Mot de l'auteur
/!\ Cette histoire est une réécriture en version boy x boy de "La quête des Livres-Monde" de Carina Rozenfeld, l'histoire et les personnages lui appartiennent ! Les livres peuvent être acheter sur amazon, fnac et en librairie ! (Environ 5 à 14 euros le livre et environ 30 euros l'intégrale) pour soutenir l'auteur et la financer dans ses projets ! /!\
PS : Les personnages autres que Nathan, Zayn, Lia et Aela ne m'appartiennent pas ! Ils sont de Carina Rozenfeld, une écrivaine très talentueuse que j'admire !
Impatients, fébriles, ils se tassèrent tous les trois à l'arrière du taxi qui les conduisait vers la banlieue où vivait le dénommé Lenny, le vendeur du Livre des Lieux.
Avant de partir, Jérôme leur avait confié une enveloppe kraft renflée, comprenant l'intégralité de la somme atteinte au cours des enchères.
- Je n'ai mis que des petites et des moyennes coupures, expliqua-t-il à Zayn en lui confiant l'enveloppe. Ce sera plus simple pour lui de les écouler et ainsi, il acceptera plus facilement le paiement.
- Vous pensez à tout ! s'exclama Lia en louchant sur le ventre bombé de la pochette beige.
Jérôme esquissa un petit sourire.
- Il est important de penser à tout dans ce genre de situation... Et voici, pour vous, enchaîna-t-il en tendant quelques autres billets, de quoi prendre un taxi à l'aller et au retour. Bonne chance...
- Merci, souffla Nathan en les empochant vivement.
En remontant l'avenue perpendiculaire à la rue d'Eyver, ils avaient vite trouvé un taxi libre qui filait à présent sur le périphérique extérieur, heureusement peu chargé. Ils se sentaient à la fois légers d'avoir remporté l'enchère, mais également inquiets. Tant que le Livre des Lieux ne serait pas entre leurs mains, ils ne se détendraient pas.
- Au moins, pépia Zayn pour alléger l'atmosphère pesante. Le fait que le vendeur ait répondu à mon message prouve que l'Avaleur de Mondes ne l'a pas retrouvé ! Quel soulagement On n'aura même pas besoin de mettre ton plan en action, Nath !
- Mouais... Je ne veux pas jouer les rabat-joie, mais je me méfie. Mieux vaut garder en tête ce que j'ai imaginé. Comme ça, on est parés à toute éventualité. Si tout va bien, tant mieux. S'il y a un problème, on aura plus de chances de s'en sortir.
Nathan n'était, hélas, pas aussi confiant que Zayn. Il avait affronté l'Avaleur de Mondes plus souvent que lui et il savait que l'entité n'abandonnerait pas. Jamais.
Finalement, la situation lui paraissait presque trop facile. L'entité avait eu tout le temps, lors de la dernière distorsion, de renifler la source du phénomène. Alors qu'attendait-elle pour s'emparer du livre ? Leur tendait-elle un piège ? Le Chébérien avait un mauvais pressentiment...
Lia ne disait rien, mais il tripotait son téléphone portable sans arrêt.
- J'espère qu'il y a du réseau, là où on va, sinon ton plan, il tombe à l'eau !
- Lia, on va être en pleine banlieue parisienne ! Pourquoi n'y aurait-il pas de réseau ? s'exclama Zayn, qui voulait à tout prix se montrer positif.
- Chais pas moi, je préfère m'attendre au pire !
Nathan haussa les épaules et sentit son cœur taper un peu plus fort contre sa poitrine. Si Lia ne le sentait pas bien non plus, ce n'était vraiment pas bon signe.
Après un long silence, Zayn sortit de sa poche le petit papier blanc plié en quatre sur lequel il avait noté l'adresse du vendeur. Il se plongea dans l'observation des quelques lignes qu'il avait tracées à la va-vite. Soudain, il fronça les yeux :
- Le gars, il s'appelle Lenny !
- Oui ? Et alors ? On est au courant ! répondit Nathan.
- Des Lenny, tu en connais beaucoup toi ? Ce n'est pas un prénom très répandu en France,
- Et alors ? renchérit Lia, on s'en fiche, ses parents lui ont donné le prénom qu'ils voulaient !
Zayn poussa un soupir d'exaspération. Pourquoi était-il le seul à remarquer ce genre de détail ?
