Voici comme convenu le dernier épisode. Il est le plus sombre d'entre tous, donc je me permets de mettre un disclaimer : Ce chapitre évoque la mort et l'addiction. A petite échelle, certes, mais comme je ne connais pas l'âge de mon lectorat, il est préférable de l'évoquer ^^

Enfin, petit glossaire au cas où :

Charon : Il est le passeur dans la mythologie Grecque, celui qui fait traverser le Styx à l'âme des morts afin qu'elles rejoignent l'autre rive. À cette époque, lorsque quelqu'un mourrait, on brûlait son corps avec deux pièces pour payer le passeur, afin qu'il ne reste pas errer éternellement du mauvais côté de la rive. (oui, mes explications sont pas ouf, mais Wikipédia fait mieux, si vous avez besoin XD )

Bonne lecture à tous, et on se retrouve en bas pour un petit mot !


Sur les pas de Soneïs

Des larmes roulent sur mes joues, elles tracent de longs sillons avant de tomber sur le parquet ; pluie inespérée sur ce bois stérile qui accueille des centaines de Runes aux reflets mortels. Mes épaules, elles, sont secouées de sanglots irrépressibles qui passent la barrière de mes lèvres et font trembler mes mains tenant la petite bouteille de cyanure.

J'aimerais prier, mais je ne saurais à qui m'adresser. Y a-t-il quelqu'un qui m'entendrait ? Quelqu'un à part Lui. À part celui que je m'apprête à rejoindre du centre de mon gigantesque cercle peint sur le sol.

Avec difficulté, je bats des paupières pour chasser cette eau salée qui ruisselle de mes yeux et tenter de percevoir les bougies qui éclairent mon rituel macabre. Derrière le battant de la porte, j'entends Vlad qui tambourine, il gronde, menace, supplie, mais il ne sait pas. Comment le pourrait-il ?

Comment pourrait-il comprendre la douleur, envisager l'océan de désespoir dans lequel je suis plongée et qui me fait sombrer chaque jour, chaque seconde un peu plus en son sein. Il n'y a rien que les mots puissent expliquer, rien que la logique ou la raison puisse tenter de toucher du doigt pour me faire émerger et me sauver.

Car je suis une âme damnée avant son heure. Je suis celle qui va briser les règles humaines édictées depuis le début des temps ; et cela sans une once d'hésitation, car ce n'est plus un luxe que je peux me permettre.

Peut-être est-ce possible, après tout ? Peut-être ne l'est-ce pas. Qui sommes-nous face à la mort, quand on y pense ?

Mes mains amaigries resserrent leurs doigts autour de ma baguette et de la bouteille dont le liquide aux reflets infinis fragmente ses éclats sur mon esprit en désespoir. Et moi, qui suis-je ? La folie guide-t-elle mes gestes ou est-ce simplement la volonté de la revoir à nouveau qui fait vivre ma carcasse vide ? Celle-ci s'agitant sous les doigts du plus habile des marionnettistes.

J'aimerais que tout s'arrête, que mon cœur cesse ses battements vains qui me rappellent à chaque seconde ce que j'ai perdu. En définitive, j'aimerais qu'il s'éteigne et que je puisse enfin oublier que Soneïs n'est plus, car je ne peux plus le supporter.

Car ma sœur est morte. Son corps froid a été entreposé sous une épaisse couche de terre qui a englouti son beau sourire et ses yeux rieurs. Ses douces mains d'un blanc immaculé ravagées par les éclats de verre ont été croisées sur sa poitrine, et ses lourds cheveux bruns l'ont ceint d'une auréole assombrissant la soie de son cercueil.

J'aurais aimé garder d'elle le souvenir de son visage lumineux, de celui qu'elle me présentait chaque fois que nous nous retrouvions. Désormais, seules les marbrures sombres courant sur ses joues délicates et son teint à la pâleur morbide sont gravés sur ma rétine.

Vlad continue de taper du poing sur la porte nous séparant. Ses coups battent le rythme de mon cœur affolé et je dois lutter pour continuer d'avancer, ne pas lâcher de vue mon objectif.

Car il est là, face à moi, il ne me reste plus qu'à mourir pour le réaliser.

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Je baisse mes yeux sur la petite fiole de poison et lève ma main pour porter le liquide mortel à mes lèvres sèches. Un goût d'amande amère envahit immédiatement ma gorge et le cyanure glisse alors jusqu'à mon estomac. Mes doigts tremblants relâchent finalement la petite fiole et je la regarde rebondir sur le parquet avant que celle-ci ne roule doucement jusqu'à un coin de la pièce.

C'est ensuite l'âme aussi désespérément vide que cette fiole que je m'allonge à même le sol. Je ne tremble plus, je n'en ai plus la force, plus l'utilité, car il est désormais trop tard pour faire demi-tour. Mais en ai-je eu une seule fois envie ?

Mes pensées s'envolent à mesure que mon corps se contracte. D'abord de manière épisodique, puis, de plus en en plus souvent en me laissant difficilement le temps de respirer entre chaque spasme douloureux. La mort arrive. Je la sens qui se penche vers moi, tend ses longs doigts pour éprouver les barrières de ma volonté, repousser cet instinct de survie que je lui laisse volontiers.

Un spasme plus violent que les autres me plie en deux et des larmes coulent sur mes joues lorsque mon souffle se bloque dans ma gorge. Oui, elle est là. Son ombre gigantesque s'étend au-dessus de moi et deux yeux bleus m'apparaissent progressivement. Ils se matérialisent dans notre monde en même temps qu'une écume claire se forme aux coins de ma bouche.

Le passeur se baisse enfin sur mon corps endolori. Je vois le feu de ses orbites creuses préciser ses contours et illuminer son avidité. Son rire malsain transperce mon âme livrée en pâture et ses doigts brûlent sans peine ma peau blafarde. Puis, mon horizon se tord, entremêle ses lignes vaporeuses et me fait tomber dans un abîme sans fond, d'où j'espère ne jamais revenir.

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Mes mains sont pâles, presque translucides, mais j'en ai à peine conscience. Elles enserrent une large coupe creusée dans la corne d'un gros animal. Gigantesque même. Mon esprit essaye de trouver un sens à tout cela, de repousser ce voile dans lequel il est empêtré, mais il échoue.

Autour de moi, la berge herbeuse est éclairée par un soleil levant. Ou bien couchant, je m'en contrefiche à vrai dire. Des hommes et des femmes errent au bord d'une eau calme aux reflets rougeâtres. Simples traits de fumée aux allures humanoïdes. Sans consistance et sans parole.

-Bois.

Ce simple mot semble résonner à mes oreilles comme si milles bouches l'avaient prononcé. Leurs voix ne sont ni jeunes, ni vieilles, les deux en même temps.

Je baisse à nouveau les yeux sur la coupe remplie d'un breuvage clair. De l'eau qui ne doit pas en être. Ici, rien n'est finalement ce qu'il en a l'air. L'herbe disparaît au simple contact, puis réapparaît quelques secondes plus tard. Le ciel emplit de fins nuages rosés ne s'assombrit pas, il ne s'éclaircit pas non plus. Le soleil, jamais ne se lève et jamais ne se couche.

-Tu veux la rejoindre ?

Mes paupières papillonnent, mais mon esprit reste alerte sous cette chape implacable. Je possède un but, plus impérieux que n'importe quel autre, un but devant lequel rien ne fera flancher. Pas même Lui, pas même cet être improbable dont je ne sais rien.

-Non, dis-je d'une voix rauque que j'essaye de rendre sûre.

Devant moi, la paire d'yeux faite d'un feu bleu brûle joyeusement au fond de ses orbites creuses et ne me quitte pas une seule seconde. Sa longue cape sombre enserre son corps bougeant à peine et sa capuche cache son visage de ses ombres. Je ne vois rien d'autre du Dieu régissant ce lieu que ses yeux. Hypnotiques et redoutables. Inoubliables, mais cela je ne le sais pas encore.

-Non, je répète avec la force du noyé se raccrochant aux débris pour ne pas couler définitivement. Je ne veux pas la rejoindre.

