SAEKO
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Saeko a élevé sa fille seule depuis la Chute. Son mari était un soldat, c'était d'ailleurs à l'armée qu'elle avait fait sa rencontre alors qu'elle travaillait dans des laboratoires militaires. Il n'avait pas hésité à prendre son poste lors de la Chute, allant protéger le laboratoire de pointe où Saeko aurait dû être. Et un jour, il avait simplement fini par ne plus donner de nouvelles… Un signe clair que d'une manière ou d'une autre la situation avait eu raison de lui… que ce soit dû à des pillards, à des militaires ayant fait défection ou à des mordeurs. Tout était possible et Saeko n'avait jamais tenté de le découvrir… Natsuki était encore si jeune, elle ne savait ni lire, ni écrire et croyait encore au conte de fée… Sa fille avait été sa priorité… en fait elle n'avait jamais cessé de l'être.
Elle l'avait élevé seule, difficilement parfois alors qu'elle tentait de construire un refuge et d'étudier le Parasite avec ses rares moyens. Natsuki avait grandi, désillusionnée comme tous les enfants de la Chute, emplie de colère et désireuse de changer le monde.
La voir grandir entre les murs de Fuuka était cependant une chance, même si Natsuki n'en avait peut-être pas conscience. En plus de sa mère, elle avait eu des amies, à Duran, accès à une éducation et avait été formée à ce qu'elle voulait faire.
Est-ce que Saeko aurait préféré voir sa fille faire autre chose de sa vie que patrouilleuse ? Bien sûr, aussi sécurisé que soit l'île, les patrouilleurs restent la première ligne de défense et d'attaque de Fuuka.
A la naissance de Natsuki, elle s'était parfois laissée aller à imaginer le futur de sa fille.
Ses premiers pas et mots -auxquels elle avait assisté avec son père- bien différents de ses attentes, son entrée à la maternelle où elle avait quitté ses jupes sans difficulté ni pleurs contrairement à Saeko elle-même.
Mais Saeko s'était projeté beaucoup plus loin. Elle l'avait imaginé plus grande, à l'aider pour ses devoirs et exposés, à entendre parler de son premier petit copain, vivre ses premières crises adolescentes, ses débuts en maquillage et le shopping mère fille, ses choix d'études, son premier travail -une scientifique comme ses parents?- son mariage, ses petits enfants… Elle s'était projetée aussi loin que possible, cristallisant la fin du long voyage de sa vie avec une simple image: elle sur la terrasse d'une maison en bord de mer, aux côtés de son époux, à regarder Natsuki et son propre conjoint s'occuper de leurs petits enfants.
La Chute avait bien entamé ses attentes. Natsuki n'avait pas la patience -ni l'intelligence selon ses propres mots quoique Saeko ait essayé plusieurs fois de lui expliquer qu'elle se trompait- de faire une carrière d'intellectuel. Elle voulait bouger, s'évader et découvrir autre chose que Fuuka.
Saeko y avait mis un grand hola. Ok, pour patrouiller, ils avaient de bons formateurs, les équipes étaient soucieuses de leur membre, et les risques sur l'île étaient minimes.
Mais ça s'arrêtait là, Saeko lui interdisait -le conseil de Fuuka lui interdisait- de quitter l'île sauf pour quelques rares expéditions pour lesquelles elle était trop jeune. Gakuen Fuuka était autonome et ne manquait de rien, il n'y avait absolument aucune raison de risquer sa vie en quittant l'île.
Quand Mai avait fini par revenir seule de sa patrouille, indiquant que Natsuki et Duran n'étaient pas revenu, les patrouilles étaient sorties enquêter. Saeko -sous la panique- avait eu quelques mots malencontreux envers la pauvre Mai, une jeune femme absolument adorable qu'elle considérait presque comme sa propre fille -elle ne comptait plus le nombre de repas et de nuit qu'elle était venu partagée chez elles.
Saeko avait bien sûr fini par trouver la note de sa fille où elle indiquait son désir d'évasion, ce départ volontaire. Saeko avait été tout à la fois furieuse et inquiète.
