Rosanna portait sa tenue de traqueuse. Les vêtements de toile solide, les bottes de cuir et le long manteau râpé aux manches disparues – qui avait appartenu pendant des siècles à son père avant qu'elle ne le fasse sien. Elle avait ses armes sur son dos, et en bandoulière son vieux sac de cuir. Ilinka ne l'avait vue porter ces vêtements que quelques fois. A chaque fois, elle était partie avec Markus et Milena pour une « mission », et souvent, l'un ou l'autre, si ce n'était tous, en étaient revenus blessés – ou pire...
« Tu t'en vas, maman ? » ne put-elle s'empêcher de demander, inquiète, se désincrustant du siège de copilote qu'elle avait prit par habitude.
« Reste assise. » obtint-elle sèchement en réponse.
Elle obéit.
Sa mère fit décoller le vaisseau. Elle n'osa pas demander où elles allaient. La réponse viendrait bien assez vite, et ce n'était pas ce qui l'inquiétait le plus.
« Papa est fâché contre moi ? »
Rosanna mit longtemps à répondre.
« Non. Il est fâché contre lui-même. Contre ce qu'il considère être une faiblesse. »
« Et toi ? »
Elle mit encore plus de temps à répondre.
« Oui, Ilinka. Je suis fâchée contre toi. Mais surtout contre Markus. Et contre moi. »
Des larmes lui piquèrent les yeux, alors que sa mère faisait décrire au vaisseau de larges cercles au-dessus d'un désert rocheux, avant d'amorcer une descente prudente.
Finalement, les moteurs s'arrêtèrent dans un chuintement.
Rosanna se leva, récupéra son sac qu'elle avait balancé dans un des sièges vides, et ouvrit la porte arrière.
Ilinka n'osa pas bouger.
« Viens. »
Elle obéit, luttant toujours contre les larmes.
« Donne-moi ton pendentif. » exigea sa mère.
Elle eut envie de tergiverser, mais quelque chose dans le ton de cette dernière l'en dissuada. Elle retira doucement le médaillon, regardant avec une pointe de dégoût la peau de ses mains devenir verte. Rosanna prit le collier et le déposa dans un des compartiments de rangement du vaisseau, puis descendit, ses bottes faisant crisser des gravillons sur la roche.
« Tu viens ? »
Une angoisse glaçante cloua la jeune wraith sur place. Sans son collier, elle ne pouvait pas s'éloigner de l'abri de l'occulteur du Jumper, c'était trop dangereux.
« Maman... quelqu'un pourrait me voir ! »
« J'ai scanné la zone, il n'y a personne à des centaines de kilomètres à la ronde. Maintenant, viens ! »
Une boule au ventre, elle obéit.
Avec un sifflement, la porte du Jumper se referma derrière elle, le rendant parfaitement invisible.
Rosanna sortit deux longues étoffes sombres de son sac. Elle en enroula habilement une autour de sa tête, puis lui montra comment mettre la sienne.
Une fois certaine qu'elle n'aurait pas d'insolation, sa mère se mit en route, marchant droit devant elle avec assurance. Après quinze bonnes minutes d'un rythme qu'elle peinait à suivre, Ilinka osa demander où elles allaient.
« Quelque part. »
Pourquoi sa mère ne lui parlait pas davantage ? Pourquoi ne la grondait-elle pas ? Pourquoi ne criait-elle pas ? Comme lorsque Zen faisait une bêtise et que Milena devait le punir ? Ce serait moins pénible.
Le silence était étouffant. Seule dans sa tête, à des milliers de kilomètres de ses amis, la présence de son père invisible dans l'immensité sombre de l'Esprit.
Le soleil était brûlant. L'air était brûlant. Les rares coups de vent ne faisaient que soulever des nuages de poussière brûlants. Au bout d'une heure, elle n'en pouvait plus.
Elle se laissa tomber sur une pierre, les genoux flageolant.
« Je suis désolée... je sais pas ce que j'ai fait de mal, mais je suis désolée... d'accord ? On peut rentrer maintenant ? »
Rosanna, les sourcils froncés, s'approcha d'elle.
