Selk'ym, après un ardent travail de sape de la part de Rosanna et de Milena, avait fini par accepter de réserver son jugement et de venir visiter le monastère avec lui pendant une journée portes ouvertes. Rosanna avait transformé la visite en expédition culturelle, et c'est donc dans le minibus de son père, en compagnie de l'artiste et de ses deux amis, que Rory s'était retrouvé, par une chaude journée de juillet, à cuire dans un bouchon compact sur l'autoroute de la Riviera.
Selk'ym marmonnait dans la barbe qu'il n'avait pas, tapotant avec agacement sur le volant, tandis que Rosanna, les pieds sur le tableau de bord, profitait de leur arrêt pour faire une rapide aquarelle du lac scintillant sous le soleil implacable.
Ilinka et Zen'kan étaient déjà en train de somnoler, assommés par la chaleur, et il était tenté de les imiter, bien que l'excitation de la visite mêlé à la crainte de voir sa demande refusée l'empêchaient de vraiment se détendre.
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Finalement, avec presque une heure de retard sur le planning, ils étaient arrivés à destination.
Le monastère était un grand bâtiment jaune, le long d'une rue en pente à flanc de colline, sa face sud s'ouvrant largement sur la vue sublime de la Riviera, du lac et des montagnes françaises sur l'autre rive. Des voitures étaient garées sur le parking de la demeure, mais aussi le long du trottoir dans la rue, et l'endroit était plein de curieux venus visiter l'endroit, et de moines et moniales en robe safran faisant la visite. Se retenant de piaffer d'impatience, tâchant d'afficher un air calme et composé, il descendit de la voiture, bouillonnant intérieurement alors que son père, méconnaissable en jeans et T-shirt, remontait méticuleusement sa ceinture sur son vague début de bedaine. C'était étrange de le voir habillé ainsi, et pas de sa sempiternelle robe bordeaux, mais Rory lui était tout de même reconnaissant de s'être changé. Dans sa tenue de moine, il aurait fait trop « local », et d'autres visiteurs n'auraient pas manqué de le prendre pour un bouddhiste et de lui poser des questions ou, pire encore, les propriétaires du lieu en auraient pris ombrage.
Ils n'eurent pas longtemps à attendre pour qu'une moniale aussi chauve que Selk'ym vienne bientôt leur proposer son aide.
Rosanna prit les devants, et annonça désirer leur faire découvrir le bouddhisme. La nonne s'illumina et se mit en devoir de leur faire découvrir la majestueuse salle de prière aux boiseries rouge sombre et aux nombreuses statues dorées. Il se demanda si le monastère de son père était semblable.
En fait, il n'en savait rien. Selk'ym n'en parlait presque jamais. Il ne savait même pas quels dieux étaient révérés là-bas, car des moines étaient forcément croyants, non ? Soudain, une idée dérangeante s'insinua dans son esprit. Est-ce que l'ancien moine était croyant ? Et si oui, quelle était sa religion ? Il réalisa soudain qu'il ne savait presque rien. Son père lui avait appris de nombreuses choses. Il lui avait enseigné une philosophie, et un certain mode de vie, mais ils n'avaient jamais vraiment parlé religion ensemble. Peut-être était-ce ça qu'il craignait. Qu'il se mette à croire en une autre religion que la sienne ? Mais si tel était le cas, pourquoi ne pas la lui avoir enseignée ? Pourquoi ne jamais lui en avoir parlé ? Il se promit d'éclaircir ce mystère plus tard. Il se recentra sur les explications de la nonne à propos d'une statue représentant un esprit grimaçant.
La visite dura une bonne heure, qui tira bien plus de bâillements que ce que la politesse autorisait à Zen'kan, et qui ne sembla en rien rassurer son père malgré tous ses efforts. Puis la nonne leur proposa d'assister à la prière commune, une demi-heure plus tard et, s'ils le désiraient, de participer également à une initiation à la méditation dans l'après-midi, ou à un des ateliers découverte de la culture tibétaine.
Soudain, Rosanna se frappa le front en jurant puis, après avoir eu le regard vide pendant un instant – signe incontestable qu'elle communiquait par son lien avec Markus –, elle s'éclipsa en s'excusant, disant qu'elle reviendrait dans deux ou trois heures, les confiant aux bons soins de Selk'ym et leur ordonnant de s'amuser et de profiter de l'opportunité.