Les semaines et les mois s'étaient écoulés et Saeko était simplement devenu de plus en plus triste. Plus le temps s'écoulait, plus la possibilité que sa fille revienne un jour diminuait. Elle en voulait à Fuuka et au conseil d'avoir refusé de la faire pister et ramener de force, même si elle comprenait leur décision. Natsuki -qu'elle le veuille ou non- était une adulte et Fuuka n'était pas une prison.
Elle était retournée à son travail sur le Parasite avec un entrain renouvelé -les années à ne rien trouver avait émoussé ses recherches qu'elle veuille bien se l'admettre ou non. Elle préférait ne pas rester à ne rien faire, cela lui laissait imaginer tout ce qui pouvait arriver à sa fille unique.
Quand elle ne travaillait pas, elle allait voir Mai et l'adorable petit Hana, elle l'aidait à s'en occuper, lui transmettant un peu de son expérience et souhaitant que Natsuki puisse revenir et avoir ça à son tour: une famille à elle.
Peut-être avec le jeune Masashi Takeda qui avait toujours paru intéressé par sa fille. C'était un garçon bien, travailleur, gentil. Fallait-il pour cela qu'elle revienne saine et sauve…
Si elle revenait, Saeko s'efforcerait de mieux l'écouter et de lui proposer des solutions plus sûres et moins effrayantes et inconscientes que cette fuite avec un simple mot d'excuse.
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Natsuki était revenue. En pleine santé, vivante, vibrante d'énergie, exaltée et heureuse de son voyage. Saeko ne se souvient pas de l'avoir vu aussi loquace que depuis son retour. Et puis il y avait celle qui l'accompagnait.
Fujino Shizuru.
Incroyablement belle, souriante, éloquente, charmante.
Natsuki n'avait été que positive sur la femme, elle n'avait que de bonnes choses à dire sur elle, mais toujours teinté d'un petit quelque chose d'indiscernable, une certaine tristesse peut être qui avait fini par mettre Saeko sur ses gardes.
Les jours s'étaient cependant écoulés sans un nuage à l'horizon. Shizuru s'était intégrée à Fuuka comme si elle y avait toujours vécu. Mai en était venue à l'apprécier tout autant que sa fille. Ce n'était que des éloges.
Natsuki, néanmoins, avait paru de plus en plus affligé. Aux rares questions de Saeko sur Shizuru, Saeko n'avait récolté que des silences. Visiblement leur amitié perdait en importance avec leur arrivée à Fuuka et leurs activités séparées. C'était a priori pénible pour sa fille mais pas inattendue. Cela arrivait que les gens évoluent différemment dans une nouvelle situation.
La Horde et la fuite de Shizuru pouvaient s'expliquer et se comprendre. L'explication farfelue quoique convaincante de Natsuki sur sa potentielle immunité l'avait fait espérer -même si plus de 15 ans d'étude avait montré que l'immunité au Parasite tenait avant tout du mythe- Mais même si Saeko avait compris que Natsuki risquait de réitérer une fuite pour retrouver Shizuru, Saeko n'avait toujours pas pu lui donner sa permission, pas quand une Horde griffait leur porte.
Quoi qui les lie et quoi qui ait justifié leur manque d'interaction à Fuuka, Natsuki paraissait incapable de la laisser partir. Saeko était convaincue que cette histoire d'immunité n'avait aucune importance pour Natsuki, elle était juste une excuse pour qu'on l'aide à la rattraper.
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Voir partir Natsuki, même avec une bonne équipe, bien formée, était effrayant. Ils pouvaient si facilement être submergés. Une partie d'elle était certaine qu'ils ne reviendraient pas. Mai avait été incapable de retourner sur les murs à défendre Fuuka alors que son époux et sa meilleure amie s'enfonçait dans une forêt rempli de mordeurs.
Mais ils étaient revenus.
Peut être que Saeko devait apprendre à faire confiance à sa fille.
Shizuru leuri avait été apportée inconsciente et Youko était tout de suite rentrée en action.