« De quoi tu t'excuses, exactement ? »
« Je sais pas ! Mais c'est bon, j'ai été assez punie ! J'ai compris, je recommencerai pas ! On peut rentrer maintenant ? »
« Tout d'abord, comment pourrais-tu ne pas recommencer, si tu ne sais pas ce que tu as fait de mal ? Et ensuite, ce n'est pas une punition. C'est une leçon. » répliqua sa mère, lui tendant le minuscule contenu en eau tiède du couvercle de sa gourde.
« Une leçon ? » répéta-t-elle dubitative, après avoir avalé la trop petite gorgée bienfaisante.
« Exact. On se remet en route ? » répondit Rosanna, laconique en rangeant l'eau sans même en boire une goutte.
Péniblement, elle se remit debout.
.
Le soleil était en train de se coucher, incendiant l'horizon, et l'empêchant de faire plus qu'entrouvrir les paupières. Au début, elle avait essayé de comprendre ce qui se passait. Elle s'était énervée contre ses parents. Leur en avait voulu. S'était sentie triste. Coupable. Elle avait essayé de refuser d'avancer, mais lorsqu'elle avait réalisé que sa mère ne s'arrêterait pas plus de quelques minutes, elle avait continué, de peur d'être laissée seule derrière. Puis sa tête s'était vidée. Il était devenu difficile, presque douloureux de réfléchir. Alors elle avait juste avancé. Un pas après l'autre. Dans le brouillard fiévreux de la douleur et de la chaleur.
Le soleil avait enfin plongé derrière l'horizon, et rapidement la température avait chuté, ce qu'elle avait accueilli avec bonheur, avant de commencer à frissonner tandis que le vent se levait sur la plaine rocheuse, de plus en plus obscure.
« On... devrait pas s'arrêter pour faire un camp ? »
« Non. On n'a pas de bois. Pas de sacs de couchage. Pas de quoi se protéger du froid. Si on s'arrête, c'est l'hypothermie assurée, et on est à des dizaines de kilomètres du Jumper. »
« On peut au moins faire une pause ? »
Rosanna opina, s'arrêtant près d'une roche plate encore tiède de la fournaise du jour. Ilinka s'assit dessus avec reconnaissance, tâchant de se réchauffer un peu. Son ventre gargouilla bruyamment. Elle n'avait rien mangé depuis le petit déjeuner, ce qui lui semblait une éternité plus tôt.
« J'ai faim. » nota-t-elle piteusement.
« Moi aussi. » répliqua simplement sa mère d'un ton égal. « Tiens, mets ça, tu auras moins froid. » ajouta-t-elle, lui passant le vieux manteau de son père.
Le cuir était épais. Lourd sur ses épaules, mais étonnamment doux, assoupli par des siècles d'usage. Il avait l'odeur rassurante de ses parents, et cette odeur d'huile, de cuir et de sang de l'atelier de son père. Même retaillé aux dimensions de sa mère, il était beaucoup trop grand pour elle. Mais il était chaud, et coupait efficacement le vent. Elle le serra avec reconnaissance contre elle.
Rosanna lui donna encore un peu d'eau, et lui laissa quelques minutes pour souffler puis, se relevant, sonna la fin de la trop courte pause.
Elles n'avaient pas de lampe, et seules les étoiles et un humble croissant de lune les éclairaient.
Leur avancée était lente, toujours tout droit devant, vers une destination inconnue : mais cela n'avait plus d'importance. L'instant présent était devenu flou, indistinct, car trop tangible. Trop réel. Trop physique. L'instant présent n'était plus que la douleur dans ses pieds, la faim dans son ventre, et l'épuisement qui faisait trembler toutes ses articulations. Le poids de ses jambes qu'elle peinait de plus en plus à soulever, et la trop grande légèreté de son corps, que le vent nocturne déséquilibrait à la moindre bourrasque.
Lorsque sa mère s'arrêta, pour une fois la première, elle faillit lui rentrer dedans.
Rosanna la rattrapa, et lui fit faire demi-tour.
« Regarde. » murmura-t-elle, désignant d'un geste large le paysage.
Elle obéit, et l'émerveillement lui fit, l'espace de quelques instants, oublier sa fatigue et sa peine.
