Lorsqu'il se réveilla, il faisait toujours nuit, et il était toujours assis en tailleur, devant les bouddhas de la salle de prière, mais quelqu'un avait posé une couverture sur ses épaules. Il se retourna. Le moine n'était plus là. Mais il n'était pas seul. Contre son esprit, à portée de pensée, il y avait Ilinka, présente bien qu'endormie, accompagnée de Zen'kan, attaché à elle comme un lierre à un tronc, et tout à côté, l'esprit de Markus, paisible et attentif, veilleur silencieux dans la nuit.

Instinctivement, Rorkalym se tendit vers lui.

Qu'avait-t-il bien pu dire à son père ?

L'esprit du guerrier scintilla.

« Rassure-toi, jeune larve. Je n'ai rien dit... »

La surprise dut se lire dans son âme, car cela fit rire Markus.
« Tu n'étais à aucun moment en danger. Il n'y avait pas de raison de le prévenir. »

Il soupira, soulagé.

« Cependant, tu devrais aller te reposer, si tu désires continuer cet apprentissage demain », poursuivit le guerrier.
Il acquiesça, se relevant péniblement, sa position l'ayant passablement courbaturé.

« Vous avez raison. Bonne nuit, Markus. »
« Bonne nuit, Rorkalym. »

Cette fois, il n'eut aucune peine à s'endormir.

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Ilinka était inquiète pour son ami. C'était compréhensible, mais Markus savait aussi que le jeune mâle avait besoin de temps et d'espace pour se découvrir par lui-même. C'était pour ça qu'il était parti dans ce monastère humain, après tout. S'il avait permis à Ilinka de laisser son esprit dériver près de celui de Rorkalym durant la nuit, il lui avait strictement interdit de continuer à le faire dans la journée. Elle avait tenté d'argumenter, et il avait eu toutes les peines du monde à rester ferme, mais il avait tenu bon et, pour faire bonne mesure, avait pris une journée de congé « maladie », comme l'appelaient les humains, afin de pouvoir se consacrer aux enfants.

Il avait demandé au capitaine Giacometti l'autorisation d'emmener Zen'kan avec lui et aussi, par acquit de conscience, à Rosanna pour Ilinka : puis, prenant les commandes du Jumper, il les avait emmenés dans une zone reculées de l'Oural, entre deux pics gris. Rorkalym aurait sans doute bien bénéficié de la leçon, mais son absence n'était pas une raison pour en priver les deux larves cadettes.

La région était déserte de toute vie humaine, sauvage sans être topographiquement ni climatiquement trop extrême, et surtout elle regorgeait d'une faune riche en proies suffisamment petites pour pouvoir être chassées par les deux jeunes wraiths – tout en étant quasi exempte de prédateurs dangereux pour eux, en dehors d'ours, dont il aurait personnellement été ravi de se charger.

Il les avait donc menés sur quelques centaines de mètres le long d'un torrent frais, leur montrant les nombreuses empreintes de pattes en tout genre dans le sable des méandres, puis les avait chargés d'identifier, de pister puis de traquer une proie. Zen'kan s'était avec enthousiasme rué en avant, courant un peu au hasard dans l'herbe grasse, tandis qu'Ilinka, remettant une mèche de cheveux arrachée à sa tresse derrière son oreille, se mettait à méthodiquement étudier les traces sur le banc de sable le plus proche. Les larves avaient essayé de suivre en vain plusieurs pistes, et il avait dû lui-même les mettre sur la trace prometteuse d'une petit quadrupède pour qu'ils parviennent à avancer de plus de quelques mètres.

Il avait ensuite dû les remettre sur la piste à plusieurs reprises, et s'il ne leur avait pas dit de lever le nez, ils seraient passés juste à côté du trou dans une souche qui servait de toute évidence de refuge à l'animal.
« Excellent, vous avez découvert sa cachette. Maintenant, il faut le débusquer » indiqua-t-il sobrement, faisant un pas de côté.

« Mais papa, c'est pas gentil. On va le dérang... » tenta d'objecter Ilinka, alors que Zen'kan se jetait sur le trou, enfonçant son bras jusqu'à l'épaule dans l'ouverture avec un grondement excité.
Le jeune mâle glapit, retirant précipitamment le bras.

« Saleté ! Il m'a mordu ! » cracha-t-il avant de replonger la main avec plus de hargne encore. Après un bref combat, quelques sifflements et grognements du jeune mâle, celui-ci sortit du trou une petite boule de poils brune (1) qui se débattait furieusement en couinant dans sa main.