Mes tempes semblent soudainement prises dans un étau et une douleur indescriptible veut me plier en deux sous sa force. Mes genoux tentent de céder à leur tour, mais je me raccroche à mes certitudes. Avant tout, je dois continuer. Après, seulement, je pourrais disparaître définitivement.

-Je veux échanger ma place avec elle, dis-je en lâchant la coupe qui vient échouer dans l'herbe sans répandre une seule goutte de son contenu. Je veux qu'elle vive !

Enfin, mes dernières forces me lâchent et je m'abats au sol sous le rire terrible du gardien du lieu. Aucune terre ne me rattrape et je m'enfonce profondément sous ce sol vaporeux en même temps que l'obscurité m'engloutit. Ici, point de haut ni de bas, seulement les méandres de cette eau charbonneuse ralentissant ma course et jouant avec mes cheveux.

-Tu ne le peux pas ! tonne Charon à mes oreilles de ses milles intonations colériques. Cesse d'égrener ton temps en vaines suppliques et choisis, puisque tu t'en es octroyé le droit !

Ses paroles résonnent longtemps en moi sans que je ne réussisse à en saisir le sens. Il évoque le temps, mais existe-t-il en ce lieu ? Depuis quand suis-je ici, après tout ? Le souvenir de milliers de demandes reviennent à ma mémoire, celles que j'ai soumises au passeur sans avoir de cesse. Mes pensées s'agitent dans mon esprit et tentent de picorer le peu de lucidité qui me reste. Suis-je vraiment descendu réclamer la vie de ma sœur à Charon ou est-ce simplement un rêve ? Oui, un mauvais rêve.

Mes yeux se ferment et je continue de m'enfoncer un peu plus profondément au sein du Styx.

Je reprends conscience alors que mes mains sont serrées sur la large coupe en os. Je suis de retour sur la berge, le passeur n'a pas bougé de place et moi non plus. Je suis toujours debout alors que l'eau clapote doucement à quelques pas de nous.

-Veux-tu la rejoindre ? me demande-t-il pour la millième fois. Veux-tu aller voir ta sœur ? RÉPONDS !

La force de ses paroles m'oblige à reculer d'un pas. Sa fureur semble irradier autour de lui en une aura de noirceur ondulant telle les voiles d'un bateau sous la tempête. Je ressens également une exaspération sans borne provenant de cet être, une contrariété d'enfant gâté attendant avec impatience qu'on lui livre son cadeau. Qu'il puisse y plonger les mains pour en déchirer le doux papier coloré avec avidité. Mais celui-ci ne vient pas et je hoche la tête de dénégation.

-Non, dis-je dans un râle. Je veux échanger ma vie avec…

Je ne peux pas finir, car je sombre alors à nouveau. L'eau inexistante du styx s'engouffre dans ma gorge, ronge un peu plus ma conscience et me rejette pour la millième fois sur ses berges.

Je rouvre les yeux et je suis de nouveau debout face à Charon. La coupe est revenue au creux de mes mains tremblantes tandis que ses yeux brûlent plus fort encore. J'ignore combien de temps passe sans que l'un d'entre nous ne prononce un mot, car les secondes s'étirent infiniment et les années disparaissent en un clignement de paupière.

-Tu m'agaces, finit par dire le passeur en se détournant de moi.

Je suis trop éreintée pour comprendre, trop brisée pour envisager ce qu'il se passe et la conséquence de mon refus. Devant moi, le crâne large d'un animal que je ne connais pas apparaît et Charon s'y assoit lourdement. Il pose ses coudes sur ses genoux et observe le fleuve avec fatigue.

-Viens là, me dit-il sans me regarder.

Alentour, les âmes en attente de passer le fleuve ne se détournent pas de leur cheminement et je comprends que je reste sa seule interlocutrice. Il me fait ensuite un geste pour me signifier de marcher jusqu'à lui et je sors de ma torpeur pour obéir. Mes pas malhabiles me mènent au pied du crâne et, d'un claquement de ses doigts osseux, la coupe disparaît d'entre mes mains. Une langueur infinie tombe sur mes épaules et je pose mes fesses au sol en faisant disparaître momentanément les hautes herbes.

-Tu vois la rive là-bas ? me demande-t-il en levant un doigt devant lui.

Je remarque que les os de ses mains sont faits d'un métal noir reflétant les rayons du soleil. Mes yeux suivent la direction indiquée et je vois le Styx s'étendre jusqu'à l'horizon. Pourtant, pour moi, point de rive.

-Tss, les humains, grogne-t-il devant mon mutisme. Tellement aveugle à ce qui les entoure.

Ses yeux se posent de nouveau sur moi, mais il n'y a plus de colère. Celle-ci rapidement envolée, tout comme les méandres étranges de l'eau doucement agitée.

-Ta sœur est là-bas désormais. Rien ne peut plus la faire revenir, pas même moi, est-ce que tu me comprends humaine stupide ?

Ma tête dodeline sans que je ne puisse arrêter ses mouvements et je tente de trouver du sens à tout cela. Je sais que je peux la faire revenir, pourtant. Pourquoi en suis-je si convaincue ?

-J'ai fait le rituel, je réussis à dire tandis que des souvenirs de cercles peints passent devant mes yeux. J'ai payé le prix... Ma mort, contre sa vie. Laissez-la revenir, vous vous êtes trompé de sœur.

Son rire retentit autour de moi, mais je n'y perçois aucun mépris, aucune hargne, simplement une fatigue séculaire usée par les années de labeur. Si son visage n'était pas caché par sa capuche, je pourrais presque croire qu'il me sourit… Presque.

-On t'a menti, gamine. Je te le redis, il est impossible de ramener quelqu'un à la vie, à aucune condition, me comprends-tu ?

Ses paroles glissent en moi, elles s'enroulent autour de mes pensées et tentent de renverser cette force qui me maintient encore debout.

-C'est faux, je réponds d'une voix cassée. Rendez-moi ma sœur… S'il vous plaît.

Ma gorge se bloque et des larmes coulent le long de mes joues. Leur eau goutte de mon menton, elles s'écrasent au sol en un bruit cristallin. Je voudrais hurler de douleur et de chagrin, convaincre Charon de me la ramener, de me laisser voir son sourire une dernière fois, avant de disparaître définitivement tandis qu'elle rejoindrait nos parents.

-Si cela peut te rassurer, continue-t-il avec un soupir. Tu n'es pas la première à échouer ici, et certainement pas la dernière. Ton suicide et tes gribouillis sur le sol n'y changeront rien. La mort n'est pas commandée par ceux d'en haut, aucun d'entre vous n'est maître de son destin. La seule conséquence de tout ton petit rituel ridicule est que je ne peux pas te faire passer tant que tu ne me livres pas ton âme.

Il me tapote l'épaule et je claque des dents sous ce toucher glaçant qui manque de me faire perdre l'usage de mon bras.

-Allez, petite idiote crédule. J'ai du boulot, alors cesse de me casser les pieds et accepte ton sort que tu as scellé de tes propres mains.

Il claque des doigts et la coupe réapparaît. Elle lévite devant moi à une longueur de bras, assez près pour que je puisse m'en saisir comme il le souhaite. Une douleur désormais familière s'abat sans tarder sur moi et m'arrache un gémissement. Elle appelle à l'oubli, à l'abdication méritée du pénitent que je suis. Je refuse pourtant de me plonger en elle. Pas encore.

-Non, je souffle en posant mes paumes contre mes tempes pour tenter de juguler cette indicible souffrance. Je veux qu'elle vive. Ramenez-là moi, pas question que je boive tant qu'elle ne sera pas vivante.

-ASSEZ !

Charon se lève et le ciel s'assombrit alors. Il tourne sa face vers moi et ses yeux ne sont plus que deux puits de lumière. Sa magie brûle ma rétine, écrase ma volonté, tente de broyer mes espoirs. Uniques choses sur lesquelles il n'a finalement aucune emprise.

Autour de moi, je ressens la magie du lieu se mouvoir, onduler comme les coulures d'une peinture fraîche. Des nuages opaques investissent rapidement le ciel et s'ouvrent tel le ventre putride d'une charogne laissée au soleil. Ils répandent une pluie de cendres poisse sur le paysage et recouvrent mon corps de gris tandis que j'entends les âmes errantes hurler à l'agonie.