Le désert brillait doucement sous un ciel d'un bleu profond, piqueté de milliards d'étoiles qui dansaient, s'assemblant et se séparant en une complexe chorégraphie céleste, dans un silence qu'elle découvrait soudain être une merveilleuse symphonie nocturne, du vent sur la roche, du chant des grillons, et d'un battement sourd, dont elle n'aurait su dire s'il était celui de son cœur ou celui de la terre elle-même.
Elle eut envie de pleurer. De fatigue. De colère. De joie. D'émerveillement. Elle ne savait pas. Une larme s'échappa de son œil, lui chatouillant l'aile du nez, puis une autre, et une autre, et elle se retrouva, comme une idiote, à sangloter sous les étoiles, tentant de cacher ses reniflements à sa mère, dans son dos.
Finalement, le torrent se tarit et, doucement, tendrement, Rosanna lui fit faire un nouveau demi-tour, la mettant face à l'horizon, où le bleu profond était devenu lavande et or.
Elle resta plantée là, perplexe. Était-elle censée voir quelque chose ? Fallait-il qu'elle continue à marcher ? Et soudain, le monde s'embrasa, alors que le soleil montait à l'assaut des cieux, dardant ses rayons brûlants qui dissipaient déjà le froid et la rosée de la nuit.
Plissant les yeux, les protégeant de sa main levée, Ilinka savoura la chaleur et la lumière qui soulageaient sa lassitude.
Lorsque l'orbe solaire fut tout entier visible, Rosanna la poussa doucement en avant.
« Essayons de trouver un endroit où monter un bivouac avant qu'il ne fasse trop chaud. »
La perspective d'un repos bien mérité, lui donna le courage de se remettre en marche.
Moins d'une demi-heure plus tard, elle pouvait s'effondrer au pied d'une petite éminence rocheuse, qui les abriterait du soleil et du vent.
Elle retira ses chaussures, massant avec reconnaissance ses pieds, évitant avec soin les cloques qui les parsemaient.
« Tiens, bois. » lui ordonna Rosanna en lui tendant sa gourde, de laquelle elle avait elle-même bu quelques gorgée. Elle obéit, se retenant avec peine de tout engloutir.
Rosanna refusa de prendre la gourde aux trois quarts vide qu'elle lui tendait.
« Vas-y. Finis. »
Elle obéit, dubitative mais reconnaissante, puis la lui rendit, cette fois vide.
« Reste ici. Repose-toi. Je vais aller chercher de l'eau. Je serai de retour dans quelques heures. »
« Tu me laisses seule ? »
« Oui. Tiens. Au cas où... » confirma-t-elle, lui tendant une dague aux formes organiques.
Elle la prit avec crainte. Une dague wraith, grande et lourde.
Sa mère lui offrit un léger sourire. Le premier depuis la veille, puis elle s'éloigna d'un bon pas.
Ilinka détailla la lame, aux formes aussi sensuelles qu'effrayantes, puis elle décida qu'elle préférait ne pas trop la toucher, et la posa à côté d'elle. Et, ramenant ses jambes contre son torse, elle contempla l'immensité rocheuse.
Elle soupira, sourit, puis se mit à pleurer. Elle ne s'était jamais sentie aussi seule. Elle n'avait jamais été aussi seule. Physiquement et mentalement. Avec une sorte de désespoir incrédule, elle releva ses manches, jusqu'à ses coudes, détaillant les courtes griffes sombres qui avaient remplacé ses ongles, les veines sur ses avant-bras, et la bosse subtile des schiithars encore fermés. Le foulard sur sa tête la protégeait du soleil, mais il ne cachait pas ses traits. Elle se sentait nue. Exposée. Vulnérable.
Ses larmes silencieuses se transformèrent en gros sanglots étranglés. C'était trop injuste. Elle ne voulait pas de tout ça. Elle voulait juste être comme tout le monde ! Normale ! Sans histoire ! Sans secrets ! Elle ne voulait pas avoir à apprendre à tuer, quoi que ce soit ! Et pourquoi cette traversée du désert ? Pourquoi cette épreuve ?
« POURQUOI ?! »
Le silence lui répondit.
Elle se releva, grinçant des dents alors qu'un gravillons se plantait dans une cloque sur la plante de ses pieds toujours nu.
