Chapitre 39 : Retour à Stàilinn

Je me laissai tomber à plat dos sur le lit avec un grand soupir. Je portais à nouveau mes vêtements noirs de beater, et mon arc lame était posé à mes côtés. J'entendais Draco qui finissait de se préparer, faisant claquer ses bottines sur le sol.

J'avais délibérément choisi de reprendre mes habits sombres, les préférant largement à ceux beaucoup plus clinquants de la Confrérie des Chevaliers de Walpurgis. Je ne me considérais de toute manière pas comme y appartenant. Seul Draco comptait. Sa guilde, je n'en avais pas grand chose à faire, surtout après qu'un de ses membres ait essayé de nous tuer.

Finalement, il se pencha au dessus de moi. "Allez, ne fait pas cette tête !"

"Ca ne fait que deux semaines…" Bougonnai-je en lui tendant les mains pour qu'il m'aide à me relever.

Lui portait à nouveau l'uniforme de sa guilde, argenté aux bordures vertes, avec le signe de la Confrérie sur le devant de son tabard, un trait, un triangle et un cercle, entremêlés entre eux. Ca ne me dérangeais pas tant que ça de retrouver ces vêtements, ou même d'aller voir Gumaith. On était parfaitement en droit de refuser ses requêtes. Mais le contenu de son message me préoccupait. Il avait en effet mentionné de 'lourdes pertes', et ce n'était pas de bonne augure.

"Allons voir ce qu'il en est." Me dit raisonnablement Draco.

Il avait raison bien sur, ce n'était pas la peine de s'en faire avant de réellement savoir. Peut-être serions nous rapidement de retour dans notre chez-nous.

Je me levai donc pour de bon, me saisis de mon arc et l'installai dans mon dos. De quelques clics dans mon inventaire, je mis au cas où quelques potions et accessoires en accès rapide, et nous fûmes prêts à partir.

Une dernière fois, nous nous tînmes en face de notre maison, main dans la main. Je laissai mon regard la parcourir pendant quelques secondes, décidé à graver ce lieu de paix dans ma mémoire.

"On reviendra dès qu'on aura terminé." Affirma Draco en raffermissant une seconde sa prise sur ma main. Je me contentai de hocher la tête.

oOo

Le trajet jusqu'au portail de l'île 22 se fit dans le silence, du moins jusqu'à ce que nous croisâmes Dodgy, le seul que nous avions prévenu de notre départ. Il était le seul avec qui nous avions créé un minimum de liens sur cette île, et en plus, nous avions reçu le message de Gumaith pendant son concours de pêche. Il nous avait paru normal de le tenir au courant.

Nous ne nous attendions par contre pas à ce qu'il vienne à notre rencontre et nous accompagne sur un bout de chemin. En faisant la route avec nous, il nous parla de sa vie ici, nous expliquant que jusqu'ici les histoires de batailles et de conquêtes de donjon lui passaient bien au dessus de la tête. Ceux qui se battaient au front étaient pour lui comme des gens d'un autre monde.

Avant ces derniers jours, il avait même abandonné l'idée de sortir de ce jeu. Dans son métier, rester à la pointe de la technomagie était d'une importance capitale. Comme il s'y était mis très jeune, il n'avait jamais eu de soucis jusque là, étant même un des meilleurs dans son domaine de part son expérience. Mais là, ça faisait deux ans qu'il était hors de cette course aux connaissances.

"Même si je rentrais dans le monde réel, je serais dépassé, et ne pourrais certainement pas reprendre mon travail. Si je le faisais, je ne serais qu'un boulet, et je ne souhaite ça pour rien au monde. Alors pourquoi ne pas rester ici, et continuer à pêcher?" Nous expliqua-t-il avec un petit sourire triste. "C'est un peu lâche je sais."

J'avais du mal à imaginer tout ce qu'il avait perdu en étant piéger ici. Ce qu'il avait mis une vie à construire, réduit en poussière, relégué aux oubliettes… Je ne savais pas quoi lui dire.

"Moi aussi..." Déclara soudainement Draco. "Moi aussi il y a quelques mois, je pensais avoir tout perdu. Ma famille, toutes ces heures passées à étudier pour un futur tout tracé… Ce maudit jeu avait brisé ce parcours qui aurait du être une évidence. J'ai cru devenir fou d'avoir tout perdu aussi facilement, je restais enfermé toute la journée. Finalement, j'ai décidé de tout donner pour sortir le plus rapidement possible, et perdre le moins de temps possible de ma précieuse vie à l'extérieur."

