La fin juillet approchant, Soualiga devint de plus en plus insistant. Bientôt, je ne trouvais plus rien à lui répondre, et je lui expliquais la vérité :
« Ecoute, commençais-je, tu as vu de quoi es capable Kalinago, n'est-ce pas ?
- Mais quel rapport ? D'accord il se change en oiseau, c'est complètement fou, mais quel rapport avec les mines ? »
Il secoue la tête, puis enchaîne :
« Au contraire, il devrait nous aider encore plus !
- Tu as vu de quoi il capable, continuais-je, sans tenir compte de son interruption. Et tu as compris que je pouvais aussi faire certaines choses, disons, différentes. »
Je ne risquais pas grand-chose à le lui dire. Après tout, il m'avait vu arriver beaucoup plus vite que prévu à certains endroits. Sans parler de l'incident avec le haricot magique quelques jours plus tôt, qui n'était pas des plus discrets.
« Justement…
- Justement, nous ne sommes pas les seuls. Et il y a un homme très dangereux, un Espagnol, qui surveille la vallée de la Cibao. Un homme bien plus puissant que Kalinago et moi réunis.
- Ah. »
Pendant un instant, le jeune Indien digère cette information, avant de reprendre :
« Mais est-ce qu'on ne peut pas quand même essayer ? La dernière fois tu n'as pas eu peur de lui.
- La dernière fois, je ne savais pas qu'il était là. Lorsque vous avez tous quitté la vallée, je suis resté en arrière, pour voir s'il n'y avait pas de poursuivants. Et cet homme m'est tombé dessus et il a failli me tuer.
- Quoi ? Mais…
- Laisse-moi finir, dis-je en levant la main. Je pense que Kalinago, au moins, connaissait le danger. Et il ne m'a rien dit. Alors je ne reviendrai pas là-bas sans savoir exactement ce qui se passe, qui est notre adversaire, et pourquoi Kalinago ne m'a pas prévenu. »
Soualiga resta silencieux un moment avant d'acquiescer. Je craignais cependant qu'il ne tente quelque chose de stupide, comme de se lancer tout seul dans une expédition trop risquée. Ce n'est pas comme si j'étais le mieux placé pour donner des leçons de prudence, mais tout de même, lui n'avait aucun pouvoir magique pour le protéger… Je décidais donc de lui donner un objectif, quelque chose à faire qui me soit utile, sans le mettre en danger.
« Si tu veux faire quelque chose d'utile, repris-je, le mieux est de rester ici et de m'aider.
- Comment ça ?
- J'ai besoin de comprendre comment fonctionnent les pouvoirs de Kalinago, et surtout, pourquoi je ne peux pas m'approcher du village. Continue à m'apprendre ta langue, et observe le village. Dis-moi tout ce que tu vois d'inhabituel. Cela va m'aider à trouver un plan. »
Il n'avait pas l'air complètement convaincu, mais j'avais bon espoir que cela suffise. Le mois d'août démarra donc dans un calme relatif, et je continuais mon apprentissage.
La vérité sur la magie chamanique, je commençais à en prendre conscience, était à la fois simple et terrifiante. C'est en vendant un nouveau lot d'outils en métal que cela me frappa.
J'avais apporté une série de haches en acier, pour les troquer contre de l'or. Les Indiens, jusque-là, utilisait des outils en pierre qui nous ramenaient tout droit au plus profond de la préhistoire. Abattre un arbre avec ces hachettes en silex leur prenait des heures. Lorsqu'ils me virent utiliser une hache d'acier et leur montrer son efficacité, leurs yeux se mirent à briller. « Fainéant comme un Indien » disaient Sancho et les autres marins. Et je ne pouvais m'empêcher de leur donner raison.
Les Arawaks ne cherchaient jamais à bâtir plus grand, ni à accumuler des richesses. Leur mode de vie était simple, ils ne cherchaient pas à obtenir plus que le nécessaire. Et s'ils achetaient un outil d'acier, plus efficace, ce n'était pas pour produire plus, mais pour produire autant en travaillant moins. Entourés par l'abondance de leur île tropicale, il ne leur était jamais venu à l'idée de s'enrichir.
En voyant l'un des Indiens se blesser avec le fer tranchant, je repensais aux récits de Christophe Colomb : « leurs javelots sont faits de roseaux, écrivait-il. Ils ne portent pas d'armes, quand on leur montre une épée, ils se blessent en la tenant par la lame. Cinquante hommes déterminés pourraient asservir ce peuple si paisible. »
Je soignais donc le pauvre Indien et lui montrait comment tenir sa hache. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de me poser la question : et s'il en était de même pour leur magie ? Et si les sorciers Arawaks ne s'étaient pas défendus, tout simplement parce qu'ils n'en avaient pas le pouvoir ? Et si leur magie était à la nôtre ce que les javelots de roseau sont aux arquebuses ?
Deux mystères restaient cependant à élucider : comment Kalinago se transformait-il en oiseau, et comment protégeait-il le village ?