Je crois que je crie également.

À un moment, j'ouvre les yeux et Charon se tient au-dessus de moi. Sa capuche s'est abaissée et j'aperçois son crâne de métal luisant affublé d'un sourire mort. Il me hurle de boire à la coupe avant qu'il ne soit trop tard, et je refuse. J'ignore comment je garde une telle lucidité, mais je sais que je ne flancherai pas. Pas avant que Soneïs ne soit à nouveau sauve.

La tempête s'accentue en rugissant à mes oreilles. Un vent cinglant me griffe et arrache des parties de mon être. Soudain, tout s'arrête et je m'enfonce dans la noirceur liquide du Styx. Charon me maudit dans une langue que je ne devrais pas comprendre. Il maudit également une génération qu'il me promet ne jamais avoir et je perds définitivement conscience.

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Lorsque mes yeux se rouvrent, je suis vivante et Soneïs non.

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Je tire sur ma cigarette une dernière fois en laissant la cendre rougie arriver jusqu'au carton et inspire à fond. Le cannabis effrité dans le tabac grille joyeusement en me brûlant les doigts et je sens enfin mes mains cesser de trembler. Puis, j'expire une fumée blanche à l'odeur bien caractéristique qui vient envahir le petit bureau dans lequel je suis.

Devant moi, la fausse fenêtre me donne l'impression d'être face à la Tamise par beau temps, mais je ne me leurre pas une seule seconde. Je sais bien que nous sommes à une centaine de mètres sous terre et qu'il pleut des cordes sur la capitale. J'écrase ensuite mon mégot dans le cendrier posé près de moi et sors ma baguette pour assainir rapidement l'air ; cela afin d'éviter qu'une secrétaire ne rapplique pour m'engueuler… Encore.

En me tournant vers le petit bureau que l'on m'a alloué, je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel face à mon propre bordel qui s'accumule et menace de dégringoler sur la moquette moche. Il fut un temps, j'en aurais eu quelque chose à faire qu'on puisse me savoir si mal organisée mais, maintenant, je regrette simplement qu'on ne m'ait pas refilé un bureau plus large. Genre, celui de ma collègue chiante qui passe son temps à la machine à café. Je l'aurais davantage rentabilisé, croyez-moi.

D'un pas rapide, je marche jusqu'à ma porte et sors une liste froissée de ma poche pour lire les petites lignes.

-Paul Nickedouille, dis-je tout haut en hochant la tête de gauche à droite. Non, lui, je l'ai déjà vu, où est-ce que je suis rendue ?

Je parcours la liste des postulants avec ennui en ayant déjà hâte que tout ça soit terminé. Mon Directeur de Département m'a laissé une semaine pour dégoter deux assistants qui m'accompagneront dans mes recherches en Europe de l'Est et ça me fatigue plus que je ne l'imaginais. Entre les idiots qui pensent se faire payer des vacances aux frais du Ministère et ceux qui ne savent pas lire une autre langue que l'anglais, je ne suis pas rendue.

J'ai tout de même sélectionné un vieux sorcier du nom de Yordulh Bouquetinck qui me paraissait sérieux et qui avait déjà travaillé sur des traductions de vieux textes anciens. Malheureusement, il est le seul à avoir fait l'affaire jusqu'ici et j'espère que ma seconde perle rare sera parmi les cinq derniers de cette liste.

J'inspire une grande bouffée pour me redonner courage et apprécie cet état de relâchement que me procure ma dope. Je n'ai commencé à fumer que récemment, mais je ne peux déjà plus m'en passer car elle m'offre la possibilité de pouvoir dormir d'une traite. Je ne fais plus trop de cauchemars, je ne tremble qu'occasionnellement et j'arrive même - parfois - à faire de l'humour.

Mais je suis toujours marquée. Au plus profond de mon âme et de ma chair, la brûlure continue de me ronger et de se répandre insidieusement pour détruire le peu qu'il reste. Parfois je me dis que si Casper ou Jasmine étaient venus, s'ils avaient pu se déplacer pour l'enterrement, tout aurait été différent et jamais je n'aurais laissé mon désespoir me mener aussi loin.

Je ne pourrais cependant jamais leur en vouloir. Ni à Casper qui s'est retrouvé coincé en Nouvelle-Zélande à cause de la révolte gobeline et encore moins à Jasmine qui a dû être alitée au bout de six mois de grossesse. Ils m'ont écrit, m'ont envoyé tant de lettres pour me supplier de leur répondre, pour que je leur dise que j'allais bien malgré tout. Je n'en ai jamais rien fait et j'ai préféré me couper d'eux. Définitivement.

Encore aujourd'hui, je renâcle à répondre aux quelques lettres qu'ils m'envoient toujours dans l'espoir que j'accepte de les revoir lorsqu'ils passent à Londres. Je sais qu'aucun d'eux n'est responsable de mes erreurs. Je ne suis tout simplement plus capable de croiser à nouveau leur regard sans m'écrouler sur moi-même ; sans mettre à jour le trou béant qui gît dans ma poitrine.

Car je ne suis plus que coquille vide, tel le fruit pourrissant à l'abri du regard et devant chaque jour colmater les brèches pour garder l'illusion. Et c'est bien tout ce qu'il reste d'Alya Tio, une illusion. Parfois, j'aperçois Charon se glisser dans mes pas, à la limite extrême de ma vision. Il s'avance et tourne autour de mon être sans que je ne réussisse à le voir distinctement et sans pour autant que je puisse l'oublier.

-Ha, oui, je suis rendue là ! je m'exclame en retrouvant la petite marque que j'ai gribouillée avant ma pause de midi.

Avec plus d'assurance que je n'en éprouve, je sors dans le couloir et marche jusqu'à l'accueil où sont assis quatre sorciers d'âge moyen. Ils me regardent arriver avec un air à la fois intéressé et tendu, prêts à sauter sur leurs pieds à l'évocation de leur nom.

-Lupin, Remus ? dis-je en parcourant des yeux la petite assemblée silencieuse.

Personne ne me répond et ils se jettent des regards en attendant que l'un d'entre eux réagisse.

-Non, personne ?

Je hausse des épaules et raye le nom avec ma plume.

-Pas grave. Le suivant est Jehan Diblotys.

Un homme ventripotent suant sous sa robe de sorcier mauve se lève d'un bond et me lance un grand sourire de derrière sa moustache broussailleuse.

-Veuillez me suivre, je vous pr…

Je ne finis pas ma phrase, car la porte du couloir menant aux ascenseurs s'ouvre brusquement devant moi, manquant de renverser mon postulant. Je vois alors entrer un jeune homme passablement stressé et dont les cheveux en bataille lui donnent l'air mal réveillé. C'est un plutôt beau garçon qui ne doit pas encore avoir la trentaine et je remarque que ses joues sont rougies, me laissant deviner qu'il a couru pour arriver jusqu'ici.

-Ex… Excusez-moi, me dit-il en reprenant son souffle. On m'a mal orienté à l'accueil.

Je ravale un sourire en coin en me disant que c'est typiquement le genre d'excuses que je pourrais sortir pour justifier une énième panne de réveil mais, inconsciemment, je me dis que ce gars-là doit rarement être en retard.

-Monsieur Remus Lupin ? je demande en remarquant sa serviette de cuir portant son nom.

-Oui, c'est moi.

Je lance un sourire désolé au sorcier mauve qui semble déçu et fais un simple geste de la main au jeune homme. Il me suit en aplatissant ses cheveux ébouriffés et remet correctement sa cape sur ses épaules. Nous pénétrons ensuite dans mon petit bureau encombré et il s'assied sur la chaise que je lui désigne.

Une fois dans mon propre fauteuil, dos à la fenêtre, je sors de mon tiroir son Curriculum Vitae et le parcours rapidement des yeux avant de revenir à lui.

-Tout d'abord, enchantée de vous rencontrer, je suis Alya Tio, chercheuse pour le compte du Département des Mystères. Pour des raisons de confidentialité, mon nom n'a pas été cité dans l'annonce d'emploi. Mais c'est bien moi qui suis en charge de vous faire passer l'entretien et qui serais votre supérieur, si jamais une collaboration était possible entre nous. Voyez-vous un inconvénient à cela ?

