A ma maman, qui aime rêver d'étoiles et d'aliens, dans ce monde qui peut souvent sembler trop petit...


C'était une de ces soirées où ils étaient comme oubliés. Personne n'était venu leur dire d'aller se coucher ou d'aller se brosser les dents. Pour Zen'kan, c'était en général la venue de l'Utopia qui s'assortissait de ce genre de soirée. Mais le vaisseau n'était pas attendu avant plusieurs mois. C'était étrange de voir les adultes baisser autant leur garde. Ça devint presque un peu effrayant lorsque Markus, avec un grondement défiant, retira son pendentif holographique, le posant d'un geste brutal sur la table, lançant un regard de défi à Selk'ym, qui avait dû probablement boire plus de raison, puisqu'il l'imita bientôt, tout aussi défiant.

« Ils sont devenus fous ? »

La pensée d'Ilinka était comme un murmure dans son esprit.

« Je ne sais pas. » murmura-t-il, appuyant songeusement son visage contre le mur frais du couloir sombre.
Ils contemplèrent en silence la scène pendant un moment.

« Papa me fait peur comme ça... »

Il sentit la honte piqueter l'esprit de son amie.

Il détailla son oncle. Il comprenait. Il était terrifiant. Immense, ses veines violettes traçant des ombres inquiétantes sur ses traits inhumains encadrés de cheveux aussi légers que de la soie d'araignée. Les mouvements subtilement trop rapides, trop souples de Markus leur étaient familiers mais, sans l'hologramme pour lui donner une illusion d'humanité, sa manière de bouger était totalement inhumaine. Ses yeux trop perçants, trop intenses.

Oui, il comprenait. Il détailla l'ancien moine. Selk'ym était un hybride. Il avait naturellement des yeux humains, aux pupilles rondes, mais ce mélange d'humain et d'autre chose, bien que différemment, n'en était pas moins terrifiant que la véritable apparence de Markus.
Zen'kan réfléchit. Son oncle était effrayant, parce qu'il était
wraith. Un prédateur parmi les prédateurs. Selk'ym était effrayant, car il était... contre-nature... Oui, c'était ça. C'était comme regarder un zèbre-lion. Ça n'était pas normal.

« Qu'est-ce que vous faites ? » demanda télépathiquement Rory qui revenait des WC.

D'une pensée et d'un geste du menton, il lui fit signe d'observer.

« Whoooooo... » fut tout ce que son ami trouva à dire.

Il opina puis, après quelques instants supplémentaires d'observation, se redressa, attrapant au passage la main d'Ilinka, qu'il entraîna vers sa chambre.

Rorkalym suivit sans poser de question.

Zen'kan ferma soigneusement la porte puis, se penchant à la fenêtre, le volet.

Enfin, dos au battant toujours ouvert, soudain hésitant, il se retourna, la main serrée autour de son propre collier.

«Zen ! On doit pas les enlever ! » murmura Ilinka en lui faisant les gros yeux.

« Je... je crois que ce soir, on a le droit. »
« T'es fou ! »

Il inspira à fond, et avant de se donner le temps de réfléchir trop, fit passer le cordon au-dessus de sa tête.
Il vit la peau de ses mains passer du beige clair à un vert tout aussi pâle, parcouru de veines violine. Ses ongles se muèrent en griffes noirâtres taillées court, serrant fort le pendentif inutile et frais contre sa paume.
Lentement, il le posa sur le rebord de de fenêtre en pierre, et d'un pas s'éloigna, fixant l'objet, comme s'il allait magiquement s'envoler pour se recoller contre lui.

Il se retourna vers ses amis, soudain extatiques. C'était étrange. Il ne se sentait pas du tout différent et en même temps, tellement différent.

« Zen ! Arrête ! On a pas le droit ! Remets-le tout de suite ! » siffla Ilinka.

Il hocha négativement la tête.

Elle se tourna vers Rory, l'air suppliant, mais Rory ne la regardait pas. Il fixait d'un air songeur son propre collier.

Ilinka étouffa une protestation outrée alors qu'avec un sérieux absolu, Rory le retirait et venait le poser à côté du sien sur le bord de la fenêtre.

Elle les fixait à présent avec des yeux écarquillés, la mâchoire décrochée.

«Quoi ? On dirait que t'as vu des extraterrestres? » nota Rorkalym avec un sourire étonnamment décontracté.

Zen'kan prit le temps de détailler son ami. C'était toujours Rory, son meilleur ami, mais en même temps pas du tout. Le Rory qu'il connaissait était un grand échalas tranquille et détendu, qui s'il ne méditait pas était en train de bouquiner. Le Rory qu'il avait devant lui à présent était un grand alien gracieux, aux mouvements délicats et fluides, qui semblait presque flotter à deux millimètres du sol, tant il semblait léger et souple.