- Et le type qui faisait monter les enchères sans arrêt, le fameux LennyFiant, ça ne vous dit rien ? Vous ne trouvez pas la coïncidence un peu trop énorme ?
Lia et Nathan échangèrent un regard écarquillé par-dessus la tête du jeune homme qui était assis entre eux.
- J'hallucine... Tu as raison !
- Merci, Lia, bien sûr que j'ai raison ! Je suis sûre que c'est le même type ! Il a tout manigancé pour faire monter le prix des enchères au maximum !
Zayn s'échauffait en parlant. D'un seul coup, la manipulation malhonnête du vendeur lui apparaissait clairement. Toutes ces fois où il avait surenchéri derrière PassiondesLivres ! Ces centaines d'euros qu'il avait réussi à grappiller grâce à son stratagème fourbe ! C'était écoeurant !
- Quel connard ! s'exclama-t-il.
Nathan se tortilla sur le siège étroit.
- On fait quoi ? On ne lui donne pas l'argent ? demanda-t-il.
Zayn réfléchit quelques instants.
- Je crois qu'on n'a pas d'autre choix que de le payer. Déjà, on n'a aucune preuve qu'il est bien LennyFiant, même si j'en mettrais ma main à couper. Ensuite, je ne suis pas moi-même en parfaite légalité.
- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
- Je suis mineur, ok ? Je n'ai pas le droit d'enchérir sur eBay. J'ai menti sur mon âge en m'inscrivant sur le site.
- Logiquement, si le fameux Lenny s'en rend compte, il peut refuser la transaction.
Zayn se redressa un peu afin d'apercevoir son reflet fugace dans le rétroviseur du taxi.
- Je peux me faire passer pour un gars de dix-huit ans d'après vous ? s'inquiéta-t-il, le front plissé par l'inquiétude nouvelle qui surgissait à la mention de son petit mensonge…
Lia l'observa de biais.
- Heu, franchement ? Non... Mais ne te vexe pas ! Tu devrais être content de ne pas faire aussi vieux !
Zayn soupira, rangea le papier dans sa poche et se frotta les yeux du pouce et de l'index.
Nathan extirpa son bras droit et le passa autour des épaules de Zayn, afin de lui apporter un peu de réconfort.
- Ne t'en fais pas..., lui souffla-t-il à l'oreille. Ça va bien se passer. On est tous les trois ensemble. D'accord ?
Zayn hocha la tête affirmativement en esquissant un pâle sourire. Puis il inclina sa joue contre le bras de Nathan. Lia posa une main sur la jambe de son ami et l'étreignit légèrement.
- Il a raison. On est les trois mousquetaires des cinq doigts de la main, n'oublie pas. Ensemble, on est invincibles, n'est-ce pas ?
Cette fois, Zayn rit doucement.
- Merci. Ça va aller, oui, j'en suis sûr.
Sans bouger, ils laissèrent le silence s'installer entre eux. Une bouffée d'espoir avait repoussé légèrement l'angoisse. Ils s'en imprégnèrent, y puisant la force et le courage dont ils auraient besoin.
Il explora minutieusement chaque recoin de l'esprit de l'humain. Chaque cellule de souvenir, chaque parcelle enfouie de mémoire. La vie de cet être de chair et de sang était particulièrement ennuyeuse, sans saveur, sans éclat. Cet homme était solitaire, insipide, mesquin, comme tant d'autres qu'il avait visités avant lui. Puis, soudain, il tomba sur un souvenir plus vif que les autres, car il était enveloppé de rouge, la couleur de la peur. Une tour, cachée sous un voile blanc et un objet tiré de derrière une pierre. Un objet étrange, métallique, doré. Pourquoi y avait-il ce sentiment d'angoisse autour de cette chose ?
L'Avaleur de Mondes, en fouillant dans les esprits de nombreux humains, avait fini par découvrir ce qu'était un livre. C'était un objet composé de plusieurs couches de papier reliées entre elles. Comment était-il possible que la source de la distorsion puisse venir d'un livre ? Il n'en avait aucune idée, mais il comptait bien le découvrir...
En avançant dans la mémoire de l'homme, il arriva au moment où il ouvrait cette chose dorée pour la première fois. Cela lui avait demandé beaucoup d'efforts, et cette fois le souvenir était enrobé d'un éclat orange vif. Et enfin, il comprit ! Cet objet était aussi un livre, toutefois ses pages n'étaient pas constituées de papier mais de métal !
