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Bon, ce devait être le dernier, mais arrivée à la page 34, je me suis lancée dans un récit qui ne se finirait certainement pas en une demie-page.
Alors, j'ai sabré la fin du chapitre XXXVII et basculé ce que j'avais déjà écrit dans un nouveau chapitre.
Et si la fin vous parait trop longue à attendre : plaignez-vous à Root. C'est elle qui m'a emmenée dans son monde.
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Chapitre XXXVII
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— Iouri, l'interpella Alexeï. Tu ne veux pas aller chercher Anna et les enfants ?
Le mercenaire abandonna son verre de rhum. Il préférait la vodka, mais le père du major Brown lui avait offert de lui confectionner une boisson à son goût et Alioukine n'avait pas eu le cœur de refuser.
— Vous êtes un amateur de vodka ?
— Je suis Russe.
— Et tous les Russes aiment la vodka ?
Sept ans plus tôt, Alioukine eût confirmé le fait comme une évidence. Depuis, il avait vécu aux États-Unis, il avait rempli des contrats pour Matveïtch sur plusieurs continents et il avait surtout rencontrer des gens aux côtés de qui, il avait compris que des vérités auxquelles lui-même et beaucoup d'autres croyaient, n'étaient que des « clichés », des représentations qui ne correspondaient souvent à aucune réalité. Aujourd'hui, il se retrouvait un peu bête d'avoir sorti une telle ânerie.
Il n'avait descellé aucune ironie dans le ton du vieil homme, simplement de la bienveillance un peu amusé. Alioukine s'en était trouvé plus idiot encore :
— Non, vous avez raison, avait-il reconnu. Mais c'est souvent l'alcool le moins cher qu'on trouve chez nous et il en existe un nombre incalculable de variété.
— Je suis un amateur de rhum, avait répondu James Brown. Il fait chaud, nous n'avons pas encore déjeuné, je vous propose un rhum blanc arrangé. Ce soir, quand il fera plus frais, je vous ferais goûter un bon rhum, mais d'ici-là, je ne veux pas vous enivrer.
Iouri ne regrettait pas d'avoir accepté le verre que lui avait tendu le père du major. Le goût du rhum était... étrange, mais le vieil homme avait ajouté à l'alcool, du citron vert et de la menthe fraîche. C'était fort, rafraîchissant et pas si mauvais qu'il l'aurait cru. Pas aussi bon qu'une bonne vodka bien frappée, mais agréable et revigorant.
En se levant, la tête lui tourna. Il se retint d'une main à la table et se demanda ce que pouvait être un « bon rhum » si celui-ci, censé ne pas l'enivrer, lui tournait déjà la tête.
— Vous étiez malheureusement blessé quand j'avais mis tout le monde en garde contre le rhum d'Élisa. Je vois qu'elle tient de son père.
Alioukine se retourna. Root lui souriait malicieusement.
— J'étais là, se vanta Borkoof.
— Vous n'en avez pas bu, Alexeï, rétorqua Root. J'avais acheté une bouteille de vodka pour vous et Anna.
— Ouais et le docteur Chakwass était fâchée.
— Comment auriez voulu que je ne sois pas fâchée alors qu'Anna Borissnova était encore convalescente ? intervint Éléonore Chakwass.
Borkoof avait raconté cette soirée à Iouri et le mercenaire regrettait de ne pas avoir été présent. Mais cette fois-ci, il était là. Et pas seulement parce qu'il appartenait à l'agence de Matveïtch. Pas seulement parce que Matveïtch l'avait attaché aux pas de Yulia Andreiovna. Il était là parce que le major Brown l'avait personnellement contacté. Il se savait moins proche avec quiconque que ne l'étaient Shaw, Root, Anna Borissnova, Borkoof, Maria Alvarez, Yulia Andreiovna, les deux flics américains, le major, Muller et Matveïtch, peut-être même le docteur Chakwass, mais il était là. Il avait sa place parmi eux.
Il n'entretenait réellement de relations amicales avec personne, mais il les reconnaissait comme des camarades. Maria Alvarez avait pris les armes en Virginie. Elle s'était battue à leurs côtés. Et s'il n'avait tout d'abord pas compris l'investissement de son patron auprès de Yulia Andreiovna, il s'était investi sans protester dans sa protection. Peu à peu, il avait découvert la nature de son engagement et il avait adhéré à son combat. Iouri avait beau être un soldat et être fidèle à sa patrie, il n'approuvait pas les arrestations arbitraires et les jugements faussés. Il croyait aux règles, à la loyauté, à l'honneur et ce que la justice russe avait fait subir à Yulia Andreïovna n'était pas à son honneur. Iouri avait pensé à sa mère. Il avait eu honte et Yulia Andreïovna s'était donné pour mission de laver cette honte, Matveïtch de la soutenir et de la protéger. Iouri était prêt à mourir pour elle. Il était fier de son patron. De son chef. D'appartenir à son agence.
Parce que Matveïtch n'était pas Utkin*, prêt à signer n'importe quel contrat du moment que ça rapportait des dollars. Anton, lui, veillait à n'accepter que des contrats propres. Des contrats pour lesquels ses hommes n'auraient pas à se salir les mains pour des employeurs qui violaient la loi et le droit international. Iouri avait rejoint l'agence de Matveïtch pour cette raison. Et parce que Matveïtch était l'un des meilleurs officiers que les Spetsnazs n'eussent jamais recruté au vingt-et-unième siècle.
L'invitation du major l'avait surpris, ému.
Il respectait beaucoup l'officier des Marines. Il percevait son invitation comme un privilège. Une preuve que l'officier l'estimait. Iouri ne raconterait jamais à sa famille ni à personne le détail des opérations qu'il avait menées avec l'officier, il ne se vanterait jamais auprès de quiconque d'avoir participé à la tuerie du domaine de Zakriatine en Biélorussie. Il n'avait tenu un grand rôle ni auprès de Maria Alvarez, ni auprès de Matveïtch, ni même auprès de Zverev quand il s'était retrouvé sous ses ordres. Il s'était toujours contenté d'obéir aux ordres qu'on lui donnait, mais Iouri Gregorovitch pouvait à présent se regarder dans la glace sans craindre de croiser le regard d'un salaud et d'un boucher. Il pouvait de nouveau paraître devant son frère sans plus craindre son jugement. Iouri avait fait le bon choix. Il avait commis des erreurs, il avait suivi des ordres contestables lorsqu'il opérait avec les Spetsnazs , mais ce temps-là était révolu. D'autant plus depuis que Matveïtch, lui avait donné le pouvoir de dire non. De choisir de son plein gré d'accepter ou de refuser un contrat.
Anton Matveïtch l'avait engagé en 2014, Iouri avait vingt-neuf ans. Il venait de mettre un terme à douze ans de vie au service de l'armée. Il avait servi quatre ans au sein d'une unité d'infanterie avant d'être intégré dans les forces spéciales. Iouri n'était pas un imbécile, mais il n'avait jamais possédé la carrure d'un chef et d'un meneur d'hommes. Il avait appris le sens du respect et la discipline auprès de son père. Et quand adolescent, il était sorti du droit chemin, son père avait su lui faire payer ses erreurs. Sévèrement. Une éducation qui l'avait servi quand il avait effectué son service militaire. Il avait été bien noté et apprécié par ses instructeurs et ses supérieurs. La vie militaire lui avait plu et il s'était découvert des aptitudes inattendues. Il avait été un bon soldat. Un bon agent. Et il s'était perdu.
Anton Matveïtch lui avait offert une nouvelle vie. Il n'était pas vraiment heureux, il avait commis trop d'atrocités pour cela, il avait vu trop de choses, mais il n'avait pas l'audace de penser que la vie ne valait pas la peine d'être vécue. Elle s'était montrée généreuse envers lui. L'agence lui avait offert un foyer et des camarades respectables. Il gagnait bien sa vie. Il aimait New-York et il avait l'assurance de pouvoir intégrer l'équipe de Karpov à Moscou si le mal du pays le prenait.
Mais au-delà de tout, la vie lui offrait parfois des moments absolument parfaits. Des moments où il se sentait en harmonie avec le monde et lui-même. Des moments où toute laideur semblait annihilée. Dans ces moments-là, Iouri respirait un air plus frais, plus pur, sans contrainte. Son corps et son cœur semblait plus léger. Aérien. Une sensation étrange et grisante.
Exactement comme à présent.
Sans compter le rhum de James Brown qui lui donnait des ailes, il se sentait toucher le bonheur du bout des doigts. Un bonheur qui venait à lui et Il baignait dans une douce euphorie.
Un cadeau du major Brown. De tous les autres.
Il était descendu d'un pas lent sur la plage. Dans l'eau, les enfants riaient et criaient à en casser les oreilles des jeunes gens qui les accompagnaient. Iouri n'avait jamais passé de vacances ou de temps entouré d'enfants. C'était bizarre. Bruyant. Et pas vraiment déplaisant.
Peut-être que lui aussi...
Anna le coupa dans ses pensées :
— Le repas est prêt ?
— Oui.
La jeune femme s'avança dans l'eau et rappela les baigneurs les mains en porte-voix.
Alma hurla à Juliette de la lancer dans l'eau. L'enfant l'avait choisie parce que, au vu de sa musculature, elle avait estimé que la jeune fille était plus forte que Genrika ou les deux garçons qui les accompagnaient. Juliette la jeta en l'air comme un sac de pomme de terre. Mary et Anne-Margaret s'accrochèrent au cou de leur porteur, aucune des deux ne savait nager et les lancers de Juliette les impressionnaient. Alma battit des bras et s'écrasa dans l'eau avec un grand bruit.
Anna fronça les sourcils. Alma réapparut en bondissant.
— Encore !
Juliette jeta un coup d'œil vers la plage. La grande Russe l'intimidait. Plus encore après que Genrika lui avait rapporté tout ce qu'elle savait à son propos.
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— Imagine, lui avait-elle dit. La première fois que j'ai l'ai vue, elle allait tuer Sameen, et la deuxième fois, elle voulait m'enlever.
— C'est pas vrai...
— Mais je l'ai chargée la première fois, comme sur la glace. Paf ! Comme un vrai goon, s'était vanté Genrika. Elle s'est éclatée par terre, à la suite de quoi Sameen s'est réveillée et elle lui a cassé la figure. La deuxième fois, je lui avais tendu un piège avec l'aide de John.
— Mais pourquoi voulait-elle t'enlever ?
— Pour m'arracher des renseignements sur Sameen.
Juliette avait semblé si impressionnée que Genrika n'avait pas pu s'empêcher de rajouter :
— Elle n'aurait pas hésité à me torturer...
— Tu crois ?
— C'était à l'époque où elle croyait que Sameen avait assassiné sa sœur et n'oublie pas qu'Anna a longtemps fait partie des services secrets russes.
— Tous les espions ne sont pas des tueurs.
— Pourquoi crois-tu que Anna tire aussi bien ? Elle n'a jamais été soldat, donc elle a appris au SVR. Et de ce que m'en ont dit Root et Sameen, c'est une très bonne tireuse. Au SVR, les bons tireurs sont des assassins.
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Une tueuse. Et la plus belle femme que Juliette n'eût jamais rencontrer. Anna n'était pas pétard. Anna n'était pas cool. Elle était belle.
Genrika ne lui avait présenté que des femmes qui l'intimidaient ou l'impressionnaient.
Root était la plus marrante, mais elle était trop intelligente.
Élisa était fine, mais... Ouah ! Un major des Marines et une athlète qui n'avait rien à lui envier.
Maria était trop sexy et elle possédait bien trop de charisme.
Shaw était taciturne et elle brillait dans bien trop de domaines.
Le professeur Deghati était trop sérieuse et elle s'intéressait aux maths et aux échecs.
La mère biologique de Genrika avait vécu trop de trucs horribles et son père n'arrêtait pas de s'extasier sur ses talents d'écritures et de journaliste.
Anna était trop grande, trop belle. Elle avait les yeux trop bleus et elle chantait beaucoup trop bien.
Restait Élisabeth Sanders. Mais Juliette devait avouer que même Eli l'impressionnait. Peut-être parce qu'elle lui avait appris à tirer, peut-être parce qu'elle appartenait au FBI, peut-être parce que Juliette l'avait rencontrée pour la première fois juste après l'attaque dont elle avait été victime au parc d'Oka.
Les mecs étaient plus cool. Enfin, pas tant que cela, mais au moins Lee et Ethan n'était pas des génies, des supers soldats ou des Apollons. C'étaient des gars normaux aux côtés de qui Juliette ne se sentait pas trop niaiseuse.
Genrika l'aurait tuée si elle avait connu ses pensées. Mais cela valait mieux que d'envisager de déplaire à Anna :
— On reviendra se baigner tout à l'heure, dit-elle à Alma.
— Tu me lanceras encore ?
— Ouais, mais pour cela, il faut que j'aille prendre des forces.
— Mais tu es super forte, Julieta.
— Parce que de temps en temps, je pense à manger.
— Et après on reviendra se baigner ?
— Oui.
Alma n'en demandait pas plus, elle sortit de l'eau en braillant et une fois que Genrika et Ethan eurent posé Mary et Anne-Margaret par terre, les trois enfants s'enfuirent en courant.
— Je vois que ce n'est pas la peine de leur proposer de s'essuyer, fit Ethan en ramassant une serviette abandonnée.
— Ta sœur nous a promis des steaks de crocodile. Crisse de vierge, jura-t-elle en français. Je n'ai jamais mangé de crocodile de ma vie. Je ne savais même pas que ça se mangeait.
— La Floride est infestée de crocodiles, lui apprit Ethan.
— On ne mange pas d'ours chez nous.
Ethan rit. La Québécoise était amusante. Genrika et Lee aussi étaient sympa. Quand Élisa lui avait téléphoné pour lui apprendre qu'elle avait invité des amis à la maison et qu'elle voulait qu'il fût présent et que c'était important, Ethan avait pensé à Ryan, Rose, Alice Cormier, Maria Alvarez et sa fille.
Il avait prévu de partir dans les Caraïbes avec des amis de la fac. Ils voulaient louer un bateau et explorer des récifs coralliens. Quand il avait commencé par décliner son invitation, Élisa n'avait pas insisté, mais il perçut de la déception dans sa voix. Il s'était arrangé avec ses amis. Il les rejoindrait en août. Il n'avait pas vu sa sœur depuis la tenue du procès de Jonathan et c'était peut-être l'occasion de la revoir dans un cadre moins pesant que s'ils n'avaient été que ses parents et eux deux à la maison.
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Il gardait un goût amer en bouche quand il pensait à Jonathan. C'était un ami d'enfance d'Élisa.
Ethan était très jeune quand sa sœur l'emmenait faire du surf en compagnie de ses amis. Il avait toujours été le petit frère de Hell et les amis de sa sœur l'intimidaient. Il savait qu'elle couchait parfois avec l'un ou l'autre, avec Ryan en particulier, et imaginer sa grande sœur amoureuse d'un garçon pire, en train de faire l'amour toute nue dans un lit avec un garçon aussi nu qu'elle, le mettait mal à l'aise.
Il adorait Élisa et il avait parfois regretté qu'elle s'engageât dans les Marines. D'abord, parce que certains avaient méchamment jasé sur son compte. Ensuite, parce qu'il ne l'avait plus vue pendant de longues périodes au moment où il avait eu le plus besoin d'elle. Enfin, parce que si Élisa n'avait pas foncièrement changé, elle avait perdu de son insouciance et il avait trop souvent décelé de la souffrance dans son regard.
Il avait gardé un mauvais souvenir du jour où les parents avaient été la chercher au poste de police après qu'elle avait déclencher une bagarre dans un bar à Saint-Augustine. Les parents avaient été consternés et ils n'avaient rien pu tirer d'Élisa sur les raisons qui l'avaient conduite à frapper des hommes et à faire plus de deux mille dollars de dégâts matériels.
À lui, elle avait simplement déclaré :
— Quand les gens sont trop cons, tu ne peux pas toujours laisser passer, Ethan.
— Oui, mais...
Élisa avait refusé la discussion :
— Laisse tomber, je ne veux pas en parler et je n'ai pas besoin de leçon de morale. De toute façon, je ne regrette rien.
Et puis, il y avait eu des périodes où elle n'était plus rentrée à la maison durant ses permissions, où elle l'avait évité. Une année où elle pleurait quand elle le regardait, où elle marchait seule sur la plage, où elle ne parlait presque plus.
La grande sœur vive et joyeuse de son enfance avait laissé place à une femme trop souvent taciturne, à une femme secrète à qui il pouvait encore confier ses pensées, mais qui, ne lui confiait bien souvent plus les siennes. Alors, quand Jonathan lui avait fait part de sa colère et de sa tristesse, de ses doutes et de son impuissance, et qu'il avait récriminé contre l'armée parce que, malgré tout ce que leur sacrifiait Élisa, les Marines, en retour, ne faisaient que la détruire un peu plus chaque jour, il n'avait pu qu'approuver.
Jonathan lui avait confié son désir d'enfant, sa frustration qu'Élisa préférât ses soldats à sa famille. Ensemble, ils avaient dégoisé sur le « bon temps où le Marines Brown n'était que la gentille et avenante Élisa ». Ethan avait approuvé les griefs de Jonathan à l'encontre de sa sœur. Il l'avait descendue de son piédestal, il s'était pris à mépriser ses choix de vie. À conspuer l'USMC pour lui avoir changé sa sœur. Pour l'avoir transformée en brute taciturne et sans cœur.
