Les courriers recommandés étaient arrivés simultanément à destination. Après avoir ouvert l'enveloppe portant les armoiries vaudoises avec sa fille et découvert – sans trop de surprise, mais néanmoins beaucoup de fierté – la courte et formelle missive qui annonçait qu'Ilinka avait obtenu une note moyenne de 5,2 sur 6 à ses examens et était de facto orientée en « VP » (autrement dit voie pré-gymnasiale), Rosanna avait laissé à Markus le soin d'accompagner la petite à la boulangerie du village pour aller acheter un gâteau afin de fêter ça, et elle était partie voir son amie, qu'elle trouva – comme elle s'y attendait – assise dans sa voiture, fixant sa propre lettre d'un air hagard. Après avoir toqué à la fenêtre, l'artiste avait -sans attendre de réponse- ouvert la porte, et s'était installée côté passager.
« Tu veux qu'on l'ouvre ensemble ? » proposa-t-elle gentiment à Milena, qui la fixait avec l'air perdu.
« Non... Je... je devrais l'ouvrir avec Zen... tu ne crois pas ? »
« Sûrement, oui. »
« Tu as reçu celle d'Ilinka ? »
Elle opina.
« Et ? »
« VP, bien sûr. Je suis immensément fière d'elle. »
Milena parvint à produire un maigre sourire désolé.
« Tu devrais être avec elle à fêter ça. »
« Elle est partie avec Markus acheter un gâteau. On a un peu de temps. Ensuite, Zen et toi êtes invités à le partager, bien sûr. »
« Mmmh... »
Milena fixa à nouveau l'enveloppe qu'elle tenait serrée dans ses mains aux jointures blanchies.
Rosanna détailla son amie un moment.
« Pourquoi ça te fait si peur ? Ce n'est qu'un examen de primaire... qui n'a pas grande importance de base, et qui en a encore moins dans ce cas précis. »
« Je sais... je sais bien. »
« Alors ? »
« Alors... alors... Je sais ce qu'il y a dans ce courrier. Et je ne veux pas que mon fils... mon bébé... le voie. Je sais que c'est juste un examen à la con, mais je sais que Zen'kan ne le prendra pas comme ça. »
L'ancienne militaire détourna les yeux du courrier pour fixer Rosanna presque avec colère.
« Chaque fois qu'il ramène une mauvaise note, il s'excuse « d'être stupide ». Chaque fois que Selk'ym vient me dire qu'il n'arrive pas apprendre ci ou ça, il me demande pardon de « ne pas être doué comme Tom ». Chaque fois que je perds patience parce qu'il oublie quelque chose ou que je dois lui réexpliquer un truc pour la dixième fois au moins, il a ce regard qui dit « désolé d'être aussi nul ». J'ai beau lui dire qu'il n'est pas stupide, qu'il ne doit pas dire des choses pareilles parce que c'est pas vrai, c'est comme ça : depuis le jour où il est resté à la maison alors qu'Ilinka allait à l'école, parce qu'elle était prête et pas lui, il s'est toujours senti... à la traîne. Et cette lettre... cette lettre va juste être la confirmation officielle de ce sentiment. Tu comprends ? »
Rosanna posa une main apaisante sur le bras de son amie.
« Je comprends. Mais si, avant de conjecturer, on regardait ce qu'elle contient vraiment ? »
Milena acquiesça puis, faisant jaillir un couteau à cran d'arrêt du compartiment de la porte côté conducteur, elle l'ouvrit et, d'un geste dur, déplia la missive, avant de la tendre à l'artiste avec lassitude. Rosanna prit le temps de la lire.
« Au moins, tu connais bien ton fils. » tenta-t-elle pour détendre l'atmosphère.
Milena lui jeta un regard semblant dire « ça me fait une belle jambe ! » et lui arracha presque le courrier des mains.
« La bonne nouvelle c'est que, de toute évidence, même s'il s'est vautré aux examens, il va passer en secondaire... même si... c'est en conditionnel, c'est vrai. »
A nouveau ce regard.
« Tu veux que j'aille lui annoncer ? »
Un instant, Milena sembla infiniment soulagée, puis ses traits de firent durs à nouveau.
« Non, c'est à moi de le faire. »
« Mais je peux m'en charger, si tu veux. Ce sera peut-être plus facile, comme je ne suis pas... vraiment concernée... »
Milena sembla se dégonfler un peu. « Ça ne te dérange pas ? »
« Non, sinon je ne te l'aurais pas proposé. »
Milena lui tendit la lettre avec un air un peu coupable.
« Merci.»
.