Je le regardai d'un air stupéfait. Le voir se livrer ainsi n'était pas courant, et il me sourit en reprenant.

"Il y a environ six mois, alors que j'allais rejoindre un donjon pour avancer la quête, je suis tombé sur quelqu'un qui se prélassait sur l'herbe au bord du chemin. Son attitude m'a ulcéré, d'autant qu'il avait l'air d'avoir un bon niveau. Je l'ai directement engueulé."

Tout le groupe des conquérants est prêt à s'attaquer au donjon, et toi tu restes là à glander? Ce n'est pas parce tu joues solo que tu dois te la couler douce comme ça!

Je me rappelais moi aussi ses paroles, je ne pensais pas que cette fois là l'avais marqué autant.

"Il m'a dit que le soleil brillait, que la brise était agréable, et que ça serait un véritable gâchis que d'aller s'enfermer dans un donjon dans de telles conditions. Puis il m'a invité à profiter moi aussi de cette journée agréable, parce qu'on était à cet instant, ici, sur Archipel. Quel toupet il avait!"

Il se perdit un instant dans ses pensées avant de reprendre.

"J'étais sidéré, parce qu'il y avait des gens qui profitaient de la vie dans ce monde, sans considérer qu'ils y perdaient une journée. J'ai donc essayé, et pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai dormi profondément, sans cauchemar. Cette personne était restée à mes côtés et était là à mon réveil ; c'était lui." Révéla-t-il à Dodgy en me prenant la main.

"Tu sais, je ne pensais à rien d'aussi profond lorsque je t'ai dit ça… Je voulais juste faire la sieste…" Soufflai-je, un peu gêné.

"Je sais bien. C'est justement ça qui est important, tu profitais vraiment de cette journée, sans penser un instant qu'elle n'en valait pas la peine."

Il se tourna vers Dodgy qui l'avait écouté attentivement raconter son histoire.

"Depuis ce jour, j'ai régulièrement pensé à lui, et je n'ai plus fait de cauchemars. Je me suis procuré son adresse pour le revoir de temps en temps, puis de plus en plus souvent."

Il sembla hésiter à dire autre chose.

"Pyrrah a donné un sens aux deux années passées ici. Il est la preuve que je suis en vie, et sa présence me permet de croire en l'espoir. C'était mon destin de mettre le VirtualRing, et de le rencontrer ici. Je suis sur que vous trouverez vous aussi une raison à votre présence dans ce monde. Même si l'environnement est virtuel, ce que nous éprouvons est bien réel."

Devant nous, le vieil homme avait les larmes aux yeux, et je devais moi aussi faire des efforts pour ne pas en laisser couler. C'était une vraie déclaration que Draco venait de faire.

J'étais ému par ce qu'il venait de raconter, mais j'avais moi-même une version un peu différente. Il semblait dire que je l'avais en quelque sorte sauvé de ses démons… Mais pour ma part, c'est lui qui m'avait sauvé, me donnant la raison de vivre que je n'avais pas trouvé dans le monde réel.

Dodgy semblait pensif, mais je voyais bien que les paroles de mon blond l'avaient marqué. Il hocha lentement la tête sans nous quitter des yeux.

"Vous avez raison…"Souffla-t-il. "La vie nous réserve bien des surprises, et elle n'en a sans doute pas fini avec moi. "

Il sembla alors se rendre compte que nous étions arrivé au portail de téléportation depuis plusieurs minutes déjà, et s'excusa de nous avoir retenu aussi longtemps. Les yeux brillants, il nous saisit les mains.

"S'il y a des gens comme vous au front, alors je suis sur que nous pourrons effectivement revenir dans le monde réel rapidement. Je ne peux que vous dire bonne chance, et courage. Oui courage à tous les deux." Rajouta-t-il en serrant nos mains avant de les libérer, nous offrant un grand sourire pour nous dire au revoir.