L'homme en face de moi fronce légèrement ses yeux bleus et jette un rapide coup d'œil sur sa droite, comme pour s'assurer que je ne parle pas à quelqu'un d'autre. Je remarque que de longs cernes habillent son regard, pourtant perçant, et qu'il semble plutôt malingre pour un homme de sa stature. Il hésite une première fois, puis me répond d'une voix douce et posée.

-Enchanté de vous rencontrer également, me dit-il en faisant un léger mouvement de la tête. Je vous écoute avec attention.

Il ne semble pas sûr de ce qu'il doit répondre et un sourire dénué de chaleur vient s'afficher sur mon visage. Parfait. Je ne suis habituellement pas aussi rentre-dedans, du moins je ne l'étais pas les premiers jours d'entretien. Cependant, à maintes reprises, des hommes plus âgés que moi m'ont demandé à voir le vrai responsable et ont vite eu l'air de ne pas se satisfaire de savoir que c'était moi. Ils n'ont pas été retenus, bien évidemment, et j'ai décidé d'arrêter de perdre mon temps avec ces gens-là.

-Je lis ici que vous connaissez plusieurs langues, notamment le runique. Le runique ancien également ?

Il semble immédiatement se détendre et son visage ne tarde pas à s'éclairer.

-En effet. Je ne l'ai pas pratiqué depuis quelques années, donc ma prononciation doit être un peu rouillée, mais...

-Ce n'est pas un souci, je coupe d'une voix un peu sèche en ne souhaitant pas perdre de temps. Vous indiquez que vous avez étudié l'Arithmancie, mais vous ne précisez pas jusqu'à quel niveau vous êtes allé.

-Jusqu'aux ASPICs, me répond-t-il. Je maîtrise l'intégralité des grands théorèmes ainsi que leur numérologie.

Je hausse un sourcil et jette un œil à la feuille que j'ai sous les yeux.

-Je n'ai rien de noté au sujet de la numérologie, dis-je en relisant à nouveau le parchemin. Pourquoi ne pas l'avoir précisé ?

-Et bien, il n'était pas indiqué que vous recherchiez de telles qualifications.

Je ne réponds rien et observe l'homme face à moi. Il semble un peu perplexe et interrogateur. Je le sens loin de tous ceux que j'ai croisés jusqu'à présent et quelque chose en lui apaise mes nerfs toujours sur le qui-vive, malgré la marijuana. Je jette un énième coup d'œil au CV et le pose négligemment sur mon bureau en m'adossant à mon dossier. Je croise ensuite mes doigts sur mon ventre et étire un sourire un poil plus franc.

-D'où venez-vous, Monsieur Lupin, je demande finalement. Parlez-moi de vous, de votre parcours, j'ai vu que vous aviez étudié à Poudlard, dans quelle maison étiez-vous ?

Il paraît étonné et acquiesce avant de s'adosser à son tour à son siège inconfortable.

-J'étais en effet à Poudlard, à Gryffondor. J'en suis sorti en 1978.

-Grands Dieux, un lion rouge et jaune.

Il a un léger sourire et je lui fais signe de continuer.

-J'ai rejoint les rangs de la résistance dès ma sortie et j'ai participé, comme j'ai pu, à la chute du Seigneur des Ténèbres. Puis, j'ai travaillé comme précepteur un temps, mais ça n'a pas duré.

-Et ensuite ?

Je remarque qu'il semble mal à l'aise, mais je ne dis rien.

-Je n'ai pas trouvé de travail par la suite. Je suis actuellement sans emploi.

-Je vois. Et vous avez de la famille ?

Il a un large froncement de sourcil et je lève une main apaisante devant moi.

-Je ne veux en aucun cas me mêler de votre vie privée, Monsieur Lupin. Je souhaite simplement appuyer sur le fait que le travail que je propose requiert de partir une année entière pour l'Europe de l'Est. Cela peut grandement impacter votre vie de famille, car les rapports entre l'Angleterre et le vieux continent sont encore loin d'être apaisés et je doute que vous puissiez retrouver vos proches tous les week-ends.

-Je n'ai pas de famille, me répond-t-il doucement. Plus aucune attache qui m'empêche de partir, Mlle Tio.

Malgré sa voix posée, je ne peux pas passer à côté de l'amertume qui la teinte. Cela ne me regarde cependant pas et j'acquiesce pour moi-même.

-Que savez-vous de l'histoire des civilisations Nordiques au cours des siècles, Monsieur Lupin ?

Il ouvre de grands yeux devant mon brutal changement de sujet et tente rapidement de rassembler ses souvenirs.

-Je préfère ne pas trop m'avancer pour ne pas dire de bêtise, mais ces civilisations avaient une culture marquée par un polythéisme plutôt barbare, si je me souviens bien. Plusieurs récits faisaient état d'une terre ravagée par la guerre vers le premier et le second siècle et d'une reconstruction lente. Actuellement, la société sorcière scandinave peine toujours à faire reculer les anciennes traditions et on parle d'un taux de mortalité assez élevé, lié aux sectes qui continuent d'exercer de vieux rituels oubliés, en cachette.

Une pointe de remords se plante douloureusement dans mon cœur, arrache mes entrailles et lacère ma gorge, mais je n'en laisse rien paraître. J'expire à fond, tout en conservant un sourire plaqué sur mon visage, et glisse mes mains sous la table pour cacher leur léger tremblement.

-En effet, vous êtes bien renseigné, je réussis à dire après avoir dégluti péniblement. Et connaissez-vous quelques-uns de ces rituels ?

-Je les ai étudiés, mais jamais pratiqués. Une grosse partie provient du territoire des Balkans et sont souvent les énièmes déclinaisons de quelques cercles datant d'avant J.C. Mais je suis étonné que vous me posiez ces questions, je croyais que vous cherchiez quelqu'un pour étudier le flux magique environnemental.

Je plisse les yeux de contentement et me penche vers lui en posant mes coudes sur le bureau.

-En effet. Savez-vous ce qui différencie la magie commune de la magie environnementale, Monsieur Lupin ?

Il remarque immédiatement mon changement d'attitude et se penche à son tour.

-Non. Pour tout vous dire, ce concept est trop abstrait pour que quiconque n'en ai encore saisi sa vrai nature, mais je suis toute ouïe.

J'ouvre la bouche et reste deux secondes immobile, réfléchissant à ce que je vais dire.

-Comme tout sorcier que vous êtes, on vous a appris que la magie coulait de votre propre personne, que vous la créiez de vous-même, et que votre baguette n'était là que pour la canaliser et la faire jaillir. Vous confirmez ?

Il hoche de la tête et se penche encore un peu plus.

-Et bien, la magie environnementale est celle qui apporte, au reste du monde, sa magie. Elle est celle qui rend un saule cogneur agressif et donne au sang de licorne ses propriétés incroyables. Elle est celle qui fait voler les hippogriffes et marcher les géants, vous comprenez ?

Je sais que chaque fois que je parle de ce sujet, des étoiles font pétiller mes yeux et qu'un sourire de folledingue étire mon visage, mais je crois que ça n'a pas l'air d'inquiéter mon interlocuteur. Celui-ci acquiesce d'ailleurs à ce que je dis et je continue.

-Maintenant, si je vous disais qu'il y a très longtemps, les sociétés tribales étaient capables de l'utiliser pour elles-mêmes. Vous vous demanderiez comment c'est possible, car nous venons nous-même de découvrir le concept, n'est-ce pas ?

Je ne lui laisse pas le temps de répondre, mais, de toute façon, il n'avait pas l'air de vouloir intervenir.

-Et si je vous disais, maintenant, que nous l'utilisons tous, sans nous en rendre compte ? Prenez un bête sortilège. Vous agitez votre baguette et votre sort s'active. Basique. Néanmoins, nous savons tous que les sorts sont plus ou moins difficiles à apprendre et, surtout, que certains sorciers réussiront plus ou moins à appliquer les effets de l'incantation, vous me suivez ?

Nouveau hochement de tête.

-Et si je vous disais que, bien que la magie nécessaire à activer un sort vienne de nous ; seule notre capacité à interagir avec la magie environnementale nous permet de faire la différence entre un sort de désillusion efficace d'un raté. Qu'en penseriez-vous ?