Ethan se trouvait à l'université, quand il avait appris que Jonathan avait tenté de tuer Élisa. Ses parents lui avait parlé de la cabane dans le marais, de tortures, de manipulation. Et puis, il y avait eu le procès. Toutes ces horreurs. Ces révélations.
Jonathan avait menti. Horrifié, Ethan avait réalisé qu'il avait trahi sa sœur et qu'il avait pactisé avec un monstre.
Il avait tout avoué à Maria Alvarez. Sa trahison, sa complaisance. Sa culpabilité.
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— Élisa m'a beaucoup parlé de vous, lui avait-elle dit un jour alors qu'il pleurait sa honte et ses remords. Elle vous aime beaucoup, Ethan.
— Je l'ai trahie.
— Élisa s'est tout autant trahie que vous l'avez trahie.
Surpris d'une telle assertion, il avait relevé la tête, reniflé et essuyé ses larmes. Maria Alvarez avait alors eu des mots très durs envers sa sœur :
— Élisa est officier, c'est une femme droite et saine. Tout au long de sa carrière, elle a été engagée dans des missions difficiles et compliquées et elle n'en est pas toujours sortie indemne. Je ne parle pas de blessures physiques, mais de blessures psychologiques. Elle a plusieurs fois été atteinte de troubles post traumatiques. Je pense que vous êtes assez intelligent et que vous l'aimez assez pour vous en être rendu compte. Parfois, elle a eu dû mal à revenir, à retrouver ses marques aussi bien avec vos parents qu'avec vous ou avec ses amis. Certaines expériences ne se partagent qu'avec des gens qui ont vécu ces mêmes expériences, les autres ne peuvent pas comprendre. D'où cet éloignement que vous avez ressenti. Élisa a profité des programmes mis en place par l'armée pour les vétérans, elle a été psychologiquement suivie pour ses troubles post-traumatiques et elle avait des amis à qui elle pouvait se confier et demander de l'aide. Et qu'a-t-elle fait de tout cela en 2018 ? Rien. Elle a menti à son médecin et elle n'a contacté aucun de ses amis. Elle s'est tournée vers Jonathan Foley. Vers un homme qui ne connaissait rien à ce qu'elle avait pu vivre à l'USMC, des épreuves qu'elle avait traversées lors de son combat contre le Chirurgien de la mort, des horreurs auxquelles elle a été confrontés au Mexique en 2018. Je n'ai aucune expérience militaire, mais je suis passée entre les mains du Chirurgien de la mort et j'ai combattu les Cartels au Mexique. Je suis née à Chihuahua, je suis juge et j'ai été député de cet état. Elle aurait pu m'en parler, j'aurais compris sa souffrance. Moi ou quelqu'un d'autre parce qu'Élisa connaît des gens qui donneraient leur vie pour elle, à qui elle peut demander n'importe quoi, raconter n'importe quoi. Des gens qui l'aiment et qui savent ce qu'elle a traversé parce qu'ils ont traversé exactement les mêmes épreuves qu'elle. En leur tournant le dos, elle a préparé le terrain pour Jonathan Foley, il n'a eu aucune difficulté a en faire ce qu'il en voulait, et parce qu'Élisa s'est soumise à son jeu, il a pu aussi vous manipuler, aussi bien vous que vos parents. Pourtant, Élisa a très vite su qu'elle faisait mauvaise route avec Jonathan, n'oubliez pas qu'elle a refusé de se marier à l'église.
Ethan avait pâli. Personne n'avait compris la décision de sa sœur d'imposer un seul mariage civil à Jonathan.
— Malgré cela, elle a accepté de se marier et de se soumettre à la relation sado-masochiste que lui imposait Jonathan, avait repris Maria Alvarez. Elle s'est complu dans son statut d'épouse et d'amante soumise. Elle a attendu plus d'un an avant de m'en parler. Pour en parler ensuite, à un officier qu'elle admire. Pour se libérer. J'adore Élisa, Ethan. Jonathan était dangereux et pour tout vous dire, je ne crois pas que je lui aurais mieux résisté qu'elle s'il avait jeté son dévolu sur moi, mais Élisa s'est conduite comme une imbécile. Elle le sait. Vous n'avez pas perdu votre sœur. Ne faites pas l'erreur de vous complaire à son exemple dans la culpabilité. Vous avez été crédule, mais Jonathan est un génie de la manipulation et il a su exploiter auprès de vous les silences et les souffrances d'Élisa. Vous avez marché, tout comme vos parents. Tout comme j'aurais marché si j'avais été à votre place. Élisa est officier des Marines, elle a travaillé pour la CIA, c'est votre sœur aînée, elle gardera toujours des secrets que vous ne connaîtrez peut-être jamais, mais il y a une chose que je peux vous dire, c'est qu'elle vous a tué et que si elle n'était pas aussi solide qu'elle l'est au fond d'elle-même, ni vous ni vos parents ne l'auriez jamais revue. Si elle n'était pas aussi solide et que vous n'étiez pas si indispensable à son équilibre. Ethan, n'oubliez jamais qu'Élisa ne serait pas l'officier et la femme qu'elle est sans vous.
— Vous l'aimez beaucoup.
Le regard de la juge avait discrètement brillé :
— Je vous assure que quand on la connaît, on ne peut pas détester votre sœur.
Une affirmation qu'à peu de choses près, il avait souvent entendu répéter sur les plages qu'Élisa fréquentait alors qu'il n'était encore qu'un enfant.
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Le procès avait été horrible. Jonathan avait tué deux femmes avant de s'en prendre à Élisa. Ethan avait voulu assister à toutes les audiences. Être présent pour ses parents, pour sa sœur. Maria lui avait demandé s'il était prêt à témoigner. Il avait accepté. Sa convocation lui avait servi d'excuse auprès de l'université et un ami lui avait promis de lui prendre ses cours.
Jonathan était un monstre. Le témoignage d'Alice Cormier l'avait horrifié. Celui d'Élisa l'avait bouleversé. Il avait vingt-trois ans à l'époque, il n'était plus un gamin, sa sœur n'était plus l'héroïne qu'il avait adulée durant toute son enfance. Le récit d'Alice Cormier avait été glaçant, celui de sa sœur l'avait été tout autant. Elle n'avait pas pleuré, elle ne s'était pas lamenté. Elle avait répondu aux questions les plus intimes avec calme et précision.
Sa mère avait pleuré. Ethan avait attendu d'être revenu à la maison pour ça. Il avait surtout pleuré sur lui-même et sur sa trahison. Il avait perdu sa sœur. Il lui avait tourné le dos. Il s'était moqué d'elle, il avait trinqué avec un assassin, il s'était flatté d'être l'ami d'un tortionnaire.
Le premier soir, son père était venu le trouver dans sa chambre. Il avait compris son désarroi et lui avait avoué que lui et sa mère souffraient du même sentiment de culpabilité. Il avait invité Ethan à descendre sur la terrasse. Il avait sorti un vieux rhum de sa réserve et ils avaient bu en silence, avant de parler du procès.
James Brown avait su écouter son fils, il avait su lui parler. Barbara était venue les rejoindre, ils avaient parlé de Maria Alvarez, d'Alice Cormier, de Ryan Phillips qu'Ethan connaissait bien. De fil en aiguille, ils avaient parlé du temps passé. Ses parents lui avait raconté combien, en 1997, Élisa avait été heureuse d'apprendre que Barbara était enceinte et qu'elle allait bientôt avoir un petit frère ou une petite sœur. Ils lui avaient confirmé qu'Élisa avait toujours pris soin de lui. Qu'il tenait d'elle son amour de la mer et des océans. Qu'elle ne lui avait pas seulement appris à nager ou à monter sur une planche de surf, mais qu'elle l'avait intéressé à la vie marine et à sa préservation.
— C'est à elle que tu dois ta passion pour la mer, Ethan, lui avait assuré son père. Élisa a acheté des livres spécialisés sur la faune et la flore marines, mais aussi sur les vents, les vagues et les courants pour répondre à toutes les questions qu'elle avait elle-même provoquées.
Au cours du procès, il avait découvert sa sœur à travers le regard d'adultes qui l'estimaient.
Il avait appris peu de choses de Ryan sinon qu'elle était une fille bien, qu'elle avait toujours été une fille bien. Modeste et gentille et qu'il avait souffert d'avoir été écarté de sa vie. Ryan n'eût pas été en couple avec Rose Ambers, Ethan eût juré qu'il était amoureux d'Élisa.
Il avait appris beaucoup plus de choses avec Alice Cormier et Maria Alvarez. Elles avaient éclairé sa sœur sous un angle qu'il ne connaissait pas. Il n'avait jamais vraiment réfléchi à ce que sa sœur pouvait vivre sous son uniforme de l'USMC. Il avait longtemps été fier d'elle. Enfant, ses yeux s'illuminaient quand il la voyait arborer sa tenue et ses décorations, mais il n'avait jamais réalisé que derrière chaque décoration, il y avait une histoire, parfois des blessures profondes, du sang, des morts, de la violence et de la souffrance. Du travail, du courage et de la ténacité. Il avait eu raison d'admirer sa sœur, mais pas parce qu'elle portait un uniforme et des décorations. Il avait découvert, un peu abasourdi, qu'Élisa était un authentique héros de guerre et que son parcours militaire dénotait d'une grande intelligence, d'un grand sérieux, d'un sens aigu de l'honneur et du devoir, mais aussi de qualités humaines qui lui avaient attiré le respect de ses hommes et de ses supérieurs, et l'amitié profonde de personnes aussi incroyables et différentes que ses anciens camarades de classe ou de surf, qu'un écrivain connue pour ses romans historiques brillants, qu'une juge mexicaine ou que deux policiers de Chicago.
Il avait enfin regardé sa sœur avec des yeux d'adulte et il s'était pris à l'aimer pour ce qu'elle était vraiment : sa grande sœur. Une femme dotée d'une histoire complexe. Une fille modeste qui aimait sa famille et qui avait souffert d'en être éloignée parce que son mari avait séduit celle-ci pour mieux la retourner contre sa femme.
Mais ce que ne savait pas Ethan avant de répondre à l'invitation de sa sœur, c'était qu'Alice Cormier, Maria Alvarez et les deux policiers de Chicago n'étaient qu'un échantillon des gens hors du commun avec lesquels sa sœur entretenait des rapports assez intimes pour les avoir invités à Butler beach et avoir voulu les présenter à son frère et ses parents.
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Élisa n'avait pas seulement invité Ryan, Rose, Alice Cormier, Maria Alvarez, un grand type qui semblait tout droit sorti d'un film de guerre et des mercenaires russes. Il y avait aussi des enfants et trois jeunes gens qui, le garçon excepté, ne cachaient pas leur affection pour sa sœur. Une réelle et profonde affection dont il bénéficiait lui aussi parce qu'il était son frère. Ethan n'était pas beaucoup plus âgé que les jeunes gens. Le garçon semblait un peu plus vieux que les filles, mais ils étaient tous sympa et la joueuse de hockey lui plaisait beaucoup.
En remontant, il en profita pour en savoir un peu plus sur les circonstances dans lesquelles Gen — avec un G lui avait-elle spécifié quand elle s'était présentée — et Juliette avaient connu sa sœur. Juliette affirma qu'elle n'aurait jamais intégré l'équipe du Canada si elle n'avait pas connu Élisa.
— Avoue quand même que Sameen t'a bien aidée aussi, rétorqua Gen.
— Mais c'est Élisa qui m'a d'abord montré le chemin, fit Juliette avec ferveur.
— Mouais...
— Tu n'es pas d'accord ?
— Bof...
Ses yeux s'allumèrent :
— Tu oublies surtout de dire que sans moi, tu ne tiendrais plus une crosse depuis longtemps.
Juliette se récria à grands cris qu'elle ne l'avait pas oublié, que Genrika avait été sa sauveuse, son chum et qu'elle lui baiserait les pieds jusqu'à la fin de sa vie.
— Ouais, je veux voir ça ! réclama Lee avec enthousiasme.
Derechef, Juliette s'aplatit à plat ventre sur le sable et enserra les chevilles de Genrika entre ses doigts.
— Mais t'es débile, lâche-moi, se défendit en vain Genrika.
Juliette donna une impulsion et Genrika s'étala sur le dos en criant et en traitant son amie d'abrutie. Une courte lutte s'ensuivit et, à la surprise d'Ethan, Juliette se retrouva bientôt incapable de bouger.
— Je me rends, je me rends, râla-t-elle. Gen, s'il te plaît.
Genrika lui plaqua un baiser sur la tempe, puis elle lui jeta du sable au visage. Juliette protesta. Genrika se leva et partit en courant.
— Lee, sale traître ! fit Juliette faussement fâchée. Tu aurais pu me défendre !
— Contre Gen, t'es pas folle ! se récria le jeune homme.
— Je vais la tuer.
Et elle se lança à la poursuite de Genrika.
Lee adressa un sourire désolé à Ethan :
— Elles sont un peu tarées, mais unies comme les doigts de la main, fit-il en joignant le geste à la parole.
— Gen se bat bien, je ne pensais pas qu'elle aurait le dessus.
— Elle vit avec Sameen, fit Lee comme si ce fait expliquait tout.
— Elle fait du judo ?
— Tu ne connais pas Sameen ?
— Non, en fait je ne connais pas grand monde à part Maria Alvarez, Alice Cormier, ton père et sa collègue.
— Éli ne travaille plus avec lui, elle a été recrutée par le FBI, expliqua Lee. Sameen est ceinture noire de Krav Maga, ils utilisent un autre système de grade, mais je ne sais pas lesquels, elle doit être troisième dan ou un truc comme ça. C'est aussi un ancien Marines et elle a travaillé pour l'ISA.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une branche des forces spéciales de l'armée de terre.
— Et elle a connu ma sœur quand elle était Marines ?
— Aucune idée. De toute façon, ta sœur a combattu contre le Chirurgien de la mort, comment elle s'est retrouvée mêlée à ça ? Je n'en sais rien. Mais elles ont fait équipe à ce moment-là.
— Je n'ai jamais vue Élisa se battre.
— Ouais, ben, elle doit assurer. Tu peux d'ailleurs demander aux filles ce qu'elles en pensent. Gen m'a raconté qu'Élisa les avait entraînée pour le hockey. Connaissant Gen, ça ne m'étonnerait pas qu'elle ait profité de ta sœur pour s'amuser un peu.
— Tu n'as jamais profité des connaissances de Gen ou de Sameen ?
— Root m'a appris à manipuler une arme, on s'est pris un savon avec Gen parce qu'on s'était montrés distraits. J'ai fait un peu de tir à l'arc avec Sameen. Elle est sympa, mais tu ne peux pas faire un pas de travers. C'est le genre à te filer un pain si ta garde ne lui plaît pas. J'aime beaucoup Sameen, mais je ne suis pas maso. Mon père m'a appris à me défendre et à me dégager d'un adversaire en cas d'attaque. Éli m'a aussi donné quelques conseils. Mais je ne me frotterais ni à Sameen, ni à Root, ni à Gen. Gen est trop forte et les deux autres sont trop sévères pour moi.
— Root, c'est Alice Cormier ?
— Ouais.
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Alioukine remonta à la villa en compagnie d'Anna. Avec sa patronne. Son chef.
La scène qui l'attendait à la maison des Brown, le laissa ébahi. À ses yeux, Shaw et Anna Borissnova étaient des soldats. Dures. Impitoyables et létales. Il avait beaucoup de mal à les imaginer autrement.
Les enfants s'étaient regroupées autour d'une table, Alma jouait à la grande sœur. Lee distribuait les assiettes avec Élisabeth Sanders. La fille de Yulia Andreiovna et son amie se trouvaient sous la véranda qui couraient devant la maison, face à la mer et elles contemplaient quelque chose qui semblait les fasciner. La plus grande des deux avait passé un bras autour de la taille de son amie et elles lui cachaient ce qu'elles regardaient.
Anna s'assura du regard que tout le monde était en sécurité et elle rejoignit Alexeï près du barbecue. Iouri la suivie.
— Vasia s'est réveillé, annonça Borkoof.
Les yeux d'Anna se fixèrent sur lui. On n'y lisait rien.
— Il avait faim, ajouta le géant.
Anna resta muette. Elle attendait la suite.
— Il est sous la véranda, de l'autre côté de la maison, ajouta-t-il avec un sourire. Sameen a dit qu'elle s'en occupait.
Alioukine tourna la tête dans tous les sens et tendit l'oreille.
L'enfant était né en avril. Le mercenaire n'aurait jamais pensé qu'un bébé pût posséder une voix comme la sienne. Une voix à, littéralement, casser les oreilles. L'enfant était calme et il ne pleurait jamais, sauf quand il avait faim. Iouri n'en était pas revenu la première fois qu'il l'avait entendu brailler. Ses vagissements amusait Borkoof. Quant à Anna Borissnova, Iouri avait beau la connaître depuis sept ans, si elle n'exprimait pas verbalement ce qu'elle pensait, Iouri était incapable d'interpréter ses silences et de lire quoi que ce fût derrière ce que cachait son visage impassible et ses yeux froids.