Après un instant partagé de perplexité, ils s'accordèrent pour la prière puis, la méditation ne leur étant pas exactement inconnue, pour un atelier mandala.
Il ne comprenait pas les prières, ni tous les détails de la cérémonie à laquelle ils assistaient, mais la vibration presque transcendantale qui naissait des croyants assemblés lui donnait l'envie de s'y joindre, il ne savait comment. C'était comme ces instants magiques lorsque, à l'aube, assis dans l'herbe pleine de rosée, il laissait, aux côtés de son père, son esprit s'ouvrir à l'univers – mais en dix fois plus puissant. La nonne leur avait parlé du Nirvana, cet autre plan d'existence atteignable seulement en étant en parfait accord avec l'univers et en transcendant la nature humaine.
Cela lui avait évoqué l'ascension des Anciens dont on leur parlait parfois. Son père, tout comme Markus leur avait assuré que les wraiths n'avaient ni dieu, ni religion, ni au-delà auquel tendre : et pourtant, pourtant, en cet instant, noyé dans ce chant incompréhensible et néanmoins tellement évident, il avait l'impression que la prière l'appelait, à un niveau qu'il ne comprenait pas. Un niveau atavique. Ancestral. Qu'il était fait pour s'unir et s'élever en un grand Tout vers des choses dont il ignorait tout.
Peut-être était-ce cela que son père avait trouvé dans son monastère à lui ? Il ne le savait pas. Ce dont il était sûr, c'était que ce n'était plus un désir de faire cette retraite qui l'animait. C'était un besoin.
Trois heures après son départ impromptu, Rosanna était reparue, les cheveux vaguement décoiffés, le T-shirt taché de poussière et d'herbe, Markus et un homme qu'il ne connaissait pas en remorque.
L'homme, aux yeux bridés et aux hautes pommettes, portait un pantalon de toile brune et un T-shirt délavé. Lorsqu'il s'inclina devant un moine, le saluant de quelques paroles incompréhensibles, il devina que l'homme devait être bouddhiste lui aussi.
Rosanna s'arrêta devant eux, s'écartant un peu pour lui faire de la place.
« Les enfants, je vous présente Dampa Kang. Ancien marine, et ancien moine. » le présenta-t-elle en anglais.
L'homme les salua de la tête.
« Dampa, je te présente Zen'kan, Ilinka et Rorkalym. » poursuivit-elle en les désignant tour à tour.
L'homme sourit.
« Vous ne vous souvenez sûrement pas de moi. Vous étiez bébés à l'époque. Mais je vous ai gardé quelquefois quand vos parents étaient occupés. Que le temps passe vite ! Vous avez sacrément grandi. »
Rory fouilla dans sa mémoire. Là, presque effacées, de vagues impressions de souvenirs.
Il n'en était pas sûr, mais effectivement, l'ancien militaire lui était familier.
Ancien militaire qui se tourna vers Selk'ym et le salua aussi chaleureusement que cérémonieusement.
Les civilités finies, le Tibétain se tourna vers Rosanna.
« Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu m'as traîné ici... »
L'artiste s'assura que personne n'était à portée d'oreille.
« Rorkalym a un petit problème, et je me suis dit que tu pourrais l'aider. Il aimerait faire une retraite spirituelle bouddhique, et Selk'ym a peur de le laisser tout seul sans surveillance... »
« Oh ! Je serais ravi de lui faire visiter les temples de Lassa, et de l'initier si c'est ce qui l'intéresse. »
Selk'ym vira au cramoisi.
« Il me semble que vous faites toujours partie des partisans du Tibet libre, Dampa Kang. » parvint-il à grincer tout bas.
« C'est exact. »
« Autrement dit, vous êtes considéré comme un terroriste dissident par vos autorités nationales. »
L'homme acquiesça.
« Je suppose que j'y ai pris goût avec les Ouman'shii. Quoi de plus beau que de se battre pour ses idéaux et un avenir meilleur ? »
Selk'ym ne répondit pas, jetant un regard noir à Rosanna, qui haussa les épaules. Il se tourna à nouveau vers Dampa.
« Je ne vais pas vous laisser embarquer mon fils dans vos histoires tordues. Même si je vous suis infiniment reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour nous, et le serait toujours, je ne peux pas laisser mon fils partir avec un rebelle, aussi juste soit sa cause. C'est trop dangereux. »
Markus eut un sifflement amusé. Avec un grondement furieux, son père s'avança jusqu'à n'être plus qu'à un pas de ce dernier, qu'il fixait avec colère, malgré leur presque une tête et demie de différence.