Le sang qui maculait ses vêtements était épais, trop sombre et coulait lentement, son cœur battait lentement aussi d'ailleurs. Quand ils avaient ôté ses vêtements pour nettoyer et suturer la plaie, Saeko et tous ceux présents avaient découvert les cicatrices: la peau cicatrisée de son bras écorché, les traces de fouet dans son dos et bien sûr les morsures, innombrables, trop nombreuse pour ne pas être contaminée.
Le regard de Reito et son admission d'avoir assisté à son attaque face aux mordeurs, sa conviction de l'avoir perdu à ce moment-là, était autant d'arguments au fait que si elle n'était pas immunisée, il y avait bien quelque chose d'unique chez elle à étudier.
Ses constantes étaient anormales. L'Hime avait bien relevé un taux de 9% de contamination, mais il avait suffi d'un prélèvement sanguin et d'une analyse visuelle au microscope pour abattre aussitôt cette idée.
A bien y réfléchir, Saeko avait rarement vu une telle concentration de parasites, même chez un mordeur. ça grouillait littéralement dans son sang, l'épaississant et le noircissant en conséquence.
Saeko était devenue fascinée par Shizuru, par ses analyses préalables et les témoignages des patrouilleurs -sa capacité à "sentir" les mordeurs, celles de marcher parmi eux.
Contaminé oui, mais avec toute sa tête et son charme. Contaminante aussi, avec tous les risques que cela posait.
Limiter les visites qu'on pouvait lui faire avait paru évident mais, si elle avait convaincu Natsuki de rester dehors durant les soins -avec une belle empoignade de Midori, Nao et Reito-, ça aurait été futile de la convaincre de rester dehors par la suite.
Natsuki se fichait de tout et tout le monde si ce n'est de la figure alitée et toujours inconsciente que Youko et Saeko suivaient avec attention.
Il y avait donc eu un peu de vrai dans les propos de Natsuki. Shizuru pouvait potentiellement leur permettre de vivre et non de survivre dans le monde. Saeko s'était retrouvée comme sa fille ces derniers jours, totalement ignorante du monde extérieur et de la horde désordonnée à leur porte.
Elle avait là devant elle une potentielle avancée dans la recherche contre l'Otome…
Tout à son nouveau sujet de recherche, Saeko avait mis plusieurs jours à réaliser la façon dont sa fille était tout aussi obnubilé par Shizuru -et pas pour sa génétique ou cette étrange symbiose qu'elle formait avec le Parasite. Comment avait-elle pu ignorer aussi longtemps sa façon de lui tenir la main -un pouce caressant toujours ses jointures-, ses mots d'encouragement -toujours un murmure doux presque au creux de son oreille-, son inquiétude générale -le refus de quitter Shizuru tant qu'elle ne se réveillait pas-...
Des jours donc pour comprendre que Natsuki ne voyait pas Shizuru comme une simple amie.
"Tu l'aimes? avait-elle bêtement balbutié à voix haute, quand elle avait eu sa soudaine compréhension de la situation."
Natsuki avait tourné les yeux vers sa mère et Saeko avait affronté un reflet exact de son propre regard: ferme, la défiant d'oser dire quelque chose.
Saeko avait acquiescé, réalisé peut-être qu'elle ne connaissait pas aussi bien sa fille qu'elle l'aurait souhaité.
"Elle va s'en sortir, lui avait-elle certifié."
Elle l'ignorait en réalité, trop de paramètres et d'inconnu jouait dans le cas de Shizuru, mais c'était ce dont sa fille avait besoin : être rassurée que la femme qu'elle aimait pouvait encore faire partie de son futur. Un futur que sa fille s'imaginait certainement et qui devait être bien différent de celui que Saeko avait pensé pour elle.
Et bien ce n'était pas grave, Saeko allait s'y faire. Un petit enfant avec les yeux verts de la famille n'était peut être plus une option, mais si sa fille préférait les femmes charmantes et spirituelles et bien soit. Juste… pas Shizuru Fujino!
Même si sa fille n'avait jamais paru aussi heureuse qu'à son retour à Fuuka en sa compagnie...
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"Oka-san, Youko, elle a bougé! Elle est réveillée!"