Cette fois-ci, je cesse de parler et attends sa réponse. Il continue néanmoins de hocher de la tête, mais plus pour lui-même qu'autre chose.

-Alors ça voudrait dire que nous nous sommes trompés sur la nature de la magie, dès le début ? me demande-t-il au bout d'un moment.

-Non, pas du tout. La magie que tout sorcier possède en lui est bien connue et n'est plus sujet à débat. Non, je vous parle d'un autre type de magie. Comme l'air est à l'eau : incompatible mais hautement complémentaire, car l'homme doit respirer pour vivre, mais également s'hydrater pour ne pas mourir. Ainsi que les poissons qui vivent de l'oxygène contenu dans l'eau et qui décèdent s'il n'y en a plus ! Ces deux magies s'équilibrent d'elles-mêmes et nous sont tout aussi utiles car, sans l'une, l'autre ne peut exister !

Ma voix est montée crescendo et mes mains se sont agitées pour appuyer mes propos, mais mon interlocuteur n'a pas fait mine de reculer une seule fois et il semble captivé par mes paroles.

-Avez-vous déjà vu quelqu'un faire de la magie sans baguette, Monsieur Lupin ? À part les elfes de maison et les autres êtres de ce genre évidemment.

-Oui, me répond-t-il aussitôt. Albus Dumbledore !

Mon sourire se fait plus large encore et j'acquiesce.

-Tout à fait ! C'est, jusqu'ici, la seconde personne que je connaisse capable d'un tel exploit. Pour y arriver, il ne lui a suffi que de savoir maîtriser la magie environnementale à un niveau tel qu'il est capable d'influer sur celle-ci d'une simple incantation.

-Qui est l'autre personne ? me demande le jeune homme les yeux brillants et sans plus se soucier de garder un air sérieux et professionnel.

-Un ermite que j'ai rencontré dans la campagne Tchèque. Il était capable de commander aux nuages afin d'obtenir de la pluie ou du beau temps, c'était du jamais vu !

Je relâche peu à peu mes épaules et viens m'adosser à nouveau contre mon fauteuil

-C'est d'ailleurs à cet endroit-là que mes recherches ont véritablement commencé. Je n'ai pas obtenu beaucoup d'informations de sa part, car cet homme ne faisait que suivre une tradition orale transmise dans sa famille depuis des décennies. Il n'avait aucune idée de la nature de ce qu'il maîtrisait et n'a jamais cessé de me rappeler qu'il commandait simplement aux éléments, comme ses ancêtres avant lui.

J'ouvre négligemment un tiroir sur ma droite et en sors un paquet de souris en sucre.

-J'ai également échangé de manière épistolaire avec le Directeur de Poudlard, mais il n'a pas pu répondre à beaucoup de mes questions car il n'en savait pas plus, lui non plus. Être le meilleur joueur de Quidditch signifie rarement savoir enchanter un vif d'or, j'aurais dû m'en douter.

Je croque dans une souris et en propose une à mon interlocuteur avec un temps de retard. Celui-ci refuse poliment et pose prudemment ses mains sur ses genoux.

-Comment allez-vous vous y prendre pour prouver l'existence de ce second type de magie ? me demande-t-il d'une voix égale. Quelles sont les pistes que vous envisagez ?

Je prends le temps de finir ma bouchée et m'essuie les doigts dans un mouchoir, avant de répondre.

-Je compte partir du principe des rituels antiques. J'ai pour idée que, plus je remonterais vers la forme primaire de ces cercles, et plus je pourrais avoir une lecture claire et efficace de l'utilisation que nos ancêtres en faisaient. Je souhaite également me pencher sur les traditions numérologiques et Arithmantiques des peuples d'Europe de l'Est, car je suis persuadée que j'y trouverais un semblant de réponse. Bien évidemment, ce sera un travail acharné pour lequel il ne faudra pas compter les heures, mais qui repoussera définitivement la vision scolaire que nous avons de la magie.

Ma voix s'est faite plus grave et je vois le jeune homme comprendre où je veux en venir.

-Cela me semble être un travail passionnant, avance-t-il prudemment. Y a-t-il d'autres qualifications que vous recherchez, à part un engagement physique et intellectuel total, ainsi qu'une grande ouverture d'esprit ?

Je plisse à nouveau les yeux de contentement.

-En effet, je cherche quelqu'un qui se satisfera de la paye de misère que le Ministère a bien accepté allouer à mon équipe. La recherche est rarement source de profit, alors je n'ai eu le droit qu'au strict minimum.

-Je vois. Et de quel montant parlons-nous ?

J'attrape une feuille volante qui menace de se faire la malle sur le tapis et la lui tends sans un mot. Il lit rapidement les caractères inscrits et hoche ensuite de la tête avec un léger haussement de sourcil.

-Ceci est la somme qui sera attribuée à chaque assistant, par mois, dis-je comme toute précision. Bien évidemment, vous serez nourris et logés aux frais du Ministère et les transports seront également pris en compte.

-Je comprends mieux.

Ses yeux quittent le papier et je le récupère pour le poser sur un tas de livres branlants. Il ne dit plus rien par la suite et je laisse un petit silence passer. Il me faut un petit moment de réflexion, mais je commence enfin à saisir pourquoi je me sens aussi à l'aise en présence de cet homme.

Peut-être parce que, malgré notre dizaine d'années de différence qu'il n'a pas dû louper, je ne ressens aucun jugement de valeur. Il devrait pourtant y en avoir un, même minime, à l'instar de toutes ces sorcières et sorciers plus âgés que j'ai croisé en entretien cette semaine. Mais je ne vois rien, aucun doute dans ses yeux quant à mes capacités, aucun regard condescendant sur mon bureau bordélique, aucun geste déplacé, rien. Peut-être que je la tiens enfin, ma seconde perle rare.

Nous nous observons encore plusieurs longues secondes, sans que cela n'ait l'air de le mettre mal à l'aise et mon réveil retentit doucement pour m'indiquer qu'il est temps de mettre fin à l'entretien. Je ne bouge cependant pas. Au loin, j'entends une secrétaire passer dans les couloirs et le bruit de ses talons retentit longtemps avant qu'ils ne disparaissent définitivement.

-Bien.

Je me lève de mon siège et le jeune homme fait de même en me regardant éteindre mon horloge de bureau.

-Vous serez informé des résultats de cet entretien d'ici un ou deux jours, dis-je en marchant jusqu'à la porte. J'ai été ravie de vous rencontrer, Monsieur Lupin. Vraiment.

Je lui tends la main et il la serre fermement.

-Si vous voulez un conseil. Soyez prêt à faire votre valise, car nous partons dans deux semaines.

Il ne passe pas à côté de mon petit air amusé et son visage s'éclaire.

-Heureusement que je n'ai la réponse que dans deux jours, alors, me répond-t-il avec une pointe d'amusement.

-En effet. Je dois tout de même finir ces entretiens, pour ne pas que tout ce petit monde ne se soit déplacé pour rien, mais j'ai déjà hâte de travailler avec vous.

Il me gratifie d'un doux sourire qui repousse ma peine le temps d'un instant, mais celui-ci s'efface rapidement.

-Vous… Avez-vous lu mon CV jusqu'au bout, Mlle Tio ? me demande-t-il en semblant se souvenir de quelque chose d'important.

Je fais une moue interrogative et il semble un peu embarrassé.

-J'y indique avoir une… Maladie, qui me contraint à rester isolé plusieurs jours d'affilés.

-Oh. Et, est-ce que cette maladie est contagieuse ?

-Non, en fait…

-Est-ce qu'elle vous cloue au lit plus de deux jours par semaine, chaque semaine ?

-Pas du tout, seulement deux ou trois jours par mois.

-Alors ce n'est pas un problème. Tant que vous me dites que vous êtes apte à travailler et que cela ne ralentit pas les recherches, ce n'est en aucun cas un souci.

-Je vois. Mais je ne vous ai pas encore dit de quoi il s'agit.

-Je n'en ai pas besoin. Nous sommes des adultes, Monsieur Lupin, votre vie privée ne me regarde pas et je vous laisse gérer cela de votre côté pour que ça n'impacte pas l'équipe.