«Maintenant, tue-la. »

Zen'kan se figea, l'animal se débattant toujours furieusement entre ses mains. Sa fille le dévisageait comme s'il était devenu fou.

« Le tuer ? »

« Oui. »

Les deux larves échangèrent un regard.

« Mais... pourquoi ? Il ne nous a rien fait... pauvre petit ! » objecta-t-elle.

Il gronda. C'était de discuter et objecter qui faisait souffrir inutilement cette créature.

« TUE-LA ! » ordonna-t-il télépathiquement au jeune mâle.

Ce dernier jeta un regard désolé à sa fille et, d'un geste vif, fracassa la boule de poils contre un rocher dépassant de l'herbe. Il y eut un petit craquement, alors que la colonne vertébrale de l'animal se brisait, et la pauvre bête, l'arrière-train paralysé, poussa un couinement pitoyable.

« Recommence. »

Le jeune mâle s'exécuta, encore et encore. Finalement l'animal ne fut plus qu'une boule de chair poilue et immobile. Ilinka, les mains sur la bouche, les yeux écarquillés, fixait la scène d'un air horrifié.

Il tendit la main et Zen'kan lui donna le petit cadavre. Ce n'était pas du travail propre. Il y aurait des éclats d'os partout et l'animal était mort en souffrant. Il faudrait vraiment qu'il leur apprenne à tuer proprement.

« C'est bien pour une première fois. Bravo ! Je suis très fier de vous ! » les félicita-t-il.

Il toucha leurs esprits, laissant sa morgue transparaître au travers de ses pensées. Ils n'avaient même pas un demi-siècle et étaient déjà capables de suivre une piste aussi bien que la plupart des scientifiques et autres pilotes qu'il avait accompagnés en chasse, jadis, dans une autre vie.

Si Zen'kan sembla retrouver un peu de couleur à ses félicitations, ce ne fut pas le cas d'Ilinka, qui semblait toujours aussi mal.

D'un geste souple, il sortit son grand couteau de sous son manteau et, manche en avant, le lui tendit.

« C'est toi qui le prépare. Zen'kan va s'occuper de faire le feu. »
« Le quoi ? » demanda-t-elle faiblement.

« Tu vas l'écorcher et le vider » répéta-t-il, agitant la lame qu'elle n'avait pas prise.

« P... pourquoi ? »
« Pour pouvoir le manger. »

« Mais... mais je veux pas ! »

Pourquoi faisait-elle soudain des histoires ? Elle n'avait jamais rechigné à l'aider à préparer les peaux des animaux qu'il ramenait à la maison, ni à vider les poulets qu'il tuait parfois pour le dîner.
« Moi... je veux bien essayer » bafouilla tout bas Zen'kan.

Il gronda. Après tout, c'était lui qui avait attrapé et tué la bête. Il lui tendit la lame, puis la petite carcasse.

« Je vais t'expliquer comment faire. Ilinka va s'occuper du feu » concéda-t-il, signifiant d'une pensée à sa fille qu'ils allaient avoir une conversation ensemble plus tard.

Cette dernière, l'air sombre, s'éloigna à la recherche de bois, tandis qu'il cherchait une pierre vaguement plate qui pourrait faire office de table. Zen'kan n'était certainement pas assez expérimenté pour pouvoir écorcher et vider un animal en le tenant en l'air.

Alors que le jeune wraith s'appliquait à retirer les boyaux sans les perforer, il osa poser la question qu'il avait senti brûler dans son esprit depuis qu'il lui avait ordonné de tuer l'animal.

« Pourquoi nous avoir fait faire ça ? »

Plutôt que de répondre, il lui posa une autre question.

« Qu'est-ce que tu as ressenti en le tuant ? »
La larve s'arrêta, fronçant les sourcils, réfléchissant.

« C'était horrible... et en même temps... j'étais content... en quelque sorte... Il m'a mordu... et c'était... cool... Non. Je me suis senti puissant... d'être capable de faire ça. »

Il opina.

« C'est bien. C'est bien de ressentir ça. »

« C'est bien que j'aie trouvé ça cool ?! »

Le jeune mâle semblait plus que dubitatif.

« Hum... si « cool » signifie bien ce que je pense, alors oui. Tu es un wraith. Tu es un prédateur. Chasser, tuer, ce sont des choses naturelles pour nous. »
« Mais... les Ouman'shiis... c'est pas justement... tout sauf ça ? »
Avec un sifflement vague, il haussa les épaules.

