Chapitre 72
Elizabeh ouvrit les yeux, mettant quelques secondes à se souvenir de l'endroit où elle se trouvait. Elle poussa un soupir de soulagement en reconnaissant la chambre bleue de Pemberley. Elle toucha le drap à côté d'elle. La tiédeur du corps de M. Darcy s'était déjà estompée. Elle s'étira comme un chat fatigué avant de poser un pied décidé sur le parquet verni. A peine eut-elle tiré les rideaux, qu'un coup résonna sur la porte. Un sourire éclatant aux lèvres, Jenny entra dans la chambre, chargée comme à son habitude de seaux d'eau bien chaude. Elizabeth lui sourit en retour.
Descendant les escaliers, la maîtresse de maison entendit résonner les désormais habituelles mélodies de M. Von Malhër. Elizabeth n'ignorait pas le sacrifice qu'avait consenti Georgiana en quittant Londres quelques semaines plus tôt que prévu, se privant ainsi de la présence de son jeune courtisan. Fait exceptionnel, M. Darcy avait autorisé une rencontre entre les deux jeunes gens, permettant ainsi des adieux provisoires. Cette première entrevue formelle avait été empreinte d'une certaine gêne de la part des deux protagonistes. La présence d'Elizabeth dans la pièce, quoiqu'occupée à la lecture de son courrier dans un recoin, n'avait certainement pas aidé à détendre l'atmosphère. Les deux jeunes gens s'étaient contentés de banalités entrecoupées de longs silences. Fort heureusement, M. Von Malhër avait obtenu l'autorisation expresse de correspondre avec Georgiana après son départ dans le Derbyshire. Elizabeth savait à quel point l'échange de courrier pouvait contribuer à alimenter une relation. Georgiana fut autorisée à répondre, sous la relecture attentive d'Elizabeth, M. Darcy s'étant déclaré trop impliqué pour être totalement impartial. En atteignant le bas de l'escalier, Elizabeth jeta un furtif coup d'oeil au plateau d'argent qui contenait le courrier. Elle prit les quelques lettres qui s'y trouvaient avant d'entrer dans le petit salon. Elle s'assit confortablement devant la table dressée et se versa une tasse de thé, avant d'attraper le coupe-papier. La première missive était adressée à M. Darcy, elle la déposa sur la table avant de s'emparer de la seconde. Elle reconnut avec plaisir l'écriture de sa tante Gardiner. Elle parcourut les quelques lignes rapidement tout en buvant une gorgée de thé. Les nouvelles étaient bonnes. Le récent décès de Mrs Barks n'avait pas affecté le fonctionnement de la joaillerie. La troisième lettre était de Jane. Cette dernière convoquait sa soeur sans délai à Morney, impatiente de la revoir après deux mois d'absence. Cette perspective réjouit grandement Elizabeth. Plus que jamais en ces instants de tristesse, l'affection de sa soeur chérie était d'un secours dont elle ne souhaitait pas se priver. Elizabeth termina sa tasse de thé et prit la dernière lettre. L'écriture était inconnue et elle était adressée à M. et Mrs Darcy. Elizabeth prit la liberté de l'ouvrir, se doutant de l'identité de son expéditeur. Elle parcourut rapidement les quelques lignes et prit l'enveloppe cacheté qui était contenue dans la première enveloppe. Ramassant les lettres, elle quitta la chaleur bienfaisante du petit salon pour se diriger vers le salon de musique. Georgiana ne dérogeait pas à ses habitudes, assise devant son pianoforte, elle s'exerçait avec une rigueur qui impressionnait toujours Elizabeth. La jeune femme entra en silence et s'installa confortablement pour jouir de la musique. Lorsque Georgiana acheva sa gamme, elle applaudit légèrement pour signifier sa présence. La concentration de la musicienne avait joliment rosi ses joues et un sourire témoignait de sa satisfaction. Georgiana se leva aussitôt pour saluer sa soeur.
" J'ai reçu quelque chose pour vous."