Fébrile, il avança encore plus vite dans l'esprit de l'homme. Son instinct lui dictait qu'il avait retrouvé la source de la distorsion. Et cette dernière se trouvait... derrière lui ! Posée sur la table ! Occupant toujours le corps de l'être humain, il pivota et l'aperçut, juste là, à un mètre de lui ! Il fit avancer la main de l'homme, très lentement, parce qu'il ne savait pas ce qui pouvait se produire en le touchant. Allait-il provoquer une nouvelle distorsion ?
Il allait vite le savoir...
Le taxi les déposa enfin au pied d'une haute tour d'un béton rongé par des années d'intempéries.
Zayn vérifia l'adresse une énième fois sur le papier qu'il avait encore tiré de sa poche. Aucune erreur possible.
- C'est bien là. Il m'a précisé qu'il vivait au vingtième étage.
- Allons-y, alors, murmura Nathan.
L'angoisse montait en lui à chaque pas. Il savait qu'il était là. Il le savait d'instinct.
Ses yeux fouillaient les interstices entre les voitures, l'entrebâillement des fenêtres ouvertes, inspectaient les regards des jeunes qui traînaient au pied de l'immeuble. Mais il n'y avait aucune trace de l'entité. En tout cas, pour le moment.
Ils pénétrèrent dans le hall aux murs couverts de graffitis, aux boîtes aux lettres défoncées, débordant de prospectus déchirés.
Un groupe de jeunes hommes aux regards suspicieux les observèrent se diriger vers l'ascenseur. Zayn avait dissimulé l'enveloppe pleine de billets sous un pan de son sweat qu'il avait refermé jusqu'au cou.
- Hé ! Vous allez où, vous ? leur demanda un grand type maigre dont le jean descendu plus bas que sa taille donnait l'impression qu'il portait une couche.
- On va voir Lenny, répondit Lia du tac au tac, sans se départir de sa flegme habituel.
- À quel étage ?
- Au vingtième. Pourquoi ? continua Lia sur le même ton.
- Pour rien. Ça va, c'est un mec cool, Lenny. Vous pouvez y aller.
- Merci, répondit Lia en leur décochant un sourire.
- Hé ! P'tite meuf, continua le chef de la bande en détaillant Lia des pieds à la tête d'un air appréciateur, si tu t'emmerdes avec ces deux nazes, tu peux venir me voir, je suis sûr qu'on pourrait s'amuser tous les deux.
- Non merci, murmura Lia. Je m'amuse bien avec eux !
- Dommage... Enfin, tu sais où me trouver si tu changes d'avis.
Sans attendre d'autres propositions alléchantes, ils s'engouffrèrent dans l'ascenseur qui venait d'arriver, pour leur plus grand soulagement.
Ils restèrent silencieux tout le temps que dura la montée.
L'ascenseur les mena en grinçant jusqu'au vingtième étage. Ses portes s'ouvrirent sur un palier plongé dans l'obscurité. Seules les loupiotes des interrupteurs tremblotaient en rouge délavé contre les murs.
Nathan appuya sur l'un d'entre eux et une lumière étouffée par la poussière déposée sur le néon s'alluma en une suite de flashs aveuglants.
- Alors, comment on s'organise ? demanda Lia à mi-voix.
Nathan regarda autour de lui. Près de l'ascenseur, il y avait la porte de la cage d'escalier. Il appuya sur la poignée et elle s'ouvrit.
- Tu te caches ici et tu attends mon signal.
Lia passa sa tête de l'autre côté de la porte.
- Ça sent pas super bon là-dedans.
- On n'a pas le choix ! s'agaça Nathan en la poussant dans le dos.
Lia se faufila dans la cage d'escalier et maintint la porte ouverte de deux centimètres,
- Tu fais vite, hein ? supplia-t-elle d'un ton inquiet.
- Je vais essayer, la rassura Nathan avant de se tourner vers Zayn. C'est quel appartement ?
- Le 20 B.
- C'est celui-là.
En quelques pas, Nathan fut devant la porte de Lenny et appuya sur la sonnette.