« Un problème, traqueur ? »
« Non, aucun, hybride. Je ne fais que noter l'ironie de la situation. » siffla l'intéressé avec un sourire goguenard.
Le silence retomba, à couper au couteau.
Après presque trois minutes d'affrontement silencieux que personne n'osa briser, Selk'ym se recula.
« Soit, je vais signer ce papier, pas question qu'il parte à l'autre bout du monde ! »
Rorkalym se retint de hurler de joie.
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L'atmosphère se détendit instantanément. Zen'kan, le regard pétillant, s'approcha de Dampa, alors que Rorkalym filait en courant chercher le précieux sésame resté dans la voiture.
« Vous êtes Dampa Kang, LE Dampa Kang ? Celui qui a tenu tout seul contre les survivants de la garde royale de Silla en attendant les renforts ? »
« Celui-là même. » nota l'homme, non sans une pointe de fierté.
« Wouahou, trop classe ! »
« Celui qui est resté avec Milena pour chercher papa et maman ? » demanda Ilinka, pas moins curieuse.
« En effet. »
Son amie s'inclina bien bas.
« Alors merci beaucoup, Monsieur ! »
L'homme sourit.
« De rien. Je n'ai fait que mon devoir. Atlantis n'abandonne personne. »
« Vous avez des armes ? » renchérit Zen.
« Oui. »
« On peut les voir ? »
« Je ne les ai pas ici. »
« C'est comment, le Tibet ? » demanda Ilinka.
« C'est beau, montagneux et chaleureux. »
« On peut y aller ? » continua-t-elle.
« Mon offre tient aussi pour vous. »
« Et on pourra se battre ? » s'enthousiasma Zen'kan.
« Heu... non, je ne pense pas que vos parents soient d'accord. » nota Dampa, vaguement gêné.
« Rhoo, trop nul. »
« Mais on pourrait venir voir les temples et tout ? » demanda Ilinka.
« Si vos parents sont d'accord. »
« On peut ? On peut ? » supplia-t-elle, se tournant vers les intéressés.
« Hors de question ! » cracha Markus.
« Bien sûr. » répondit Rosanna.
Il y eut un instant de silence électrique alors que sa mère lançait un regard éloquent à son père, puis ce dernier siffla.
« Si Rosanna est d'accord et qu'il ne s'agit que de temples et de méditation, pourquoi pas. »
« Ouais ! Merci ! »
« Et moi ? » renchérit Zen'kan.
« Toi, faudra voir avec ta mère. »
« Tu l'appelles, s'il te plaît, Rosanna ? »
L'artiste rit et obtempéra.
Elle n'avait pas fini d'expliquer la situation qu'elle écartait vivement l'appareil de son oreille en grimaçant. Tous purent entendre un « ...interêt à venir prendre un café ! » beuglé à pleins poumons.
Une fois les hurlements apaisés, Rosanna rapprocha prudemment le téléphone de son oreille.
« OK... OK... Oui, promis. A tout à l'heure. »
Elle raccrocha.
« Elle a dit que si son invitation « amicale » ne suffisait pas, elle vous donnait l'ordre de venir boire un café. » nota-t-elle, se tournant vers le tibétain.
« Elle sait que je ne fais plus partie de l'armée ? » demanda Dampa avec un sourire.
Rosanna haussa les épaules.
« Elle non plus, mais ce n'est pas ça qui va l'arrêter. »
« Évidemment .» acquiesça-t-il.
« Et pour moi ? » demanda Zen'kan, bouillonnant.
« Hum... il faudra voir ça directement avec elle quand on sera rentrés. D'accord ? »
Il opina, boudeur.
« On rentre quand, du coup ? »
« Vous avez fait le tour ? »
Il opina. Ilinka ne dit rien, mais Rosanna la connaissait trop bien pour ne pas remarquer qu'elle se taisait pour ne pas faire de peine à son ami.
« Il y a encore quelque chose que tu voudrais faire, ma chérie ? »
« Dans vingt minutes, il y a une dégustation de thé et de pâtisseries tibétaines... Je voulais y aller. »
Zen'kan poussa un grognement agacé.
« Et ça dure combien de temps ? » demanda l'artiste sans se démonter.