Du coin de l'œil, il aperçut son propre regard et faillit couiner de peur en réflexe. Une version miniature du prédateur apex qui riait dans le salon de sa mère lui avait rendu son regard dans le reflet de la vitre obscurcie.

Ilinka siffla, inquiète.

Il se retourna vers elle. Ses mains, qu'elle tenait devant elle, prêtes à griffer, en un réflexe inconscient, et sa manière de piétiner, se tournant de gauche à droite, comme un fauve en cage, contrastait avec son apparence de jeune fille timide en robe à fleurs.

Il se demanda à quoi elle ressemblerait sans son hologramme. A quoi elle ressemblait vraiment.

Soudain, il réalisa combien ils ne se connaissaient pas.

Il sourit, tentant de l'apaiser d'une pensée lénifiante.

« Tout va bien, Ilinka. Tout va bien. »
« Non ! On a pas le droit ! On va se faire punir.»

Il repensa à ce que sa tante lui avait dit quelques jours plus tôt. Tu es jeune, profites-en tant que tu le peux.

« Je crois que Rosanna serait d'accord. » nota-t-il, s'approchant d'un pas.

Rory lui jeta un regard surpris, mais ne dit rien. Ilinka eut un hochement de tête négatif signifiant « jamais ! »

Il fit un pas de plus.

Ilinka tenta de reculer, mais se retrouva dos au mur.

« Allez, enlève-le.» suggéra-t-il, tendant une main vers son collier.

Elle gronda, montrant les dents. Un instant, il crut que l'hologramme avait disparu, puis il réalisa que c'était juste son imagination. Les dents d'Ilinka claquèrent à moins de deux millimètres de la main qu'il avait retirée en réflexe.

« Ne me touche pas ! »
Il recula, blessé par la hargne et la peur qu'il avait ressenties dans l'ordre mental.

« D'accord, d'accord.» lança-t-il pour tenter de désamorcer la situation, levant les mains en signe de paix.

Ilinka était haletante. Visiblement terrifiée.

Rorkalym lui jeta un regard noir, puis s'avança à son tour, tout aussi prudemment. Ilinka le laissa s'approcher, le fixant avec méfiance. Lorsqu'il la prit simplement dans ses bras, elle se détendit, tremblant visiblement.

Son ami lui jeta un nouveau regard noir, alors qu'il caressait doucement les cheveux de leur amie, et Zen crut qu'il allait vomir les généreuses parts de quiche qu'il avait englouties plus tôt.

Puis la nausée reflua. Il serra les poings. Il s'en voulait d'avoir fait peur à Ilinka, mais il ne regrettait pas d'avoir retiré son collier.
« Désolé, Lili. J'aurais pas dû essayer de te forcer à l'enlever. » parvint-il à marmonner.
Elle lui jeta une œillade assassine sous ses cheveux de jais.

Contrit, il se détourna, fermant la fenêtre pour s'en servir de miroir. Il détailla son reflet, effleurant du doigts les fentes respiratoires sur ses joues, qu'il avait l'habitude de toucher mais pas de voir, se piquant sur une dent aiguisée en essayant d'en observer la translucidité, effleurant une mèche de cheveux d'un blanc pur.

Il détailla ses mains, et les fentes encore closes de ses schiithars qui les barraient.

Après un instant d'hésitation, il retira son T-shirt, l'abandonnant au sol pour détailler une à une les fentes respiratoires plus larges et plus profondes qui barraient son torse, et les veines sombres qui parcouraient sa peau. Ce corps alien lui était tellement étranger, et pourtant, c'était le sien.

Il fixa à nouveau sa main puis, doucement, mordit, juste assez fort pour faire perler le sang. Un sang vert sombre. Un sang qu'il regarda avec fascination couler le long de son doigt. Depuis tout petit, il avait apprit à très vite cacher son sang, dont la teinte, sur un mouchoir ou un pansement, ne manquerait pas de le trahir : mais là, sur cette peau verte, sa vraie peau, il était normal. Sain. Cohérent.

Il tendit son esprit vers celui de ses amis. Il voulait partager ces instants avec eux. Rory lui ouvrit son esprit, et bientôt s'avança aussi pour se détailler dans la fenêtre. Ilinka se claquemura derrière ses défenses. Il n'insista pas. Il l'avait déjà blessée une fois ce soir. Une fois de trop.
Il se recentra sur son reflet dans la vitre.

.