Les cris de Natsuki enthousiaste et pressant ne sont pas nécessaires, Saeko se tient dans le coin à étudier les échantillons de sang qu'elle a prélevé de Shizuru.
Il lui suffit de se retourner pour voir effectivement que les paupières de Shizuru papillonnent. Ses sourcils se froncent aux exclamations de Natsuki et Saeko n'a pas parcouru la courte distance entre eux qu'elle l'entend prendre la parole d'une voix incroyablement rauque.
"Tu es trop bruyante Natsuki.
-Kami-sama, Shizuru. Tu m'entends? Comment vas-tu?
-Comme si j'avais reçu un coup de couteau, répond-t-elle presque amusée par sa propre remarque."
Il est évident qu'elle a mal cependant. Elle ne garde pas non plus ses yeux bien ouverts sous l'éclairage de la chambre -Saeko en baisse l'intensité. Son presque sourire se change en grimace alors qu'elle tente de se redresser. Natsuki et Saeko viennent aussitôt la retenir et la forcent à rester couché.
"Je ne trouve pas ça drôle, se plaint Natsuki. Tu aurais pu mourir!
-C'était peu probable, commente Shizuru en se laissant faire. De l'eau?"
Natsuki s'empresse de lui trouver un verre qu'elle remplit et, en absence de paille, l'aide à suffisamment redresser sa tête pour boire de petite gorgée.
"Merci, grommelle-t-elle."
Ses yeux s'ouvrent finalement et -est-ce un effet de la lumière?- une orientation lumineuse particulière ou un effet secondaire de son état, Saeko leur trouve des reflets rouges. Son regard ne fait que glisser sur Saeko pour rapidement se fixer sur Natsuki. Un sourire inconscient ourle ses lèvres.
"Tu as une mine épouvantable, croasse-t-elle."
Natsuki lève les mains au ciel, faussement exaspérée par ses commentaires.
"Tu ne t'es pas regardé, réplique-t-elle."
Bref éclat de rire rapidement remplacé par un gémissement et Natsuki redevient aussitôt inquiète, ses mains survolant Shizuru sans bien savoir quoi faire.
"Natsuki, chérie. Rentre à la maison, prendre une douche et te reposer, commande Saeko.
-Non, elle vient de se réveiller. Je veux être là, je…
-Je vais l'aider à se nettoyer, vérifier la plaie et lui apporter de quoi manger, l'interrompt-elle de nouveau.
-Vas-y Natsuki, l'enjoint Shizuru. Une bonne douche te fera du bien."
Natsuki prend un air offensé et Saeko, en retrait, lui fait signe en se pinçant le nez qu'elle pue.
"Ne t'inquiète pas, insiste Saeko, tu la retrouveras au même endroit en revenant, elle n'est pas en état de s'enfuir.
-Pas suffisamment vite pour semer qui que ce soit, en tout cas, ajoute Shizuru.
-ça m'amuse encore moins, se plaint Natsuki en pointant un doigt vers Shizuru. Pas de connerie, tu restes là, ok?"
En maugréant, Natsuki se lève brusquement, arrache sa veste de sa chaise pour disparaître dans le couloir en se plaignant distinctement de leurs remarques.
"Comment te sens-tu? redemande Saeko sans chercher à vérifier ses constantes qu'elle sait totalement aberrante.
-Douloureuse, répond honnêtement Shizuru. Mais dans un bien meilleur état que si j'avais été non contaminé, je suppose."
Saeko sourit, elle aime bien les remarques de Shizuru. Elle ne cherche plus à se dissimuler, certaine que Saeko sait parfaitement ce qu'elle est à présent.
Saeko utilise les minutes qui suivent à s'assurer de l'état de Shizuru, vérifiant sa plaie, l'aidant à faire sa toilette et lui proposant un repas qu'elle refuse. Elle peut mais n'a pas besoin de manger et Saeko est une fois de plus marqué par la réalisation qu'elle n'est plus tout à fait comme les autres.
Elle tient peut-être un quart d'heure avant que sa curiosité ne déborde en tous sens.