Anna Borissnova resterait à jamais un mystère pour lui car depuis que Borkoof avait décroché le gros lot, Iouri avait renoncé à tenter de savoir qui elle était et quelle femme, quel être humain, se dissimulait derrière son visage parfait, ses yeux magnifiques, son regard glacé et sa voix renversante. Il avait alors cessé de s'étonner et, en ce qui concernait Anna Borissnova, il prenait les choses comme elles venaient. Ses amours, sa grossesse, la naissance de son fils qui l'accompagnait partout, Iouri n'avait pas même relevé que sa patronne allaitait tant cela semblait incompatible avec toute sa personne. Il n'était pas le seul. Tous les gars de l'agence étaient comme lui. De toute façon, personne n'aurait jamais eu l'idée de manquer de respect à la jeune femme ou de se permettre une plaisanterie mal placée. Anna Borissnova ne prêtait pas à rire.
Sameen Shaw non plus.
Mais cette fois-ci, le mercenaire ne résista pas au besoin qu'il eût de se frotter les yeux.
Anna, peut-être rassurée de savoir que son fils se trouvait avec Shaw, disparut à l'intérieur de la maison. Iouri avait tiqué parce que faim rimait avec hurlement. Des hurlements que rien ne calmait sinon le sein de sa mère. Pourtant, Vassili Alexeïovitch s'était réveillé, il avait faim, sa mère se trouvait sur la plage à surveiller la baignade des enfants et aucun cri ne déchirait les oreilles.
Curieux d'éclaircir ce mystère, le mercenaire contourna la maison. Entre temps, les trois enfants avaient eu la même idée que lui. La fille de Shaw avait peut-être cherché sa mère et les autres deux gamines l'avaient accompagnée. Alma tenait la main d'Anne-Margaret et lui expliquait très sérieusement que tout comme elles étaient sœurs de lait, Vassili était maintenant son petit frère de lait :
— Sam, demanda-t-elle à Shaw. Si Vassia est le petit frère de lait d'Anamaga, est-ce qu'il est aussi mon petit frère de lait ?
Qu'est-ce que... ? C'était à ce moment que Iouri avait remarqué Shaw, sa posture et celle de l'enfant. Et qu'il se frotta les yeux.
— C'est mignon, vous ne trouvez pas ? lui murmura une voix à l'oreille.
Il sursauta.
— Sameen a l'esprit clanique des animaux sauvages, continua Root en russe. Un esprit que lui a transmis, sans vraiment rencontrer de résistance, Maria Alvarez. Elle nourrissait Anne-Margaret au sein quand Sameen est partie en Sibérie délivrer Yulia Andreiovna. Leur fuite à travers la forêt sibérienne les ont durablement marquées. Pour être honnête, je savais que Sameen et Anna avaient développé une relation particulière, mais je n'avais pas réalisé à quel point Sameen avait intégré votre patronne dans son univers.
— Ah... Euh... Oui, s'embrouilla le mercenaire que rien n'avait jamais préparé à cette scène, ni à ces confidences.
Root lui posa une main sur l'épaule.
— L'entre-aide des femelles, Iouri, soupira-t-elle. Il ne faut jamais négliger leur pouvoir. Si jamais vous vous mariez, vous devriez encourager votre femme à suivre leur exemple.
Le mercenaire ouvrit stupidement la bouche à la suggestion.
— C'est un excellent moyen de renforcer les défenses immunitaires des enfants, assura doctement Root.
— Ah.
L'arrivée d'Anna Borissnova le dispensa d'écouter d'autres leçons et Alioukine en profita pour s'éclipser. Borkoof l'interpella quand il réapparut sur la terrasse. Il devina le désarroi de son camarade et rit de sa confusion :
— Tu préfères quand Vassia donne de la voix ?
— Non, répondit Iouri dans un rire.
Sous la véranda, Shaw maudissait les enfants et leur curiosité, Gen et Juliette de leur présence, Root et son sourire idiot, Anna et son fils, Maria et ses idées stupides, parce que c'était elle qui avait suggéré à Shaw de s'occuper de Vassili Alexeïovitch quand celui-ci avait bruyamment manifesté son appétit :
— Sameen, Anna est ton amie, elle n'est pas là. Tu pourrais peut-être te rendre utile.
Shaw n'avait même pas protesté.
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Le fils d'Anna vagissait comme un porc qu'on égorge, Borkoof était déjà prêt à courir chercher la grande Russe. Shaw avait approuvé l'idée de Maria bien avant de se rendre compte qu'elle n'était pas seule avec elle. Elle avait retenu Alexeï et lui avait assuré qu'elle s'occupait du gamin. Il n'avait pas trop compris, mais il avait laissé faire. Shaw avait été chercher l'enfant. Elle avait marqué un temps d'arrêt en ressortant. Maria lui avait indiqué du menton la véranda.
L'enfant ne pleurait plus. Borkoof s'en était étonné :
— Ça alors, je n'ai jamais pu le faire taire quand il a faim, il faudra que Sameen me montre comment elle fait.
— Cela ne vous avancera pas beaucoup de le savoir, Alexeï, lui avait rétorqué Root.
— Si elle peut le faire, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas ?
— Vous avez déjà essayé de lui donner le sein à la place d'Anna ?
Le géant s'esclaffa à ce qu'il croyait être une bonne plaisanterie. Root se fendit d'une moue dédaigneuse et Élisa souriait en coin. Il avait regardé les deux amis du major, Rose et Ryan. Ils regardaient alternativement Root et Élisa, cherchant eux-aussi à décoder la plaisanterie.
La femme avait soudain ouvert la bouche de surprise, l'homme n'avait pas tardé à comprendre lui aussi quelque chose. Quoi ? Alexeï avait repassé la déclaration de Root dans sa tête. Il l'avait analysée. Sans succès.
— Alexeï, l'avait gentiment réprimandé Root. Ne me dites pas que vous êtes obtus à ce point ?
Il avait enfin compris :
— Oh... Non, non, protesta-t-il. C'est que...
— C'est bizarre ?
— Non.
— Peu courant ?
— Oui.
— Ça l'était dans l'ancien temps.
— C'est vrai, admit le Russe.
— Certaines communautés s'y essaient de nouveau, mais je ne crois pas qu'elles seraient du goût d'Anna ou même de Sameen.
— Anna est une solitaire.
— Sameen aussi.
— Ouais.
Il était resté songeur un instant, puis :
— Anna avait raison de ne pas vouloir se marier.
Root avait approuvé.
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Shaw croisa le regard d'Anna Borissnova.
— Il gueulait comme un veau.
— Mmm.
La conversation s'arrêta là. Leurs regards se s'étaient pas lâchés et soudain, un sourire fleurit sur les lèvres de Shaw. Un sourire complice et heureux qui contrastait avec la mine renfrognée qu'elle arborait avant l'arrivée d'Anna Borissnova. Pourtant, l'échange verbal n'avait rien eu d'exceptionnel et la grande Russe n'avait laissé filtrer aucune émotion. C'était peut-être pour cela, pensa Genrika. Cette absence d'émotion en découvrant son fils allaité par Shaw. Le genre de réaction capable de plaire à Shaw. De la rendre heureuse. Elle était parfois tellement bizarre.
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Genrika excellait à décrypter les gens, à décrypter Shaw.
À sa grande déconvenue, elle n'égalait pas encore Root, mais elle s'était promise, d'apprendre, de développer et d'expérimenté des stratégies. De consulter des spécialistes. Des professeurs, des étudiants. Elle dévorait les thèses et les bouquins qui traitaient de diagnostic. Des thèses de médecine, de psychologie, de sociologie, mais aussi d'Histoire de l'art et d'Archéologie. Elle utilisait ses aptitudes en mathématiques pour rationaliser et parfaire ses études de profils, sans oublier de suivre les conseils de Root. Celle-ci l'avait mainte fois mise en garde contre les grilles et les cadres d'évaluation. Elle affirmait qu'il ne fallait jamais ignorer son instinct, ses premières impressions comme les secondes ou les troisièmes. Genrika avait émis des doutes quand Root lui avait déclaré s'y fier.
— Les impressions ne peuvent surgir du néant. Elles sont toujours basées sur des éléments concrets.
Exactement ce que pensait Genrika.
— Le cerveau réagit inconsciemment à ces éléments. Il ne faut pas négliger cette réaction, parce que si tu sais l'analyser et que tu sais trouver ensuite ce qui a provoqué cette réaction, tu obtiendras une foule de renseignements sur ton sujet et par là même sur toi-même.
Un exercice difficile auquel Genrika s'astreignait en espérant qu'un jour cela devint un automatisme. Un exercice épuisant.
— Gen, l'avait un jour morigéné Root à qui elle venait de confier ses difficultés. Tu connais des gens exceptionnellement doués dans ce domaine, pourquoi ne mets-tu pas à contributions leurs aptitudes ?
— Tu m'as déjà beaucoup aidée, Root.
— Je suis exceptionnelle, c'est vrai et je doute que tu trouves un sujet aussi brillant que moi, mais je ne parlais pas de moi.
— Maria ? J'ai déjà étudié ses stratégies.
— Maria utilise ses capacités à peu près de la même manière que moi. Tout est réfléchi et programmé. C'est intéressant, mais je crois que tu peux en apprendre beaucoup avec des gens qui utilisent inconsciemment des stratégies très élaborées pour évaluer leur entourage et en tirer le meilleur parti ou plus simplement pour survivre en société.
— Ah, oui ? Qui par exemple ?
— Gen... Tu m'as toujours vanté les qualités de meneuse de ta meilleure amie et tu n'arrêtes pas de me dire que l'équipe du Canada de hockey y gagnerait à l'avoir comme capitaine.
— Juliette ?
— Évidement Juliette. Tu crois qu'elle t'a donné ta chance à Laval parce qu'elle te trouvait mignonne et sympathique ou parce qu'elle avait détecté en toi des qualités utiles à l'équipe ? Il ne suffit pas d'être une bonne joueuse et d'être charismatique pour faire un bon capitaine. D'ailleurs, les gens charismatiques le sont parce qu'ils manipulent les autres.
— Juliette n'a jamais manipulé personne.
— Mais elle est charismatique.
— Oui, c'est vrai.
— Juliette est un bon sujet d'étude, tu peux me croire. Tu apprendras de plus beaucoup de choses sur sa façon de vivre et de percevoir les autres. Je crois même que si tu penches sur ce sujet, tu en apprendras beaucoup sur l'amitié et la relation que vous partagez.
— Tu crois ?
— On ne voit que ce qu'on connaît, Gen. Et voir est une source intarissable d'émerveillement.
C'était vrai.
Genrika adorait discuter avec Root, parce que, quand elle comprenait de quoi elle parlait et que Root ne partait pas trop dans ses délires, elle lui dévoilait des mystères ou l'amenait à réfléchir sur l'essence même de la vie.
Genrika l'avait remerciée et lui avait assuré qu'elle étudierait avec Juliette la façon dont celle-ci évaluait ses partenaires de jeu d'abord, puis plus généralement, son entourage.
— Si les stratégies mises en place pour établir des profils psychologiques t'intéressent tant que cela, il y a une autre personne que tu devrais approcher, Gen. Un vrai génie en la matière.
— Meilleur que toi ou Maria ?
Root s'était esclaffée.
— Pas vraiment.
— Je ne vois pas l'intérêt alors.
— Et si cette personne était presque totalement incompétente à comprendre les sentiments qu'éprouvent habituellement les gens ? Et que cette personne, en plus, ne comprenait pas la notion de liens sociaux ?
— Comme Sameen ?
— Mmm, comme Sameen.
— Et ? l'avait relancé Genrika.
— Je m'étonne parfois que tu sois si aveugle, Gen, s'était désolée Root.
— À propos de Sameen ?
— Sameen qui a été décorée pour ses compétences de négociatrice. Tu m'expliqueras comment Sameen, avait-elle dit en accentuant le prénom. Peut recevoir une médaille prestigieuse pour ses compétences de négociatrice ?
Genrika était restée les bras ballants.
— Elle n'a jamais compris les règles qui régissent les relations entre les gens, reprit Root. Elle est incapable de savoir ce qu'elle ressent réellement pour les autres...
— Mais... tenta de la couper Genrika.
— Tu veux dire qu'elle sait qu'elle m'aime, qu'elle t'aime, qu'elle aime Anne-Margaret, Maria, Élisa ou Anna ? Qu'elle aimait John et qu'elle aime des tas de gens ?
— Oui. Enfin... Euh... Elle n'est pas vraiment...
— Non, elle n'est pas vraiment, avait répété Root. Voilà justement son génie. Sameen ne sait pas ce qu'elle ressent de façon innée comme toi ou moi. Elle analyse ses réactions et son comportement. De là, elle tire des conclusions par rapport à ce qu'elle a déjà vécu ou à ce qu'elle sait des autres. Elle analyse de la même manière tous les gens qu'elle est amenée à fréquenter. C'est un processus conscient. Elle n'est jamais certaine du résultat à cent pour cent, mais elle s'y fie assez calquer son comportement par rapport à de celui-ci.
— Mais alors pourquoi est-elle parfois si nulle ?
— Parce que si elle comprend ce que les autres peuvent éprouver, elle ne ressent pas comme eux leurs sentiments et que, quand elle aiment des gens et qu'elle se sent à l'aise avec eux, elle fournit moins d'efforts pour se conformer à la norme attendue. En gros, elle se sent libre de toute contrainte sociale et elle agit en fonction de ses convictions et de son ressenti personnel.
— Je n'ai jamais vu Sameen faire beaucoup d'effort pour comprendre les autres.
— Gen, tu vis avec Sameen et tu parles encore d'elle comme si tu avais dix ans et que tu ne savais pas que Sameen t'avais intégrée dans son monde. Si tu mettais en sommeil tout ce que tu lui reproches, à juste cause ou non, et tout ce que tu admire chez elle, tu t'apercevrais que Sameen, même si elle ne fait aucun effort, ne cesse jamais d'être attentive à son entourage.
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Genrika oublia ses idées préconçues. Elle occulta tous les sentiments que Shaw lui inspirait, l'admiration irraisonnée dont elle n'avait jamais pu entièrement se libérer, ses griefs, ses jugements à l'emporte-pièce et il ne resta plus d'elle que l'étudiante, la scientifique. L'observatrice qu'elle savait si bien incarner. Face à Anna, Sameen avait peut-être réagi à un message que personne, sinon elle, n'avait perçu chez la grande Russe.
Ce qu'elle découvrit lui arracha un cri de surprise :
— Dingue !
Les regards se tournèrent vers elle. Genrika se tourna vers Anna :
— Je n'avais jamais vu quelqu'un sourire avec les yeux, s'excusa-t-elle.
— Qui sourit avec les yeux ? demanda Alma.
— Anna, lui répondit Anne-Margaret.
— Tu as retenu son prénom ? s'étonna Shaw.
— C'est le même que le mien, fit Anne-Margaret d'un ton condescendant.
— On m'a fait trois fois cette remarque, dit platement Anna en dévisageant Anne-Margaret.
Le sourire qui ne s'était pas éteint dans son regard, glissa sur ses lèvres. Shaw fronça les sourcils. Les sourires d'Anna n'étaient jamais anodins.
— Ah oui ? fit Genrika curieuse de savoir qui.
— Mmm, confirma Anna. Toi, Root...
Root, évidemment se félicita Genrika fière d'être associée à son génie.
— … et Sameen. D'ailleurs, c'est Sameen qui me l'a dit la première. Pas vrai ? demanda-t-elle à Shaw.
— Ouais, grogna Shaw.
— Où ?
— À la colonie.
— Oh... fit Genrika qui savait que le sujet était sensible.
Anna fixa Shaw et son sourire s'agrandit. Un sourire plus heureux que vraiment narquois.
— Pff, souffla Shaw.
— Quoi ? demanda Genrika.
Ni Anna ni Shaw ne répondirent à sa question. À présent, Anna souriait franchement et si Genrika avait jamais trouvé Anna magnétique, elle la découvrit magnifique, touchante, radieuse. Un dernier adjectif qu'elle n'eût jamais cru accoler au nom d'Anna Borissnova.
Elle passa un bras autour de la taille de Juliette et elle appuya son épaule contre la sienne. Elle ne s'était pas changée, le maillot de Juliette était froid, mais sa peau était chaude. Genrika avait besoin d'une présence. De partager. Le vie était triste quand on vivait seul, qu'on gardait ses émotions pour soi et que, par volonté ou par nature, on ne les partageait avec personne.
Genrika avait connu cet état après la mort de son grand-père. Elle s'était efforcé d'oublier sa mère, mais depuis qu'elle était revenue dans sa vie, même à temps partiel, des souvenirs étaient remontés du fond de sa mémoire. Elle avait été très proche de son grand-père, ça elle ne l'avait pas oublié, mais ce qu'elle avait oublié, c'était que sa mère ne s'était jamais montrée distante. Elle l'accompagnait à l'école et Genrika gardait en mémoire des souvenirs de grandes promenades dans des jardins rempli de fleurs. Son grand-père lui rappelait souvent les fêtes, les œufs qu'ils peignaient tous les trois chaque année au moment de Pâques, les moments où ils avaient ri. Il aimait Yulia :
— Ta mère est si brillante, Genka. Elle écrit si bien. J'étais tellement fier d'elle quand elle a été accepté à l'université. Une grande université. La meilleure de Russie. Les Américains ont beau se vanter de leurs universités, il n'y en a pas beaucoup, qu'ils soient de Harvard, Stanford, Yales, Columbia, Princetown ou du MIT, qui décrocheraient une inscription à Lomonossov.