Il semble indécis, comme s'il souhaitait tout de même me le dire, mais il se ravise finalement pour m'adresser de nouveau un léger sourire reconnaissant.

-Très bonne journée, Monsieur Lupin, et à très bientôt.

-La très bonne journée également, Mlle Tio. J'attendrai votre hibou.

Nous échangeons un dernier sourire de connivence et je le regarde disparaître dans le couloir.

.

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-Je te dis que c'est inutile, Remus. Arrête de perdre du temps là-dessus !

En face de moi, le jeune homme se passe une main lasse sur le visage et me regarde avec un air agacé. Malgré l'heure, nous n'avons toujours pas quitté la Grande Bibliothèque de Prague que les rayons du soleil de cette fin de journée colorent d'un orangé doux, et cela se ressent sur notre humeur.

-Nous ne devons écarter aucune piste, me répond mon assistant en tapotant fermement le grimoire posé devant lui. Je n'arrive pas à comprendre ce qui te fait définitivement écarter mon idée. Elle est tout à fait cohérente et, s'il le faut, je l'approfondirais en dehors de mes heures.

Cette fois-ci, c'est à mon tour de m'énerver et je me pince l'arête du nez pour tenter de ne pas exploser. Même si nous essayons de chuchoter, j'aperçois un des bibliothécaires nous faire de gros yeux du haut de son pupitre et je ne voudrais pas recevoir un énième blâme.

-Je te le dis et te le répète, Remus. Les pierres de Sumérythe n'ont rien de magique, ce ne sont que de bêtes cailloux inertes ! Inutile de faire des recherches là-dessus, et encore moins de s'en approvisionner.

-Mais le rituel…

-Le rituel n'est actif que grâce au lanceur de sort. Tout le folklore qui se déroule autour n'est que poudre aux yeux. Ces gars étaient des charlatans qui se donnaient en représentation, ils ne maîtrisaient rien du tout !

Remus s'adosse à sa petite chaise de bois et me regarde en expirant lentement. Cet homme est d'une patience légendaire et je le sais. Il me supporte depuis plus de six mois déjà et jamais il ne s'est plaint de mes sautes d'humeur. J'ai pourtant conscience de le pousser actuellement à bout et je me demande quand est-ce que je vais recevoir son livre à la tronche comme toute réponse. Sans doute jamais, Remus est bien trop respectueux des ouvrages pour faire une chose pareille.

-Bien. J'arrête, comme tu me le demandes. Mais je veux savoir comment tu peux en être aussi sûre. Comment diable fais-tu pour savoir comment le flux fonctionne, alors que, moi-même, je n'ai aucun indice ! Dis-le moi, Alya ! On avancerait tellement plus vite !

Je me renfrogne immédiatement, mais il s'attendait à ma réaction et reste stoïque. Nous revoilà à rabâcher notre éternel sujet de désaccord, comme un vieux couple à la retraite. Cette fois-ci, je ne prends néanmoins plus la peine de répondre. Car oui, je n'ai rien dit. Ni à Yordulh, et encore moins à Remus, je n'ai avoué être capable de ressentir et manipuler aisément la magie environnementale. Nous l'appelons d'ailleurs désormais flux, ou encore oscillations fluctuelle en raison de sa forme.

En vérité, j'ai mis longtemps à discipliner cette magie inconnue que j'ai expérimentée pour la première fois lors de cette compétition inter-école. Cependant, depuis que je suis descendue voir le passeur, elle semble s'agiter en moi et me donne l'impression d'être maîtrisable, tout en possédant un instinct propre que je ne m'explique pas.

Je peux, aujourd'hui, canaliser une partie de cette magie étrange lorsque je me concentre, mais surtout, je peux en ressentir les "nœuds" quand je suis à proximité. C'est-à-dire les points névralgiques qu'emprunte le flux pour se condenser et agir en conséquence.

Tout cela, je le cache à mes assistants car j'en ai peur. J'ai encore du mal à me l'avouer, mais je sais que cette capacité si spéciale est la conséquence directe de ma descente là-bas et l'utiliser me rappelle chaque fois ce que j'y ai perdu.

Avec un peu de retard, je m'aperçois que mes mains se sont remises à trembler et je serre les poings pour le cacher à Remus. Celui-ci est maintenant occupé à refermer ses ouvrages pour aller les reposer sur les étagères et il ne remarque donc rien.

Je me lève à mon tour et finis de débarrasser notre bordel avant que la grosse cloche ne sonne la fermeture de la bibliothèque. Lorsque nous quittons les lieux, nous avons repris notre discussion sur les pierres, mais mon assistant ne fait plus mine de me poser des questions auxquelles je ne veux pas répondre.

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Au bas des longues marches du bâtiment ornementé, s'étend une grande place couverte de marchands ambulants et ceinte par des boutiques vendant des articles de sorcellerie en tous genres. Comme à notre habitude depuis des mois, nous la traversons d'un pas vif sous le soleil bientôt couché. Plusieurs fois, nous esquivons les appels flatteurs des vendeurs d'amulettes assurant le retour de l'être aimé et en profitons pour apprécier l'odeur des brochettes qui cuisent.

-Tu veux que je t'avoue ? dis-je en louchant sur des feuilles de vignes farcies. J'hésite vraiment à en acheter pour ce soir.

-Tu dis ça parce que c'est Yordulh qui cuisine aujourd'hui ? Moi je trouve qu'il a fait des progrès, tu ne trouves pas ?

-Oui, c'est vrai que c'est loin de ce que ça a pu être et que ça tend même à te dépasser. Mais j'ai toujours l'impression de manger de la semelle quand il cuisine de la viande.

-Alors tu me mets dans le même sac ? Moi qui pensais avoir fait bonne impression avec ma soupe de lentille, avant-hier…

Nous échangeons un regard et je lui fais une grimace désolée.

-Je ne vous ai pas embauché pour vos talents culinaires, quand on y pense, dis-je sans cacher mon sarcasme. Mais j'aurais pu m'attendre à ce que l'un d'entre vous sache comment cuire un steak.

Je le vois qui me présente un air las.

-Tu sais bien que j'évite de manger de la vache.

-Oui, oui, je sais. Monsieur se veut défenseur de la gente animale, mais tout de même ! Moi, j'ai parfois envie de manger autre chose que des petits pois et des carottes !

-Pourtant, ça ne te ferait pas de mal, il paraît que ça rend aimable.

J'ouvre la bouche, outrée, et ne manque pas son sourire qu'il cache comme il peut. Je vais pour rétorquer, mais je le vois qui allonge l'allure l'air de rien et je dois trottiner derrière lui en maugréant pour ne pas être semée.

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Je me mords la lèvre pour ne pas pleurer. C'est parfois si dur, si incroyablement difficile d'oublier. De faire comme si tout cela n'avait pas eu lieu. Comme si ma famille n'avait pas disparu, détruite par une simple absence. Irrémédiable et lancinante, une absence silencieuse faisant plus de mal que n'importe quel mot, que n'importe quel reproche parce que je sais que j'aurais dû mourir à sa place. Cela aurait été préférable pour tout le monde.

La fumée de ma cigarette s'élève doucement dans l'air glacial de la nuit et je regarde, sans les voir, mes mains tremblantes et blafardes. Je sais qu'elles ne s'arrêteront de s'agiter qu'une fois le cannabis entièrement consumé et distillé dans mon sang ; alors je lève à nouveau mes doigts à ma bouche et tire sur ma clope.

Devant moi, la ville de Budapest est illuminée de mille feux et le brouhaha des promeneurs nocturnes ricoche sur les stands de noël. Nombreux sont les sorciers à se retrouver sur les places et dans les cafés pour célébrer le réveillon, accompagnés du reste de la populace aussi avinés qu'eux. Yordulh m'a bien proposé de l'accompagner boire un verre, mais j'ai refusé, prétextant un mal de tête. Si seulement.

Je ferme les yeux à la troisième bouffée de cigarette et laisse mon angoisse refluer à mesure que Ses yeux de feu disparaissent lentement de mon esprit. J'entends néanmoins toujours son rire, car c'est la seule chose qui ne disparaît jamais réellement. Parfois, il se confond avec celui de Soneïs et, dans ces moment-là, je dois m'enfermer pour pleurer. Je m'épuise en vains sanglots jusqu'à ce que je me sente entièrement vidée, drainée au plus profond de mon être de ces larmes douloureuses.