"Pourquoi avoir fui? Il y a pas mal de choses que je peux comprendre ou découvrir seule, mais pas la raison de ta désertion. Fuir pour tenter d'éviter la horde, ça pouvait se comprendre même si je trouve personnellement qu'il y a plus de risques derrière les murs qu'à l'intérieur,. Mais même si la horde entrait, tu n'avais rien à craindre, alors pourquoi partir?
-Les Cauchemars…"
Shizuru secoue la tête.
"Les marcheurs comme vous les appelez, c'est moi qui les ait contaminés… ou du moins j'ai contaminé l'un d'entre eux qui a contaminé les autres. Ils sont différents des mordeurs… ils ont des objectifs qui peuvent différer de simplement contaminer les survivants. La première fois que je les ai vus, ils avaient formé et mené après moi une horde si gigantesque que Fuuka aurait été balayé sans difficulté. Je n'en ai jamais vu de plus grande. J'ignore comment ils s'y prennent, ce contrôle qu'ils exercent sur les mordeurs… Le fait est qu'ils m'ont toujours suivi, tous ensemble au départ et puis ils ont commencé à se séparer, réduisant proportionnellement la horde qui les accompagne. C'était surtout Nagi, celui que j'ai contaminé, qui voulait mettre la main sur moi. C'était lui qui menait la horde à ma suite.
-Le garçon que tu as abattu dans les bois… comprit Saeko.
-Le marcheur, la corrigea-t-il. Ca fait longtemps qu'il n'avait plus rien d'un petit garçon.
-Tu es donc sorti pour ça? L'abattre?"
Shizuru acquiesce.
"Tu n'avais pas besoin d'un sac dans ce cas. Natsuki dit que tu faisais ton sac avant que vous vous battiez."
Petit rire, sec et désabusée.
"L'habitude. Je pensais partir, admet-elle. C'est ce que je faisais avant. Quand je trouvais des survivants, je priais que la horde ne me suive pas. Puis quand elle finissait invariablement par se montrer, je partais en espérant qu'elle me suive. Ironique, n'est ce pas? ça faisait longtemps, avoue-t-elle avec un sourire triste, longtemps que je n'avais pas ressenti l'envie de rester quelque part. C'est pour ça qu'au dernier moment, je me suis dis que… je ne voulais plus fuir. Il fallait en finir. Cela fait des années que les choses sont ainsi. Les marcheurs peuvent parler, réfléchir mais ils ne récupéreront jamais leur humanité, leur personnalité. Ils ne restent qu'un écho d'eux… Nagi était trop dangereux… il fallait que ça s'arrête, vous comprenez?
-Oui, je comprends."
Saeko se redressa, jetant ses gants en latex et les tissus souillés qui lui avaient servi à nettoyer la plaie de Shizuru.
"J'ai une question à mon tour, l'interrompt Shizuru. Pourquoi?
-Pourquoi quoi?
-Vous êtes chercheuse. Vous avez vu… mes morsures. Prélever des échantillons de mon sang et vous en savez peut-être plus que moi sur mon état que je ne le sais moi même. Pourquoi je ne suis pas un mordeur? Pourquoi les gens que je contamine n'en sont pas non plus? Pourquoi ne gardent-ils pas leur personnalité comme moi?
-C'est beaucoup de questions et je n'ai pas encore eu beaucoup de temps pour y travailler.
-Mais vous avez des pistes, n'est-ce pas?
-Oui. Des débuts d'explications même. Tu n'es pas immunisé, c'est un fait, mais je pense sans trop me tromper que tu n'en étais pas loin. Quand tu as été mordu, il y a de fortes chances que ton système immunitaire se soit admirablement défendu, au point qu'il ait forcé le Parasite a muté ou mourir. Alors il a muté défiant toutes les probabilités et il a trouvé un compromis, une forme sous laquelle subsister en toi.
-C'est tout? Une chance à la loterie génétique?
-Pas que. Il aurait pu muter de différentes façons, mais cette mutation a fait de lui un nouvel organisme vivant en symbiose mutualiste.
-En quoi? balbutie Shizuru.