Adolescente, Genrika avait douté de ces assertions, mais elle n'en avait jamais douté petite et maintenant qu'elle connaissait mieux Yulia, elle se demandait qui de l'université Lomonossov ou de Yulia avait le plus profité de l'autre.
La petite Genrika n'avait pas souffert d'abandon, ni de maltraitance. Elle avait grandi entre sa mère amoureuse des mots et des belles phrases et son grand-père héroïque et passionnant. Genrika avait bénéficié d'une enfance banale et heureuse dont elle ne gardait aucun mauvais souvenir jusqu'à ce qu'un jour des policiers fissent irruption chez elle et l'emmène dans un foyer où elle avait connu la violence et la peur. Mais son grand-père l'avait sauvée. Libérée. Et la vie avait repris son cours dans un autre pays. Aux côtés de son grand-père. Et elle ne saurait dire aujourd'hui, si, à cette époque, elle avait gardé espoir qu'un jour Yulia vînt frapper à la porte de leur petit appartement, ou si elle en avait déjà fait son deuil.
De ses premières années à New-York, Genrika ne gardait en mémoire qu'une vie articulée autour de son grand-père, des échecs, des techniques de surveillances et de contre-surveillance, des coups de maître du KGB, des lectures en russes et des contes et légendes. L'appartement n'était pas très beau, le quartier plein de gens bizarres, l'école pas très sympathique, ils ne mangeaient pas très bien, mais Genrika s'en moquait. Elle travaillait bien, elle avait très vite maîtrisé les subtilités de la langue anglaise et elle maniait aussi bien l'anglais littéraire que l'argot de l'école ou celui des rues parfois teinté de mots étrangers.
La mort de son grand-père avait détruit son monde. Elle était devenue adulte à dix ans. Elle s'était retrouvée seule avec ses peurs et son chagrin. Responsable d'elle-même et d'un type de vingt-cinq ans drogué et irresponsable qu'elle ne connaissait pas, qu'elle n'aimait pas et qu'elle méprisait. Trop bonne à l'école, trop mature, pas assez violente, pas assez vulgaire. Trop blonde, trop Russe.
Elle s'évadait de sa vie minable en mettant en œuvre les techniques d'espionnages que lui avait apprises son grand-père. Elle s'était beaucoup amusée. Toute seule. Toujours toute seule. Avec elle-même et contre le monde.
Les gens étaient si bêtes. C'était exactement ce quelle avait pensé de Shaw quand celle-ci s'était présentée à la porte de chez elle sous l'identité d'un agent de l'immigration. Comme si Genrika l'avait crue ! Elle s'en était tout de suite méfiée comme de la peste, d'autant plus quand elle remarqué que Shaw l'avait prise en filature. Elle s'était cru en danger, menacée. Mais Shaw avait tiré sur les types qui voulaient l'embarquer de force dans une voiture. Shaw l'avait protégé et Genrika avait découvert un nouveau sujet d'étude. Elle avait vraiment cru que c'était un robot. Un truc mis au point par les services secrets américains peut-être pas si inefficaces que l'avait pensé son grand-père.
Genrika en riait encore quand elle y repensait et Juliette, à qui elle l'avait raconté, avait piqué un fou rire.
À son encontre.
— Jamais je t'aurais cru si niaiseuse, s'esclaffait-elle encore quand elle rappelait cette anecdote à Genrika histoire de lui montrer qu'elle n'était pas aussi géniale qu'elle le pensait.
Genrika qui se jurait d'être la plus grande profileuse de tous les temps, doublée d'une mathématicienne hors pair, d'une athlète complète, se trouvait toujours dans l'incapacité d'analyser ce qui l'avait séduite chez Shaw. Ce qui l'avait conduite, de façon complètement irraisonnée, à vouloir partager avec elle tout ce qu'elle avait partagé avec son grand-père. À l'aimer, à souffrir de son absence, à désirer son amour et sa reconnaissance.
Après que Shaw l'eût libérée, Genrika avait eu cet espoir insensé que celle-ci la prît comme élève, d'être sa Jane. Le film ne lui avait pas vraiment plu, mais quand elle avait connu Shaw, Genrika l'avait identifié à ce tueur qui n'aimait que sa plante verte et qui finissait par adopter une gamine orpheline.
Shaw n'avait pas de plante verte dans sa vie, mais voilà à quoi Genrika avait rêvé. Ce derrière quoi elle avait couru.
Pourquoi Sameen ? Elle n'en savait rien, mais ce qu'elle savait en revanche, c'est qu'après avoir douté, après avoir pleuré, après avoir perdu espoir, elle avait eu ce qu'elle désirait.
La vie était incroyable.
Les gens l'était parfois plus encore.
Maria, Élisa, Élisabeth, Lionel, Juliette, Lee, ils avaient tous connu des malheurs, tous traversé des épreuves, mais ils échangeaient sans heurt avec les autres. C'étaient des gens chaleureux, qui s'investissaient dans leurs relations.
Alexeï, Anton et Iouri pour ce qu'elle en connaissait étaient pareil.
Le frère d'Élisa avait le contact aisé et il inspirait la sympathie.
John avait été un homme taciturne, mais pas un homme inaccessible.
Khatareh et Yulia avaient beaucoup perdu. Elles s'étaient retiré du monde pendant de longues années. Yulia avait trouvé un exutoire dans son combat et Genrika pressentait que même si celui-ci cessait, qu'elle le gagnât ou qu'elle le perdît, elle trouverait dans l'écriture un baume à ses plaies et une raison de vivre qui réconcilierait la jeune femme qu'elle avait été avant d'être arrêtée et jetée en prison, avec la détenue qui se prostituait pour survivre de la colonie n°2. Quant à Khatareh, Genrika l'aimait comme on aime une grand-mère que la guerre a meurtrie à jamais. Elle l'adorait et chérissait tous les moments qu'elles passaient ensemble. Et puis Khatareh sans qu'elle n'en eût vraiment conscience était un professeur chérie par ses étudiants et une chercheuse estimée dans le monde très fermé des mathématiques. Yulia et Khatareh étaient des survivantes qui reprenaient peu à peu pieds dans la réalité.
Mais Sameen, Anna...
Les deux femmes ne présentaient pas les mêmes les mêmes affections, mais leurs rapports au monde et à leurs émotions étaient si particuliers que Sameen n'avait jamais rencontré d'opposition quand elle se disait « sociopathe » et, prise à propre piège, elle n'avait pas su se défendre quand ses pairs l'avaient diagnostiquée comme souffrant d'une personnalité schizoïde.
Anna était passée au travers des diagnostics et des stigmatisations. Genrika se savait invitée à son mariage et elle attendait avec impatience de rencontrer la famille de la grande Russe. Elle espérait se voir vérifier les hypothèses qu'elle avait élaborées à son propos : un cadre familiale tolérant, aimé et soudé, un environnement rude. Genrika pensait qu'Anna avait bénéficié d'amour et d'attention au sein de sa famille, de tolérance et d'indifférence au sein de la société qu'elle fréquentait quand elle était enfant. Ensuite, elle était rentrée au SVR, et ce qui eût pu être considéré comme des défauts étaient devenus des qualités très appréciées. Des atouts.
Sameen avait été un bon officier à l'USMC, mais elle n'aurait jamais fait carrière.
Anna avait intégré le service action du SVR, Sameen avait été recrutée par l'ISA. C'étaient des tueuses sous contrats avec l'Etat.
Genrika ne savait pas pourquoi Anna avait quitté le SVR, quand elle lui avait demandé, la grande Russe, lui avait seulement répondu :
— Si un agent du SVR commence à se poser des questions sur le bien fondé des ordres qu'il reçoit, c'est qu'il n'a plus sa place au SVR.
— Et vous vous posiez des questions ?
— Oui.
— À propos de quoi ?
— De moi et de mon travail.
Anna ne s'était pas confiée plus en avant, mais ce jour-là, Genrika avait appris beaucoup de choses. Entre autre qu'Anna s'était remise en question et que contrairement à Sameen, elle avait mis elle-même fin à son contrat avec l'organisme qui l'employait.
Des tueuses, des femmes introverties et taciturnes. En déficit d'émotion.
Genrika les avaient toutes les deux en face d'elle.
Sameen donnait le sein à un enfant qui n'était pas le sien et Anna souriait avec les yeux.
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Un mur. Il y avait un mur.
Inconsistant ? Consistant ?
Consistant. Dur. Solidement maçonné.
La rage le prit. Il se jeta dessus. Il s'y fracassa en milliers, peut-être en millions de morceaux. Un millième de seconde plus tard, il avait retrouvé son intégrité et il était passé à une autre stratégie.
Aussi inutile.
Il bombarda le mur : fusées, roquettes, lasers, balles perforantes, toutes les munitions disponibles y passèrent.
Les impacts apparaissaient, s'enfonçant comme dans une matière molle. Avalés, ils disparaissaient. Et puis, les impacts se résorbaient. Et le mur subsistait. Intact. Comme les autres. Comme tous les autres. Peu importait le matériau dans lequel ils avaient été montés.
Il avait rencontré des murs en brique, des murs en pierre, en pisé, en béton, en métal, en bois, il avait même été confronté à des tronçons plantés de haies vives. Un panel complet des techniques utilisées par l'humanité depuis que celle-ci construisait des murs. Il avait reconnu la brique crue des Égyptiens, la pierre de taille des temples grecs, la brique cuite des Romains, celle des Chinois qui n'utilisaient pas le même mortier, le pisé de Tambouctou, celui du Yemen, des Celtes, les petit appareillage du Moyen-Age européen, les colombages noirs et le torchis blanc de la ville ancienne de Chongqing, le béton mal travaillé de tant de villes et de villages reculés, la tôle des bidons-villes, les rondins des mottes médiévales et des villes fortifiées à travers le monde dont les essences lui donnait une idée assez précise de la localisation évoquée. Il en allait de même avec les haies.
Mais quelle qu'en fût la matière, la consistance ou l'aspect, jamais il n'avait pu les percer ou les détruire. Les murs résistaient aux coups, au feu, aux acides, ils avalaient le vent, l'eau et les projectiles. Mous ou durs, ils adaptaient leur consistance à la nature de l'agression qu'ils subissaient.
Il avait essayé de les escalader. Ils étaient sans fin. Plus il grimpait, plus le faîte s'éloignait.
Il repartit en arrière et s'arrêta au premier croisement. Il consulta ses dernières données. Il ne s'était pas trompé. Il avait déjà emprunté ce chemin. Ce qui, à présent, était un cul-de-sac ne l'était pas à son dernier passage.
Données précédentes...
Données inutilisables.
Où partir ? Où se diriger ?
Calcul...
Résultat : 25 % de probabilités pour que le chemin qui lui faisait face fût celui à emprunter 25 % pour que ce fut celui de droite ; 25 % pour que ce fût celui qu'il venait d'emprunter 25 % pour qu'aucun ne le mena quelque part.
Il consulta ses archives. Compulsa les millions de plans qu'il avait en sa possession. Tous ceux qu'il avait élaboré au fur à mesure de son avancée.
Nouveau calcul...
Résultats identiques.
Où se diriger ? Chaque bifurcation, chaque nouveau chemin le confrontait au même dilemme. Ses calculs ne lui étaient d'aucun secours. À l'infini, les résultats étaient toujours identiques. Illogiques. Comment une voie en cul-de-sac pouvait-elle offrir autant de probabilités d'être le bon chemin, qu'un autre dont il ne voyait pas la fin ?
Pourquoi ses tentatives de reconfigurer l'endroit échouaient-elles ? Les voies qu'ils traçaient ne le menaient pas plus à son but que celles qu'il n'avait pas tracées.
Il avait analysé un programme aléatoire et des mises à jour qui évoluaient au gré de ses mouvements et de ses propres initiatives. Une analyse inutile qui ne le menait nulle part.
Le programme portait la signature de Samantha Groves. Sa seule signature. Il l'avait laissée choisir son terrain, certain de la battre. Son choix l'avait amusé. Stimulé.
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Il l'avait raillée :
— Je vous aurais crue plus originale.
Elle l'avait pris de haut :
— Vous me trouver commune ?
— Vous êtes égocentrique, comme le sont si souvent vos semblables.
Elle s'était pincée les lèvres de contrariété. Elle n'était pas seulement égocentrique, elle était aussi vaniteuse et susceptible.
— L'endroit n'est-il pas une représentation de votre esprit ? avait-il ajouté.
Un sourire empli de fatuité avait cette fois-ci fleuri sur ses lèvres :
— Vous n'avez pas idée à quel point.
— Et quel en est l'enjeu ? demanda-t-il.
Elle avait ricané en guise de réponse.
— Sortir ? Chasser ? Trouver un trésor peut-être ? l'avait-il provoquée.
— Survivre me paraît suffisant.
— Cela nous ouvre d'infinies possibilités.
— Vous ne vous sentez pas à la hauteur ?
Le sol s'était ouvert sous les pieds de la jeune femme. Elle avait crié, avant de disparaître de sa vue. Il s'était approché de la fosse. Elle se tenait debout trois mètres plus bas. Indemne comme il s'y attendait. La victoire eût été trop facile. Une arme de poings était apparue dans ses mains et elle avait tiré dans sa direction. Il s'était vivement reculé. Leur accord impliquait un corps vulnérable à la douleur. L'instant d'après, elle avait disparue et le jeu avait réellement commencé.
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Il ouvrit un chemin à gauche et aboutit à une vaste salle. Vide et grise. Sans issues ? Non. Il y aurait une porte, un escalier, un couloir, un vaste espace divisé en box de travail.
Il ouvrit la porte, grimpa l'escalier avec un sourire aux lèvres, Samantha Groves l'attendrait en haut. Elle tenterait de fuir de se cacher. Il la traquerait, elle tomberait dans ses pièges. Il accéda à la dernière marche. Le béton laissa place à la pierre. L'espace de travail contemporain à un jardin à la française. Des haies basses, des carrées de fleurs, d'improbables fontaines à mercure. Il franchit une arche de pierre, fausse ruine de vraie jardin romantique, et se retrouva dans un passage bordé de titanesques pierres de lave rougeâtre.
L'homme brun perdu dans ce dédale de couloirs, des haies et d'environnements changeant sourit. Il savait exactement où il se trouvait. Où elle se trouvait.
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— Vous n'habitez plus Butler beach ? demanda un peu surprise Maria à Rose Ambers qui venait de lui déclaré combien parfois, la mer et la Floride lui manquaient.
— Non, j'ai trouvé un poste à Détroit. Le lac Erié est joli, mais ça ne vaut pas la mer et les hivers sont longs et trop froids pour une fille d'ici.
Maria porta un instant son regard sur Ryan Philipps. Il était assis sur sa planche de surf et attendait une vague à sa convenance en discutant avec le frère d'Élisa. Près d'eux, Juliette et Genrika écoutaient religieusement les conseils que leur prodiguait Élisa. Les deux jeunes filles n'avaient pas résisté à l'attrait d'essayer un nouveau sport sous la férule de l'officier.
Lee s'était désisté. Après le déjeuner, il avait préféré rester avec Élisabeth Sanders qu'il n'avait pas vue depuis longtemps et qui lui manquait depuis qu'elle ne faisait plus équipe avec son père et qu'elle travaillait pour le FBI.
Il y eut soudain du mouvement, les cinq surfeurs s'allongèrent sur leur planche, se placèrent rapidement face à la plage, battirent des bras, puis sautèrent debout sur leur planche. Genrika perdit l'équilibre et tomba à l'eau. Juliette commit l'erreur de la regarder, certainement de rire, ou de pousser un cri de triomphe et elle rejoignit son amie sous les flots. Ethan, Ryan et Élisa restèrent seuls en lice.
Maria n'avait jamais vue Élisa se confronter à d'autres surfeurs. Les deux hommes ne se contentaient pas de garder l'équilibre sur leur planche, ils remontaient la vague comme Maria avait vu Élisa le faire auparavant, mais le jeune major, puisqu'elle était maintenant major, était...
Rose Ambers formula pour elle ses pensées :
— Élisa a du style, dit-elle.
— Mmm, ne pouvait qu'approuver Maria.
— Comment voulez-vous lutter contre elle ? Ce n'est pas tellement son physique ou ses aptitudes sportives. Ce n'est pas seulement qu'elle soit si bonne surfeuse, qu'elle soit si sympathique. Dire que je la trouvais idiote et ridicule de vouloir s'engager dans l'armée à peine sortie du lycée, soupira la jeune femme. Non seulement, elle n'a pas changé, non seulement elle est restée Hell, la fille cool et sympa, mais en plus, elle est passé de simple troufion à major, et qui sait si elle ne deviendra pas général dans moins de dix ans.
Maria pensait la même chose, mais...
— Élisa n'est pas amoureuse de Ryan, dit-elle parce qu'elle sentait bien qu'Élisa avait, sans le vouloir, mis fin à la vie de couple entre Ryan Philipps et Rose Ambers.
— Je le sais. D'ailleurs, Ryan n'est pas vraiment amoureux d'Élisa non plus.
— Alors quel est le problème ?
— Elle habite ses pensées. Il parle très souvent d'elle. Hell par-ci, Hell par-là. Il ne se passe jamais un jour sans qu'il prononce son nom.