Ilinka lui avait annoncé dans une grande explosion de joie télépathique qu'elle avait réussi ses examens. Du coup, il ne s'était pas posé de questions quand Milena était allée ouvrir au facteur puis, sans un mot, s'était enfermée dans sa voiture. Comme prévu, il avait échoué. Même s'il avait déjà un plan pour la suite, il s'était quand même réfugié sous son lit, dans l'espace sombre, rassurant et un peu poussiéreux qui avait été sa cachette rien qu'à lui depuis aussi loin qu'il se souvienne, pour réfléchir.
Il avait quand même échoué. Il était quand même une déception pour tout le monde, et surtout pour sa mère. Même en faisant de son mieux, il n'arriverait jamais à égaler Tom. Jamais.
Quelqu'un toqua à la porte de sa chambre. Il ne répondit pas. Un « Je peux entrer ? ». Il se tourna face au mur.
Il entendit la porte s'ouvrir doucement, et des pas s'approcher. Un instant de silence, puis soudain une autre présence dans l'espace étroit de son refuge. Brusquement, un élan claustrophobe le glaça, et en un réflexe sauvage, il se retourna, feulant, griffant, se tortillant comme un chat sauvage. Il y eut une exclamation de douleur, l'odeur caractéristique du sang, une brève lutte, et il se retrouva coincé, un bras bloqué sous lui, l'autre douloureusement tordu dans le dos, un mouton de poussière à moitié dans le nez.
« Zen'kan, calme-toi ! C'est moi ! Calme-toi ! » ronronna Rosanna d'un ton doux, apaisant et pourtant impérieux.
Il tenta de se débattre un peu, soufflant fort pour chasser la poussière puis, voyant que c'était peine perdue, renonça.
Après quelques secondes, certaine qu'il était calmé, elle le lâcha.
La brève lutte l'avait épuisé et il s'était méchamment cogné la tête au sommier. Il n'avait pas envie de parler. Il se contenta donc d'un grognement plus grincheux qu'interrogatif, alors qu'il se recroquevillait dos à sa tante.
C'était puéril, mais il ne se sentait pas d'agir autrement.
« Tu as reçu les résultats de tes examens. » nota-t-elle doucement, se contorsionnant un peu pour sortir un mouchoir de sa poche et l'appliquer sur la vilaine griffure à sa joue.
Après de longues secondes, voyant qu'elle n'allait rien ajouter de plus, il poussa un nouveau grognement.
« Tu es reçu en voie générale. Félicitations ! »
Il resta immobile quelques instants puis se retourna, incrédule. Il avait réussi ?! Pour de vrai ?
Elle lui tendit la lettre, se tassant un peu pour qu'il ait assez de lumière pour lire. Avec honte, il constata qu'il l'avait blessée.
Il prit la missive, s'appliquant à la déchiffrer.
« ... Résultats limite... Semestre conditionnel... J'ai pas réussi... Je leur ai juste fait trop pitié... » parvint-t-il à cracher, chiffonnant la feuille avant de la bazarder dans l'obscurité poussiéreuse.
Rosanna s'installa un peu plus confortablement à côté de lui.
« Il n'y a pas de pitié dans ce genre d'examen. C'est juste des points et des barèmes. Si tu es reçu, c'est que tu as eu assez de points, ni plus ni moins. »
« Mais je vais encore redoubler... »
« Pas forcément... Tu peux aussi super bien réussir ce semestre conditionnel. »
Il eut un sifflement sardonique.
« Sans Ilinka pour m'aider, impossible ! Je suis trop nul. Tout ce que je sais faire, c'est décevoir tout le monde ! »
Sa tante ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il continua.
« La preuve ! C'est toi qui es là, et pas maman. Elle a tellement honte de moi qu'elle veut même plus me voir ! » cracha-t-il comme du venin.
Un coup brutal dans l'épaule le fit feuler de surprise. Dardant un regard furieux, il se massa le bras.
« Mais ça va pas ?! »
« Si tu redis une chose pareille, je t'en recolle une ! »
« Mais quoi ?! »
« Tu n'es pas nul ! Et si Milena n'est pas là, c'est parce qu'elle était sûre que tu réagirais comme ça et qu'elle ne savait pas comment te faire changer d'avis. »
« Et tu penses que toi, tu vas pouvoir m'empêcher de penser que je suis le débile que je suis ?... Mais aïeuh ! Arrête ! »
« Toi d'abord ! »
« Tu comptes faire quoi ? Me tabasser jusqu'à ce que j'arrête ? Spoiler alert, ça marchera pas ! »
« Et pourquoi pas ? Ça marche pas trop mal sur Delleb. Une insulte, une gifle. »
« Mais j'insulte personne ! »
« Si, toi-même. Et il n'est pas question que je te laisse faire. »
Il la fixa pendant de longues secondes, un grognement roulant dans sa poitrine, le regard flamboyant de colère. Elle ne cilla pas. Finalement, il détourna le regard.