-Vous co-existez l'un avec l'autre, explique-t-elle en imbriquant ses doigts ensemble, et ça vous est bénéfique. Il vit et se multiplie en toi, il peut contaminer plus rapidement, de façon plus agressive. En échange, dit-elle en la pointant, il en faut beaucoup pour te tuer, tu n'as pas besoin de manger, il te protège des maladies, des infections, des parasites -notamment de ses variants. Et qui sait quoi d'autre? De ce point de vue, tu en sais probablement plus que moi sur les gains et les couts.
-Pourquoi les marcheurs alors? Pourquoi ne sont-ils pas des symbiote mutualiste eux aussi?
-Parce que ce parasite est probablement parfaitement adapté à toi, précise Saeko. A ton organisme, à tes défenses. Il a appris à se propager différemment, notamment au niveau cérébrale, il est structurellement différent, raison pour laquelle ma machine ne le détecte pas. Et puisque les autres gens ne sont pas comme toi, le mécanisme se grippe et l'équilibre que vous avez bascule chez les autres en faveur du parasite."
Shizuru acquiesce. Cela avait du sens, cela expliquait beaucoup de choses en fait.
"Juste une chance génétique. La seule à être comme ça.
-Si tu avais encore tes parents, ou mieux un enfant, nous aurions pu regarder si c'était héréditaire, l'information aurait été intéressante et..."
Shizuru pince ses lèvres.
"ça ne l'est pas, la coupe-t-elle d'une voix ferme.
-Quoi?
-Héréditaire. ça ne l'est pas."
Saeko met quelques secondes à comprendre ce qu'implique Shizuru, parce qu'à son intonation, elle ne parle certainement pas de ses parents.
"Oh… souffle-t-elle surprise car Shizuru paraît si jeune.
-J'aimerais retrouver mon sac, déclare-t-elle. J'ai des photos, c'est tout ce qu'il me reste.
-Je suis désolée Shizuru, murmure-t-elle. Quand la situation sera plus sûr, nous irons le récupérer."
Shizuru acquiesce sèchement.
"Je ne veux pas en parler, prévint-elle. Cela fait longtemps et ce n'était pas héréditaire."
Le voile humide dans ses yeux et le tremblement de ses mains indiquent des souvenirs douloureux et, peut-être un doute sur ses propos. Mais Saeko est avant tout une mère qui compatit. Elle préfère laisser tomber cette discussion pour préserver Shizuru car il est évident à sa réponse qu'elle a vu son enfant devenir un mordeur… ou pire qu'elle lui a offert le repos avant la contamination -l'éventuelle contamination.
Saeko accepte donc facilement et lui conseille de se reposer, n'ayant plus le cœur à lui poser les centaines de questions qui lui emplit l'esprit. Shizuru obéit se calant dans l'oreiller, fermant les yeux.
Pendant une demi-heure, Saeko tente de se concentrer sur sa panoplie de pipettes mais son regard revient sans cesse vers Shizuru.
"Et Natsuki?"
Elle craint un instant que Shizuru se soit endormi, mais elle voit ses yeux se rouvrir et la fixer.
"Et bien quoi?
-Qu'est-ce qu'il y a entre vous?
-Vraiment? s'étonne Shizuru qui s'attendait vraisemblablement à une question sur sa condition. Nous sommes amies. Quelques mois de voyages à 2 en milieu inhospitalier produit ce genre de chose.
-Bien, s'entend répondre Saeko. Je t'aime bien Shizuru, vraiment, mais ton état… il suffirait de peu de chose pour faire d'elle un marcheur. Elle ne mérite pas ça."
Shizuru détourne les yeux, avec une sorte de culpabilité.
"Personne ne mérite ça. Et je comprends. Mais Natsuki est une amie. Elle ne risque rien."
Saeko se sent soulagée car Natsuki ne vit pas dans un conte de fée, un baiser -même d'amour vrai- ne ferait que la contaminer en quelques heures et Shizuru en est consciente.
Shizuru est quelqu'un de bien, conclut Saeko, mais personne ne mérite de prendre le risque de l'aimer.