« Oui, et non. Être Ouman'shii, ce n'est pas juste ne pas tuer d'humains pour se nourrir. C'est choisir volontairement, consciemment, de le faire. Est-ce qu'un humain peut se dire végétarien s'il n'a jamais ne serait-ce que goûté à de la viande ? »
« Bien sûr ! » intervint Ilinka, qui était revenue, les bras pleins de branches sèches. « Je n'ai pas besoin de tuer qui que ce soit pour savoir que je ne veux tuer personne ! »

Il gronda. Ce n'était pas ce qu'il voulait dire. Pas ce qu'il voulait exprimer.

« Tu ne sais pas de quoi tu parles ! » siffla-t-il.

« Quel genre de taré à besoin de tuer pour savoir qu'il n'aime pas le faire ?! » glapit-elle en retour, jetant avec rage son chargement par terre.

Il se retint de rugir sa frustration. Il ne voulait pas les effrayer.

Instinctivement, il tendit son esprit vers celui de sa compagne. Sa douce humaine saurait comment expliquer ce qu'il pensait aux enfants. Son esprit s'enroula autour du sien, en une douce caresse apaisante.

« Ne dis pas, montre-leur. »

« Tu ne veux pas t'en occuper ? S'il te plaît, ma lumineuse humaine ? »
« Je ne suis pas
wraith. Je ne peux pas. »
Il eut envie de la supplier encore un peu. C'était elle qui était douée avec les mots. Mais elle avait raison, bien sûr.

Opinant télépathiquement, il tendit son esprit, plus paisible, vers celui des deux larves.

Il prit d'abord le temps de les rassurer. Il n'était pas fâché contre eux. Bien au contraire. Avant tout et surtout, il était fier.

D'un geste de la main, il fit signe à sa fille de s'approcher et, s'asseyant sur un tronc pourri, il l'installa sur ses genoux, comme il le faisait si souvent quand elle était plus jeune.

« Je suis désolé, ma petite reine. J'aurais dû t'expliquer avant de commencer. »

« Tu aurais dû » approuva-t-elle, l'esprit plein de reproche.

« J'aurais dû. »

Voyant que les enfants semblaient attendre qu'il poursuive, il se lança, leur ouvrant progressivement son esprit, comme on déplie un origami.

D'abord, il leur fit ressentir le bonheur extatique, presque suffocant de la force vitale de Rosanna s'écoulant par ses paumes alors qu'elle partageait son énergie avec lui.

Puis, plongeant plus profond dans sa mémoire, il ramena à la surface des souvenirs tant chéris que haïs, de la même force vitale, toujours aussi pure, toujours aussi belle, l'électrisant tout entier alors qu'il arrachait – cette fois – la vie de la poitrine de son humaine adorée. Cette force vitale, elle la lui avait offert librement, alors qu'il était mourant. Elle avait littéralement remis sa vie entre ses mains, prête à parier qu'il s'arrêterait à temps, même au bord de la rage de faim. Il avait cru qu'il n'y arriverait pas. Il avait failli ne pas y arriver. Mais au final, il avait pu détacher sa main de sa poitrine. S'arrêter avant d'avoir absorbé la dernière étincelle de vie de Rosanna.

Il était encore remonté dans sa mémoire. Jusqu'à un temps lointain, bien des siècles avant Rosanna et les Ouman'shii. Bien avant qu'il ne soit Markus. Lorsqu'il était encore Venn'kan de Silla, et qu'il prenait plaisir à chasser et à se nourrir d'humaines à l'âme pure et généreuse. De toutes les saveurs d'énergie, les femelles comme sa compagne avaient toujours été ses favorites. Il n'avait jamais pris plaisir à torturer ses proies, mais il se souvenait du petit claquement caractéristique lorsque la dernière étincelle de vie se détachait des corps, et des vibratos désespérés de l'esprit de ses victimes lorsqu'elles comprenaient qu'il n'y avait aucune échappatoire. L'ivresse de puissance du prédateur alors que sa proie agonise dans son étreinte.

Rosanna dès le premier jour, avait été la plus parfaite proie qu'il aurait jamais pu imaginer. Droite, fière, généreuse, aimante, combative, et tellement lumineuse ! Combien de fois, durant les premières années, avait-il rêvé de planter les griffes de son schithaar dans sa chair et de la vider ? Il avait perdu le compte. Il n'était jamais passé à l'acte.

Pas sans que ce soit elle qui le supplie de le faire. Pour sauver sa vie. Pour sauver leur vie et celles d'innombrables autres. Et il avait haï chaque instant de ce fantasme devenu réalité, car il ne savait que trop bien tout ce qu'il impliquait. Et surtout, surtout, parce que ce rêve ne valait pas la réalité qu'elle lui offrait.