Une première cloche sonne, puis une deuxième. Enfin, c'est un concert de clochers qui retentit dans toute la ville en même temps que des éclats de voix montent jusqu'au balcon de notre petit appartement.

-Joyeux noël… dis-je d'une voix cassée.

De mes yeux coule une unique larme et je contemple le quartier de lune qui peine à rivaliser avec les milliers de bougies allumées dans la capitale hongroise.

-Alors c'est là que tu te trouves.

Je sursaute violemment lorsque la voix de Remus se fait entendre et qu'il se glisse sur le balconnet. J'ai pourtant fait attention de me tenir dans le coin le moins visible depuis le salon et me suis assurée que mes deux assistants soient partis sillonner les rues.

-Tu fumes ? me demande-t-il immédiatement en me voyant écraser fébrilement ma cigarette dans un cendrier de poche.

Je n'ai pas le temps de faire disparaître l'odeur d'herbe, qu'il plisse le nez et fronce les sourcils.

-Pas sûr que tu ne fumes que du tabac, je me trompe ?

D'un geste brusque, je fais disparaître mon cendrier dans ma poche et souffle ma fumée au loin, puis, il est à mes côtés. Son regard est clairement dépréciateur, mais il ne dit rien de plus et s'accoude à son tour à la rambarde. Il jette un œil à mes mains et je remarque tout de suite son air interrogateur.

-Tu m'expliques ? me demande-t-il au bout d'une petite minute silencieuse.

-Non, je rétorque d'une voix rauque.

Je l'entends soupirer, mais mes yeux restent fixés sur les toits de la ville d'où montent des chants catholiques repris en cœur. Un long moment passe ainsi, mais Remus ne fais pas mine de bouger. Le froid est plus prégnant de minute en minute, comme en témoigne la buée qui se forme devant notre bouche, et aucun de nous ne se décide à parler

Usée et à bout de nerf, je quitte la rambarde contre laquelle j'étais accoudée et rentre dans le salon pour aller m'affaler dans mon lit qui m'accueille de ses bras aimants.

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Il est là. Étalé devant moi comme le ventre ouvert d'une charogne grouillante dont je ne peux détourner les yeux. Je crois que Yordhul perçoit mon malaise, car il fait passer son regard étonné entre moi et le lourd grimoire ouvert sur la table. Autour de nous, le bruissement des pages tournées par la centaine de lecteurs éparpillés dans la bibliothèque font bourdonner mes oreilles.

Remus lève finalement le nez de son parchemin en entendant mon assistant m'appeler à plusieurs reprises. Pourtant, rien ne saurait me faire sortir de cette torpeur poisse qui glace ma colonne et crispe mes épaules. Un mouvement de cape en périphérie de ma vision me fait tourner la tête avec brusquerie, mais ce n'est qu'un petit sorcier noueux passant dans les allées.

Lorsque mes yeux se posent à nouveau sur le cercle peint à l'encre noire à même l'épais grimoire, je ne peux réprimer un haut-le-cœur. Je me lève de ma chaise en la faisant méchamment grincer sur le marbre et esquisse quelques pas vers le fond de la monumentale bibliothèque. Mes doigts fébriles sortent le paquet de tabac que je garde dans la poche de ma robe et mes pas me mènent rapidement vers les étages du bâtiment.

Il me faut plusieurs tours et détours pour trouver un balconnet caché derrière les tentures et je m'y glisse en haletant un air glacé qui m'agresse immédiatement la gorge. Mes doigts tremblants sortent une première feuille de cigarette, puis une seconde. Avec fébrilité, je colle les deux fins morceaux de papier ensemble et sors du tabac pour le répartir dessus. Les morceaux séchés glissent de mes doigts et tombent en pluie sur le marbre blanc ; ils accompagnent mes larmes dont les éclats viennent se répandre sur mes phalanges tremblantes.

Un premier sanglot me transperce. Il broie mon cœur et arrache une énième partie de mon être qui disparaît dans l'air glacial. Je ne flanche pas, pas encore. Je laisse mes mains ajouter mécaniquement la marijuana au tabac, avant de rouler le tout et de lécher la colle du papier.

-Alya, est-ce que ça va ?

Remus s'est glissé près de moi et me regarde sortir mon briquet pour allumer ma cigarette. Mes mains tressautent avec force et je dois m'y reprendre à plusieurs reprises avant de pouvoir tirer une première bouffée. Enfin, une fumée blanche s'élève devant moi et j'expire longuement en fermant les yeux.

Plusieurs longues secondes silencieuses passent et je colle enfin mon dos au mur derrière moi. Je sens ensuite la main de mon assistant se poser doucement sur mon épaule et j'ouvre brusquement les paupières lorsqu'il me prend ma cigarette des mains.

-Rends-moi ça ! dis-je d'une voix rauque qui ne me ressemble pas.

Il me regarde avec désapprobation, mais je m'en contrefiche et je tente de récupérer mon bien en tendant la main vers lui.

-Il faut que tu m'expliques, se justifie-t-il d'une voix dure en esquivant mes gestes malhabiles. Est-ce que le Ministère sait qu'il finance la drogue de son employée ?

-Rends-moi ça, Remus, je répète sans le regarder dans les yeux.

-Depuis quand tu fumes ?

-Ça ne te regarde pas, fous-moi la paix maintenant !

Il a un sourire triste et pose le joint sur la rambarde derrière lui. Celui-ci continue de faire voleter sa fumée claire qui se délite rapidement dans le gris perle de ce ciel de février. Mes nerfs lâchent à cet instant et Remus me rattrape lorsque mes jambes se mettent à flageoler dangereusement.

Nous tombons tous les deux sur le sol et mes larmes deviennent alors intarissables, mes sanglots me secouent encore et encore tandis que mon assistant me serre fort dans ses bras. Les minutes s'enroulent autour de nous, se remplissent de ma douleur et de ma peine pour ensuite s'effacer définitivement. Je ne les regarde pas partir, je n'en ai plus la force et je laisse le monde rouler autour de nous sans nous effleurer de ses doigts parcheminés.

Une fois mes pleurs taris, Remus tourne son regard vers mon visage blafard et mes yeux rougis. Je sens ses paumes tenter de réchauffer mes épaules refroidies, mais mes frissons ne cessent pas et il m'incite doucement à me relever. Nous marchons ensuite vers une salle vide, remplie de vieux livres volumineux. Il m'assoit sur une banquette, retire sa cape et me la pose sur les épaules. Puis, il vient se mettre à mes côtés et un silence apaisant nous entoure progressivement.

Très loin d'ici, des cloches sonnent, des marchands se hèlent sur les places et des voitures moldues klaxonnent dans les artères. Ces sons peinent à venir jusqu'à nous, ils essayent de se glisser entre les pages des livres, se fondre dans la laine des tapis persans, mais rien ne parviendrait à perturber cette hébétude qui me tient éveillée. Un moment, je vois le pâle soleil d'hiver déverser ses rayons sur le sol et rayer le parquet de ses grains dorés, il disparaît néanmoins très vite.

-J'ai perdu ma sœur.

Ma voix est un souffle perdu, vite envolé, presque imperceptible. Remus resserre ses doigts sur mes épaules mais ne dit rien de plus. Il me laisse me mordre la lèvre, lutter contre la douleur qui roule sur moi, tel le ressac de cette mer dans laquelle je tente de ne pas me noyer.

-Je l'aimais tellement…

Une larme perle à nouveau et ma voix se brise.

-Mais je n'ai pas été là. Je m'en voudrais éternellement.

Je sens ses mains chaudes glisser sur mon cou et il me force à poser ma tête sur son épaule. Son odeur emplit mes poumons, c'est si étrange. Comme si le monde des vivants tentait de reprendre une place dans mon esprit hanté via ces effluves d'homme et cette chaleur bienfaitrice qu'il me dispense. Étrangement, j'ai l'impression d'ouvrir peu à peu les yeux sur mon environnement, d'envisager à nouveau les couleurs multiples de ces milliers de livres alignés autour de nous.

