Georgiana

J'ai été bien inspirée d'appeler mon cousin en renfort. Je voyais bien que tout ce que j'avais tenté auprès de Fitzwilliam n'avait eu aucun effet. Je ne regrette pas non plus de m'être quelque peu rebellée alors qu'ils voulaient une fois de plus m'exclure de leurs activités.

Je préfère bien mieux me retrouver ici à Londres en leur présence que seule à Pemberley. Au moins, ici je peux vivre, bouger, visiter et ne plus être confinée.

La présence de mon cousin aide pour beaucoup à cette ambiance bien plus décontractée.

Mon frère se remet enfin de ses émotions. J'ai crains sérieusement pour lui comme il a pu craindre pour moi par le passé. Je ne suis pas stupide, je sais reconnaître une peine de cœur ou ce que l'on croit qu'elle est. Le carnet trouvé dans l'âtre n'a fait que confirmer mes suppositions.

Lorsque je suis entrée dans son bureau ce soir là, après avoir croisé mon cousin qui courrait derrière mon frère une lettre à la main, mes yeux se sont directement dirigés vers la cheminée d'où une odeur étrange émanait. Parmi les bûches consumées, un carnet venait d'y être jeté. Jamais mon frère n'aurait fait pareil acte de vandalisme, lui qui tient tant aux livres. Il fallait qu'il soit bien affecté. Pensant sincèrement qu'il pourrait le regretter, j'ai saisi la pince à bûche rangée à côté du tisonnier et, avant qu'il ne soit trop tard, j'ai récupéré l'objet.

Mon frère parti, je montais dans ma chambre observer et essayer de comprendre ce qui avait pu enclencher un tel comportement. Était-ce ce livre ou ce qui avait été dit?

La couverture était noircie de suie mais fort heureusement l'intérieur avait été épargné. Je me mis à essuyer précautionneusement la couverture, elle m'était inconnue. Probablement un ouvrage ne venant pas de notre collection. Mais je le reconnus, je me souvenais avoir surpris Fitzwilliam à plusieurs reprises le feuilleter mais, dès qu'il prenait conscience de ma présence dans la pièce, aussitôt le refermait. Cela m'avait alors intrigué.

Ma curiosité attisée, j'ouvris et le contenu me surprit, et pas qu'un peu. Un recueil de poèmes, certes en soi ceci ne m'étonne guère sachant le plaisir que peut avoir mon frère pour ce genre de littérature. Des poèmes en français. Cela ne devait pas me poser de problème vu qu'on m'a enseigné cette jolie et difficile langue. Mais ce sont les thèmes et les termes utilisés qui me stupéfièrent le plus. Cela et les nombreux écrits qui encombraient les marges de cette œuvre inédite.

L'étude approfondie de ce carnet ne m'aide guère à mieux comprendre mon frère. Je devine toutefois pourquoi il ne souhaitait pas que je découvre ce qu'il lisait, ni n'aimerait savoir qu'il est actuellement en ma possession !

J'ai deviné que certains commentaires sont des traductions de termes précis qu'on ne trouvent pas toujours dans les dictionnaires. Cela m'a d'ailleurs bien aidé à comprendre certains vers et à compléter mon apprentissage du français ! Peut-être pas dans la direction que mon professeur désirerait...

Je suppose également que les notes qui ne sont pas de mon frère, ont été faites d'une main féminine. C'est assurément une femme qui ose et qui est instruite ! Je ne la connais pas mais elle m'inspire déjà. Et à voir le désarroi de Fitzwilliam au point de jeter au feu ce carnet, j'imagine qu'elle lui a fait la plus forte impression. Le reste, je ne peux qu'extrapoler.

Mais au delà de la raison de cet objet dans les mains de mon frère, son contenu comble mes soirées londoniennes. Je lis et relis certains passages qui m'inspirent, m'enseignent et me fait ouvrir la voie à des chemins qui m'étaient jusqu'à présent interdits. L'un d'eux m'a particulièrement touché:

Cinq points en amour

Fleur de quinze ans,
si Dieu vous sauve et garde
J'ai en amour trouvé cinq points exprès :

Premièrement, il y a le regard,
Puis le parler, puis le baiser après.
Attouchements suivent baiser de près,

Et tous ceux-là tendent au dernier point
Lequel est... - Quoi? - Je ne le dirai point.
Mais, s'il vous plaît en ma chambre vous rendre,
Je me mettrai volontiers en pourpoint,
Voire tout nu, pour vous le faire apprendre.

(Cl. Marot).

Ces vers de beau parleur me font penser à George et à sa manière qu'il avait en quelques mots de transformer la réalité crue en une chose délicate et aventureuse. J'ai bien appris la leçon et on ne me prendra plus d'écouter les jolies phrases sans en comprendre les dessous ou ceux qui les composent.

En comparaison, j'ai bien plus d'affinité avec mon cousin et ces derniers jours en sa présence m'ont permis de voir la nette différence. S'il est aussi drôle et souriant, ses paroles à lui sont sincères et bienveillantes. Il n'est certes pas aussi plaisant physiquement que George mais qu'est-ce donc la beauté s'il n'y a rien derrière?

J'adore écouter ses aventures et les récits de ses voyages. Que je rêverais de pouvoir l'accompagner ! Il me traite comme son égale, ne faisant pas offense à mon intelligence ou mon sexe. Allant au-delà de ma naissance ou de ma dote conséquente. Et plus je me sens bien à ses côtés, plus je m'interroge. Et s'il était celui qui m'est destiné?

Je sais qu'il m'a connue enfant, qu'il est mon tuteur et qu'il a le double de mes années. Mais l'amour a-t-il une limite d'âge? Telle l'héroïne éponyme de ce livre de Jane Austen sorti récemment, Emma découvre qu'elle aime Mr John Knightley de dix-sept ans son aîné. Celui qui l'a rabrouée, critiquée parfois à bon escient, déclare sa flamme en pensant qu'elle n'est point partagée.

Mon cousin, le colonel Fitzwilliam, aurait-il à mon endroit des affinités autres qu'amicales? Je ne saurais le deviner. Et maintenant qu'il a rejoint son régiment, je vais devoir m'armer de patience pour connaître la vérité. Heureusement que j'ai le carnet pour m'occuper.

Une beauté de quinze ans enfantine

Une beauté de quinze ans enfantine,
Un or frisé de maint crêpe anelet,
Un front de rose, un teint damoiselet,
Un ris qui l'âme aux Astres achemine;
Une vertu de telles beautés digne,
Un col de neige, une gorge de lait,
Un coeur jà mûr en un sein verdelet,
En Dame humaine une beauté divine ;
Un oeil puissant de faire jours les nuits,
Une main douce à forcer les ennuis,
Qui tient ma vie en ses doigts enfermée
Avec un chant découpé doucement
Ore d'un ris, or' d'un gémissement,
De tels sorciers ma raison fut charmée.

Pierre de Ronsard