« POURQUOI ? QU'EST-CE QUE J'AI FAIT DE MAL ?! POURQUOI JE PEUX PAS JUSTE ÊTRE NORMALE ?! ÊTRE HUMAINE ! JE VEUX JUSTE ÊTRE NORMALE ! »
Hurler soulageait un peu. Même si personne n'était là pour l'entendre, ni dans le désert, ni dans l'Esprit.
Elle se rassit, vidée. Elle avait encore envie de pleurer, mais était trop fatiguée pour le faire. Ça faisait au moins douze heures qu'elle marchait. Rosanna avait dit qu'il n'y avait personne à des centaines de kilomètres à la ronde. Peut-être pouvait elle fermer les yeux quelques minutes ? Pas vraiment dormir. Mais se reposer un peu.
Elle s'installa de son mieux contre la roche fraîche et, pour se rassurer, prit la dague, la gardant à portée de main, tout contre elle. Fermer les yeux était bon. Laisser son esprit dériver, loin de la douleur de son corps et de son cœur. C'était... apaisant.
.
Assise dans l'ombre d'une roche, qui la dissimulait presque entièrement, Rosanna s'autorisa à s'installer un peu plus confortablement.
Le désert était moins sec qu'il y paraissait. Surtout dans cette région. Il lui avait fallu moins de quinze minutes pour trouver de l'eau. Après Amaras, ses soleils multiples et ses journées de presque cent heures, l'Atacama était facile. C'était pour ça qu'elle y avait emmené Ilinka. Peu de faune dangereuse, un climat rude – mais pas au point que ce soit un vrai problème pour elle – et personne dans la zone. Le vrai problème, c'était sa fille. Ou plutôt, la faille béante dans son éducation que l'incident de la veille avait révélée.
Elle n'avait pas menti à Ilinka. Elle l'avait menée ici pour une leçon, mais aussi pour se donner le temps de réfléchir. De l'autre côté du Lien, très loin, à l'autre bout du monde, elle sentait Markus qui errait dans les forêts helvètes, lui aussi en quête d'une solution. Il était parti aussitôt Zen'kan ramené chez lui et rassuré sur la situation.
A quelques centaines de mètres de sa position, elle pouvait voir sa fille qui, après avoir hurlé sa détresse à la face du monde, semblait s'être endormie. Elle avait dû presque ceinturer mentalement Markus pour l'empêcher de voler télépathiquement au secours de leur fille. Même si elle aussi brûlait de la rejoindre, pour la rassurer, lui dire qu'elle ne lui en voulait pas et qu'elle était très fière d'elle, elle ne le ferait pas. Car cela rendrait vains tous les efforts, et toute la peine qu'Ilinka avait endurés jusque-là. Car c'était ça, qu'elle voulait apprendre à sa fille. La profondeur de la force qu'elle avait en elle. Des ressources qu'elle était capable de mobiliser, et des extrémités qu'elle était capable d'atteindre.
Markus avait raison, bien entendu. Dans Pégase, elle ne le savait que trop bien, il y aurait forcément un jour où ce serait tuer ou être tué. Mais l'important n'était pas, venu ce jour fatidique, qu'Ilinka sache comment le faire : mais qu'elle s'en sache capable.
C'était en ça qu'ils avaient échoué en tant que parents. Préparer leur fille à sa galaxie natale, ce n'était pas que lui apprendre la langue et l'histoire de son peuple, mais aussi et surtout la préparer à ce que l'on ne pouvait apprendre autrement qu'en le vivant. Se battre, chasser, pister étaient des compétences utiles, mais ce n'était que ça. Des compétences. Des savoirs. Ces compétences, sans la volonté pour les exploiter, étaient inutiles. Et c'était ça qu'ils n'avaient pas compris !
Elle s'en voulait, tout particulièrement. Elle aussi, bien des années auparavant, avait été une innocente Terrienne, choquée par cette vision froide et cruelle du monde.
« Je tue pour me nourrir, tout comme toi », lui avait un jour dit Markus.