Mais cette miséricorde, elle n'existait que pour Rosanna, et les quelques humains qu'il estimait – ou auxquels sa compagne tenait. Le reste de l'humanité ne jouissait pas de tels privilèges. A ses yeux, leur misérable existence ne valait pas qu'il se sacrifie pour eux de quelque manière que ce soit. Et pourtant, sauf circonstances exceptionnelles, il ne les chassait plus, ne les tuait plus. Bien sûr parce que Rosanna lui offrait son énergie vitale, lui permettant de vivre rassasié, mais aussi et surtout, parce qu'il choisissait de le faire. Car il savait ce que tuer et ne pas tuer pour se nourrir impliquait . Et de cela découlait un autre corollaire : tuer sans manger. Tuer pour le bien des siens. Pour d'innombrables autres causes que sa faim. Un acte contre-nature pour lui, qui avait toujours tant abhorré le gaspillage de la moindre ressource vitale. Mais c'était ça, être Ouman'shii. Choisir de tuer ou d'épargner, non en fonction de sa faim et de son confort, mais en fonction d'une cause infiniment plus grande, plus noble.

La Terre était une petite bulle calme et protégée. Pégase n'était pas aussi douce. Ici, sur le monde natal de Rosanna, ils étaient à l'abri. Dans sa galaxie à lui, sa race – leur race – semait toujours la mort, la désolation et la peur. Les wraiths étaient les wraiths : des monstres, des prédateurs, des tueurs. Ne pas leur apprendre à jouer selon les règles brutales de leur race, c'était les condamner à mort. Des agneaux à l'abattoir. Tuer ou être tué. La paradoxale réalité des seigneurs immortels de Pégase. S'ils n'étaient pas capables de se défendre, s'ils n'étaient pas prêts à tout pour survivre, ils ne survivraient pas à leur premier siècle. C'était une loi cruelle mais réelle et, tôt ou tard, ils y seraient soumis.

Il fallait qu'il les prépare : c'était son devoir, en tant que protecteur. En tant qu'éducateur. En tant que parent.

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« Tuer, c'est mal ! »

Son père avait juste voulu bien faire. Avec ses manières bourrues et sauvages. Mais il avait tort et il ne la ferait pas changer d'avis, quoi qu'il en dise, quoiqu'il en pense.

« Ma petite reine, c'est compl... »

« Papa ! Ce que tu as fait faire à Zen, c'est mal ! Ce que tu nous demandes de faire, c'est mal ! C'est pas compliqué ! « Tu ne tueras point ! » C'est un des Dix Commandements ! C'est très important ! C'est la base de l'humanité ! »

Elle sentit l'hésitation dans l'esprit de son père.

« Ilinka... de quoi tu parles ? Tu n'es pas humaine... Tu le sais ? »
« Oui, je le sais ! Mais c'est pas une raison ! Tuer, c'est mal ! »
« D'accord, d'accord... mais c'est quoi cette histoire de commandements ? »
« Les Dix Commandements ? Moïse ? Les films de Noël ? Tout ça ? Non ?» tenta-t-elle, agacée.

Son père était visiblement totalement perdu.

« C'est une tradition terrienne ? Quel est le rapport entre ce Moïse et Noël ? Noël, c'est juste une fête pour offrir des cadeaux... »

Elle siffla, frustrée.

« T'as qu'à demander à maman ! (Elle s'éloigna d'un pas, lui tournant vaguement le dos.) De toute manière, c'est tout ce que tu sais faire... »

Du coin de l'œil, elle vit Zen'kan reculer, l'air de dire « Oulà, j'ai rien à voir avec cette histoire moi ! Oubliez-moi. »

Le silence retomba sur la plaine puis, d'un geste brusque qui les fit sursauter, Markus jeta au loin la carcasse péniblement vidée par Zen'kan.
« On rentre. »

Elle obéit, frappant du pied les cailloux qui se mettaient sur son chemin.

Zen'kan suivit, l'air désolé et très mal à l'aise. Le retour se fit dans un silence lourd et elle ne quitta son air boudeur que lorsque Markus, ayant posé le Jumper derrière leur ferme, se leva.

« Viens, Zen, je te raccompagne » gronda-t-il, faisant signe à son ami de le suivre.
Pourquoi l'ignorait-il ? Et surtout pourquoi lui proposer de le ramener ? Zen savait très bien rentrer chez lui tout seul !

Elle n'eut guère le temps de se poser la question, car moins de cinq secondes plus tard, sa mère entrait dans le petit vaisseau. Et elle sut qu'elle n'allait pas aimer ce qui allait suivre.


(1) Il s'agit d'un spermophile, ou écureuil terrestre, courant dans l'Oural central.