— Ce sont des amis d'enfances, tenta de le défendre Maria.
— Je suis une amie d'enfance de Ryan, il m'aime, mais au fond de son cœur rien ni personne ne peut remplacer Élisa. Je devrais être folle de jalousie. Je ne peux même pas. J'aime beaucoup Ryan et je me suis prise non seulement à aimer Élisa, mais aussi à sincèrement l'admirer. Je n'ai aucune envie de les détester ni l'un ni l'autre. C'est pour cela que j'ai préféré partir.
Dans l'eau, les surfeurs étaient repartis au large.
— Vous voulez que je vous dise comment je vois les choses ?
Maria n'avait pas trop envie de savoir. Les confidences de Rose Ambers remuait des sentiments auxquels elle évitait de penser de peur de se rendre compte qu'elle gâchait sa vie, qu'elle souffrait et qu'elle n'était qu'une imbécile. Maria n'imaginait pas sa vie sans avoir l'assurance qu'Élisa resterait à jamais son amie, qu'elle la verrait aussi fréquemment que le leur permettaient leur carrière à toutes les deux. Sans l'assurance de son affection tranquille et de sa tendresse.
Et, si Élisa était partante, de quelques extra en sus.
— Je n'ai pas quitté Ryan sans lui en expliquer les raisons et nous sommes restés bons amis. Un jour, il finira par comprendre que la vie pépère d'un homme marié n'est pas pour lui, les plaies d'Élisa se seront cicatrisées et ils renoueront les relations qu'ils entretenaient auparavant.
L'estomac de Maria se contracta et elle eut soudain la bouche sèche.
— Ils coucheront occasionnellement ensemble, Hell continuera de mener sa carrière comme avant, Ryan sa vie, ils auront un enfant et pourquoi pas deux. Élisa s'en occupera et quand elle sera partie par mont et par vaux, elle vous les confiera à vous ou à Ryan. Ryan sera aux anges, il n'aura de ses enfants que le meilleur, vous occuperez d'eux comme s'ils étaient les vôtres et tout le monde sera heureux. Quant à moi... Bah, je n'ai jamais eu trop de mal pour me caser, je ne me serais pas brouillée avec Ryan et j'aurais gagné deux amies dans l'affaire, conclut-elle avec philosophie.
Maria en resta pour une fois bouche-bée.
— Ne faites pas cette tête-là, s'esclaffa Rose.
— Mais, euh...
— J'étais la reine du lycée. Une pimbêche de première, mais on ne règne pas tant d'années sur un tas d'ados boutonneux et de filles plus jalouses les unes que les autres sans avoir un minimum de psychologie, ce qui par ailleurs m'a beaucoup servi dans mon métier.
Maria se rappela que Rose Ambers avait suivi des études de commerce et qu'elle avait travaillé comme DRH dans plusieurs grosses enseignes de distribution.
— J'ai méprisé Élisa, continua la jeune femme. Parce qu'elle ne se mêlait jamais à aucun clan, parce qu'elle était imperméable aux mecs, aux menaces et aux moqueries. Parce qu'elle était bonne élève et qu'elle excellait en sport. Pire que tout, elle fréquentait le milieu très fermé des surfeurs. Ces gars-là ne juraient que par le surf, les filles étaient juste bonnes à les mettre en valeur ou sans intérêt, mais pas Élisa. Élisa, elle, surfait et gagnait des compétitions. Au collège et au lycée, je savais tout sur tout le monde. J'avais mon réseau d'informateurs et d'informatrices et quand on ne me racontait rien, je m'efforçais de le deviner par moi-même. Si je n'avais pas si peur d'offenser une personne telle que vous, je dirai qu'Élisa entretient avec vous une relation très proche de celle qu'elle entretenait avec Ryan ou d'autres très rares garçons quand elle était au lycée. À la différence près, que vous êtes une femme et que vous êtes beaucoup plus proche d'Élisa qu'elle ne l'a jamais été de personne avant vous.
— Vous me l'avez dit, remarqua Maria.
— Il est facile d'oublier qui vous êtes quand vous êtes en tenue de plage et qu'on partage un barbecue en votre compagnie. Je vous l'ai dit parce que, quand je vous ai connue, vous étiez avocate et vous m'aviez parue extrêmement humaine.
— Et je ne le suis pas ?
— Si. De plus, vous êtes amie avec Hell, cela joue en votre faveur.
— Élisa n'a pas toujours fait preuve de beaucoup de jugement dans ses amitiés.
— Jonathan a été une exception, Drew était ma meilleure amie avant qu'il ne mette la main dessus. C'était un manipulateur de génie, je me félicite souvent de n'avoir jamais attirée son regard, je ne crois pas que j'aurais fait meilleure figure que Drew ou que Hell.
— Je me suis dit la même chose.
— C'est un monstre, dit sombrement Rose.
— Mais grâce à vous et à tous ceux qui ont témoigné au cours de son procès, il ne commettra plus jamais de méfaits.
— Mmm.
Rose n'avait pas quitté les surfeurs des yeux. Ils venaient de prendre une vague et ils s'apprêtaient à repartir une fois de plus vers le large, mais Élisa se détacha du groupe et revint vers la plage. Quand elle n'eût plus de l'eau que jusqu'aux chevilles, elle se baissa pour attraper sa planche et la caler sous son bras. Elle sortit de l'eau en souriant.
C'était ridicule. Élisa avait trente-sept ans.
Elle était...
— Il ne manque plus que le coucher de soleil et le ralenti, fit Rose d'un ton dépité.
Maria évita de répondre. Le major Brown était un véritable cliché. Moins apprêtée, moins sexy, moins consciente de ses atouts que ne l'étaient les femmes qui possédaient son physique.
Elle n'en était que plus troublante.
Un cri strident déchira les oreilles des deux jeunes femmes assises sur le sable. Alma passa en trombe, rejoignit le jeune officier et sautilla autour d'elle. La fille de Muller et Anne-Margaret moins prestes que la petite Mexicaine arrivèrent en piaillant.
Élisa posa un genou dans l'eau et discuta avec les trois enfants. Des cris saluèrent ses paroles. Elle se releva et marcha vers Maria :
— Maria, les filles veulent surfer avec nous. Tu crois que Muller accepterait ?
— Si tu ne la confies pas à Juliette ou à Gen, je ne vois pas ce qu'il dira.
— Je vais la prendre avec moi.
— Alma ne va pas apprécier.
— Sauf si je lui propose d'aller avec Juliette ou Gen.
— Elle n'a pas de gilet, Lissa.
La réaction de Maria encouragea Brown à continuer :
— Elle nage bien et je lui ai appris à ne pas paniquer, les filles seront prudentes.
— Si tu ne veux pas la prendre, je préférais qu'elle aille avec ton frère.
— Euh, oui, d'accord, mais je ne suis pas sûre qu'elle soit plus heureuse.
— C'est ton frère, Lissa.
Alma confirma ses dires et supplia sa mère de la laisser faire du surf. Elle tiqua quand elle comprit qu'Élisa ne viendrait pas avec elle, mais l'enfant se rasséréna quand elle sut qu'elle pourrait surfer avec Ethan.
— Vas-y, accepta Maria.
Les gamines hurlèrent de joie quand Alma leur appris que sa mère avait donné son autorisation. Mary ne s'inquiéta pas de savoir que ni son père ni sa mère n'avait donné la moindre autorisation, celle d'un adulte suffisait. Anne-Margaret était moins expansive que ne l'était Alma, mais elle ne boudait pas sa joie quand cela en valait la peine. L'enfant n'avait pas hérité de la personnalité introvertie et peu sociable de sa mère, de la retenue dont faisait aussi part sa grand-mère.
Maria se félicitait souvent d'avoir heureusement contribuer à développer son affectivité et ses aptitudes sociales, et elle se demandait aussi souvent si Anne-Margaret eût été aussi épanouie si Sameen ne lui avait pas confié sa fille quand elle était partie en Sibérie libérer Yulia.
L'enfant avait grandi avec Root et en partie avec Gen, et Maria reconnaissait aisément que Sameen ne l'avait jamais privée d'affection. Mais Sameen parlait peu et exprimait avec tellement de retenu ses sentiments qu'un étranger pouvait facilement conclure qu'elle n'en n'éprouvait pas. Son séjour aux Seychelles avait peut-être déstabilisé l'enfant parce que sa mère avait soudain disparue de sa vie, mais elle avait en contrepartie été plongée dans un cocon familial qui privilégiait les échanges verbaux et dans lequel chacun laissait, avec naturel et chaleur, libre cours à ses émotions et ses sentiments.
Élisa appela les surfeurs. Le jeune officier prit Mary avec elle, Alma grimpa sur la planche d'Ethan et Anne-Margaret regarda Ryan d'un air circonspect.
— C'est un ami, Anamaga, lui dit gentiment Élisa. Un très bon surfeur, tu ne risques rien avec lui et Maria est d'accord.
L'enfant se retourna vers la jeune juge pour avoir confirmation.
— Je ne nage pas très bien, avoua l'enfant à Ryan.
— Et bien, je surferai tout en douceur et aucun de nous deux ne tombera à l'eau.
— On va aller loin ? Tu iras vite ?
— On ira aussi loin que tu veux et aussi vite ou lentement que tu veux.
La gamine n'en demandait pas tant. Elle tendit les bras vers lui et il l'installa sur sa planche.
Les enfants s'amusèrent beaucoup et chaque surfeur s'amusa tout autant que l'enfant dont il avait la responsabilité.
Allongées ou debout devant le surfeur, elles prirent des vagues plus ou moins grosses, nagèrent un peu. Genrika, et Juliette assuraient le spectacle quand les enfants faisaient une pause et ce fût à celle qui ferait la chute la plus spectaculaire lors de leur fausse compétition et des vraies défis qu'elles se lançaient l'une à l'autre. Leur complicité sautaient aux yeux. Tout comme celle, plus discrète, que partageaient Ryan et Élisa.
— Non, mais regardez-les ! dit Rose alors que Ryan venait de pousser Élisa à l'eau pour le plus grand plaisir d'Anne-Margaret. Comme voulez que je lui fasse de la concurrence ?
— Ils s'entendent bien, c'est vrai, concéda Maria.
— Si Élisa veut un père pour ses enfants, elle l'a trouvé depuis très longtemps. Ils partagent tous les deux la même philosophie de la vie. Élisa a des principes, mais elle est trop droite et trop honnête pour bêtement s'y plier. Elle a commis l'erreur une fois, ça ne se reproduira plus.
— Vous pourriez garder Ryan.
— Je ne suis pas du genre à partager, surtout pas avec quelqu'un comme Élisa.
— Par contre, moi... insinua Maria mi-figue, mi-raisin.
— Vous êtes une femme libre et Ryan ne sera jamais plus que ce qu'il a toujours été pour Élisa. Un ami de cœur. Vous ne perdrez jamais Élisa. À moins que... réalisa soudain Rose Ambers. Vous voulez l'épouser ?
— Dieu, non ! rit Maria.
— Vous voyez, dit sentencieusement la jeune femme. Je vous donne rendez-vous dans dix ans, vous verrez que je ne me serais pas trompée.
L'avenir que lui dressait le jeune femme pouvait paraître singulier et scandaleux. Maria était familière des scandales, mais Rose Ambers n'évoquait pas un triangle amoureux ou la bigamie. Elle évoquait une vie affranchie des normes. Une vie heureuse et simple. Des relations paisibles et sereines. Maria ne savait trop quoi en penser, par contre ce qu'elle savait, c'est qu'elle aimait Élisa, qu'elle ne voulait pas l'épouser, qu'elle ne voulait pas la perdre, qu'elle se moquait de savoir avec qui elle couchait si cela ne brisait pas le lien qu'elles partageaient et que, si Élisa lui apportait des enfants à garder et à élever, elle les accueillerait et les aimerait avec autant de bonheur qu'elle avait accueillie Alma et Anne-Margaret dans sa vie.
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Rose Ambers était partie. Ethan, Genrika et Juliette avaient escorté les enfants à la villa des Brown et les deux jeunes filles avaient déclaré qu'elles se chargeraient de les doucher, de les changer et de les faire dîner. Ryan s'était étonné du départ de Rose et il lui avait couru après en s'excusant :
— Nous sommes venus avec ma voiture. Je ne veux pas qu'elle se sente coincée à cause de moi.
— Vous ne restez pas dîner ? demanda Élisa.
— Je reste, mais je ne saurais me prononcer pour Rose
— Dis-lui de rester.
— Ouais. À tout à l'heure.
— Méfie-toi de mon père si tu ne redescends pas, c'est l'heure du rhum.
Ryan se mit à rire.
— Je lui dirai que je t'ai promis de ne pas boire sans toi !
Élisa se fendit d'un sourire, Ryan s'éloigna en courant et le jeune officier se laissa tomber assise à côté de Maria.
— Je ne comprends pas que Rose et Ryan se soient séparés, lui confia-t-elle pensivement.
— Elle dort chez lui ?
— Ouais.
— La vie de couple n'est pas faite pour tout le monde, avança Maria.
— Mouais.
— Tu n'es pas d'accord ?
— Si.
— Sûre que vivre avec Maria... insinua narquoisement une voix derrière elles.
— Il est vrai qu'on se demande qui t'aurait imaginée casée, rétorqua Maria sans se retourner.
Élisa s'égayait déjà. Elle adorait les joutes verbales entre Maria et Shaw.
— Je ne suis pas casée, se défendit Shaw.
— Il ne te manque que la bague au doigt, Sameen.
— Mais n'importe quoi, bougonna Shaw.
— Tu ne vis pas avec Root ?
— On travaille ensemble.
— Comme tes amis ? Comment s'appellent-ils déjà ? Tes collègues gardes forestiers ? Francis et Marie, ce n'est pas ça ? persifla Maria.
— Pff...
Root arriva à grands pas et pointa un doigt accusateur sur Brown et Alvarez.
— Qui de vous deux pousse de noirs nuages sur le joli front de Sameen ?
Shaw se renfrogna un peu plus.
— Je doute que se soit vous, Élisa, fit Root d'un ton pensif. Bien que Sameen attende avec impatience le bon moment pour vous faire savoir combien elle est heureuse de votre accession au grade de major.
Élisa s'embarrassa et ses oreilles se colorèrent.
— Je ne voulais pas... commença-t-elle.
— Ne cherchez pas d'excuses, Brown, la coupa Shaw Vous n'en avez pas.
Shaw fulminait surtout d'avoir été la dernière mise dans la confidence.
— De toute façon, j'en veux plus à Athéna et à Root qu'à vous.
— Vous avez de la chance, major. Cela épargnera vos oreilles, fit gaiement Root.
— Tu aurais pu me le dire, lui reprocha Shaw.
— Je ne trahis jamais le secret des autres.
— Ouais, comme le fait qu'aux Seychelles, l'île appartenait à Mark ?
— Exactement. D'ailleurs, je n'ai rien gardé de secret. Je n'étais pas censée savoir que tu passais sur cette île des vacances enchanteresses. Comme quoi, je ne suis pas la seule à garder des secrets.
— Pff...
— Tu avais tes raisons, Élisa aussi, temporisa Root
— Okay, je ne vous casserai pas la gueule la première fois que l'occasion se présentera, lança Shaw à l'officier. Mais j'aurais bien aimé marquer le coup.
Shaw savait qu'elle en avait trop dit, mais la promotion d'Élisa lui avait sincèrement fait plaisir. L'officier la méritait et... Ben, Shaw était fière d'elle. Fière qu'elle fût à la hauteur. Fière de la connaître et d'être partie en opération avec elle. Fière d'être...
Fière, quoi.
— Et ce n'est pas un peu ce que nous célébrons ici ? suggéra Root.
— Ouais, si, admit Shaw.
— Je ne vous ai pas invité pour cela, répondit candidement Brown.
— Elle m'avait fait une promesse, dit Maria.
— À toi, pas à nous, rétorqua Shaw.
— Mais je voulais tous vous inviter, fit Brown.
— Et nous sommes tous venus ! clama Root.
— Ouais, c'est génial, approuva l'officier. Je suis hyper contente.
— Vous parlez comme ça à vos hommes ? demanda Shaw d'un ton narquois.
Pour une fois Élisa ne se démonta pas :
— Tout dépend des circonstances.
Les yeux de Shaw changèrent imperceptiblement de couleur. Assez pour que Maria y allât de son petit commentaire :
— Lissa, tu viens de passer haut la main ton épreuve d'officier supérieur.
Root s'esclaffa. Brown fronça des sourcils.
— Sameen est fière de toi, expliqua Maria.
Elle marqua une pause avant d'ajouter :
— Pour peu que cela est de l'importance.
Brown se fendit d'un sourire heureux.
— Ça a de l'importance, fit Maria d'un ton faussement dépité. Au fait, vous êtes descendue pour vous baigner ?
— Ouais.
— Je peux me joindre à vous ?
— Pff...
Les quatre femmes se débarrassèrent du peu de vêtements qu'elles portaient par-dessus leur maillots et sautèrent dans l'eau.
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Anna avait pris une décision. Ils étaient tous réunis. C'était la première fois depuis Bethesda, il y avait sept ans de cela. Ensuite, il avait toujours manqué quelqu'un. Root tout d'abord, Jack Muller, Iouri, les flics américains ou Maria Alvarez ensuite.
Mais là, il était tous là. Et elle voulait savoir. Vraiment savoir.
