batman s'arrêta en évoquant le nom de sa dernière relation.
À quand remontait-elle, déjà ? Elle lui paraissait plus ancienne qu'une amourette de lycée alors qu'elle datait du mois dernier.
Natalia, une étoile montante du cinéma qui n'avait pas supporté que son nouveau petit ami se désiste pour la sixième fois en l'espace de trois semaines. Au début, Bruce avait compté sur l'agenda rempli de l'actrice pour garder son indépendance — et son secret —, mais il fallait reconnaître qu'elle avait fait bien plus d'efforts pour se libérer que lui…
Ils s'étaient séparés et les tabloïds avaient accordé quelques lignes à la quatrième rupture de l'année du milliardaire populaire.
Vie amoureuse et carrière de justicier ne pouvaient être conciliés, Bruce le savait : en combattant le crime, il avait déjà raté nombre de dîners et d'anniversaires, laissant l'impression qu'il était distrait ou, pire, indifférent. Pour cacher ses cicatrices, il ne faisait plus l'amour avec les lumières allumées — sa conquête d'avril dernier avait ri, prenant cette prudence pour une timidité liée à des complexes —, mais même là, il craignait toujours qu'une cicatrice soit trop proéminente sous les doigts. Il n'aimait pas non plus quand ses partenaires le flattaient sur son physique, craignant que le lien avec Batman soit établi…
Alfred l'avait mis en garde : une fois l'armure portée, Bruce ne pourrait plus jamais s'en débarrasser, car la carapace, imaginaire ou réelle, le séparerait du reste du monde, à moins de mettre quelqu'un dans la confidence, quelqu'un qui connaissait déjà son visage.
« Et on dit que je suis fou, Batou. » Ricana Joker en reposant son verre qu'il vidait à un rythme raisonnable.
« On dit surtout que tu es dangereux.
— Pas plus que le monde. » Rétorqua Joker et il s'empressa de lui donner de nombreux exemples, les mêmes que ceux qu'il avait évoqués dans la voiture : les braqueurs de banque étaient connus, tout comme les parrains de la pègre, mais qu'en était-il de ceux qui battaient leur moitié chaque jour ? Des patrons qui exploitaient des employés en leur promettant des salaires toujours retardés ? Des enfants qui plantaient des bâtons pointues dans les ventres des animaux errants ? « Tu as déjà vu un mioche de six ans crever l'œil d'un chien avec un clou ? Non, ce n'est pas des choses qu'on voyait dans ton école huppée, j'imagine, mais moi, je devais être à peine plus jeune que ce gamin… Mince, je me demande si c'était pas mon meilleur copain, en fait !
— L'avantage d'apprendre à domicile. » Répondit Batman en haussant les épaules, ce qui arracha un rire au Joker. À mesure qu'ils discutaient, ils ne restaient plus face au miroir en miettes mais se tournaient peu à peu l'un vers l'autre, les genoux se touchant presque. « … Mais Gotham ne m'a pas épargné pour autant.
— Ah bon ?
— … Je n'ai pas besoin d'entrer dans les détails, Joker. » Répliqua Batman en le fusillant du regard : riche ou non, il avait vu ses deux parents mourir devant lui, tués dans une allée où le vent avait hurlé plus fort que lui.
« Ooooh oui, excuse-moi ! J'avais oublié l'histoire de papa et maman. Je te proposerai bien un câlin, mais il est un peu tard pour ça, une thérapie serait plus efficace.
— Et j'imaginerais que tu profiterais de la situation.
— Ça, je ne peux pas te contredire. » Rit Joker en remplissant à nouveau les verres. « Allez, raconte-moi ce que tu as sur le cœur. Pourquoi tu n'as jamais consulté ? Tu sais, les psys obéissent au secret médical, je suis sûr que tu pourrais avouer que tu es devenu Batman pour rétablir l'ordre et la justice ici-bas, aucun d'eux n'aurait le droit d'en parler ! Ça tient du pathologique après tout ! »
— Joker, j'aimerais que tu arrêtes de mentir à Harleen. »
Le clown s'arrêta, surpris :
« Tu dis ça sur un ton de reproche.
— Que ce soit à propos de Julian Day ou à propos de ce que tu pourrais ressentir pour elle. » Avec un sourire, Joker se contenta de poser son menton dans le creux de sa main, attendant la suite. « Je ne sais pas à quel point tu lui as fait espérer quelque chose, mais tu dois arrêter. Parce que ce n'est pas d'elle dont tu parlais à Blackgate.
