Le colonel

Il est inhabituel que Georgiana m'écrive d'elle-même et encore moins pour réclamer mon avis. J'ai donc pris au sérieux sa missive et profité d'être à terre et non loin du Derbyshire pour m'y rendre séance tenante.

Pemberley, c'est toujours une joie d'y revenir. Ce domaine regorge de tant de souvenirs. Je suis toujours prompt à profiter de l'hospitalité de mon cousin et sa sœur en dehors de tout obligation. Entre Fitzwilliam et moi c'est bien plus qu'un lien entre cousins, c'est un amour filial, une amitié sincère et un confident depuis toujours. Jamais il ne m'a jugé et j'en ai toujours fait autant. Rien à voir avec la relation que j'ai avec mon frère aîné, lui qui va tout hériter sans avoir jamais eu la moindre responsabilité ou fonction de toute sa vie.

Arrivé dans le hall, je fus accueilli avec enthousiasme par Georgiana. Pour peu, je ne la reconnaissais pas tant elle a changé ! Ce n'est plus une jeune fille au visage de poupon que j'avais devant moi mais une jeune femme à la silhouette élancée et aux traits affinés. Je le lui en fis part et elle eut l'air d'apprécier.

Cela fait bien plus d'une année que je ne l'avait revue et a bien l'observer je peux comprendre qu'un scélérat comme Whickam ait voulu l'attraper dans ses filets. En plus de sa vengeance personnelle et d'une dote conséquente, il aurait eu à son bras une épouse des plus charmantes. Quelle bonne grâce que Fitz soit arrivé à temps !

J'en suis certain, Georgiana n'aura guère de difficulté à trouver des prétendants ! Ce sera, bien au contraire, Fitz et moi-même qui allons avoir toutes les peines du monde à déterminer lequel sera le bon et qui aura l'immense honneur de l'épouser. A voir les années avancer, cela ne va plus tarder. Je m'interrogeai si c'était la raison pour laquelle elle m'avait fait venir mais elle me demanda juste de me rendre dans le bureau où Fitz se terrait.

Je le trouvai là, perdu dans ses pensées, un carnet à la main dans lequel il gribouillait avec assiduité. Il leva la tête et fut très surpris de me trouver face à lui. Visiblement, Georgiana ne lui avait rien dit. Mais je compris l'inquiétude de cette dernière en le voyant. Il avait les traits tirés, des cernes trahissant de mauvaises nuits.

Je l'interrogeai mais en vain. Je voyais bien que quelque chose hantait son esprit. Je connais son entêtement et s'il ne voulait point en parler, il me fallait patienter.

Sur son bureau s'empilaient le courrier qu'il n'avait pas ouvert depuis des semaines. Je le sermonnait. Il avait des responsabilités envers sa sœur, ses gens, son domaine et ses propriétés, mais rien n'y fit. Je commençais sérieusement à m'inquiéter.

Je m'assis donc à son bureau et, sans le regarder, j'entrepris de décacheter une à une les lettres afin d'être certain que rien n'urgeait. Heureusement, je n'ai rien trouvé de fâcheux. J'eus alors dans les mains une enveloppe dont je reconnus instantanément l'écriture et le cachet. Elle provenait de Rosings et je me mis alors à lui lire à haute voix alors qu'il était resté allongé dans le sofa.

Au début, il n'écoutait guère ce que je disais. Le lettre de notre chère tante Lady Catherine, pleine de condescendance, parlait des métayers, de l'état du jardin, de la santé soit disant précaire de Anne et de l'espoir qu'il s'exécute à l'épouser enfin.

Lorsque j'abordais le dernier chapitre traitant de son nouveau pasteur, je vis Fitz se redresser. Lady Catherine annonçait que ce dénommé Collins avait pris épouse, une jeune femme d'allure assez simple, issue d'une famille nombreuse et renommée du Herfordshire. À ces derniers mots, il se mit debout, les yeux ronds et le regard perdu.

J'ignorai ce qui avait pu exactement le faire réagir puis je me souvins qu'il m'avait écrit qu'il allait passer quelques temps dans cette région avec son ami Bingley. Je lui posais la question. Y avait-il un rapport entre ce séjour et ce Mr Collins? Pour toute réponse, il regarda le carnet qu'il tenait dans ses mains, poussa un râle emmêlé d'un profond soupir, jeta l'ouvrage dans la cheminée avant de fuir la pièce à grandes enjambées.

En sortant pour le suivre, je me suis retrouvé nez à nez avec Georgiana probablement alertée par les cris. Je pense qu'elle devait être restée non loin de la porte à nous guetter. Je ne lui tiens pas rigueur, elle est légitimement inquiète pour son frère tout comme je le suis.

De cet épisode, Fitzwilliam ne me donna aucune explication. Il partit prendre l'air quelques heures et revint frigorifié et toujours aussi silencieux.