Mais d'abord, elle devait savoir si Anton était partant, si Aliocha était d'accord. Pour Muller et Alioukine, il suffisait de les appeler pour qu'ils viennent et elle ne doutait pas que les flics suivissent.
Anton approuva. Alexeï trouva l'idée excellente. Lionel Fusco se fendit d'une plaisanterie qui laissa Anna de glace et déclencha l'hilarité de sa jeune collègue. Muller demanda à prévenir sa femme et Alioukine n'eût rien à dire, sinon qu'ils pourraient emporter de quoi boire et manger.
Alexeï l'attendait pour partir.
— Allez devant.
Alexeï connaissait sa femme. Il n'insista pas.
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Genrika et Juliette, après qu'elles eurent pris leur douche avaient proposé aux enfants d'aller dîner sur la plage. Les filles n'en avaient pas franchement vu l'intérêt jusqu'à ce que Genrika évoquât un feu de camp et qu'Ethan apparût avec une guitare posée sur l'épaule.
Lee et Jenny Muller se joignirent à l'équipée. James et Barbara Brown déclinèrent l'invitation. Éléonore Chakwass dégustait un rhum cubain en leur compagnie quand les jeunes gens l'avaient conviée à les accompagner.
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Le médecin était une femme occupée et quand elle n'exerçait pas, elle aimait surtout passer du temps chez elle. Voir ses enfants et ses petits enfants, lire, s'occuper de son jardin, paresser et profiter des talents culinaires de son mari. Ses sorties se limitaient au théâtre, aux salles de concert et à quelques restaurants servant de la cuisine exotique dans une ambiance feutrée et conviviale. Elle se trouvait toujours des excuses pour échapper aux barbecues entre voisins et aux invitations où se pressaient plus de cinq personnes, elle et son mari compris.
Élisa Brown l'avait contactée personnellement.
— J'organise un week-end chez mes parents. J'ai invité tous ceux dont vous aviez pris soin en 2016 et j'aimerais que vous soyez présente.
— Une manière de fêter votre promotion, major ?
— Non, j'avais promis à Maria Alvarez de l'inviter chez moi lors de la dernière soirée que nous avions passé à l'hôpital. Je n'ai jamais pu honorer cette promesse. Maintenant, je le peux, c'est important pour moi et vous avez votre place parmi nous. Enfin, euh... s'était soudain embrouillée l'officier sans plus continuer.
— Je n'ai pas d'emploi du temps fixe, major, s'était prudemment excusée Éléonore Chakwass Je ne peux rien vous promettre.
— Mais si vous pouvez, vous viendrez ? avait insisté l'officier. Il n'y aura rien de formel et Sameen sera présente.
— Je vous appellerai.
— Tout le monde sera heureux de vous revoir, docteur.
Éléonore Chakwass s'était toujours représenté le major Brown, quel qu'eût été son garde, comme un officier sérieux, compétent et modeste. Une image que le médecin avait toujours eu du mal à concilier avec la jeune femme qu'elle avait surprise ce soir de juillet 2016, en jean, chemise et chaussures réglementaires, la tête cabossée, heureuse comme un mauvais garçon, ou un soldat de rang, brutal et bravache après une bonne bagarre au cours de laquelle lui et ses « potes » avaient donné une bonne leçon à des gars d'une bande rivale ou d'un corps d'armée différent. Élisa Brown était une femme discrète et réservée. C'était aussi un héros de guerre et un officier dévoué à ses hommes. Éléonore, quand ceux-ci étaient hospitalisés au Walter Reed, se réservait les soldats qui servaient sous les ordres du major Brown. Une préférence indigne de sa fonction et à laquelle elle s'était bien gardé de chercher une raison. Les soldats avaient conforté son opinion sur la jeune femme et leurs récits avaient gommé de son esprit que le major n'était pas toujours l'officier et la femme exemplaire que lui dépeignaient ces Marines. Éléonore avait revu l'officier par intermittence, à chaque fois que Brown venait rendre visite à des soldats blessés, et le médecin avait, à chaque fois, pris plaisir à discuter avec elle, même si leurs échanges se limitaient le plus souvent à une discussion entre un médecin et un officier qui s'inquiétait pour l'état de santé de ses hommes.
Élisa Brown avait mentionné la présence de Sameen Shaw.
Du capitaine Edwards. Du docteur Edwards, ex capitaine et docteur Green. Un changement de nom qui était curieusement passé inaperçu auprès de l'administration militaire.
Si on avait demandé à Éléonore qu'elle avait été la rencontre la plus importante de sa vie, elle eût répondu qu'en dehors de son mari, sa plus belle rencontre avait été Sameen Shaw. La jeune femme s'était non seulement révélée l'une des plus gratifiantes et des plus passionnantes rencontres professionnelles qu'eût jamais faites Éléonore, mais aussi l'une de ses plus heureuse rencontre humaine.
Elle avait d'abord été séduite par le médecin, plus impressionnée que vraiment séduite parce qu'elle avait trouvé chez une même personne, tout ce qui à ses yeux faisaient la qualité d'un excellent médecin et d'un chirurgien de génie. Professionnellement, Sameen Shaw n'avait à ses yeux qu'un seul défaut : elle ne prêtait aucun intérêt aux normes sociales. Elle ne se pliait à aucun code. Pour elle, les choses étaient comme elles l'étaient et elle ne comprenait pas que les gens pussent se mentir ou faire semblant d'être et de ressentir sous prétexte que c'était « ainsi » que la société exigeait qu'on se conduisît. Éléonore la jugeait excessivement pragmatique et honnête. Aussi bien envers elle-même qu'envers ses collègues, ses patients ou leur entourage. On lui reprochait d'être dure et insensible. Une opinion dont Sameen se moquait d'un haussement d'épaule, mais qui pourtant, Éléonore avait assez travaillé avec elle pour le savoir, la blessaient parce qu'elle la trouvait injustifiés.
Le docteur Shaw n'aimait pas discuter, elle aimait le travail bien fait et elle ne « copinait » pas avec ses collègues ou ses patients. Éléonore se félicitait souvent que Sameen exerçât au sein d'un hôpital américain parce qu'user de la langue anglaise adoucissait involontairement ses rapports aux autres. Elle eût parlé une langue qui différenciait le « vous » du « tu », elle n'eût jamais tutoyé personne.
Le docteur Chakwass avait imposé Shaw à l'hôpital et à ses équipes. En contrepartie, elle avait souvent dû arrondir les angles et plaider la cause de Shaw auprès des infirmières et plus encore auprès des médecins qui la fréquentaient. Shaw n'était pas vraiment désagréable, mais son indifférence passait à tort pour de l'arrogance. Sameen était parfaitement consciente de ses qualités, mais si on ne la provoquait pas et qu'on ne remettait pas en doute son savoir faire, elle n'en faisait jamais cas devant un collègue. Elle était exigeante et perfectionniste. Comme Éléonore l'était tout autant, le personnel n'avait pu que se désoler que leur chef de service se fût dégoté un disciple à son image et se démener pour n'essuyer les foudres d'aucunes des deux.
Shaw n'était pas son disciple, elle était bien trop brillante pour cela, mais Éléonore la choyait comme si elle l'avait personnellement formée et qu'elle n'avait jamais, par la suite, cesser de veiller sur sa carrière.
D'autant plus qu'après s'être prise d'affection pour le chirurgien, elle s'était prise d'affection pour la jeune femme.
Éléonore était une femme chaleureuse et un médecin compatissant qui portait beaucoup d'attention aux relations humaines.
Des qualités qui faisaient cruellement défaut à Sameen Shaw.
Un jour qu'Éléonore évoquait avec enthousiasme et tendresse le médecin dans la salle de repos, l'infirmière en chef de son service, s'était étonnée, d'un ton un peu vif, de l'intérêt qu'elle portait au docteur Edwards :
— C'est un excellent chirurgien, j'en conviens. L'un des meilleurs avec qui j'ai pu opérer avec vous. Je comprends tout à fait votre admiration pour le docteur Edwards, docteur. Mais pour la femme ?! C'est le médecin le plus antipathique et le plus froid que je n'ai jamais croisé.
— Peggy, lui avait reproché Éléonore. Comment pouvez-vous dire cela ?
Et de lui rappeler tous ces petits détails qui montraient que Shaw prenait soin de ses patients et de lui demander si le chirurgien lui avait, ne fût qu'une seule fois, manqué de respect ou fait des reproches injustifiés.
— Ce n'est pas ça, docteur, s'était défendue l'infirmière-chef. Je sais qu'elle n'est pas indifférente au sort de ses patients et les rares reproches qu'elle m'ait fait étaient, je l'avoue, tout à fait justifiés. Ce que je veux dire, c'est que je ne comprends pas que vous puissiez éprouver de l'affection pour elle. Elle est tout le contraire de vous. Je sais que les contraires s'attirent, mais si n'importe quelle autre personne que le docteur Edwards, que cette personne soit médecin, infirmière, aide-soignante ou même brancardier, présentait ne serait-ce qu'un tiers de ses défauts, vous n'accepteriez jamais de la garder dans votre service ou de travailler avec elle. Et là, non seulement vous appréciez travailler avec elle, mais en plus, vous aimez passer du temps avec elle et vous l'aimez autant que si c'était votre propre fille.
— Elle est un peu vieille pour cela, avait remarqué Éléonore pour dédramatiser l'échange.
— Mais c'est pareil, avait affirmé Peggy avec humeur. Qu'est-ce que vous lui trouvez en dehors de ses qualités professionnelles ? Parce que vraiment, je ne comprends pas.
— Je ne sais pas. Tout.
— Je croyais bien vous connaître, s'était désolée l'infirmière. Et là, je ne sais plus.
— Peut-être est-ce le docteur Edwards et non moi que vous ne connaissez pas.
— Mouais, bof. Quand je la croise j'ai autant envie de la serrer dans mes bras que si elle était un cactus géant
Éléonore avait ri. Peggy Miller était une femme précieuse avec qui elle n'avait aucune envie de se brouiller. Une femme d'expérience et une meneuse d'hommes indispensable au bon fonctionnement de son service. Elle avait néanmoins mis le doigt sur une vérité : excepté ses qualités de praticien, Sameen Shaw n'avait rien qui eût pu attirer l'affection d'Éléonore Chakwass.
Bien sûr, son histoire personnelle et l'injustice dont elle avait victime alors qu'elle était en résidence, avait attiré sa sympathie. Éléonore n'avait pas manqué de ne diagnostiquer aucun trouble de la personnalité chez Sameen Shaw tout comme elle avait détecté sa grande implication dès qu'elle prenait un patient en charge.
Sameen ne comptait jamais ses heures ni son travail. Peggy avait raison, les qualités professionnelles de Sameen avaient tout pour lui plaire.
Mais la femme ? Qu'avait-elle qui l'eut séduite ?
Qu'appréciait assez Éléonore en elle pour éprouver une tendresse que Peggy avait très justement qualifié de maternelle ?
Sa vulnérabilité.
Sameen n'avait jamais quitté l'armée. Elle était restée un soldat d'élite et elle le resterait sans doute jusqu'à sa mort. Elle tuait sans état d'âme. Pas comme le faisait un simple soldat ou quelqu'un comme Élisa Brown. Sameen avait exécuté des hommes et des femmes de sang-froid. Elle avait assassiné des gens. Comme les Russes qui l'avaient accompagnée dans sa lutte contre le chirurgien de la mort. Comme Anna Zverev qui avait appartenu au service action du SVR. Comme Root. Éléonore avait déjà croisé et soigné des tueurs avant eux et, en tant que médecin, elle ne s'était jamais arrêté à ce que cela impliquait. Elle avait éprouvé envers ces assassins la même affection qu'elle pouvait ressentir envers tous ses autres patients. Mais ils étaient restés ses patients.
Sameen n'avait jamais été sa patiente, elle était sa collègue. Son amie.
Éléonore doutait parfois que cette amitié fut réciproque. D'autant plus qu'Éléonore la considérait comme bien plus qu'une amie.
La jeune femme lui avait confié un jour qu'elle devait sa vocation à un chirurgien qu'elle avait connu au Qatar. Éléonore avait posé des questions et elle avait fait quelques recherches. Margaret Prescott avait une quinzaine d'années de plus qu'elle. Éléonore était encore étudiante quand le docteur Prescott avait converti Sameen à sa passion et elle n'avait jamais eu l'occasion de la rencontrer. Prescott était bien notée et Sameen avait été jusqu'à nommer sa fille Anne-Margaret.
Éléonore n'espérait pas que la jeune femme eût été jusqu'à donner son prénom à l'une de ses filles si elle en avait eu d'autres, mais elle s'imaginait très bien, ce qu'avait pu ressentir ce chirurgien, mère de deux enfants, face à une enfant comme Sameen.
Margaret Prescott n'avait pas aimé le chirurgien que Sameen était devenue bien des années plus tard, elle avait aimé l'enfant, et elle le lui avait assez montré pour que celle-ci n'eût jamais oublié qu'elle lui devait sa vocation et qu'elle lui en était redevable.
Margaret Prescott et Éléonore partageaient au-delà de la mort et du temps la même affection pour cette enfant curieuse, solitaire et revêche. Pour ce génie. Éléonore se demandait si le docteur Prescott avait décelé les qualités humaines que dissimulait Sameen sous sa carapace d'indifférence et son rejet des autres. Elle se plaisait à penser que oui parce que l'amitié particulière qu'avait partagé cet enfant et ce chirurgien l'émouvait beaucoup. Tout comme la femme qu'était devenue Sameen l'émouvait. Un être sensible et profond qui ne savait pas comment analyser et exprimer ce qu'elle ressentait. Une femme dévouée et loyale envers les siens. Sameen avait souffert, elle souffrait encore, mais elle faisait de son mieux pour vivre malgré tout. Et puis, Éléonore aimait sa droiture un peu rude et sa franchise innocente.
Sameen avait souvent évoqué le major Brown. Soit parce qu'Éléonore lui en avait parlé, soit parce qu'un événement l'avait rappelée à sa mémoire. Sameen aimait Élisa Brown. Ses paroles et sa voix trahissait de l'admiration, de l'estime, non seulement pour l'officier, mais aussi pour la jeune femme qu'elle était. Sameen se sentait son aînée et Éléonore retrouvait dans cette attitude bienveillante et protectrice ce qu'elle éprouvait elle-même envers Sameen. Une aînée qui n'oubliait jamais que son statut entraînait plus de devoirs que de droits et que sa puînée pouvait lui être supérieure dans bien des domaines et des occasions, et qu'il n'y avait aucune honte à le reconnaître et à lui demander son secours si elle avait besoin d'aide.
Éléonore n'hésitait jamais à faire appel à Sameen quand elle avait besoin d'elle, ne serait-ce que pour solliciter un conseil. Elles avaient ensemble accompli des prouesses qui n'eussent pas été possibles si Éléonore s'était targuée d'une plus grande expérience et de son statut de chef de service. Anton Matveïtch n'aurait jamais remarché si elles n'avaient pas joint leurs talents.
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Éléonore avait appris à mieux connaître la femme qu'était Élisa Brown à travers les discours et les réflexions de Sameen.
Elle avait mûrement réfléchi à l'invitation de la jeune femme et elle en avait conclu qu'elle ne pouvait pas se défiler comme le faisait habituellement sous prétexte qu'elle était de garde ou qu'elle était épuisée par son travail. C'eût été un mensonge et une insulte que l'officier ne méritait pas. Éléonore avait posé des jours et elle s'était organisée pour que son congé ne prêtât pas préjudice au bon fonctionnement de son service. Elle avait avancé les opérations importantes et reportés les autres à son retour.
Elle avait téléphoné au major Brown, et elle avait, sur ses conseils, réservé un petit bungalow dans un complexe hôtelier de Butler beach. Pour une personne. Elle partirait en célibataire. Pour son propre plaisir. Un plaisir qu'elle ne s'était pas accordé depuis plus de dix ans.
Élisa Brown ne lui avait pas menti.
Éléonore s'était sentie tout de suite à l'aise et tout le monde lui avait réservé un accueil chaleureux. Elle avait eu le plaisir de retrouver ses anciens patients, beaucoup d'anciens patients avait-elle réalisé quand James Brown lui avait demandé qui était passé entre ses mains.
Jack Muller avait été ravi de la voir et le grand sergent l'avait présentée dans des termes dithyrambiques à sa femme et à sa fille. Les Russes l'avaient salué avec beaucoup de déférences. Root avec autant d'effusion que Sameen y avait mis de retenu. Une retenue qui avait été mise à mal quand une avenante jeune femme blonde avait interrompu leurs discrètes salutations par un :
— Docteur Chakwass ! s'était-elle exclamée avant de s'adresser à Sameen. C'est elle, non ?
— Oui, avait grommelé Sameen subitement de mauvaise humeur.
— Arrête, Sameen, l'avait morigéné la jeune femme. Cette femme est géniale.
Elle avait tendu une main ferme et chaude à Éléonore et avait continué :
— Vous avez sauvé Root, vous a soigné la plupart des gens qui sont ici et Sameen vous adore, affirma-t-elle. Je suis très heureuse de vous rencontrer et d'avoir l'occasion de vous remercier pour tout ce que vous avez fait.
— Euh... merci, avait répondu Éléonore qui ne savait pas qui était la jeune femme.