« Un quart d'heure. »
« Bon, ça nous fait une grosse demi-heure... On peut bien attendre une demi-heure, non ? »
Zen'kan leva les bras au ciel avant de s'éloigner en râlant. Si les adultes avaient décidé de rester, il ne pouvait rien y faire.
Finalement, la demi-heure n'avait pas été de trop pour permettre à Selk'ym de se renseigner sur les moindres détails de la retraite à laquelle il avait consenti à reculons, exigeant d'inspecter les dortoirs et réclamant un programme détaillé des quatre semaines.
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Markus avait suggéré que tout le monde rentre avec le Jumper, pendant qu'il rapatriait patiemment le fourgon dans les bouchons de fin d'après-midi, mais Rosanna ne l'avait pas entendu de cette oreille, et le minibus avait juste été garé sur un parking de plus longue durée deux rues plus bas, et tout le monde était reparti dans le petit vaisseau occulté caché dans le jardin d'une maison voisine, aux habitants partis en vacances – à en juger par les volets fermés et l'herbe trop hautes pour les standards du quartier.
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Milena avait eu moins d'une heure pour préparer quelque chose. Avant son séjour de presque huit ans dans la galaxie de Pégase, elle se serait contentée de commander quelques pizzas, d'aller à la supérette du coin acheter du pop-corn, des chips et de la bière, mais perdue aux confins de l'univers sans plus de livreurs ni de supermarché ouvert H24, elle avait dû apprendre à cuisiner, et recevoir autrui – recevoir vraiment – était devenu pour elle synonyme de grandes tablées joyeuses dans la cour de sa ferme, des brassées de plats dispersés sur la table, chacun partageant l'instant jusque tard dans la nuit.
Mais elle n'avait même pas eu une heure pour préparer quoi que ce soit. L'épicerie du quartier avait été mise à contribution, et un genre de quiche fromage-jambon cuisait au four, en dessous d'une tarte aux pommes. En attendant, les chips et la bière feraient l'affaire. C'est le minimum qu'elle puisse faire pour un ancien subordonné et – surtout – ami.
Elle devina, aux brusques bourrasques et au bruit des propulseurs, l'arrivée du Jumper, et bientôt Zen jaillissait du néant, lui sautant presque dessus, euphorique et incompréhensible, tellement excité qu'il en oubliait de former des mots complets. Elle le salua en riant et le repoussa gentiment, alors que la silhouette familière de Dampa apparaissait à la suite de Rosanna.
Il vint se poster devant elle, et claquant des talons, la salua.
« Capitaine Giacometti ! »
Elle lui rendit son salut avec autant de sérieux.
« Soldat Kang ! »
Il y eut une seconde de pause, comme si le temps s'était figé, puis ils se tombèrent dans les bras en riant, semblant rivaliser de qui collerait les plus grandes claques dans le dos de l'autre.
« Ah merde, ça fait combien de temps ? Dix ans ? Plus ? » demanda Milena.
« Quelque chose comme ça. C'est un plaisir de voir que la vie civile vous réussit. »
Milena rit.
« Ouais : « vie civile ». On s'entend bien, hein... »
Dampa sembla surpris.
« J'avais cru comprendre que vous vouliez vous éloigner de l'armée pour garantir la sécurité de votre fils ? »
Milena se renfrogna un peu.
« Visiblement, je ne suis pas douée pour faire autre chose... »
Rosanna se sentit obligée d'intervenir.
« Je sais pas ce que tu as mis dans le four, mais ça commence à sentir le cramé... »
« Ma quiche ! » s'écria l'ex-capitaine, bondissant vers la cuisine.
« Sujet délicat ? » demanda Dampa tout bas à l'artiste.
« Elle n'a jamais réussi à trouver de travail « civil » stable. Alors, quand le fric vient à manquer, Milena, Markus et moi on fait un peu de sale boulot pour le brigadier Schmid – le militaire grâce à qui on a ce petit bout de tranquillité. C'est bien payé... mais dangereux. Elle refuse qu'on « l'entretienne » comme elle dit, mais... »
« Elle a peur que l'un d'entre vous ne revienne pas... et maintenant, chacun d'entre vous a quelque chose d'important à perdre. »
Elle opina.
« La quiche est sauvée ! » annonça triomphalement Milena, posant sur la table un moule dont la fumée noirâtre semblait la contredire.
Un hourra général salua l'exploit et bientôt, on trinquait aux retrouvailles.