À force de patience, je réussis à lui faire prendre conscience de ses agissements. Mais au lieu de le voir réagir et rebondir, il eut la réaction inverse à laquelle je m'attendais. Je le vis entrer dans une mélancolie que je ne lui connaissait pas. Même au plus fort des tempêtes qu'il a traversées, le décès de sa mère, puis de son père, jamais je ne l'avais vu si abattu. Je me doutais qu'il ne pouvait s'agir que d'une seule chose. Seul un revirement amoureux peut terrasser l'homme le plus fort ou le plus orgueilleux.

Je voyais qu'il était en proie à un grand tourment intérieur. Je respectai son mutisme et fit comme si de rien n'était. Il ne sortit de son antre que pour ses besoins naturels et ne daigna même pas nous accompagner pour les repas.

Je suis resté ainsi trois jours, à m'occuper de ma jolie cousine, en espérant que son frère décide à se confier. Georgiana m'exprima ses doutes et ses inquiétudes justifiées. Je la rassurais comme je pus, en ajoutant qu'elle avait bien fait de me faire appeler.

Trois jours plus tard, comme il ne faisait aucun effort pour changer, je me décidai enfin à lui botter les fesses tel qu'un grand frère le ferait. Sa mise était déplaisante, sa barbe naissante et négligée tout autant que ses vêtements chiffonnés. Fort heureusement je ne suis pas homme à me choquer pour si peu, j'ai eu affaire à des énergumènes bien plus récalcitrants dans mon régiment.

Je me résolus alors à combattre le mal par le mal et à le conduire là où je savais ce qui pourrait lui faire oublier celle qui lui avait fait tourner la tête. Aucun homme de mon entourage ne peut y résister longtemps.

J'ordonnai donc qu'on fasse nos bagages pour nous rendre à Londres mais c'est alors, qu'à ma grande surprise, Georgiana se rebella. La pauvre avait été laissée seule suffisamment longtemps. Elle ne toléra notre soudain départ qu'à condition de l'emmener. Nous n'avions pas de raison de lui refuser et j'acceptai au nom du tuteur que je suis sous les grognements de son frère.

Nous partîmes donc un matin pour la capitale rejoindre la demeure familiale. Georgiana profitait de notre présence la journée mais les soirs nous les consacrions entre hommes.

J'emmenais donc mon cher cousin anonymement dans une « maison close » comme disent les français. Celle-là était particulièrement bien réputée et tenue par une dénommé Mrs Grace. Elle devait s'être appelée ainsi du temps de sa jeunesse mais les restes n'en étaient pas trop dénués.

Certaines jeunes femmes qu'on nous présenta dans un salon privatif étaient particulièrement tentantes et enjouées mais n'arrivèrent pas facilement à dérider mon ténébreux acolyte. Il fallut plusieurs bouteilles et bon nombre de cajoleries pour qu'il arrive enfin à se détendre quelque peu.

Je savais Fitzwilliam bridé par son éducation d'héritier et engoncé par des années de célibat obstiné, mais je n'aurais jamais pensé qu'il puisse être aussi réticent à cette chair blanche juste devant ses yeux et à ces mains si baladeuses.

C'est au final une grande rousse, à la crinière rutilante et aux taches de sons clairsemées qui eut l'extrême honneur d'avoir sa préférence et arriva à désarçonner le bel étalon. Un client tel que lui ne devait pas être légion. Du reste de la soirée, je n'en fus heureusement pas témoin mais le remède sembla avoir eu quelque effet. Tant est si bien qu'au bout de peu de temps, il réclama de lui-même de continuer la prescription. Il prit, soir après soir, avec application sa potion, toujours la même, qui semblait l'apaiser progressivement de ses maux.

Je n'avais dès lors plus de raison de l'accompagner quotidiennement au vu de sa bienheureuse guérison. Je préférais grandement la présence plus réjouissante de ma cousine que je découvrais amusante et aux conversations bien plus intéressantes.

Et un soir, je surpris Fitz qui rentrait, ivre et détendu, récitant un poème alors que je l'aidais à monter avec peine jusqu'à son lit.

Ange divin, qui mes plaies embaume

Ange divin, qui mes plaies embaume,
Le truchement et le héraut des dieux,
De quelle porte es-tu coulé des cieux,
Pour soulager les peines de mon âme ?

Toi, quand la nuit par le penser m'enflamme,
Ayant pitié de mon mal soucieux,
Ore en mes bras, ore devant mes yeux,
Tu fais nager l'idole de ma Dame.

Demeure, Songe, arrête encore un peu !
Trompeur, attends que je me sois repu
De ce beau sein dont l'appétit me ronge,
Et de ces flancs qui me font trépasser :

Sinon d'effet, souffre au moins que par songe
Toute une nuit je les puisse embrasser.

Pierre de RONSARD

1524 - 1585