C'est ce sourire, et son fez qu'il agitait d'une main, qui constituèrent les dernières images que nous vîmes de l'île 22 alors que le portail s'activait et nous emmenait vers Stàilinn. Sa lumière bleue effaça les paysages verdoyants pour laisser place à l'acier de la ville du siège de la Confrérie.

oOo

Après un coup d'œil échangé, nous nous hâtâmes vers le bâtiment principal, recueillant une salutation polie des gardes, qui ne nous avaient pas oublié malgré nos vacances. Le respect brillait toujours dans leurs yeux à la vue du sous-chef de la confrérie, mêlé de méfiance quand ils me remarquaient. Ils respectaient ma force et l'aide que j'apportais, mais je restais un beater, et ceux qui ne me connaissaient que de vue ne savaient réellement quoi penser. Ca n'avait aucune importance.

"Le groupe de reconnaissance a été exterminé?!" M'exclamai-je lorsque Gumaith nous eut expliqué la situation. A mes côtés, Draco avait pâli à cette annonce.

Assis sur son imposant siège dans la salle de réunion de la guilde, le chef de la Confrérie avait l'air soucieux, les mains croisées devant lui.

"C'est arrivé hier. Nous avons pris le temps de cartographier la zone du donjon sans victimes. Ca a pris plus de temps que prévu, mais nous étions finalement arrivé à la porte du boss. On se doutait que le combat ne serait pas simple."

Nous hochâmes la tête. Les boss de la 25e et de la 50e île nous avaient donné du fils à retordre, plus puissants, plus agressifs. Nous y avions perdu des hommes. Il était logique de penser que cela risquait de se reproduire à nouveau 25 niveaux plus haut.

"Nous avons donc créé un groupe de vingt personnes issues de cinq guildes différentes." Nous expliqua posément Gumaith. "Ils ont avancé prudemment, dix hommes avançant dans la salle, dix hommes restant en arrière garde au seuil de la porte. Mais quand le boss est apparru… la porte s'est refermée…"

Je serrai les dents, pressentant ce qu'il allait rajouter.

"D'après le groupe de reconnaissance, la porte est restée close cinq minutes. Aucun de leurs efforts pour la crocheter ou la forcer n'a été couronné de succès. Quand elle s'est rouverte, la salle était déserte." Acheva-t-il en fermant les yeux un instant.

Par précaution, il avait envoyé des hommes vérifier au château de Hakushi, si leurs noms étaient inscrits sur la stèle de mémoire. C'était le cas.

"Dix hommes… Comment est-ce possible…" Souffla Draco, les poings serrés.

"Une zone où les cristaux sont inutilisables…" Murmurai-je entre mes dents serrées, des souvenirs que je haïssais envahissant mon esprit.

"D'après ton rapport sous-chef αDraconis, c'était le cas pour le donjon de l'île 74." Fit remarquer Gumaith en demandant implicitement au blond de confirmer. "Il semble que ce sera désormais le cas pour chaque salle de boss."

Je frappai violement le mur derrière nous du poings, faisant brièvement apparaitre une icône d'objet immortel. Nous étions coincés. Pour terminer le jeu, il fallait survivre, c'est pour cela que nous étions aussi prudent jusque là. Nous étudions les boss avant de réellement les attaquer, faisant de la survie de tous une priorité. En cas de danger, il n'y avait aucun déshonneur à fuir pour revenir en force plus tard, mieux préparés.

Mais désormais, c'était impossible. Pas de seconde chance. C'était vaincre immédiatement ou mourir… Le jeu devenait, si c'était possible, encore plus mortel.

"On ne peut pas abandonner pour autant la quête." Affirma Gumaith. "Nous devons rassembler un maximum de personnes pour attaquer et vaincre du premier coup."

"Vous pouvez compter sur moi." Assurai-je après une seconde. "Mais la sécurité de Draco restera ma priorité. En cas de danger, c'est lui que je protégerai avant tous les autres."

"Ceux qui ont quelque chose à protéger sont les plus forts." Rétorqua le chef de la Confrérie avec un sourire. "Je compte sur vous. Rendez-vous dans trois heures au portail de téléportation de Rumon. Vous pouvez disposer."

Il quitta alors la pièce suivi de ses conseillés.

"On a trois heures… Qu'est ce qu'on fait?" Demanda Draco en s'asseyant sur l'imposant bureau d'acier.

Mon regard s'attarda sur lui. Son corps fin et musclé vêtu de son uniforme argenté, ses longs cheveux blond couleur de lune, ses yeux orage capables de m'hypnotiser en une seconde. Une vague de désir me parcourut, me faisant frissonner sous son intensité.

Sa peau pâle rougit sous mes yeux émeraude, et la peur remplaça un instant le désir.