Aussitôt une teinte pourpre embrasa ses pommettes. Elle prit délicatement la lettre fermé que lui tendait Elizabeth.
" Je vous laisse en prendre connaissance la première."
Georgiana hocha la tête en silence. Elle ne pouvait en vouloir à son frère et à Elizabeth d'agir ainsi à son encontre. Elle était la seule à blâmer de son manque de franchise. Elle était cependant gré à sa soeur de lui laisser la primeur de la lecture de cette première missive autorisée. Elle s'éloigna vers la fenêtre pour plus d'intimité. La lettre n'était pas très longue mais écrite dans un style agréable. Elle ne contenait en somme que des banalités mais Georgiana fut sensible à la formule de politesse. Wilfried écrivait comme il jouait du piano, avec délicatesse et fougue. Légèrement rougissante, Georgiana tendit la lettre à Elizabeth. Cette dernière hésita un instant. Cela lui déplaisait de s'introduire ainsi dans l'intimité de la jeune femme, mais son chaperonnage était la condition nécessaire à cette correspondance. C'est donc avec une certaine répugnance qu'elle lut en vitesse les quelques lignes écrites par M. Von Malhër. Ainsi qu'elle s'y était attendue, la missive ne comportait rien de licencieux. Le jeune homme s'enquerait du bon retour de Georgiana dans le Derbyshire et promettait bientôt de nouvelles partitions. Elizabeth rendit presque aussitôt le courrier à la jeune femme.
" Vous me ferez lire votre réponse."
Elizabeth accompagna cette exigence d'un sourire bienveillant. Georgiana serra le courrier contre son coeur sans même s'en apercevoir et opina positivement.
" Je serai dans le bureau de votre frère."
Elle quitta la pièce en agitant les lettres de sa soeur et de Mrs Gardiner. A peine eut-elle fait quelques pas dans le couloir, que les notes s'égrenaient à nouveau du pianoforte.
La pièce sentait bon le bois verni. Elizabeth laissa négligemment courir sa main sur le marbre de la cheminée. Pas un grain de poussière ne s'éleva dans le rayon de soleil matinal qui animait agréablement cette pièce de la vaste demeure. La jeune femme comprenait pourquoi son époux en avait fait son bureau. Elle observa le mobilier de M. Darcy, admirant la remarquable organisation de son espace de travail. Elle soupira en regardant le sien. De vieilles lettres griffonnées encombraient encore le bureau, datant de l'année dernière. Elle attrapa la corbeille et vida tous les papiers dedans. Ouvrant le tiroir, elle prit son nécessaire à écrire. Sa première intention fut de répondre positivement à l'invitation de sa soeur, elle se rendrait l'après-midi même à Morney. Elle souffla un instant sur le papier faire sécher l'encre plus vite. Elle sonna et eut à peine le temps de cacheter la missive.
" Pouvez-vous faire porter cela à Mrs Bingley ?"
L'intendante hocha la tête avec un sourire.
" Dois-je demander à M. Forks de sceller Désirée ?"
Depuis sa mésaventure avec le colonnel Fitzwilliam, qui avait valu à ce dernier deux mois sans poser le pied à terre, Elizabeth n'était jamais remontée à cheval.
" Cela ne sera pas nécessaire, Miss Darcy m'accompagnera certainement. Demandez la calèche je vous prie."
Mrs Reynolds ne fit aucun commentaire, se contentant de refermer la porte en silence. A l'instar des autres domestiques de la maison, elle était heureuse du prochain établissement du colonel Fitzwilliam à proximité de Pemberley. Et sans ce malheureux accident, il n'aurait peut-être jamais fait la connaissance de Miss Ingham.