L'Avaleur de Mondes hésitait encore à toucher le livre. S'il déclenchait une distorsion, il n'aurait plus la capacité, en raison de la douleur intense que cela lui occasionnait, de détruire la source de ses tracas. Il devait être prudent. À ce moment-là, une sonnerie aigrelette l'interrompit dans son geste. Il figea le corps de l'humain qu'il occupait et attendit quelques instants.
Le même son se fit entendre une seconde fois. L'Avaleur de Mondes fouilla dans la mémoire de l'humain afin d'y retrouver la réponse appropriée à ce bruit désagréable. Il annonçait peut-être un danger.
Les souvenirs les plus récents de l'homme lui apprirent qu'il attendait de la visite. Une personne, un mâle, qui venait justement chercher le livre ! L'Avaleur de Mondes se sentit contrarié par ce mauvais enchaînement de situations.
Il ferma les yeux de son hôte et laissa un filet de sa fumée sortir de son corps pour s'insinuer jusqu'à la porte. Ses particules goûtèrent l'air autour de lui et il fut surpris, agréablement surpris par ce qu'il découvrit. Il n'eut même pas besoin d'aller voir qui avait sonné, car il connaissait cette vibration spéciale qui agitait le moindre atome de matière quand il était présent près de lui... L'anomalie. Lui seule la provoquait ! Il était là, juste derrière la porte ! L'Avaleur de Mondes frémit et se réjouit intérieurement.
Finalement, tout se passait encore mieux que prévu : il avait retrouvé la source de la distorsion et l'anomalie venait se livrer d'elle-même, prête à mourir dans la foulée !
Le corps de Lenny ricana, mais d'un rire qui n'était pas le sien. Un rire grinçant, saccadé, heurté et méchant.
L'Avaleur de Mondes, toujours dans son corps, alla accueillir en souriant intérieurement, son ennemi…
Nathan entendit le verrou tourner derrière la porte et celle-ci s'entrouvrit.
Le visage rond d'un homme assez petit et visiblement replet se pencha dans l'entrebâillement. Il n'avait presque plus de cheveux, une bouche aux lèvres tellement fines qu'elles en paraissaient inexistantes, des joues molles. Et ses yeux étaient un gouffre de néant noir comme l'encre.
Nathan se raidit instantanément. Zayn venait de s'en rendre compte aussi, car il étouffa un petit cri et se serra à côté de son ami qui lui prit la main, en signe de protection. Son autre main était crispée autour de son téléphone, dans la poche de son jean.
L'Avaleur de Mondes eut un sourire narquois en les voyant tous deux plantés sur le paillasson et il ouvrit la porte plus grand.
- Vous voilà ! s'exclama-t-il de cette voix affreuse que Nathan commençait à connaître. Cela confirme le fait que la source de la distorsion se trouve ici. Entrez, entrez, j'avais justement des projets pour vous...
Il s'effaça, Nathan et Zayn réprimèrent l'envie qui les saisissait tout entiers de tourner les talons et de s'enfuir en hurlant. Mais la présence de l'Avaleur de Mondes n'était pas une surprise et ils avaient un Livre-Monde à récupérer, ils ne pouvaient pas se permettre le luxe de tout abandonner. Réfrénant leur instinct de survie, ils pénétrèrent dans l'appartement de Lenny en laissant la porte d'entrée légèrement ouverte derrière eux.
À peine avaient-ils fait quelques pas dans le séjour qu'ils le virent, posé sur la table trônant près de la fenêtre. Tout le reste s'effaça autour d'eux. Seul comptait le Livre des Lieux, doré, mat, à la couverture chargée d'arabesques familières.
Zayn regarda vivement Nathan en serrant la main qui entourait toujours la sienne. Le garçon aussi tressaillit en se trouvant si près de l'objet qu'ils espéraient tant récupérer. Si près, mais si loin...
L'Avaleur de Mondes avait saisi leur échange silencieux et le néant de ses yeux s'anima d'une faible lueur.
- Alors, j'avais raison, c'est bien cela... C'est cet objet qui est la cause de tous mes maux, c'est lui que je dois détruire ! Ainsi que vous deux !