"Draco… ne t'énerve pas s'il te plait… mais j'aimerais que tu ne participes pas au combat contre le boss aujourd'hui…"

Son visage se ferma instantanément. "Si tu essaies de me dire de rester sagement ici à t'attendre alors que tu vas au devant du danger, épargne ta salive." Lâcha-t-il d'un ton sec.

"On ne peut pas prévoir ce qui va se passer dans une zone où les cristaux ne sont pas viables…" Tentai-je. "J'ai juste peur pour toi…"

"Si tu y allais et ne revenais pas, je me suiciderais." Claqua sa voix, me faisant l'effet d'une lame glacée pointée contre mon cœur. "Si je renonce à combattre, tu en fais de même. Je suis prêt à le faire si c'est ce que tu souhaites."

Il posa doucement sa main sur ma joue, atténuant la violence de ses précédents propos.

"Tu sais Pyrrah… je pense que tous ceux qui vont combattre aujourd'hui ont peur, et préféreraient fuir. Pourtant, ils ne vont pas le faire, parce les deux personnes les plus fortes de ce monde seront la pour les guider. Je sais que tu ne veux pas de ce rôle, mais tu possèdes cette force. Si tu ne le fais pas pour eux, fait le pour nous. Pour qu'on puisse se retrouver dans le monde réel."

Je posai ma main sur la sienne, me concentrant sur sa chaleur. Je ne voulais pas le perdre. Prenant une grande inspiration tremblante, je m'excusai.

"Désolé, je crois que j'ai paniqué…" Soufflai-je. "J'ai vraiment envie qu'on retourne dans notre maison au bord du lac. Je me fiche de ne jamais rentrer, si je peux vivre ici à tes côtés pour toujours."

"Pour toujours… Oui… Ce serait le rêve…" Soupira mon blond, un air préoccupé sur le visage.

Il hésita un long moment avant de verrouiller son regard au mien, l'air mortellement sérieux.

"Pyrrah?" Me demanda-t-il. "As-tu déjà pensé à ce que deviennent nos corps dehors?"

Je le regardai un instant, surpris par sa question. Tout les joueurs s'étaient déjà un jour posé cette question, mais comme il était impossible d'avoir des réponses, nous l'avions tous enfoui au plus profond de nous. Mieux valait ne pas trop y réfléchir, pour sa santé mentale.

"Tu te souviens de ce que Gellert Grindelwald a dit, le premier jour? Il a dit que nous allions être déconnectés de nos VirtualRing pendant deux heures…"

"C'était pour nous déplacer dans des hôpitaux…" Murmurai-je, me rappelant ce jour comme si c'était hier. Je m'étais demandé à ce moment si je n'allais pas mourir, là, à cet instant.

"Ils nous gardent en vie sur un lit d'hôpital… et je doute que ça puisse durer éternellement…" Souffla mon blond, son regard hanté prouvant qu'il y avait longuement réfléchi.

Un peur incontrôlée m'envahit, et ma vision se troubla. J'avais l'impression de sombrer brutalement, et je m'agrippai à Draco, le serrant dans mes bras.

"Tu veux dire qu'il y a une limite de temps. "Soufflai-je dans son oreille. "Que l'on finisse le jeu ou pas…"

"Oui." Me répondit-il de la même manière. "Et elle sera différente selon les joueurs. Je n'en ai jamais parlé avant car c'est tabou ici, mais avec toi c'est différent. Je veux qu'on se retrouve dehors, je veux te revoir, t'épouser réellement, et vivre à tes côtés."

Il s'arrêta un instant pour reprendre ses esprits. Je l'entendis déglutir, avant de reprendre la parole. "C'est pourquoi…" Mais sa voix s'étrangla dans sa gorge.

"C'est pourquoi nous devons nous battre." Finis-je à sa place.

Ma peur n'avait pas disparue, mais je ne pouvais pas craquer maintenant. Pas alors que Draco n'abandonnait pas. Pas alors qu'il se battait pour nous donner un avenir. Nous n'avions pas le choix, et c'était étrangement plus facile ainsi.

Les choses étaient simples finalement, soit nous nous battions, soit nous mourrions. Tôt où tard, ça ne changeait rien pour nous. Nous voulions seulement rester ensemble le plus longtemps possible, et nous retrouver dans le monde réel.

Alors nous allions continuer à avancer, quoi qu'il arrive. Je resserrai mon étreinte autour du corps de mon blond, puissant dans sa force et lui donnant de la mienne.