Avant de répondre à Mrs Gardiner, Elizabeth prit le temps de relire sa missive. La lettre de sa tante était courte mais efficace. La jeune femme lui en sut gré. Se replonger dans les affaires de la joaillerie, c'était se rappeler Irina. Les larmes lui montèrent presque aussitôt aux yeux. Non pas qu'elle souhaitait oublier celle qu'elle considérait comme sa bienfaitrice, celle qui lui avait ouvert les portes du grand monde et offert tout ce qu'elle possédait en héritage. Elizabeth souffrait de la perte d'une amie et d'une mère. Elle essuya la larme qui roulait sur sa joue et menaçait de tomber sur la feuille de papier étalée. Elle s'enquit rapidement de la bonne santé de sa tante et certaines affaires importantes laissées en suspens suite à son départ précipité pour le Derbyshire. Ce n'était pas à Mrs Gardiner d'assumer la gestion pleine et entière de la joaillerie et Elizabeth était bien décidée à faire rayonner le nom de la maison Barks dans toute l'Angleterre.
Fidèle à son habitude, M. Darcy ne réapparut pas au déjeuner, occupé à visiter les fermes de son domaine. Les deux femmes déjeunèrent donc en tête à tête et Georgiana accepta tout naturellement d'accompagner Elizabeth à Morney, elle aussi désireuse de revoir la petite Lily. C'est Jane en personne qui les accueillit sur le perron de la résidence. M. Bingley glissa à l'oreille d'Elizabeth que cela faisait déjà une bonne demie-heure qu'elle piétinait d'impatience. Pour les deux soeurs, ce furent des retrouvailles empreintes d'une joie intense. Elizabeth était intérieurement rassurée par l'état de santé de Jane. Sans rien avoir perdu de sa taille fine, la jeune mère avait gagné en épanouissement. Envolées les craintes de la grossesse, Mrs Bingley avait retrouvé toute sa joie de vivre. L'arrivée de la petite Lily dans les bras de sa nourrice fit pousser des cris aux Darcy. C'était un beau bébé joufflu aux cheveux d'un roux éclatant. Bien éveillée, la fillette babillait doucement en fixant de ses beaux yeux bleus tout son entourage. Elle saisit fermement le doigt que lui tendit Elizabeth.
" Bravo Lily, tu as attrapé le doigt de ta marraine !"
La jeune femme regarda Jane d'un air interrogateur.
" Qu'as tu dit ? Moi, sa marraine ?"
Jane jeta un regard contrit en direction de son mari, avant d'opiner joyeusement de la tête. M. Bingley se pencha d'un air confidentiel vers Elizabeth et Georgiana.
" Et nous avons choisi Fitzwilliam comme parrain, mais chut ! Pas un mot, je tiens à lui annoncer moi-même la nouvelle avant que votre soeur ne le lui dise !"
Jane rosit une nouvelle fois avant de tendre la fillette à Elizabeth.
" Veux-tu la tenir Lizzie ?"
La jeune femme prit délicatement Lily avant de la serrer doucement contre elle, heureuse d'avoir été choisie comme marraine pour veiller sur elle. Elle imaginait d'ici la tête de Miss Bingley.
" Le baptême aura lieu dans trois semaines, je compte sur toi Lizzie pour m'aider à tout organiser !"
Le reste de l'après-midi fut consacré à l'ébauche de cet évènement qui se ferait dans l'intimité familiale. Ce n'est que dans la soirée que les deux femmes rentrèrent à Pemberley devancées par M. Darcy d'une bonne heure. Georgiana s'éclipsa presque aussitôt, désireuse de retrouver son piano et les partitions de M. Von Malhër. M. Darcy la regarda s'éloigner, partagé entre le plaisir et la jalousie. Elizabeth l'informa aussitôt de la correspondance du prétendant londonien, ce qui n'arrangea pas l'humeur de son époux. La jeune femme dut déployer tout son charme pour redonner le sourire à M. Darcy. A l'heure du dîner, ce dernier était à nouveau affable et souriant.
" M'accompagnerez-vous demain à Westbourgh ?"
Elizabeth hocha la tête, la perspective de passer la journée en compagnie de M. Darcy était réjouissante.