Il éclata d'un grand rire qui résonna dans le salon miteux. Ce son était effroyable, dans cette bouche tordue, ouverte sur un trou noir sans fond, grouillante d'une nuée morbide. Zayn se rapprocha un peu plus de Nathan. l'Avaleur de Mondes fit également un pas vers lui et le saisit vivement à la gorge, le prenant par surprise. Ses doigts, recourbés comme des serres, se crispèrent sur son cou, enfonçant sa pomme d'Adam contre son larynx. Le garçon sentit ses pieds se soulever de quelques centimètres alors que l'entité le brandissait au bout de son bras. Il se mit à suffoquer. Des points noirs dansèrent devant ses yeux, sa nuque allait se briser sous cette poigne de fer... Zayn étouffa un cri.
- Lâchez-le, murmura-t-il d'une voix rauque. Lâchez-le, tout de suite.
L'Avaleur de Mondes tourna la tête vers lui, toujours en tenant Nathan à vingt centimètres du sol et parut comme surpris de le trouver ici.
- Que comptes-tu faire, anomalie ? Tu ne peux pas lutter contre moi. Je vais tuer ton ami, et ensuite ce sera toi, puis je détruirai le livre. Il sera alors temps pour moi de retourner me reposer loin, dans le creux de l'univers vide et silencieux qui m'attend. Si tu savais comme j'ai hâte de quitter cette planète fourmillante de monde, bruyante, étouffante ! De sa main libre, il attrapa aussi Zayn par la gorge.
Il se sentit quitter le sol lui aussi et son souffle manqua rapidement. Son cœur battait trop vite, des coups de massue tapaient encore contre ses tempes, il avait beau ouvrir la bouche tant qu'il pouvait, le mince filet d'air qui était encore capable de passer ne suffisait pas à écarter le vertige qui montait en lui.
Pendant qu'il parlait au Chébérien, malgré le malaise qui le saisissait, Nathan eut le temps de faire une dernière chose, très brève, très simple. Dans la poche de son jean, sa main gauche tenait toujours son téléphone portable. Avant d'entrer dans l'appartement, il avait rédigé un texto à Lia, qu'il n'avait pas envoyé. Il n'avait qu'à appuyer sur une touche pour faire parvenir le message à son ami. D'un doigt faible, il le fit partir. Quelques secondes après, il sentit la vibration de son petit appareil qui lui renvoyait l'accusé de réception : Lia avait bien reçu le SMS.
Il fallait maintenant gagner quelques précieuses minutes.
Nathan sentait que l'oxygène n'arrivait plus à son cerveau, ses membres inférieurs grouillaient de fourmis désagréables, son cerveau s'enveloppait d'une épaisse couche de coton, ses yeux étaient sur le point de jaillir de leurs orbites. Mais au prix d'un énorme effort, il leva la main qui avait abandonné le téléphone et agrippa le bras de Lenny, afin de tenter, avec l'énergie du désespoir, de le faire lâcher prise. Il savait que c'était inutile, mais il ne serait pas dit qu'il s'était laissé tuer sans se défendre, sans défendre Zayn. C'est la pensée de son ami en train d'étouffer près de lui qui lui insuffla assez de force pour que l'Avaleur de Mondes se concentre sur lui exclusivement, serrant un peu plus implacablement son cou, diminuant encore le flux d'air dans sa gorge, privant son cerveau de l'oxygène qu'il réclamait tant...
Lia sursauta quand son téléphone bipa, lui signalant qu'un SMS venait de lui arriver. Elle avait l'impression qu'elle était cachée dans cette cage d'escalier malodorante depuis un siècle. Dans l'entrebâillement de la porte, elle tentait d'apercevoir ou d'entendre quelque chose, mais à part les braillements d'une télé allumée dans un appartement voisin, elle ne percevait rien. Le couloir du palier faisait un coude qui l'empêchait de garder un œil sur la porte de Lenny.
Elle ouvrit fébrilement le clapet de son mobile. C'était Nathan qui lui avait envoyé ces quelques mots : « Il est là. »
Un intense frisson d'effroi descendit le long de sa colonne vertébrale et en quelques secondes, ses paumes furent moites. Elle savait ce qu'elle avait à faire à présent. Le plan de Nathan était très clair dans sa tête. Son ami avait eu raison de se méfier jusqu'au bout. Il restait à espérer que son idée allait fonctionner...
Fébrilement, Lia composa le numéro d'Eyver. Jérôme décrocha aussitôt.
- Il est là ? demanda-t-il sans préambule.
- Oui, Nathan vient de me prévenir.
- Très bien, je passe à l'attaque.
Puis il raccrocha.