— Ah, on y revient…
— C'est de moi dont tu parlais. » Il avait articulé cette conclusion avec aplomb ; « La seule chose que je me demande, c'est si tu parlais de moi ou de lui. » Ajouta Bruce en désignant le masque posé sur le comptoir.
« … J'ai raté un chapitre, Batou, je croyais que vous étiez la même personne ? Je n'ai pas découvert ton identité secrète alors ?!
— Tu sais ce que je veux dire.
— Non, je sais ce que tu veux nier : ce truc en métal, là, et cette bouille sur laquelle tu le poses, il n'y a aucune différence ! Par contre, les interviews dans les journaux et les photos prises par les paparazzis, ça, c'est une autre personne. » Il lui tapota la main et murmura : « et puisque cet autre est mort, tu n'as plus à faire semblant. »
Après un moment d'hésitation, Batman approuva d'un signe de tête et finit son second verre d'un trait.
La situation était plutôt unique : il profitait du moment présent, son masque emblématique posé à côté de lui, discutant avec un fou qui se complaisait à ne jamais l'appeler Bruce. Seulement « Batou », « Bats », rarement « Batman ».
Ce n'était pas seulement l'alcool qui incitait ses muscles à se relâcher, sa tête à s'alléger, c'était aussi ce trouble qui avait pour nom paix. Même avant de devenir Batman, Bruce ne l'avait que rarement ressenti, toujours sur la défensive, toujours méfiant, ne supportant plus d'être vu comme l'héritier Wayne, ni comme l'orphelin de Gotham.
Et que le Joker n'accorde aucune importance à ces deux détails lui faisaient réellement plaisir.
En voyant le verre vide, celui qui s'improvisait barman proposa de le servir à nouveau, mais Batman ne répondit pas : un troisième verre aurait laissé penser qu'il était ivre alors qu'il était parfaitement conscient quand il agrippa l'épaule du Joker pour le rapprocher.
Il apprécia que le clown ne se mette pas à rire, ne se moquant même pas, l'autorisant à l'embrasser. Leur haleine semblait être de caramel, et l'illusion se prolongeait sur les lèvres qui se collaient, se renforçait contre les langues.
Quelque chose poignardait les entrailles de Batman, à croire que le Joker pouvait le blesser de n'importe quelle manière, mais la douleur devint plus douce quand sa main remonta jusqu'à la nuque pour la tenir avec fermeté. Si Joker n'essaya pas de reculer, ce geste le fit sourire, un rire sans bruit que Batman sentit contre sa bouche.
Quand il sentit les dents frôler sa lèvre inférieure, Batman recula rapidement avant d'être mordu.
« Tu as oublié mes conseils, » se moqua Joker, « quand j'ai l'air dangereux…
— … tu ne l'es pas. » Termina Bruce avec un soupir. Un soupir qui s'accompagnait d'un petit sourire en coin.
Il hésita à se pencher à nouveau, mais Joker s'était accoudé au bar dos au miroir, regardant le plafond qui avait été troué.
« D'accord, je suppose qu'après ce qui vient de se passer, je ne serai plus vraiment convaincant auprès d'Harley.
— … Oui, je suppose aussi. » Si Batman doutait que ce serait la seule chose qui changerait, mais le clown restait aussi détendu qu'auparavant et, comme si rien d'important n'était arrivé, comme s'ils étaient déjà liés, il enchaîna :
« Mais passons à la suite du programme, batenaire : Firefly sera bientôt libéré de sa chambre d'hôpital maintenant qu'il n'a plus besoin de manger avec une paille, et l'atteindre à Blackgate sera bien plus difficile puisqu'il sera en isolement, protégé des autres détenus… je doute qu'avec l'échec que vient de connaître Arkham, il ne sera pas transféré là-bas. Vraiment, on l'atteindra plus facilement à l'Elliot Memorial.
— Tu n'es pas encore remis de tes blessures, Joker, il n'y a pas de on.
— La vengeance n'attend pas, Bats !… Ni mon plaisir. »
Après une seconde d'hésitation, Batman tendit son verre à nouveau et laissa Joker le servir.
« Très bien, tu viendras avec moi. »
Alfred avait raison : il devait arrêter de prétendre d'être une créature de solitude.