-La culpabilité est un sentiment humain, me répondit-il d'une voix à peine audible. Il ne faut pas en avoir peur.

Je respire une longue goulée qui me vide de mes forces et ferme les yeux en me blottissant davantage.

-Tu ne sais pas. Personne ne sait. J'étais prête à mourir pour qu'elle nous revienne, j'étais prête à tout…

Ma voix se brise et, au fond de moi, la cicatrice se rouvre, aussi vive et acérée qu'au premier jour.

-La guerre ne m'a rien épargné, Alya. Pour mon plus grand malheur, j'ai conscience de la douleur qui est la tienne et je ne veux que t'aider. J'aimerais que tu comprennes, que tu saches que l'on peut apprendre à vivre avec. C'est incroyablement éprouvant, mais c'est la seule façon de réussir à faire son deuil.

-Je n'y arrive pas... J'ai essayé, oui. De toutes mes forces j'ai essayé de l'oublier. Mais elle est toujours là, elle me hante et m'obsède… Parfois je voudrais que tout s'arrête, Remus, mais la mort ne veut plus de moi. Peu importe ce que je fais, elle me rejette à chaque fois. Je ne sais plus quoi faire.

Je sens ses bras s'enrouler un peu plus autour de moi, nos corps se raccrocher l'un à l'autre, nos doigts se mêler parce qu'il veut me sauver. Il veut me hisser définitivement auprès de lui et faire taire ma détresse. J'aimerais louer ses efforts et les repousser tout autant. Après tout, qui est-il pour imaginer réussir là où mon amant précédent a échoué ? Il était comme lui, plein de bonnes intentions, mais personne ne devrait avoir à porter ses propres douleurs en plus de celles des autres. C'est là un fardeau trop dangereux quand on y pense.

-La vie à beaucoup plus à t'apporter, me souffle-t-il. Et les vivants aussi. Tu ne pourras jamais oublier la sœur que tu as perdue, et il ne le faut pas, car tu dois continuer d'honorer sa mémoire.

Je sens ses doigts caresser doucement mes tempes et faire refluer ma douleur, tel le chevalier de plate luttant pied à pied face au dragon.

-Mais avec le temps, continue-t-il. Tu verras que ceux que tu rencontreras réussiront à prendre une place assez importante pour que tu puisses espérer combler son absence. Moi-même, j'essaye désespérément de me raccrocher à ce monde pour ne pas oublier que je dois avancer envers et contre tous. Je ne t'ai jamais remercié d'ailleurs.

Il baisse ses yeux vers moi et son sourire se fait bienveillant.

-Me remercier ? je demande en sortant de ma torpeur.

-Tu m'as permis de me sentir à nouveau utile alors que je traversais une période assez difficile. Je ne pensais pas être embauché quand je suis arrivé en retard à ton entretien et, sans toi, ma vie serait bien plus sombre à l'heure actuelle, tu peux me croire… Alors merci.

Je ne réponds rien car je n'y arrive pas. Je voudrais hurler, l'implorer de ne rien en faire et lui dire que je ne mérite ni compassion ni remerciement. Oui, rien de tout cela, pour la simple et bonne raison que je suis une menteuse. Une nécromancienne maudite et une sorcière déchue qui traîne dans son sillage un Dieu aux desseins abjects.

Tout cela, il ne le sait pas et il m'enserre davantage en me laissant croire, le temps d'un instant, que je mérite sa bonté.

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Sur le quai de la gare, la fumée âcre envahit nos poumons, elle se glisse dans nos cheveux et imprègne nos vêtements. Je vois Yordulh regarder pour la millième fois sa montre et monter en vitesse dans le wagon pour déposer ses lourdes valises.

Remus, pour sa part, est resté sur le quai près de moi. Il n'a pas décroché un mot de tout le trajet que nous avons effectués pour parvenir jusqu'à la gare sorcière de Budapest, mais je ne lui en veux pas. Moi-même, j'ai laissé Yordulh faire la conversation sans réussir à esquisser autre chose que de vagues hochements de tête comme toute réponse.

Mon ami se tourne finalement vers moi et je le vois inspirer très profondément pour réussir à me présenter un triste sourire. Je fais de même et sens mes yeux se piquer de larme sans que la fumée n'y soit pour quelque chose. Des passagers vont et viennent autour de nous mais nous ne disons toujours rien.

-Bon et bien… je commence en enfonçant mes mains dans les poches de mon épais manteau.

-Oui, me répond-t-il en regardant sa valise posée à ses pieds.

-Faites bonne route.

-Ce n'est que deux heures jusqu'à Paris. Puis encore deux jusqu'à Londres. Je lirais le livre que tu m'as offert.

Je hoche de la tête et essaye de sourire. Ce n'est guère concluant.

-Tu…

-Oui ?

Je grimace alors que mille pensées m'assaillent. Il y a tant à dire, chaque phrase que je souhaiterais prononcer est si lourde, si pleine de douleur et de reconnaissance contenue que j'ai l'impression de crouler sous elles.

-Merci, dis-je finalement alors que le sifflement du train retentit. Je… Merci de m'avoir sauvé.

Je vois son regard se troubler et son pauvre sourire s'affaisser. Pourtant, je continue parce que je sais que si je ne le fais pas maintenant, je n'y arriverais plus jamais.

-Je te serais éternellement reconnaissante… dis-je en sentant déjà sa présence me manquer. Pour tout ce que tu as fait. Sans toi, je serais morte, intérieurement. Sans toi, il n'y aurait plus rien...

Je m'arrête là et vois le contrôleur faire signe à tout le monde de monter en voiture. Remus s'en aperçoit et il tourne des yeux pressés vers moi.

-Je serais toujours là quand tu en auras besoin, me dit-il en attrapant sa lourde valise. Viens là.

Il m'attrape d'une main et me serre avec force.

-N'oublie pas que tu mérites d'être heureuse, d'accord ? En te suivant jusqu'ici, j'ai quitté mon pays et j'y ai découvert une amie. C'est à moi de te remercier pour tout. Maintenant nous allons devoir tracer notre chemin chacun de notre côté et tu devras m'écrire si ça ne va pas, tu veux bien ?

Il me relâche et j'acquiesce en sachant que je n'en ferai rien. Porter son passé à bout de bras est bien trop difficile pour réussir à le mettre sur parchemin sans que cela vous affecte. Remus me fait un dernier geste de la main et saute dans son wagon en accompagnant Yordulh pour me dire au-revoir. Je les regarde quitter la gare en agitant mon bras jusqu'à ce que le train ait disparu et le laisse enfin retomber.

Au sein de la gare, les familles quittent peu à peu les lieux, leurs discussions résonnent joyeusement sous les arches en même temps que la fumée disparaît dans le ciel. Le soleil froid tape dans mon dos et la chape de ma solitude s'abat sur mes épaules en me tirant une grimace. D'un geste mécanique, j'attrape mon paquet de tabac dans ma poche, ainsi que mes feuilles. Je sors ensuite la petite boîte contenant mon cannabis et l'ouvre en sentant l'odeur caractéristique envahir mes narines. Enfin, je fais quelques pas et jette le tout dans la poubelle la plus proche.

Avec une grande inspiration, je lève mon visage vers les rayons blafard et laisse la brise jouer avec mes mèches de cheveux. Puis, je quitte la gare d'un bon pas et m'enfonce dans les rues animées de la capitale hongroise.

FIN

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Ok, j'ai menti !

En fait, cette histoire n'est pas la première que j'ai rédigé mais la seconde. La première est en réalité la suite de celle-ci, plusieurs années plus tard, lorsque Alya retourne à Poudlard pour y enseigner. Elle y retrouve d'ailleurs notre cher Lupin car ça commence durant le troisième tome de Harry Potter.

Je vais commencer à la poster dès jeudi je pense. Il faudra bien évidemment être vachement indulgent.e.s parce que l'écriture ne sera sans doute pas aussi fluide et le récit sans doute pas aussi dynamique ^^' Le fil rouge de cette histoire sera le même : la magie (et les frères Weasley ! Vous comprendrez ^^)

Bref, si la suite vous intéresse, je vous dis à bientôt et encore merci de m'avoir lu, c'est toujours un grand plaisir XD