Jérôme reposa le téléphone, inspira longuement, puis, d'un geste sûr, souleva simplement la couverture épaisse et froide du Livre des Âmes qu'ils avaient sorti du coffre quelques heures plus tôt.
Puis il attendit, raide comme un piquet, devant le livre ouvert.
Les serres implacables qui pressaient les cous de Nathan et Zayn renforcèrent leur prise un peu plus. Les ongles de Lenny, longs et irréguliers, s'enfonçaient dans la chair souple des deux Chébériens.
Nathan savait que la fin était toute proche. Sa vue s'obscurcissait au point qu'il ne distinguait plus rien autour de lui, son sang battait de plus en plus lentement contre ses tempes, au rythme de son cœur qui ralentissait. Il aurait aimé regarder Zayn un dernière fois avant que tout s'arrête, afin d'emporter son visage avec lui, mais la poigne de l'Avaleur de Mondes était tellement puissante qu'il ne pouvait même pas tourner la tête vers elle.
Au moment où il sentait la vie s'écouler de son corps comme un filet d'eau qui ruisselle du bout des doigts, les laissant vides et flasques, une flèche de douleur le transperça de part en part. C'est avec soulagement qu'il accueillit la distorsion.
Il sentit ses cellules s'écarteler à l'intérieur de sa chair, son cœur repartit plus rapidement, comme s'il venait de subir un électrochoc. Le phénomène s'amplifiait, tout dans son enveloppe corporelle vibrait, résonnait. La douleur le ramenait à la vie.
Et les griffes, contre sa gorge, se relâchèrent. Le sang se mit à circuler plus vite dans ses veines, rajoutant, à la souffrance de la distorsion, des millions de picotements vifs sous sa peau.
Il ouvrit les yeux. Le temps d'ajuster sa vue, il aperçut le visage de Lenny, face à lui, figé dans une expression de surprise douloureuse. Les yeux de néant le contemplaient, comme s'ils n'arrivaient pas à croire ce qui se passait.
Enfin, la prise se relâcha complètement et Nathan tomba lourdement contre le lino noirci et humide. Il entendit, plus qu'il ne vit, Zayn faire de même tout près de lui. Soulagé, il se laissa entièrement submerger par la distorsion. La douleur lui fit perdre la notion du temps. Il réussit à garder juste assez de lucidité pour voir, au bout d'interminables minutes, la nuée noire et grouillante s'échapper du corps de Lenny par sa bouche ouverte, démesurée, distendue, en poussant un hurlement terrible. Plus terrible encore que tous ceux qu'il avait entendus jusqu'ici. Sans demander son reste, l'Avaleur de Mondes s'échappa par la fenêtre ouverte, sa fumée noire et agitée de soubresauts s'éloigna à toute vitesse dans le ciel.
Lenny, libéré de son hôte malfaisant, s'effondra près des deux Chébériens. Nathan se laissa alors engloutir par le noir.
Lia regarda s'écouler, sur l'écran de son téléphone, les cinq plus longues minutes de sa vie. Elle savait que ses amis étaient en danger et que la distorsion que Jérôme avait volontairement provoquée devait les torturer une fois de plus. Si elle s'était écouté, elle aurait couru tout de suite jusqu'à l'appartement de Lenny, mais elle se retint, selon les instructions de Nathan. Son ami lui avait demandé, avant de mettre sa stratégie au point, combien de temps il avait fallu à l'Avaleur de Mondes pour sortir du corps de l'homme qu'il occupait le soir du 14-Juillet, après que la distorsion eut commencé.
Lia avait évalué cette période à environ trois minutes. Par sécurité, Nathan lui avait demandé d'en attendre cinq avant d'intervenir.
Enfin, les trois cents secondes s'achevèrent et, sans en laisser une de plus s'écouler, Lia se précipita sur le palier, puis à la porte de Lenny restée entrouverte. Effrayée à la perspective de ce qu'elle allait découvrir, elle la poussa du bout des doigts, elle s'écarta sans résistance. Dans l'appartement régnait le plus grand silence. Cela l'encouragea à faire quelques pas. Elle déboucha sur un petit séjour carré, meublé sommairement. Les corps de Nathan et Zayn étaient étendus sur le sol, tremblant horriblement sous le coup de la distorsion, à côté d'un homme inerte, lui, qu'il ne connaissait pas et qu'il devinait être le fameux vendeur du Livre-Monde.