Elle avait objecté qu'elle mangeait des animaux, mais qu'elle ne les tuait pas elle-même, comme si cela la rendait différente. Meilleure, en un sens. Mais la vérité était que de sa main, ou par celle d'un autre, elle tuait pour manger, tout comme lui. Et que contrairement aux wraiths, qui ne pouvaient se sustenter autrement, elle le faisait en ayant le choix. En cela, elle était sans doute plus monstrueuse qu'eux.
L'humanité, en cruauté, en vilenie, en bassesse, n'avait rien à envier aux wraiths. Bien au contraire.
Et elle n'était pas moins « quoi que ce soit » que Markus. Elle était différente. Avec ses propres qualités, et ses propres faiblesses. Elle lui avait montré la lumière que son âme abritait, et il l'avait aidée à apprivoiser le monstre caché dans la sienne. Elle avait appris quel prix elle était prête à mettre, et sur quoi.
Tout cela, elle l'avait appris à la dure, avec un traceur implanté dans la nuque et la moitié de la galaxie de Pégase à ses trousses.
Ilinka était encore une enfant, et elle ne serait jamais coureuse. Mais Pégase ne serait pas plus tendre avec elle qu'elle ne l'avait été avec ses parents.
Leur fille aurait ses propres défis à relever. Des épreuves qu'ils ne pouvaient même imaginer.
Et s'ils ne pouvaient les imaginer, ils ne pouvaient l'y préparer.
Mais ils pouvaient lui apprendre sa propre force, et sa propre résilience.
Ilinka voulait être normale. Mais c'était un mot vide de sens. Personne n'était normal. Nulle part. Ce serait à elle, de créer sa normalité. Et Rosanna ne doutait pas qu'elle en fût capable.
C'était pour ça qu'elle lui avait confisqué son collier holographique. Car ce qui était à l'origine une protection, était en train de devenir un carcan. Le déguisement était indispensable, mais sa fille ne devait pas oublier qui elle était, au fond.
L'artiste sourit.
Ilinka l'avait impressionnée. Elles avaient marché pendant quatorze heures trente, avec seulement des pauses de cinq à dix minutes toutes les heures. Ilinka avait fait ça sans entraînement, en baskets, et presque sans se plaindre.
Il lui avait fallu des mois de traque dans Pégase pour être capable d'en faire autant. Et à plus forte raison, alors, elle n'était plus une gamine de onze ans.
Presque une décennie de vie confortable sur Terre avait sacrément érodé sa propre endurance, et même si elle avait soigneusement maintenu son masque neutre, elle-même était épuisée. La randonnée improvisée l'avait poussée dans ses derniers retranchements. Autant la faim était une chose facile à ignorer, autant la douleur dans les jambes l'était moins.
Elle soupira. Elle était bien contente de n'avoir pas marché tout droit, mais d'avoir décrit un large cercle, à la courbure presque imperceptible dans ce désert sans repères, et qui les avait ramenées presque jusqu'au Jumper. Le vaisseau devait être à trois ou quatre kilomètres de leur position actuelle. Elle serait contente de rentrer. Mais ce n'était pas encore l'heure.
.
Un crissement de bottes la fit se réveiller en sursaut. Avec un petit cri effrayé, Ilinka serra fort la dague, tentant de la brandir à l'aveugle devant elle, éblouie par le soleil presque zénithal.
« C'est moi ! C'est moi ! »
Le souffle court, elle se détendit. C'était sa mère.
« Maman, c'est quelle heure ? »
« Bientôt midi. »
« Oh... je me suis endormie, je crois. » marmonna-t-elle, en se redressant doucement.
Rosanna sourit.
« J'ai vu ça. »
Elle vint s'asseoir à côté d'elle.
« Tiens, bois un peu. Pas trop. Il faut en garder pour plus tard. »
Elle obéit, trop heureuse de rincer un peu sa bouche pâteuse.
Rosanna rangea la gourde dans son sac, contemplant paisiblement le désert.
« Tiens... je te la rends. » marmonna-t-elle, mal à l'aise, en lui tendant la dague.
Sa mère repoussa son geste de la main.
« Garde-la jusqu'à ce qu'on soit rentrées. »
Elle opina vaguement, suivant du pouce les circonvolutions du manche. Le silence retomba, un peu épais.
Au bout de longues minutes, sa mère le brisa.