— Sameen nous a parlé de vous, mais vu qu'il faut lui tirer les vers du nez pour savoir la moindre chose, il est possible qu'elle ne vous ait jamais parlé de moi. Il y a quelques années, je me suis fait tirer dessus. J'aurais pu atterrir au Walter Reed et vous rencontrer à cette occasion, mais c'est elle qui m'a soignée. Je m'appelle Gen.
Et avant qu'Éléonore ou Sameen n'eussent dit quelque chose, elle ajouta :
— Genrika Edwards-Zhirova. Sameen est ma mère.
Devant la mine renfrogné de Shaw et l'air circonspect d'Éléonore, elle avait précisé que Sameen était l'une de ses mère :
— J'en ai trois. C'est un peu bizarre pour ceux qui n'ont pas l'habitude, mais je me débrouille très bien avec. Pas vrai, Sameen ?
Pas de réaction.
Genrika avait emprisonné le cou de Shaw avec vigueur et l'avait gratifiée d'un baiser sonore sur la joue.
— Sameen est un ange mal dégrossi un peu bancal, mais vous savez comme moi qu'elle est géniale, n'est-ce pas ?
Éléonore n'avait pu qu'approuver. La jeune femme avait ri et Sameen avait levé les yeux aux ciel apparemment au plus grand plaisir de sa fille qui avait poliment pris congé du médecin avant d'ajouter :
— Ne lui dis pas de mal de moi, Sameen.
Mine consternée de l'intéressée.
— Je ne savais pas que vous aviez une autre fille, Sameen.
— Ce n'est pas ma fille.
— Elle vient de dire le contraire.
Le docteur Edwards s'était embrouillée dans ses explications
— Mais vous l'aimez et vous vous sentez responsable d'elle, non ?
— Oui, bien sûr.
— Comme pour Anne-Margaret ?
— Oui, avait spontanément répondu Sameen. Enfin, je sais que...
— C'est pareil et pas vraiment pareil, je comprends, mais au fond ça ne change pas grand-chose.
Shaw avait souri.
Et puis, Maria Alvarez était apparue et Éléonore avait compris une autre chose : Sameen ne s'était contenté d'adopter une fille et d'en concevoir une autre, elle avait aussi trouvé une famille et des amis qui l'avaient aussi bien adoptée qu'elle les avait adoptés. Un cercle dont le centre n'était pas clairement défini et dont le périmètre se trouvait suffisamment poreux pour que de nouveaux membres pussent l'intégrer et ne pas s'y sentir étrangers. Les parents et le frère du major Brown faisaient partis de ses privilégiés comme semblaient aussi en faire partie la femme et les enfants de Jack Muller, la jeune femme blonde qui ressemblait tant à Gen, la jeune joueuse de hockey canadienne.
Et elle-même.
Élisa Brown ne l'avait pas invitée par hasard. Sameen avait clairement été heureuse de la retrouver, tout comme Root. Tout comme ceux qu'elle connaissait. Ils lui avaient tous donné accès au cercle. Par reconnaissance. Par loyauté. Mais aussi parce que, d'une manière informelle, Sameen l'avait intégrée à sa vie. Le cercle accueillait tous ceux qui jouait un rôle dans la vie d'un de leur membre. Un rôle bénéfique et désintéressé.
Éléonore Chakwass se sentit tout à coup très fière d'être compter parmi les invités du major Brown.
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— Vous venez, docteur ? lui demanda Genrika.
— Je vais d'abord finir mon rhum.
— Et vous viendrez aussi ? demanda la jeune fille à James et Barbara Brown.
— Peut-être plus tard, répondit Barbara
La jeune fille hésita un moment puis, elle s'adressa au docteur Chakwass :
— Je suis encore jeune, mais je voudrais entre autre devenir neurologue. Si je fais une demande de résidence au Walter Reed et que j'ai un bon dossier, vous m'aideriez à obtenir un poste ?
— Je devrais déjà être à la retraite, je ne sais pas si j'exercerai toujours. Sameen est peut-être mieux placée que moi.
— Je porte son nom et je ne suis pas sûre que bénéficier de sa seule recommandation aide beaucoup. C'est un super médecin, mais elle ne passe pas très bien auprès des gens.
— J'apprécie beaucoup Sameen et elle ne m'a jamais posé de problème, la défendit Éléonore.
— C'est pour cela que vous êtes ici, mais je doute que le personnel du Walter Reed soit aussi enthousiasme que vous à son propos.
Un rire bref secoua le docteur Chakwass :
— Vous avez raison et c'est dommage. J'ai parfois peur qu'elle ne vienne plus une fois que je ne serais plus en exercice.
— Nommez-la à votre place et laissez lui entendre que vous restez à sa disposition pour un conseil ou pour l'assister lors d'une opération délicate. En plus, si je décroche une résidence au Walter Reed, je pourrais m'occuper de sa communication, du moins dans les premiers temps.
— Et vous croyez que Sameen renoncera au Grand Nord ?
— Elle a besoin d'aventure, de sans cesse se confronter à elle-même et de se prouver qu'elle peut surmonter n'importe quelle situation sans flancher. Elle a besoin de se dépenser physiquement, de se sentir libre, d'être seule avec elle-même et loin des autres. Mais elle aime exercer au Walter Reed. Sameen ne serait pas complète si elle n'était pas médecin. Elle aime la médecine de guerre, mais je crois qu'elle en a fini avec les champs de bataille et la vie de garnison. La pression serait trop forte. Sameen a sa place dans un service comme le vôtre, docteur. Elle ne sera jamais conventionnelle et des tas de gens la détesteront, mais je sais que c'est un chirurgien de génie. Si Root reste dans le grand Nord ou qu'elle s'installe dans une cabane de Rangers quelque part dans un endroit perdu où Sameen peut la rejoindre quand elle veut et parcourir des kilomètres carrés d'étendues sauvages à la recherche de braconniers ou de contrevenants en tout genre, elle acceptera le poste. Sameen est prête à beaucoup de sacrifice pour les gens qu'elle aime. Elle va récupérer son identité dans quelques mois et j'ai des chances de faire ma résidence sous le nom de Shaw-Zhirova. Elle vous estime beaucoup. Si vous le lui demandez, elle fera n'importe quoi pour vous et elle ne prendra jamais le risque de vous décevoir. Sameen ne parle pas beaucoup, mais en dehors des recherches que j'ai effectuées, la plupart de ce que je sais sur vous, c'est elle qui me l'a appris. Et puis, à chaque fois que vous l'avez appelée et que j'étais présente, à divers détails, j'ai pu voir combien elle était heureuse et impatiente de vous rejoindre.
Genrika pouvait difficilement faire plus plaisir au médecin.
— Et vous voulez devenir psychiatre, « entre autre » ?
— Je voulais devenir profileuse et je suis un cursus de mathématiques en sus de mes études de psycho et de médecine. Vous savez que la mère de Sameen est une grande mathématicienne ?
— Elle ne m'en a jamais parlé, mais oui.
— Elle est géniale. Elle ressemble beaucoup à Sameen et c'est une super prof. C'est elle qui m'a encouragée à poursuivre en mathématiques et qui m'a donné l'envie de continuer alors que j'hésitai encore avec la physique. Sameen ne donne pas souvent son avis, mais elle a toujours été très attentive à ce que je faisais. C'est Root qui m'a suggéré d'orienter mes études de psycho différemment, mais je suis sûre qu'elles en ont parlé ensemble. Ça a été un peu compliqué pour me faire admettre en médecine, j'ai dû passer des examens et j'ai perdu un an, mais ça a marché.
— Et vous avez renoncé au profilage ?
— Je crois que si on est bon, on peut faire n'importe quoi. Je veux travailler sur les troubles post-traumatiques, mais tout m'intéresse.
— Et en mathématiques, vous en êtes où ?
— Je viens de finir mon premier cycle et je me suis inscrite en Master.
— En mathématiques fondamentales ?
— Oui.
Jeune fille brillante, jugea le docteur Chakwass. Consciente de ses facultés.
— Si votre dossier me plaît, je vous soutiendrai.
La jeune fille leva un poing victorieux :
— Mon dossier vous plaira, assura-t-elle confiante. De toute façon, Sameen ne me laisserait jamais vous l'envoyer s'il n'était pas excellent. C'est le problème avec elle et sa mère. Il faut être parfait, sinon elles ne valident rien et je ne suis pas assez folle pour me passer de l'aval de Sameen si je dois solliciter votre recommandation, elle ne me le pardonnerais pas et je ne trouverai personne pour me défendre face à elle. Même Juliette, c'est ma meilleure amie, précisa la jeune fille. Me dirait que je l'ai bien cherché.
— Vous avez encore du temps.
— Ouais, mais j'aime prévoir. Finissez de discuter et venez nous rejoindre sur la plage. Alma sera heureuse de partager ce moment avec les parents d'Élisa et Meg a souvent entendue parler de vous, docteur.
Genrika évita de mentionner qu'au train où allait les choses, James et Barbara Brown pourraient en se joignant à eux faire plus ample connaissance avec leur possible future belle-fille.
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La mer ne se prêtait pas à une compétition de natation. Les vagues étaient trop hautes et trop cassantes pour que Shaw entraînât Élisa à se mesurer à elle et que Root les suivît avec enthousiasme et l'assurance qu'elle pourrait les distancer quand elle voulait. Quant à Maria, elle se serait retrouvée comme une idiote à traîner derrière. Elle adorait la mer en hédoniste et en amoureuse de la nature. La mer rimait à ses yeux avec détente, contemplation, exploration, pas avec épreuves de natation et compétition. Si elle voulait se mesurer à elle-même Maria privilégiait l'escalade et, depuis que Shaw l'avait initiée au Krav Maga, elle appréciait les parquets et les tatamis d'art martiaux.
Élisa, Shaw et Root avait l'esprit compétitif. Élisa était dans son élément dès qu'elle rentrait dans l'eau, Root l'était aussi, Sameen n'avait pas ce même rapport à l'eau, mais elle nageait très bien et elle ne résistait pas à l'attrait de se mesurer aux deux autres. Mais les trois femmes savaient aussi s'amuser, et les vagues prêtaient au jeu. Un jeu auquel les quatre amies participèrent à armes égales.
Plonger sous la vague, déferler avec elle, sauter par-dessus, se tenir la main, s'enlacer et rouler ensemble, se râper la peau sur le sable, faire bloc pour ne pas se faire emporter. Se laisser emporter et boire la tasse, surprendre un baiser arraché sous l'eau dans un fou-rire malicieux, en voler un à Élisa quand Maria se retrouva sur elle à moitié submergée, repartir, nager, provoquer. Retrouver les joies qu'elle avait connues avec Élisa et Shaw aux Seychelles et les partager, cette fois-ci, avec Root.
Maria s'accrocha à l'épaule de Root. Elle était plus grande, plus stable. Shaw et Élisa plongeaient sous les vagues au large. Elle s'apprêtait à les rejoindre quand elle avait remarqué du mouvement sur la plage.
— On a de la visite, cria-t-elle à Root.
La jeune femme se retourna en direction de la plage.
— Je crois que le moment est venu pour vous de raconter vos exploits, fit Maria.
Root reporta son regard sur la jeune juge.
— Vous croyez ?
— Ils veulent savoir.
— Pas vous ?
— Sameen m'a déjà raconté pas mal de chose.
Un sourire s'étira sur le visage de Root :
— Vous l'avez soumise à la question ?
— Pas autant que je m'y attendais.
Root pencha la tête.
— Elle s'est montrée... commença Maria.
Une vague l'interrompit. Maria se sentit partir. Root passa son bras autour sa taille et s'accroupit sous l'eau en tenant fermement la jeune juge. Maria s'agrippa à elle et elles ressortirent debout une fois la vague passée. Root reprit la conversation là où elle s'était arrêtée :
— Ne me dîtes pas que Sameen s'est montrée volubile ?
Maria rit :
— Je n'irai pas jusque-là, mais presque.
— Je l'ai impressionnée ! se félicita Root.
Maria dut convenir que c'était le cas au risque de conforter Root dans sa détestable manie de se penser parfois, souvent, si souvent, supérieure à la terre entière.
— Et vous en avez pensé quoi ? demanda Root.
— Je n'y connais rien en informatique, biaisa Maria.
— Tss, tss...Maria, Sameen n'y connaît pas grand-chose non plus et ça ne l'a pas empêcher d'être impressionnée, se glorifia Root.
— Vous êtes incorrigible.
— Mais géniale, non ?
Que pouvait répondre Maria ? La vérité. De toute façon celle-ci n'aurait pas de conséquence sur l'opinion que Root avait d'elle-même :
— C'est vrai.
Root sans la lâcher se pencha à son oreille :
— Je le savais déjà, mais c'est agréable de se le voir confirmer par une aussi brillante personne que vous.
Par solidarité, Maria leva les yeux au ciel en secouant la tête. Root ne s'y trompa et elle s'esclaffa :
— Vous l'imitez très bien !
Brown et Shaw venaient de prendre une vague. Elles reprirent pieds un peu plus loin devant elles. Shaw leur fit un signe de la main et, accompagnée d'Élisa, elle regagna la plage et se dirigea vers l'équipe qui les attendaient.
— Allons raconter mes exploits héroïques, fanfaronna Root.
— Je suis sûre que dans votre bouche, ils paraîtront plus épiques que dans celle de Sameen.
— Sam manque parfois de fantaisie, je vous l'accorde. Du moins quand elle parle, parce que dans d'autres domaines... insinua Root.
— Je comprends qu'elle ait si souvent envie de vous étrangler.
— Bah, ce n'est bien souvent qu'une attitude. Si je l'énervais tant que cela, il y a bien longtemps qu'elle serait partie et puis, je suis prudente, je connais ses limites.
— Vous vous entendez bien, Root. C'est aussi simple que cela.
— C'est vrai, c'est une chance, d'ailleurs.
— Pourquoi ?
Root redevint sérieuse.
— Je ne pourrais pas vivre sans elle.
— Vous avez bien survécu à son absence quand elle est partie.
— Oui, survécu justement. Et puis, pour être honnête, j'ai supporté son absence parce que j'avais Gen avec moi et que je savais que Sameen reviendrai. Mais je n'étais pas vraiment au mieux de ma forme.
— Vous ?
— Oui, moi, confirma Root. Vous n'en avez rien su parce que le docteur Turing est d'une conscience professionnelle à toute épreuve et que je ne suis pas le genre à pleurer sur mon sort.
— Vous êtes bien trop fière pour cela.
— Je vous l'accorde, mais ne le répétez à personne.
— Tout le monde le sait, Root.
— Vous brisez mes rêves, madame la juge.
— Ça m'étonnerait...
Root en convint en riant. Elle n'avait rien à cacher à Maria Alvarez. La juge était intelligente, psychologue, charismatique et aussi assurée de ses qualités que pouvait l'être Root des siennes. Elle maniait en virtuose l'art du discours et ne se démontait jamais devant personne. Root avait trouvé en elle une interlocutrice de choix et elles s'amusaient parfois à se mesurer l'une à l'autre au cours de conversations qui excluaient ceux qui y assistaient.
Les rares fois où elles avaient été réunis toutes les six au cours de ses trois dernières années, Sameen levait les yeux au ciel, Genrika écoutait attentivement et prenait des notes, Alma riait et Anne-Margaret tournait la tête vers l'une ou l'autre comme si elle assistait à un match de tennis. Root trouvait ces échanges vivifiants. Elle appréciait son esprit vif, sa répartie jamais prise en défaut et son humour incisif. Sa résistance et le fait qu'aucune des deux ne sortait jamais vainqueur ou perdante de leurs joutes oratoires. Parce qu'elles étaient à la hauteur l'une de l'autre. Pour peu que Root n'eût pas choisi de se taire,personne n'avait jamais réussi cet exploit. Maria était la seule avec Athéna à pouvoir lui tenir tête.
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L'équipe était assise en cercle. Un cercle ouvert qui attendait d'être fermé par les nageuses. Des sacs étaient posés au centre, des bouteilles enfoncées dans le sable.
— Vous avez apportez à manger ? observa Shaw plus qu'elle ne le demanda.
— Une idée de Iouri, répondit Borkoof.
— Une excellente idée, apprécia Shaw.
— On se doutait que tu aurais faim, ricana Fusco.
— Tu sais que tu es idiot, Lionel ?
— Ne me dis pas que tu n'as pas faim ?
Shaw se contenta de grogner en guise de réponse. Elle ramassa sa serviette, se sécha et se changea. Brown avait laissé ses affaires à la villa, mais elle portait une semi-combinaison de surf par-dessus un maillot. Elle se contenta d'en ouvrir la glissière et de rabattre sa combinaison sur ses hanches. Si le temps se rafraîchissait, elle pourrait la renfiler. L'officier avait l'habitude de rester des journées entières en maillot et elle avait depuis longtemps appris à s'accommoder aussi bien du froid que du chaud.
Elle s'assit à côté d'Anna Borissnova.
— Il y a du thé, dit la grande Russe.
— De l'eau m'ira très bien.
Maria et Root les rejoignirent. Maria s'enroula dans sa serviette et Root imita Shaw et se rhabilla.
— Alors ? demanda Root en levant un sourcil.
— On voudrait savoir ce que tu as fait de Samaritain, répondit Lionel.
— Mmm et qui a eu cette bonne idée ?
Lionel ne sut que répondre.