Il ne lui fallut que quelques instant pour repérer ce dernier, posé sur une table laquée d'un blanc écaillé. Son instinct lui dictait de se précipiter auprès de ses amis, de s'assurer qu'ils allaient bien, mais elle ne pouvait pas se permettre de perdre du temps. Elle les enjamba sans les regarder plus longtemps et se saisit du Livre des Lieux.
Elle le passa sous son bras et fit demi-tour. Sur le palier, elle appela l'ascenseur qui vint rapidement et elle s'engouffra dans la cabine sordide, entre deux vieilles dames aux cheveux artificiellement noirs, équipées de caddies et accompagnées d'un roquet décati à la mine agressive. Sans leur accorder la moindre attention, elle s'autorisa enfin à sortir son téléphone. Il appuya sur la touche « Bis ».
- Jérôme, c'est bon, je l'ai, annonça-t-elle d'une voix tremblante.
- Parfait, je referme le livre alors. Je vous attends.
- J'arrive.
Lia raccrocha et glissa tant bien que mal le livre sous son tee-shirt. L'ascenseur s'ouvrit au rez-de-chaussée. Le chef de la bande, qui était toujours regroupée dans le hall, en pleine discussion musclée, remarqua tout de suite la forme inhabituelle que Lia tentait en vain de dissimuler.
- Hé ! dit-il en faisant un pas vers la jeune femme.
Mais il fut entravé dans son mouvement par les deux petites vieilles qui avançaient vers la sortie, la laisse du chien étirée derrière elles, alors que le caniche reniflait avec intérêt ses chaussures neuves.
Lia en profita pour déguerpir et piquer un sprint une fois dans la rue. Elle tourna à l'angle où le taxi l'attendait, selon ses instructions. Elle s'engouffra dans le véhicule qui démarra aussitôt. Lia posa le Livre des Lieux sur la place libre près d'elle tout en gardant une main dessus. Elle jeta un regard bref en arrière, mais ne vit que les deux mémés qui avançaient à tout petits pas vers une épicerie, en tirant leurs caddies. Enfin, elle appuya sa tête contre le dossier moelleux du siège et soupira. À présent, tout ce qu'elle espérait, c'est que ses amis allaient s'en sortir...
Zayn fut le premier à reprendre connaissance. Ses yeux s'ouvrirent sur un décor inconnu et il lui fallut un moment rassembler ses pensées et se rappeler où il se trouvait. Sa tête cognait en une pulsation sourde dans son crâne. Il avait mal partout, et le sol sous lui était trop dur, humide, collant. Très doucement, en grimaçant, il se redressa et parvint à s'asseoir en se tenant la tête d'une main. Immédiatement, il vérifia la table blanche. Le livre avait disparu. Si tout s'était passé comme prévu, c'est Lia qui l'avait récupéré. Mais avant de s'en assurer, il se tourna vers Nathan, encore inanimé à ses côtés.
- Nath… Nath, ouvre les yeux, murmura-t-il.
Le garçon frémit et ses paupières papillonnèrent.
- Mmmh...
- Nath, c'est bon, il est parti et le livre n'est plus là. Je crois qu'on a réussi !
À ces mots, Nathan ouvrit les yeux d'un coup.
- On a réussi ? demanda-t-il d'une voix enrouée.
- Je crois. J'appelle Lia pour vérifier.
Pendant qu'il composait le numéro, Nathan se releva péniblement lui aussi. Les instants qui suivaient chaque distorsion étaient pires que des gueules de bois. Il n'en avait jamais eu et ne pouvait en être certain, mais il était prêt à le parier. Et il se serait bien passé de celle-là, mais après tout, il assumait : c'était son idée, et elle avait fonctionné, c'était l'essentiel.
Il contempla Lenny, toujours inconscient. Il respirait très lentement, comme s'il était profondément endormi. Se souviendrait-il de tout ceci, quand il s'éveillerait ?
Nathan espérait ne plus être chez lui pour s'en assurer.
- Lia, c'est moi. Tu l'as ? La voix de Zayn détourna son attention.
Un grand sourire illumina le visage fatigué du Chébérien.
- Super ! Oui, on est debout tous les deux. On va chercher un taxi et te rejoindre. Ne t'en fais pas, ça va aller. Occupe-toi de ramener le livre à bon port. A tout'...
Il se tourna vers Nathan.