« Tu sais pourquoi je t'ai amenée ici ? »
Ilinka hocha négativement la tête.
Rosanna farfouilla dans son sac, et en sortit un GPS satellitaire.
« On a parcouru presque quarante kilomètres. En comptant les pauses, je dirais en un peu plus de douze heures. Soit plus de trois kilomètres à l'heure, dans un désert de pierre. C'est une excellente moyenne. »
Elle ne put retenir une exclamation de surprise.
« QUARANTE ?! »
Sa mère opina avec un sourire.
« Oui, quarante. Tu ne pensais pas en être capable ? »
« Jamais ! »
Le sourire de Rosanna s'élargit.
« Et pourtant, tu l'as fait ! »
Elle fronça les sourcils, perplexe.
« C'était ça, la leçon ? Tu voulais m'apprendre que je peux marcher quarante kilomètres ? »
« Non. Je voulais que tu voies combien tu peux te dépasser. »
Ah. C'était donc ça.
« C'est à propos d'hier, hein ? »
« Oui. »
Elle serra les poings.
« Tu aurais voulu comme papa que je tue cette pauvre petite bête qui ne nous avait rien fait ?! » cracha-t-elle, soudain furieuse.
« Non. Ton père a eu tort de vous emmener comme ça, et de ne pas vous dire ce qu'il attendait de vous avant. »
« Alors quoi ? »
« Moi, à ta place, j'aurais aussi refusé de tuer cet animal. Ça n'avait aucun sens. Mais maintenant, imagine. Imagine que là, maintenant, tu remettes tes chaussures, et on repart, et on marche encore tout l'après-midi, et toute la nuit. Et demain matin, ça fera deux jours et deux nuits que tu n'auras rien mangé. Et si on continue au même rythme, alors on sera à deux jours et deux nuits du Jumper et donc de toute source de nourriture normale. Imagine qu'on tombe, disons, sur un lièvre du désert, et un peu de bois pour faire un feu. Est-ce que tu ne serais pas contente que je le tue et le fasse griller, pour qu'on mange ? Pour qu'on ait la force de refaire tout ce chemin à l'envers ? »
Ilinka se mordilla la lèvre.
« Je suppose que oui. »
« Et imaginons que je ne sois pas là. Que tu soies toute seule, avec juste cette dague, et que tu trouves le même lièvre. Est-ce que tu le tuerais pour le manger ? »
« Maintenant ? »
« Ou demain. »
« Maintenant, non. Je crois que je peux encore aller un moment, mais demain... je ne sais pas... peut-être. Je suppose qu'il y aurait bien un moment où... » marmonna-t-elle, sortant la lame de son fourreau pour passer distraitement son pouce contre le tranchant effilé.
Rosanna l'attira contre elle.
« Je suis désolée, mon cœur. Je n'ai pas fait mon travail de maman. Je te demande de me pardonner... »
C'était bon d'être dans l'étreinte rassurante de sa mère. Surprise par ses mots, Ilinka tenta de la dévisager sans s'éloigner d'elle.
Rosanna la serra un peu plus fort, parsemant ses cheveux de bisous.
« Ton papa est une grosse brute mal dégrossie. C'est un fait. Les wraiths... la société wraith... ce n'est pas un bel endroit. Les wraiths... beaucoup sont des gens bien... des gens merveilleux... D'autres moins... Mais ça, c'est comme dans tous les peuples... Mais la société wraith... c'est une chose horrible... ça broie et ça détruit tous les individus... Il n'y a pas de place pour les faibles... Ton papa... comme beaucoup... a dû faire des choses horribles, très très jeune, juste pour survivre... Dans son malheur, il a eu de la chance... Il sait lire et écrire... Ce n'est pas le cas de tous... Filymn. Tu te souviens de Filymn ? (Elle opina.) Quand je l'ai rencontré, il ne savait ni lire, ni écrire. C'est moi et Léonard qui lui avons appris. Il était encore presque un enfant quand Silla a décidé de faire de lui un traqueur, parce qu'il était trop frêle pour pouvoir être utile, selon elle. Il a été jeté dehors, tout seul, ne sachant rien du monde hors de sa ruche. Markus lui a vaguement donné quelques conseils, mais c'est tout...