Les prochaines semaines ne manqueraient pas d'occupations, entre le baptême de la petite Lily et le mariage du colonel Fitzwilliam, tout le comté serait en ébullition jusqu'à l'été. Elizabeth se garda bien de vendre la mèche quant au rôle de parrain que M. Darcy ne manquerait pas d'accepter, mais le sujet revenant plusieurs fois sur le tapis au cours du dîner, elle eut bien de mal à tenir sa langue, sans compter les regardes de connivence que lui jetait Georgiana. La nuit fut courte mais délicieuse et Elizabeth eut bien du mal à ouvrir les yeux lorsque M. Darcy lui signifia qu'il était l'heure de se lever en l'embrassant dans le cou. La jeune femme enfila en baillant la tenue que Jenny lui présenta. Elle ne fut vraiment réveillée que lorsque l'air frais du matin lui fouetta le visage. Les bottes de cuir noir de M. Darcy claquaient avec un bruit sourd et sa cravache fouettait machinalement les hautes herbes sur le chemin des écuries. Devant les doubles portes, M. Forks les attendait, son air narquois plaquait sur son visage.
" Essayez de ne blesser personne cette fois-ci."
Cette remarque fut faite à voix si basse que M. Darcy ne l'entendit pas. Elizabeth le gratifia d'une grimace en attrapant les rênes de Désirée, tendues par le maître des écuries. D'un geste élégant, M. Darcy l'aida à se mettre en selle, et c'est au petit pas qu'ils traversèrent le parc de Pemberley. Conquérant, l'étalon de M. Darcy, ne cessait de piaffer d'impatience, ne comprenant pas pourquoi son maître ne le laissait pas partir au grand galop. Elizabeth pouvait sentir le regard narquois de M. Forks dans son dos. Sans doute devait-il la guetter depuis l'autre extrémité des écuries. Elle donna soudain un grand coup de talon, faisant partir Désirée au grand galop. Il n'en fallut pas davantage à Conquérant pour s'élancer à sa poursuite. Ce n'est qu'au bout de plusieurs minutes que les deux bêtes, enfin calmées, consentirent à revenir à une allure plus placide. M. Darcy observait son épouse, l'air frais du matin et la cavalcade avaient ramenés des couleurs au visage d'Elizabeth. Il la sentait revivre après le douloureux épisode londonien. Il envisageait sérieusement de ne pas quitter le Derbyshire l'hiver prochain. Ils dépassèrent bientôt les limites de Pemberley pour s'engager dans la campagne verdoyante du Derbyshire. Westbourgh était à l'opposé de Lambton, ce qui permit à Elizabeth de découvrir une nouvelle partie du comté. Là encore de jolies fermettes s'épanouissaient au milieu de grandes terres arables, encore dénudées. Mais bientôt, le printemps aidant, elles se couvriraient d'un manteau vert, ondulant au gré des caprices du vent. Malgré l'heure matinale, les fermes étaient déjà en pleine activité. Les cheminées lâchaient de gros panaches de fumées, on entendaient meugler les vaches dans les étables, impatientes d'être traites, et les poulets s'égayaient dans les cours, cherchant des graines à picorer. Elizabeth cheminait en silence, hypnotisée par ce spectacle champêtre. A cette allure tranquille, ils atteindraient Westbourgh dans une heure à peine. Partout des voix s'élevaient pour saluer le maître des lieux. Affable, M. Darcy répondait toujours aux sollicitations. C'était pour les fermiers, l'occasion d'exposer leurs problèmes, leurs différends de voisinage ou simplement saluer M. Darcy. Elizabeth fut à nouveau frappée par le changement de personnalité de son mari. Lui, si froid et si distant avec ses semblables à Londres, était plus proches de ses fermiers dans le Derbyshire. Même si ses revenus dépendaient de leur travail, ce n'était pas la raison qui poussait Fitzwilliam