« Bon, vas-y. Fais moi ton petit discours. Dis-moi que je suis pas nul, que je dois juste trouver ma voie, et blablabla, qu'on en finisse. » cracha-t-il agacé.
« Oh, mais je vais pas te dire que tes résultats ne puent pas la merde, mon coco. Parce que c'est la vérité. C'est de la merde. T'as merdé grave. D'autant plus que t'as déjà redoublé une fois. Donc, non, je vais pas te dire que tu t'es pas vautré. »
Il lui jeta un regard perdu. Il ne s'était pas attendu à ça. A tout sauf à ça.
Elle poursuivit : « Mais c'est très bien comme ça. Tout le monde fait de la merde un jour ou l'autre. C'est la vie. Tout le monde merde quelque part. Tout le monde échoue. Et crois-moi, mieux vaut échouer à un examen d'orientation de primaire, qu'à des calculs de vecteur d'hyperespace. T'es encore un gamin. Profites-en. Il n'y a rien que tu puisses faire qui soit réellement important. Le destin a pas encore refermé ses griffes sur toi. T'es libre. Profites-en ! Redouble, plante des examens, sèche les cours, fume en douce derrière le local poubelle – enfin non, ça, fais-le pas –. fais-toi des coupes de cheveux de merde, aies des goûts musicaux douteux, je sais pas moi, t'as treize ans ! Profite, nom de Dieu ! »
Est-ce qu'elle avait vraiment dit ce qu'il pensait qu'elle avait dit ?!
Sa tirade finie, elle poussa un long soupir, et lui sourit largement, lui ébouriffant les cheveux.
« Je vais te dire une vérité. Une vérité absolue. Selk'ym, Markus, Milena, moi... Chacun de nous a été une immense déception pour au moins un de nos parents... Et tous, on se battra bec et ongles pour que vous, nos enfants, ayez le droit de nous décevoir. Surtout si c'est en ne reproduisant pas nos propres erreurs... »
« Une déception pour vos parents ? » demanda-t-il, dubitatif.
Comment son oncle et sa tante, qui étaient tellement respectés et aimés, qui étaient même appelés « Fondateurs », pouvaient-ils être des déceptions ? Comment le moine calme et serein qu'était Selk'ym pouvait-il avoir déçu quiconque ? Sans parler de sa mère, une militaire décorée, elle aussi Fondatrice et héroïne des Ouman'shiis ?
« Oh... longue histoire... mais pour faire court : Markus est le premier wraith à avoir trahi sa ruche, donc sa génitrice, pour s'allier aux humains. Mon géniteur m'a créée dans le but de faire renaître les Lanthiens et leur grandeur... et disons que le fait que je sois la compagne et la mère de deux wraiths ne lui a pas exactement plu... Quand à mon père... l'homme qui m'a élevée... il n'a pas non plus pu accepter cette réalité. Selk'ym a fui son géniteur et le destin qu'il avait choisi pour lui pour tracer le sien, et ta mère a fait pareil en s'engageant dans l'armée pour fuir une situation familiale glauque.
« Mais au final, c'est cette suite apparente d'échecs et de déceptions qui ont rendu tout ça possible. Si je n'avais pas rencontré Markus, si on n'était pas devenu amis, s'il n'avait pas trahi Silla, si on n'avait pas appris à s'aimer, si Milena n'avait pas été là sur Atlantis, si elle n'avait pas déserté, refusant d'obéir à un ordre direct de ses supérieurs pour rester et nous chercher, si Selk'ym ne nous avait pas rejoint après avoir permis aux expériences de son géniteur de fuir... rien de tout ça n'existerait.
« Si tout ces échecs n'avaient pas eu lieu, tu serais juste une larve miteuse sur la ruche de Silla. Ilinka serait pourrie gâtée sur la sienne, et Rorkalym serait sans doute en pièces dans les bocaux de ce scientifique fou. Il n'y aurait pas d'Ouman'shii, pas d'autre voie que la guerre, la mort et la famine, et pas d'espoir pour les êtres de Pégase. C'est la somme de nos réussites ET de nos échecs qui nous a amenés ici, sous ce lit, en cet instant. »
« Mais... moi... Je fais qu'échouer... »
« Vraiment ? Être la seule larve à avoir eu la présence d'esprit de se cacher pour survivre au massacre du couvain, je n'appelle pas ça un échec... Arriver à escalader un arbre de vingt mètres en douze secondes, non plus... et je pourrais continuer comme ça longtemps. »
Il soupira, malheureux malgré tout, incapable de se laisser convaincre.