Elle s'était presque enfuie de la chambre de Zen et, contournant au large la cuisine où riait et discutait toujours son père, son collier oublié sur la table, elle se réfugia dehors, dans la cour sombre. Assise sur la barrière en bois, les pieds battant dans le vide, elle ressassait les événements, lorsqu'une tache blanche attira son attention. Claquant doucement de la langue, elle appela le chat qui, après un instant de réflexion, se dirigea lentement, dignement, vers elle.

Elle descendit de la barrière et, en trois enjambée, rejoignit l'animal, qui la laissa le porter avec l'air d'un grand seigneur lui faisant un immense honneur.

« Ils sont tous devenus fous là dedans, Pipeau. Complètement fous. » marmonna-t-elle, le nez dans la fourrure douce et blanche du chat.

Il ronronna vaguement, et elle le gratta derrière les oreilles. Il la récompensa d'un véritable ronronnement.

Des larmes lui piquèrent les yeux. Elle les ferma très fort. L'image de son père, terrifiant, un sourire abominables aux lèvres, la fit tressaillir. Elle renifla, étouffant un gémissement dans la fourrure du félin. Elle ne voulait pas de ces images. Elle ne voulait pas voir son père et ses amis comme des monstres. Ils n'étaient pas des monstres. Elle voulait juste les voir comme d'habitude. Pas comme ça.

Elle serra fort Pipeau contre elle et ce dernier, avec un miaulement de protestation, se contorsionna pour échapper à son étreinte. Elle le laissa partir, se sentant soudain vidée.

Levant le nez, elle fixa la lune, haute dans le ciel, puis, laissant retomber son regard, elle détailla les quelques centaines de mètres qui la séparaient de son lit. Ça semblait être l'autre bout du monde.
D'un pas traînant, elle rentra dans l'appartement de Milena et partit s'effondrer sur le canapé, dans le salon éclairé seulement des lueurs de la cuisine pleine de rires et de joie. En moins de cinq minutes, elle dormait.

.

Il était bien plus de minuit quand ils étaient rentrés. Ilinka s'était à un moment ou un autre endormie sur le canapé, et Markus l'avait portée jusqu'à son lit sans qu'elle se réveille. Rosanna ne put s'empêcher de se demander combien de temps encore ce serait possible. Plus très longtemps. Bientôt, sans doute trop tôt à son goût, Ilinka serait plus une adulte qu'une enfant.

Markus l'avait posée dans son lit, bordée serrée, et l'avait embrassée, puis s'était éclipsé. Elle était restée un peu plus, profitant d'un rayon de lune pour détailler Ilinka qui, sous les mèches sombres échappées de sa tresse, fronçait les sourcils dans ses rêves.

Jetant un regard au couloir pour s'assurer que Markus n'y était pas, Rosanna soupira.
Ce soir avait été une belle soirée. Elle aurait presque pu se croire de retour à Estain. Tout avait semblé tellement naturel, tellement confortable. Lorsque Markus avait retiré son collier, par défi, et que Selk'ym avait suivi, après le choc initial, ç'avait été comme retirer son soutien-gorge en fin de journée : ce n'est qu'en l'enlevant qu'on réalise combien il a dérangé tout le temps qu'on le portait.
Elle s'était habituée à voir Markus sous des traits humains, mais c'était infiniment mieux de le voir tel qu'il était vraiment.

Elle soupira à nouveau, et jeta un nouveau regard en arrière puis, avec mille précautions, retira le collier d'Ilinka, qui bougea à peine dans son sommeil.

Qu'elle était belle, sa peau luisant doucement sous la lumière lunaire. Rosanna en eut les larmes aux yeux. Clignant rapidement des paupières pour s'éclaircir la vue, elle tenta de graver ces instants dans sa mémoire, d'imprimer chaque cil, chaque ombre, chaque courbe du visage d'Ilinka dans un souvenir radieux. En silence, elle remercia l'univers de lui avoir offert ce présent merveilleux. Et même si elle ne l'admettrait jamais devant l'intéressée, elle bénit Delleb de lui avoir littéralement « refilé le bébé ». Elle n'aurait pu rêver plus beau cadeau.
Très doucement, elle prit une des mains de sa fille, la tournant pour pouvoir en détailler la paume. Un jour, ces mains deviendraient des armes capables de tuer, avec autant de facilité qu'on croque une pomme. Elle sourit, effleurant la fente du schiitars. Pouvoir ne signifie pas devoir. Elle connaissait sa fille. Elle remit délicatement sa main sous la couverture, et tout aussi doucement remit le collier en place. Ilinka émergea vaguement.

« Maman ? »
« Dors, ma chérie. Je t'aime de tout mon cœur. » répondit-elle d'un ton apaisant.

Ilinka referma les yeux.

« Moi aussi, je t'aime... »