à se montrer aussi prévenant. Il était tout simplement chez lui, autour de Pemberley. Westbourgh se montra bientôt à leurs yeux. Les époux firent une petite halte pour qu'Elizabeth puisse apprécier l'environnement de la demeure. La jeune femme fut immédiatement séduite par la bâtisse et ses environs. Le parc était d'une taille raisonnable mais nécessitait des aménagements pour offrir tous les agréments d'un jardin familial. Le bâtiment, tout de plein pied, s'étirait en longueur. La blancheur de la pierre contrastait avec le ton gris de Tartey. Ils furent aussitôt accueillit par un couple d'une cinquantaine d'années. L'homme attrapa la bride des chevaux tandis que M. Darcy sautait d'un pas décidé. Il tendit sa main à Elizabeth qui se laissa glisser à terre, heureuse de retrouver la terre ferme. La femme les entraîna à l'intérieur pour leur offrir un thé, que la jeune femme accepta avec plaisir. Elle sirota sa boisson tout en examinant l'intérieur. A l'image du parc, il avait besoin d'être rafraîchit et embellit. Mais la proportion des pièces et les ouvertures rendaient l'ensemble agréable. La femme leur fit faire le tour du propriétaire. M. Darcy, connaissant déjà les lieux, se désintéressa rapidement de la visite, jetant de fréquents regards par les fenêtres. Elizabeth, malgré sa récente élection au poste de maîtresse de maison, observait attentivement les volumes.
" Souhaitez-vous voir les communs ?"
Prenant le pas sur son époux, la jeune femme répondit positivement. La femme de charge jeta un regard étonné à M. Darcy, qui se contenta de hocher brièvement la tête. Elizabeth lui emboîta le pas, regardant avec attention tout ce qui lui était montré. A la fin de la visite, elle félicita chaudement la femme pour la bonne tenue des lieux. M. Darcy ne put s'empêcher de sourire. Une voix masculine s'éleva soudain du hall.
" Il y a quelqu'un ?"
M. Darcy délaissa aussitôt les deux femmes pour accueillir son cousin. Ce dernier, en tenue de voyage, arrivait directement de Londres. Il embrassa familièrement Elizabeth et salua la femme de charge.
" Elizabeth, Dieu soit loué vous êtes là !"
La jeune femme ne put s'empêcher de rire. La prenant par le bras, il l'entraîna dans le petit salon. Ouvrant grand les bras, il désigna la pièce.
" Qu'en pensez-vous ?"
M. Darcy les observait dans l'encadrement de la porte, un sourire aux lèvres.
" Je pense que vous avez fait un excellent choix en décidant de vous installer à Westbourgh, colonel !"
Elle lui exposa en détail les avantages et les inconvénients de chaque pièce, proposant des aménagements qui pourraient convenir à Miss Ingham, ainsi qu'à lui même. M. Darcy lui suivait en silence, écoutant les propositions d'Elizabeth.
Il est vrai que la jeune femme avait eut l'occasion de sonder la future épouse du colonel Fitzwilliam lors de son séjour à Londres. Aussi s'était-elle fait une idée assez précise du caractère de Miss Ingham. Le décès de sa mère alors qu'elle n'était qu'une enfant n'avait pas eu de conséquence fâcheuse sur son éducation. Lord Ingham avait veillé à ce qu'elle reçoive des leçons dignes des plus grands précepteurs londoniens. Sans héritier mâle, il avait initié sa fille à la gestion de Tartey et au plaisir de la chasse. Sans être un garçon manqué, Blanche avait une certaine liberté masculine et les manières parfaites d'une lady. C'était en somme ce qui avait plu au colonel Fitzwilliam. Ses goûts étaient modérés, comme en témoignait son trousseau, à la fois élégant et pratique. Elizabeth en était persuadée, Miss Ingham se plairait à Westbourgh, et la couleur du papier peint n'aurait rien à voir là dedans.