« Et pourtant, il a survécu... Il est même devenu un des meilleurs traqueurs qui soit... Il a fait ce qu'il fallait pour... Ton père était plus âgé quand il est devenu traqueur... mais lui aussi a dû faire ce qui devait être fait. Moi aussi, j'ai fait des choses immorales pour survivre. Markus a la conviction qu'un jour ou l'autre, tu devras tuer quelqu'un. Que ce soit pour te défendre ou te nourrir. (Elle allait objecter, mais Rosanna poursuivit :) Il n'a probablement pas tort, mais là n'est pas le sujet... Il a grandi dans un monde où tuer est normal. La mort est omniprésente, partout, tout le temps. A portée de main. Il ne sait pas ce que c'est de grandir en sécurité. D'aller à l'école. De jouer. Il ne sait pas ce que c'est d'être innocent. Moi, en revanche... j'ai grandi ici, sur Terre. En Suisse. J'ai été à l'école à quelques kilomètres seulement de la tienne. Je sais combien être innocent est une bénédiction. (Rosanna renifla.) Ton père et moi, on t'a amenée ici pour t'offrir ce cadeau. Parce qu'on le pouvait. Mais... mais on a toujours su qu'un jour, un jour de plus en plus proche, il faudrait partir. Rentrer à la maison... Pégase est magnifique. Merveilleuse, mais terrible. Et chaque jour, je me dis... demain... Demain... Il reste assez de temps. (Elle renifla à nouveau, et cette fois, Ilinka n'eut plus de doutes : sa mère essayait de ne pas pleurer.) Ton papa... est plus courageux que moi... »
« Je... comprends pourquoi vous nous apprenez à nous battre, et tout ça... mais pourquoi tuer cette petite bête... c'était pas un danger ? »
« Pour y aller progressivement, je suppose. Pour commencer par quelque chose de facile. »
« Mais c'était pas facile ! »
« Je sais mon cœur... je sais. Tuer... Tuer devient facile avec le temps et l'expérience... mais ça ne doit jamais devenir anodin. Est-ce que tu comprends cette différence ? »
« Il ne veut pas que j'aime tuer ? » demanda-t-elle, dubitative.
« Non. Il ne l'a jamais voulu. Personne ne le veut. C'est ton père qui m'a appris à le faire. Il m'a vu souffrir... La première fois que j'ai tué quelqu'un... c'était en légitime défense... C'était ma vie ou la sienne... Je n'ai pas eu le choix... et pourtant... pourtant... Oh... C'était horrible... horrible... Quelque chose... quelque chose est mort en moi au même instant que ce wraith... J'avais juste sauvé ma vie... et pourtant... la première chose que j'ai fait, c'est de vomir... (Sa mère eut un rire mouillé.) Presque sur les bottes de ton père !... Puis j'ai passé les heures suivantes à pleurer toutes les larmes de mon corps. Voilà. C'était moche... vraiment moche. Il était à mes côtés à cet instant, et à tous les suivants. Il a vu ce que ça m'a fait... combien ça m'a transformée... Comment ça m'a presque brisée. Il t'aime. De tout son cœur. Il t'adore. Et il ne veut pas que tu vives ce que j'ai vécu. Tu comprends ? Il veut juste... te préparer. Pour que si un jour, une telle chose arrivait, tu ne souffres pas autant. »
Elle opina doucement, enlaçant à son tour sa mère. Elle n'était visiblement pas la seule à avoir besoin d'un câlin.
« Je comprends maintenant... Je comprends... Mais... sacrifier des vies innocentes, même pour ça, c'est pas bien. Tu as raison... je serais prête à tuer un animal pour le manger, pour ne pas mourir de faim... et je comprends pourquoi papa a voulu qu'on chasse cette petite bête... Mais il doit y avoir d'autres moyens... pour lesquels il ne faut pas gâcher des vies inutilement. »
Rosanna la serra si fort qu'elle en eut le souffle coupé.
« Oui, bien sûr... Je ne sais pas encore quoi, mais on trouvera. Je te le promets, ma chérie. »
« Merci, maman. »
Elle peinait toujours à respirer, et pourtant, elle se sentait libre, légère, soulagée.