— Moi, déclara Anna.
— Vous ?
— Samaritain a tué ma sœur. Je me suis d'abord trompée de cible, mais je m'étais juré de la venger. Il a tué des gens ou il les a fait tuer. Il a menacé nos vies pendant plus de quatre ans. Vous avez vengé ma sœur et éradiqué la menace, mais vous avez toujours insinué que vous n'aviez pas détruit Samaritain. Je vous fais confiance, mais je veux savoir ce qu'il est devenu.
— Et moi, je voudrais savoir comment tu t'y es pris, ajouta Lionel.
Root posa les yeux sur Yulia. La jeune femme ne connaissait pas l'existence de Samaritain.
— Que faites vous ici, Yulia ?
— Anna m'a demandé de venir.
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Yulia avait cru à un pique-nique sur la plage. Plus ou moins parce que Anna l'avait rattrapée avant qu'elle ne partît avec Genrika :
— Viens avec moi, Yulia. Il y a des choses que tu dois savoir.
— Ah, bon ? Quoi ?
Anna n'avait pas répondu, elle avait échangé un regard avec Genka et celle-ci avait vivement encouragée sa mère à suivre la grande Russe.
— Vas-y, мама.
Мама...
Yulia n'entendait jamais Genrika l'appeler ainsi sans se sentir oppressée. Trois ans n'avaient pas suffi à ce qu'elle trouvât un réel équilibre avec sa fille. Genrika s'accommodait sans mal de sa mère biologique, de sa mère adoptive, de sa tutrice et de ses sœurs, mais Yulia peinait à trouver sa place au milieu de cette famille ou les amies pouvaient être aussi bien des amantes que des sœurs, des camarades ou elle ne savait trop quoi d'autre.
Qui était Maria Alvarez pour Genrika ? Juliette ? Élisa Brown ? Khatareh Deghati ?
Quand Genrika lui parlait de l'une ou de l'autre, Yulia se jugeait sans cœur et indigne de l'affection amicale que lui vouait sa fille. Genrika avait dix-neuf ans, bientôt vingt, c'était une étudiante brillante et une jeune fille équilibrée, mais Yulia ne pouvait oublier l'enfant qu'elle avait été. L'enfant que Yulia avait abandonnée. La mère qu'elle était devenue. Elle n'avait jamais lu de jugement ou de dégoût dans les yeux de sa fille, mais c'était difficile d'effacer le passé et de se tenir droite, sans peur et sans reproches devant elle.
Yulia avait suivi Anna et elle avait été heureuse de retrouver Anton Matveïtch et Iouri Alioukine sur la plage.
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— T'as bien fait, approuva Shaw à l'intention d'Anna.
— Je n'allais pas dire le contraire, assura Root.
— On s'en fout, grommela Shaw. Assieds-toi et déballe ton histoire.
— Puisque c'est si courtoisement demandé...
Root s'assit et promena son regard sur l'assemblée.
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Anna avait bien fait de convier Yulia. La jeune femme ne savait rien, mais elle était suffisamment intelligente pour reconstituer une partie du puzzle d'après le récit que leur narrerait Root et si l'histoire piquait sa curiosité, Genrika compléterait les parties manquantes, du moins celles qu'elle connaissait. Le reste... Peut-être demanderait-elle à Anna ou à Shaw. Et si le destin leur était favorable, Anton apporterait aussi sa contribution. Root espérait qu'il le ferait. Anton le méritait et Yulia avait droit à une seconde chance.
Une chance qu'avait saisie Anna et Alexeï. Root aimait le couple qu'ils formaient. Parce qu'elle aimait la générosité d'Alexeï et qu'elle n'oublierait jamais qu'Anna leur avait à tous sauvé la vie en Virginie. Elle n'oublierait jamais non plus que la grande Russe avait engagé sa vie pour protéger Shaw en Sibérie. Sa vie et son intégrité.
À côté de la grande Russe, Élisa attendait sérieuse et attentive.
Root avait été chercher Shaw au Nouveau-Mexique et elle y avait gagné l'amitié et le dévouement jamais mis en défaut d'un officier qui, tout intègre qu'il était, n'avait jamais hésité à sacrifier sa vie et sa carrière si elle pensait que cela en valait la peine. Et Brown avait pensé que l'affection qu'elle vouait à Shaw, à Maria et à leurs proches surpassait son devoir et son honneur d'officier. Shaw admirait l'officier pour sa force de caractère. Élisa avait commis des erreurs, mais Shaw ne l'avait pas méjugée. Root éprouvait une tendresse particulière envers Élisa. Parce qu'à travers toutes les épreuves qu'elle avait traversée et qui l'avait parfois terrassée, Brown avait gardé l'âme de sa jeunesse.
Les enfants ne s'y étaient jamais trompés. Alma, Genrika, Juliette, elles adoraient toutes le jeune officier et Root ne doutait pas qu'Anne-Margaret tomberait elle aussi sous le charme quand elle la connaîtrait un peu mieux.
La tendresse que lui inspirait Élisa résonnait d'une façon particulièrement dans son cœur.
Élisa ne lui ressemblait pas, elle était plus sérieuse et beaucoup plus réservée. Plus pudique. Mais elle rappelait à Root, son amie d'enfance. Hannah et Élisa possédaient le même cœur simple et généreux. Elles avaient cette même capacité à capter la sympathie et cette même indifférence aux valeurs surfaites qui dictaient habituellement le comportement des gens. Hannah n'avait jamais tenu compte de l'opinion des autres. Elle avait tendu la main à Root parce qu'elle trouvait injuste qu'elle fût la cible des moqueries de ses camarades et ensuite, elle n'avait jamais prêté attention aux reproches et au mépris que ses amis n'avaient pas manqué de lui manifesté quand ils avaient compris qu'Hannah ne s'était pas contenté de prendre Root sous sa protection, mais qu'elle s'était réellement prise d'affection pour l'enfant sur-douée et mal habillée dont tout le monde riait. Pour cette gamine quasiment muette et bien trop bonne en classe qui portait des chaussures éculées.
Pour la fille de La folle.
Hannah avait clamé haut et fort que Sam était son amie et que quiconque s'en prendrait à elle aurait à lui rendre des comptes. Elle le pensait et elle le montrait. Hannah était une fille populaire, une bonne élève et une sportive accomplie. Les élèves n'en aimèrent pas plus Root, mais ils cessèrent de la harceler.
Root l'adorait et elle ne l'avait jamais oubliée.
Hannah avait maintenue le lien déjà tenu que Root entretenait avec les autres. Après sa disparition, elle s'était pris à mépriser les adultes. Devenue elle-même adulte, son mépris s'était étendu à ensemble de l'humanité.
Shaw l'avait réconciliée avec l'humanité, du moins avec une partie de l'humanité, mais c'était Élisa qui lui rappelait le plus la jeune fille qui avait veillé sur son enfance.
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À côté d'elle, Shaw exhala un soupir d'exaspération.
— Je ne cherche pas à faire d'effets, Sam, lui assura Root avant que celle-ci ne se fendît d'une remarque désobligeante. Je me félicitais juste d'être si bien entourée.
— Pff...
Root l'ignora.
— C'est peut-être moi qui ait mis un terme à cette histoire, dit-elle à ceux qui attendaient patiemment son récit. Et c'est peut-être grâce à moi et à Athéna que Samaritain a peu à peu perdu le contrôle des réseaux, mais l'histoire eût été écrite différemment si vous n'aviez pas été là. Athéna était mieux armée, plus forte et dotée d'une plus grande intelligence que Samaritain. Elle a appris plus vite et elle a su mieux s'adapter que lui. Mais rien ne serait d'abord arrivée sans Sameen.
— C'est toi qui l'a libéré, protesta Shaw.
— Je ne l'aurais pas fait sans toi. J'admirais trop Harold. C'est toi qui m'as ouvert les yeux et qui m'a donné la force de m'émanciper de son autorité. Mais il n'y a pas eu que ça, reprit-elle à l'intention des autres. Samaritain voulait Sameen, elle lui a échappée et il a décidé de la détruire. John et Lionel travaillaient déjà avec nous quand Samaritain est né et ils l'ont combattu dès le début. Vous êtes arrivés plus tard. Élisa avait été sélectionnée par Samaritain pour participer au même programme que Sameen et je ne remercierai jamais assez Terence Beale. C'est le directeur de la CIA, précisa-t-elle à l'intention de Yulia. Pour m'avoir « prêté » Élisa et Jack quand je suis partie au Kurdistan. Aucun d'entre vous, excepté Lionel, ne connaissait Sameen avant que Samaritain n'ait décidé de détruire sa vie et sa réputation et la plupart d'entre vous doivent leur implication à une mission virtuelle inventée par Samaritain et dont seule Sameen garde des véritable souvenirs.
Un mensonge qui n'avait pas vraiment d'importance sinon à ses propres yeux et à ceux de Sameen. Seul John et Athéna savaient que Root avaient vécu cette simulation. John était mort et Athéna n'irait le raconter à personne.
— Je suis une solitaire, je n'ai pas vraiment l'esprit d'équipe et je ne me suis pas fait beaucoup d'amis au cours de ma vie.
Elles se fendit d'une grimace amusée :
— Mais depuis, la situation a changé. J'ai gagné contre Samaritain parce que vous l'avez affaibli et parce qu'il n'a jamais rien compris aux relations humaines. J'étais comme lui, pas tout à fait, mais je ne faisais pas beaucoup plus cas de l'humanité et de la vie des gens qu lui. Si j'ai changé mon point de vue, c'est grâce à vous. Je ne serais jamais une philanthrope, mais quand des humains vous ressemblent, bah... je dois dire que je les aime bien. Je suis heureuse de vous avoir rencontrés et je veux profiter de ce moment pour vous remercier. De votre amour, de votre amitié, de votre simple affection, ou simplement d'avoir répondu présent quand j'avais besoin d'un fusil.
Yulia ne comprenait pas grand-chose à son discours et elle comprenait encore moins pourquoi Anna et Sameen approuvaient sa présence. Elle n'avait jamais tenu une arme en main et elle n'avait jamais entendu parlé de ce Samaritain.
— Vous êtes arrivée plus tard, Yulia. Vous êtes une victime d'un système judiciaire corrompu, mais vous êtes la mère de Genrika, une amie d'Anna et de Sameen, vous travaillez avec moi, Maria, Athéna, Anton et Iouri. Vous êtes journaliste, vous avez votre place parmi nous.
— Genka n'est pas là.
— Elle connaît l'histoire. Elle était là quand je suis partie combattre Samaritain.
— Où étiez-vous partie ?
— Dans un programme de simulation.
Un programme de simulation ? Root venait de piquer la curiosité de Yulia, mais Maria prit la parole et la jeune Russe choisit de se taire et d'écouter.
— Vous êtes partie seule, Root. Vous auriez pu mourir, fit Maria.
Root haussa une épaule :
— J'ai failli mourir, ce n'était pas la première fois.
— T'es une tête brûlée, Root. Mais cette fois, c'était différent. Mourir, c'est une chose, devenir tarée ou te faire griller le cerveau c'en est une autre.
Shaw s'était rembrunie, Lionel s'en aperçut.
— Je suis désolé, Sameen, s'excusa-t-il. Je sais que ça été dur pour toi et que ça l'est toujours. J'ai vu ce que ça a donné pour toi, mais Root n'est pas partie expérimenter une de tes simulations, elle est partie sur le terrain d'une IA pour se battre à mort avec elle. Je ne sais pas trop comment, c'est pour ça que nous sommes ici, mais ce dont je suis certain, c'est que si elle avait perdu on ne l'aurait jamais récupérée.
Il se tourna vers Root.
— Je me trompe ?
— Non.
— Il vous aurait fait quoi ? demanda Anton.
— Il m'aurait enfermée dans la simulation pour l'éternité. Je n'en serais jamais ressortie.
— Et pour nous tu serais restée un légume ? demanda Lionel.
— Je ne sais pas. Peut-être, ou alors j'aurais réintégré mon corps, j'aurais pu le mouvoir, mais je n'aurais jamais réintégré la réalité. J'aurais été diagnostiquée schizophrène et j'aurais fini ma vie dans un hôpital psychiatrique, classifiée comme patiente dangereuse.
— On s'en fout, ce n'est pas arrivé, maugréa Shaw.
— Parce que j'ai gagné.
— Ouais.
— Tu en doutais ?
— Tu étais seule, Athéna n'a même pas pu te suivre.
— Elle était avec moi. Elle ne pouvait pas intervenir, mais nous pouvions nous parler.
— C'était dangereux et tu n'es pas un robot.
— Samaritain non plus.
— C'est pareil.
Un échange qu'elles avaient souvent eu. Shaw avait eu peur et elle s'était sentie inutile. Elle avait vu Root souffrir, elle l'avait entendu gémir, crier de douleur et de terreur, sans pouvoir lui apporter le moindre soutient qu'il eût été moral ou armé.
— Mais j'ai gagné, se félicita de nouveau Root.
— Ouais.
— Crunchy, arrête d'asticoter Sameen et raconte.
Échange de regard.
— S'il te plaît, ajouta Lionel.
Root leva un sourcil. Elle pencha la tête et alors que tout le monde s'attendait à ce qu'elle se fendit d'une plaisanterie et d'un sourire suffisant, elle se pinça les lèvres et ses traits s'assombrirent.
Shaw posa une main sur son genou. Root la lui attrapa et la serra brièvement avant de la relâcher. Shaw retira sa main, mais Root avait l'assurance qu'elle bénéficiait de son soutien et elle se décida à parler.
Elle s'était vanté d'avoir vaincu Samaritain, d'avoir été la clef de leur succès, mais l'épreuve avait été difficile et elle n'aimait pas trop s'en rappeler.
Samaritain lui avait parlé d'Héphaïstos. Il avait activé ses connaissances et il lui avait donné le loisir d'inter-agir sur la réalité comme elle l'entendait.
Elle avait eu une idée. Si Samaritain la suivait et qu'elle arrivait par la suite à ce qu'il ne modifiât pas le programme, elle avait sa chance.
Peu peu qu'elle ne mourût pas ou qu'elle ne restât pas enfermée dans son propre piège.
Au moment où le décor avait changé, Root avait su qu'elle ne reviendrait peut-être jamais auprès des gens qu'elle aimait. Qu'elle ne reverrait jamais la cabane de Eastmain et qu'elle resterait à jamais perdue dans le piège qu'elle avait elle-même conçue.
Qu'elle y mourrait peut-être ou qu'elle y errerait éternellement.
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NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
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Dmitri Utkin et le Groupe Wagner (Группа Вагнера ) :
Le groupe Wagner est une organisation militaire privée russe fondée en 2014 par un ancien officier du GRU Dmitry Utkin. Le groupe serait, le bras armés « secret » de Moscou sur divers terrain d'opération où la Russie n'est pas officiellement engagée.
Engagé auprès des séparatistes pro-russe en Ukraine, auprès des forces gouvernementales syriennes (1 600 d'entre eux auraient participé à la bataille de Palmyre), ils allient des missions de mercenariat à des missions plus classiques d'agent de sécurité.
On les retrouve au Vénézula, en Lybie, en Centre-Afrique (en 2019, le ministre des affaire étrangères Le Drian les a accusé de mener des opérations anti-françaises en dans ce dernier pays), au Soudan, à Madagascar, au Mozambique...
L'organisation est financé par un milliardaire, proche du pouvoir Russe, un ancien gangster condamné sous le régime soviétique à neuf ans de prison. Evgueni Prigojine a fait fortune dans la restauration avant de devenir un proche de la présidence russe, puis un homme de l'ombre. Il est aujourd'hui à la tête de diverses compagnie et veille comme financier (et le chef ?) aux destinées du groupe Wagner.
Evjeni Prigojine est aussi secret que l'est le groupe Wagner. Les mercenaires ne portent pas d'insignes et s'il en portent, ils arborent ceux d'autres sociétés de sécurité (SEWA.
Évoluant aux limites de la légalité ou sur le plates-bandes des Forces Spéciales, il est le principal financier de l'Internet Reseach Agency qualifié « d''usine à Troll » par le gouvernement américain, et accusée d'avoir favoriser l'élection de Donald Trump en 2016, comme le groupe Wagner est soupçonné d'avoir assassiné trois journalistes qui enquêtaient sur ses activités en Centre- Afrique.
Mercenaires, les agents du groupe servent aussi les intérêts financiers de leur « bienfaiteur » qui via ses sociétés possèdent des contrats d'exploitations pétrolière et gazeuse en Syrie et d'explorations minières (or, diamant et autres) au Soudan et en Centre-Afrique.
Source :
Wagner : le bras armée de la Russie, RFI, 2 février 2020.
Thomas Eydoux et Marceau Bretonnier, Mercenaires russes Wagner : enquête vidéo sur l'« armée fantôme » de Vladimir Poutine [archive], Le Monde, 4 avril 2021.
nb : Notons que les mercenariat est légal aux Etats-Unis et l'armée américaines emploie des contractuels depuis 1946 sur tous les terrains d'opération. Le mercenariat est en revanche interdit par la loi aussi bien en France qu'en Russie, bien que les deux pays réfléchissent à assouplir la législation en vigueur et que les navires français empruntant le canal de Suez sont autorisé à embarqué des gardes armés habilités à tirer en cas d'attaque de pirates...
Le siège social officiel du Groupe Wagner serait en Argentine.
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