D'un doigt sous le menton, elle le força à la regarder.
« Écoute-moi. Tu es un fils de Silla. Du sang lanthien coule dans tes veines. Être imprévisible est dans ta nature. Mais je n'ai jamais rencontré de wraith plus brave, plus honnête et plus fiable que les fils de Silla. Et je sais que tu ne fais pas exception. »
« Ah ! Vu le tocard que je suis, t'as tort ! » cracha-t-il, bravache.
Avec un couinement de douleur, il se massa l'autre bras. Elle leva un sourcil, l'air de dire « je t'ai prévenu ».
« C'est possible. Et c'est pas grave. Tu es toi, et j'ai confiance en toi. »
Il voulut répliquer, mais n'y parvint pas. Il n'y avait rien à répliquer. La façon qu'elle avait eu de le dire, le rendait aussi évident que la Lune tournant autour de la Terre.
« Quoi que je fasse, je pourrais pas te décevoir ? »
« Je n'ai pas dit ça. Mais ce n'est certainement pas un examen vautré qui va suffire. Si tu tiens à me décevoir, il va vraiment falloir améliorer ton jeu ! »
« Comme quoi ? » demanda-t-il dans un murmure, pas certain de vouloir savoir.
Rosanna prit le temps de réfléchir.
« Comme faire du mal à Ilinka. Vraiment du mal. Le genre de chose qui ne s'efface pas avec le temps... »
Il frissonna. S'il venait à faire une chose pareille, ce ne serait pas sa tante qu'il trahirait le plus. Ni même Ilinka. Ce serait lui-même.
« Je ferais jamais ça. »
« Je sais. »
Une fois encore, il s'agissait davantage d'une vérité que d'une affirmation.
Le silence retomba, lui laissant le temps de calmer un peu l'entrelacs de ses pensées.
« Et maintenant ? » finit-il par demander.
« Markus et Ilinka sont revenus depuis déjà dix minutes avec un gâteau pour fêter VOTRE réussite. »
Il ne put s'empêcher de rire à la manière dont elle avait prononcé la chose.
« -NOTRE- réussite. » pouffa-t-il, marquant les guillemets de la main. « Au final, je m'en fous. Du gâteau, c'est du gâteau. »
Elle le bouscula gentiment.
« C'est l'esprit, ça ! »
Puis s'extirpant souplement de sous le lit, elle s'épousseta et l'aida à se relever.
Ils allaient sortir de sa chambre lorsqu'elle l'arrêta, soudain très sérieuse, le tenant à bout de bras, le fixant avec intensité.
« Zen'kan Giacometti, je sais que pour l'instant tu ne sais pas de quoi est fait ton avenir. Personne ne le sait vraiment. Mais je sais que nombreux sont ceux qui seraient fiers et heureux de te savoir à leurs côtés. Et que quelque part, dans l'immensité de l'univers, tu as ta place. Et si cette place devait être en tant que fils de Silla, avec tes frères de sang, à mes côtés en tant que frère de ruche, j'en serais immensément honorée. Et je le serai encore plus, si tu décidais que ta place est aux côtés de ma fille, quel que soit le destin qu'elle se choisit. »
Il eut envie de lui demander si Rorkalym ne ferait pas mieux l'affaire, mais se retint. Il ne voulait pas savoir. Il voulait juste s'accrocher à ce qui ressemblait presque à un serment. Il voulait y croire. Il avait besoin d'y croire. Maladivement. Viscéralement. Il avait besoin de savoir qu'il avait une place quelque part où il pourrait être utile. Qu'il faisait partie d'un tout plus grand.
Rosanna avait dû sentir son trouble car elle l'attira contre elle, le serrant fort.
Un instant, il fut sur le point d'éclater en sanglots, puis l'instant passa, et il se contenta de savourer cette étreinte. Le contact n'était que physique, il était seul dans sa tête, et pourtant, il ne se sentait plus Perdu ni triste. Il se sentait à sa place. Comme une pièce de puzzle qui s'emboîte parfaitement dans un ensemble plus grand.
Au bout de longues secondes, elle le lâcha, l'examinant avec attention. Ce qu'elle vit la fit sourire, et elle lui tapota le torse, à l'endroit du cœur.
« Ce que tu ressens là, maintenant. Sers-t'en comme d'une boussole. C'est le signe que tu es sur la bonne voie. »
Il opina, tâchant de graver le sentiment dans sa mémoire.
« Bon, on va le manger, ce gâteau ? »
« Carrément ! »