- Bravo pour ton plan. Il a parfaitement fonctionné.
- Tant mieux... C'est au moins ça..., murmura-t-il en massant ses tempes bourdonnantes.
Il regarda à nouveau Lenny avec un peu de pitié.
- Qu'est-ce qu'on fait de lui ? Je veux dire... On lui laisse l'argent ?
Zayn fronça les sourcils et réfléchit quelques instants.
- Je serais pour ne lui en laisser qu'une petite partie, parce que le pauvre, il a souffert aussi. Mais pas tout, parce qu'il a triché en faisant augmenter les enchères lui-même.
- Alors ?
Zayn tira une liasse de billets (50 euros tout au plus) de l'enveloppe et la posa sur la table, là où le Livre des Lieux se trouvait un peu plus tôt.
- Je crois que c'est amplement suffisant.
- J'espère qu'il ne va pas t'embêter, s'il se sent floué...
- On verra... Sinon, on lui enverra Jérôme ! Il est très fort pour se débarrasser des importuns, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
- Arrête, ne plaisante pas avec ça..., protesta Nathan en grimaçant.
Enfin, sans jeter un regard en arrière, ils quittèrent l'appartement et fermèrent la porte derrière eux.
Sur son téléphone, Zayn commanda un taxi alors que l'ascenseur les descendait vers la fin de toute cette histoire.
Lenny reprit connaissance une heure après leur départ. Tout d'abord, il ne comprit pas pourquoi il était allongé par terre, dans son salon, sur le lino collant à cause du champagne répandu. Le ciel avait changé de couleur, à travers sa fenêtre indiquant que la nuit approchait.
Il se releva lentement, désorienté, le corps perclus de douleurs intenses. Il remarqua tout de suite que le livre avait disparu et qu'à la place se trouvait une liasse de billets. En se frottant le visage, il tenta de se rappeler à quel moment il avait effectué la vente. Il ne se souvenait même pas de la visite d'Eden962... Alors qu'il tentait de se concentrer pour rassembler ses souvenirs, des flashs explosèrent dans son esprit. Des images, où il se voyait soulever à bout de bras un jeune garçon. Et un autre aussi, aux cheveux brun dorés.
En haletant, il s'appuya contre la table lisse et froide sous sa main brûlante. Il n'y avait aucun doute. C'était lui qui avait fait cela, il se rappelait tout, mais c'était comme un film joué par un autre... Il n'en était que le spectateur... Et pourtant, c'est bien lui qui avait tenté de tuer deux adolescents, c'étaient ses mains qui les avaient tenus par le cou ! Mais il était possédé à ce moment-là. De ça il se souvenait aussi. Il y avait eu une voix dans sa tête, résonnant encore comme un écho qui rebondissait sur les parois de son crâne et refusait de s'éteindre. Elle lui avait commandé de faire ces choses horribles, de tuer les deux jeunes, et même de détruire le livre ! À qui était cette voix ? D'où venait-elle, et comment avait-elle pris possession de sa volonté, de son corps, de sa conscience ?
Lenny gémit et se laissa tomber lourdement sur une chaise. Il enfouit son visage entre ses deux mains. Il se sentait terriblement mal, nauséeux, honteux, souillé... Un démon s'était emparé de lui. Mais pourquoi ? Comment ? Ces choses, ces légendes existaient-elles vraiment ? Il remonta le fil de ses souvenirs, tentant de déchiffrer comment ces événements avaient pu arriver. Il lui fallait démêler la situation, comprendre, au moins pour se rassurer, pour ne pas devenir fou. A quel moment tout cela avait bien pu commencer ? C'est alors que l'avertissement d'Eden 962 lui revint en tête. Il l'avait mis en garde. Il l'avait prévenu plusieurs fois que le livre était dangereux. Que l'ouvrir était dangereux. C'est pourquoi il était si bien caché, si bien fermé...
D'un œil vide, il observa à travers ses doigts la pile de billets posée devant lui. De visu, il devinait que la somme était bien inférieure à ce qu'il aurait dû toucher, mais maintenant, peu lui importait. À présent, il ressentait une répulsion terrible envers le livre qu'il avait chéri pendant des semaines. Il ne voulait plus en entendre parler. Il voulait effacer de sa mémoire la voix dans sa tête, les visages agonisants des deux gamins qui étouffaient entre ses mains. Il voulait juste oublier.