Le colonel Fitzwilliam décida lui-même des premiers aménagements à effectuer, le confort en premier, la beauté des lieux en second. Sa vie militaire l'avait habitué à bien moins de luxe qu'en offrait la demeure. C'est avec plaisir qu'ils déjeunèrent à l'extérieur, servis avec une grande attention par la femme de charge. M. Darcy et son épouse repartirent presque aussitôt pour Pemberley. Le colonel s'attarda le reste de l'après-midi, désireux de faire le tour du domaine. Il les rejoindrait le soir au château et y resterait jusqu'à ce que les premiers travaux soient terminés. Elizabeth avait réussi à le convaincre de ne pas camper dans la maison avant l'achèvement des aménagements.
En effet, le colonel était fort impatient de montrer la demeure à Miss Ingham. Accepter l'offre de son cousin avait été difficile, mais les beaux yeux bleus de sa fiancée avaient fait vaciller sa détermination à ne dépendre de personne. Même si M. Darcy lui avait clairement indiqué que Westbourgh était une donation, sorte de remerciement pour l'avoir aidé à assumer la tutelle de Georgiana, le colonel comptait bien rembourser, denier par denier, ce cadeau inespéré. Bien entendu, il n'avait pas dit un mot de cette résolution secrète à son cousin, connaissant son caractère impétueux. Il espérait que les revenus du domaine lui permettrait de régler sa dette.
M. Darcy ne lui avait pas menti, les terres de Westbourgh étaient certainement les plus belles du Derbyshire, après celles de Pemberley. Le sol était presque noir, témoignant d'une grande fertilité. D'ici au printemps, il se couvrirait d'une belle toison verte. Les fermes étaient propres et bien entretenues. Le colonel s'arrêta dans chacune d'elle afin de se présenter aux paysans. Ses derniers l'accueillirent le respect dû à son nom et à sa parenté. Ainsi qu'il l'avoua à M. Darcy le soir même, il était fort satisfait de Westbourgh.
Les aménagements recommandés par Elizabeth ne prirent qu'une semaine grâce à la diligence du couple de charge qui veillaient au bon déroulement des opérations. Bientôt les premiers meubles purent être installés pour le plus grand plaisir du colonel Fitzwilliam, donnant une première allure à la demeure. A charge désormais à la future maîtresse de maison d'y mettre une touche plus personnelle.
Le colonel faisait les cent pas en contrebas du perron, tant et si bien qu'il donnait le tournis à Stella, la femme de charge. Cette dernière lissait et relissait son tablier blanc, soucieuse de faire bonne impression à la future Lady Fitzwilliam. Même si M. Darcy, puis le colonel, l'avaient assuré qu'elle conserverait sa place, elle n'en était pas moins inquiète. Dans ce domaine, c'était davantage les femmes qui commandaient que ces messieurs. Albert, son époux, surgit soudain, tout essouflé.
" Miss Ingham arrive !"
Pour peu, le colonel l'aurait embrassé. Se hissant sur la pointe des pieds, il aperçut un nuage de pousière, confirmant les dires de son homme à tout faire. Montée sur une jument baie, Miss Ingham fit son entrée au grand galop. Le colonel Fitzwilliam se précipita aussitôt à sa rencontre, la recueillant dans ses bras à sa descente du cheval. Sans la laisser toucher le sol, il la fit virevolter dans les airs avant le reposer au sol, hilare.
" En voici des manières colonel !"
Lord Ingham s'avança sourire au lèvres et main tendue en direction de son futur gendre. Tous trois s'arrêtèrent un instant pour regarder la façade. Après un hochement de tête approbateur du patriarche, ils pénétrèrent dans la demeure. Ainsi que l'avait prédit Elizabeth, Miss Ingham approuva tous les aménagements décidés par le colonel Fitzwilliam et se déclara enchantée par l'ensemble. Elle se montra agréable avec Stella qui serait en charge d'assurer l'intendance du domaine. Seule la femme de chambre personnelle de Miss Ingham viendrait s'installer à Westbourgh. Il fut décidé que la réception aurait lieu dans les jardins de la résidence. La future maîtresse de maison indiqua comment l'extérieur devait être modelé à Albert qui écoutait religieusement tous les recommandations, triturant anxieusement sa casquette qu'il tenait entre ses mains. Il finit par hocher la tête en regardant d'un air désespéré le colonel Fitzwilliam. Ce dernier partit d'un grand rire et lui tapa sur l'épaule.