Rosanna la relâcha, la fixant avec fierté.
« Oh, bon sang... De quoi on a l'air ! » rit sa mère, essuyant une larme sur sa joue.
A son tour, elle rit. A en juger par les sillons poussiéreux tracés par les larmes sur le visage de sa mère, elle ne devait pas avoir l'air très reluisante non plus.
Rosanna s'essuya le visage avec son foulard, et elle l'imita.
Le silence retomba, léger pour la première fois depuis longtemps.
.
Elles s'étaient remises en route, sous le soleil descendant.
« Dis voir, c'était quoi cette histoire de Dix Commandements ? » demanda sa mère en ralentissant pour se mettre à sa hauteur.
« C'est un film qu'on a vu à l'école... le jour où M. Bernart était absent. »
« OK... Tu sais d'où ça vient, l'histoire de Moïse ? »
« Oui. De la Bible. »
« Et tu sais ce qu'est la Bible ? »
« Le livre du dieu des hommes de la Terre . »
« Non... pas vraiment. C'est livre du dieu des Chrétiens. Il y a plein d'autres religions. Comme le bouddhisme par exemple. »
« Mais elle disent pas toutes que tuer et voler, c'est mal ? »
« Presque toutes. Et pas besoin d'une religion pour savoir que globalement, c'est moralement pas terrible... mais... les choses ne sont jamais aussi simples. »
« Comment ça ? »
« Mmmhhh... Imagine... Deux voisins. Ils ont tous les deux, disons, un pommier dans leur jardin. Les deux arbres donnent des fruits, il n'y a pas de problème... et un des voisins, une nuit, passe la barrière et vole toutes les pommes de l'autre. Ce qu'il a fait, c'est bien ou mal ? »
« C'est mal ! »
« Pourquoi ? »
« Ben, c'était pas ses pommes ! »
« D'accord, maintenant, nouvelle situation. Un des deux, son pommier est mort gelé pendant l'hiver. Il n'y pas de pommes. Et il n'y a rien d'autre à manger. Il a pas d'argent pour aller acheter à manger, et il a très très faim. Alors chaque nuit, il se glisse dans le jardin de son voisin et vole quelques pommes, pour se remplir l'estomac... tant et si bien qu'il finit par toutes les manger. C'est bien ou c'est mal ? »
« Mmmh... c'est mal... Mais c'est moins grave... Mais il aurait dû demander le droit de prendre les pommes... Et si l'autre avait dit non, c'est lui qui aurait fait quelque chose de mal... »
Rosanna sourit.
« Tu as raison... mais tu vois, ce n'est pas si simple. Par exemple, peut-être que l'autre voisin n'avait que son pommier pour manger, et maintenant, ils sont deux à crever de faim .»
Elle opina pensivement. « Mais on peut pas vraiment en vouloir à celui qui a rien, d'avoir cherché quelque chose à manger. »
« Exact. » approuva sa mère.
« Donc les Dix Commandements, ça marche pas vraiment ? »
« Oui et non. Ce sont des guides. Des objectifs que certaines personnes choisissent de suivre en espérant que ça fera d'eux de meilleures personnes. »
« Et ceux qui sont pas chrétiens ou bouddhistes, ils font comment pour savoir comment devenir meilleurs ? »
« Il y a pleins de manières. Ça te dirait de l'étudier ? »
« Oh, oui ! »
« Alors je verrai pour organiser ça quand on sera rentrées à la maison. »
« D'ailleurs, on rentre quand ? »
« Bientôt. Le Jumper doit être juste derrière cette colline. »
« Mais... mais... mais... Comment ?! On a marché tout droit ! »
Rosanna rit.
« Si on avait marché tout droit, tu aurais eu le soleil couchant face à toi, et le levant dans ton dos... »
« Oh... Oh. Oh ! J'étais face au levant ! On a fait demi-tour pendant la nuit ! »
« Plutôt une boucle, mais c'est exact. »
« Je m'en suis pas rendu compte ! »
« S'orienter dans les grands espaces, ça s'apprend. T'en fais pas. »
« On va manger à la maison ? »
« Oh que oui, je suis affamée. Des pancakes, ça te dit ? »
« Ouiiii ! »