" Nous ferons quérir de l'aide de Pemberley."
Un pauvre sourire se peignit sur le visage d'Albert, la tâche s'avèrait plus difficile qu'escompté, la cérémonie devant avoir lieu dans un peu plus d'un mois.
Miss Ingham s'avèra être une maîtresse de maison juste mais exigeante, Stella s'en rendit rapidement compte. La jeune femme suivait avec attention tous les travaux d'embellissement qu'elle avait décidé. Son caractère rigoureux n'admettait aucun à peu près et tout devait être exécuté conformément à son idée. Stella avait espéré que Gloria, la femme de chambre de Miss Ingham, serait une aide précieuse pour elle. Hélas, cette dernière se contentait exclusivement du service de cette dernière. La femme de charge devait donc gérer toute l'organisation de la maisonnée et des travaux. Son naturel timide et anxieux l'empêchait d'exposer la situation au colonel Fitzwilliam, qui ne manquait pourtant pas de se montrer toujours courtois et affable envers elle. Mais elle craignait que l'affection manifeste qu'il portait à sa future épouse, ne le prive de son bon sens. Elle dut son salut à Mrs Darcy qui ne manquait pas de venir régulièrement à Westbourgh. Elle s'inquiéta de son air pâle et de sa mine fatiguée. Malgré les encouragements de la maîtresse de Pemberley, Stella ne dit mot devant Miss Ingham, craignant de se voir limogée. Avec sa finesse innée, Elizabeth décela immédiatement le malaise de la femme de charge. Trouvant un moment dans la journée, elle se rendit à l'office où Stella s'affairait à la préparation du repas.
" Où est la cuisinière ?"
Elizabeth s'étonna haut et fort, attirant l'attention de Miss Ingham, dont les pas résonnèrent presque aussitôt dans le couloir. Mal à l'aise, Stella jeta un regard désespéré en direction de Mrs Darcy. Elizabeth lui adressa un sourire complice.
" Que se passe-t'il Elizabeth ?"
Les mains dans la pâte jusqu'aux coudes, la jeune femme désigna Stella.
" Je m'étonnais de ne pas voir la cuisinière."
Miss Ingham observait silencieusement la femme de charge qui gardait obstinément la tête baissée. Puis elle s'avança vers elle.
" Cette tâche ne vous incombe pas. Le colonel n'a t-il engagé personne ?"
Stella secoua la tête en silence.
" Bien, dans ce cas, nous allons rapidement remédier à cette situation."
Elle posa une main apaisante sur son épaule avant de quitter rapidement la pièce, suivie par Elizbateh qui lui adressa un clin d'oeil sur le pas de la porte.
" Colonel ?"
La voix de la jeune femme résonnait étrangement dans les pièces à demi vides. Le colonel arriva presque aussitôt. Avec douceur et fermeté, Miss Ingham exposa la situation.
" Figurez-vous que nous n'avons aucune cuisinière et que c'est cette pauvre Stella qui se tue à la tâche chaque jour pour nous préparer à manger."
Elle éclata d'un rire cristallin qu'Elizabeth se garda bien de mal interprêter. La situation n'amusait nullement Miss Ingham mais c'était une manière pour elle de rendre la chose plus légère qu'elle n'en avait l'air. Le colonel regarda alternativement les deux femmes, sa fiancée riant et Mrs Darcy le considérant d'un air amusé.
" Et bien ma chère, voilà une nouvelle à laquelle je ne m'attendais pas le moins du monde !"
Prenant familièrement sa fiancée par le bras, il l'entraîna vers l'extérieur, la questionnant sur les qualités de la future perle qu'il devrait prochainement recruter. Elizabeth les regarda s'éloigner, soulagée de voir leur parfaite entente. Fort heureusement pour Stella, l'affaire était réglée.
