J'avais eu bien plus besoin de vacances que ce que j'avais voulu admettre. Nous avions beaucoup discuté avec mon père de l'état de Poudlard - que je n'avais pas réellement mentionné dans mes lettres les plus récentes, et mes journées étaient agréablement ponctuées par l'échange de lettres que nous avions avec Lilith. La distance rendait nos échanges à la fois plus froids - je n'avais plus sa voix particulièrement posée, ses sourires amusés ou - parfois satisfaits, ni ses yeux curieux - ou d'autres fois perçants, mais, paradoxalement, passer par l'écrit rendaient nos échanges également moins pudiques et me donnaient l'impression que nous nous rapprochions différemment.

Mon père avait pris des congés particuliers du Ministère pour ces vacances. Ce matin, nous avions majoritairement discuté de la situation des Deuxièmes Années - dont il m'avait pressé de faire remonter l'information aux professeurs qui, selon lui, devaient déjà se douter de quelque chose ; il était pour lui inenvisageable que l'état de la promotion ne se reflète pas sur leurs notes. Vu la manière dont notre dernière réunion avec les professeurs s'était déroulée, cela me semblait également être une évidence.

Il avait cependant semblé satisfait de la manière dont nous avions essayé de gérer la situation - modifier nos rondes avaient été une bonne idée selon lui car cela avait dû permettre d'instaurer un semblant de cadre ; il y avait des façons dont on ne pouvait pas se comporter à Poudlard ou face à des préfets, mais mon père m'avait également indiqué que cela risquait de déplacer les comportements problématiques des Deuxièmes Années dans d'autres endroits et lieux – voir de les faire changer de mode d'expression. Il avait également été très clair sur le fait qu'il serait peut-être impossible de percer leur bulle à notre niveau et que nous devrions plutôt nous préparer à agir rapidement lorsque quelqu'un percera la bulle de l'intérieur avant que la brèche ne se referme ; ce qui était pour lui le scénario le plus probable.

Je ne m'étais cependant pas attendue à ce que notre conversation prenne un tout autre tournant en fin de matinée, alors que nous étions installés dans la cuisine.

- Est-ce qu'il y a autre chose dont tu aimerais me parler ? demanda soudainement mon père.

Je relevai les yeux, quelque peu anxieuse ; ce genre de question n'était jamais anodin.

- Peut-être quelque chose qui a un rapport avec ton grand sourire dès que Libellule te rapporte une lettre ? Ce qu'elle a l'air de faire régulièrement ces derniers jours…

- Mhm… euh… C'est juste Alice qui m'envoie des choses qu'elle a lu sur les participants de la course cette année et d'autres… lettres que je reçois de temps en temps.

- Lorsqu'Alice t'envoie un hibou, tu lis la lettre directement dans le salon. Tu ne files pas dans ta chambre avec un grand sourire comme tu le fais avec ces « autres lettres ». Je suis ton père, Eyrin, ajouta-t-il devant mon regard surpris, je remarque ce genre de choses. Mais de toute évidence, tu ne souhaites pas m'en parler donc je n'insisterai pas. Tu pourras m'en parler quand tu en auras envie. Tu sais que tu peux tout me dire, pas vrai ?

J'acquiesçai mécaniquement. Il se retourna pour broyer les grains de café - les suédois avaient vraiment un soucis avec cette chose immonde qui retournait l'estomac, et le bruit m'enleva un instant à mes réflexions. J'eus l'envie soudaine de tout lui partager sans vraiment réfléchir, comme j'en avais normalement l'habitude, même s'il ne m'entendrait probablement pas avec tout ce bruit. Et puis, depuis que nous avions pu en parler avec Alice, une partie de moi avait envie de le crier sous tous les toits. C'était assez absurde.

Pour autant, lorsque le café fut enfin moulu, l'idée-même resta étrangement terrifiante et mon estomac n'eut pas besoin d'ingérer la caféine de mon père pour être complètement retourné.

- Ce n'est pas que je n'ai pas envie de t'en parler, c'est juste que je ne sais pas trop comment le faire, avouai-je après m'être raclé la gorge.

Mon père finit de préparer son café dans un enchaînement de gestes étranges, comme à chaque fois, et se tourna vers moi. Il posa la cafetière sur la table avant de planter ses yeux dans les miens. C'était l'heure des grandes discussions.

- Peut-être que tu peux commencer par me dire comment elle s'appelle.

Mon cœur rata un battement et je déglutis ; j'allais finir par croire être réellement transparente aux yeux de tout le monde. C'était particulièrement gênant.

- Eyrin, tu réalises qu'il y a d'autres gens qui partagent le même espace de vie que toi, pas vrai ? continua mon père. Quand Libellule ou une autre chouette ramène du courrier et que je le récupère pour te le donner ou te le laisser avant de partir au travail, je vois certaines enveloppes. Notamment celles qui portent ton nom et dont l'écriture est particulièrement féminine et soignée. Ce n'est certainement ni Alice ni Emily qui calligraphient leurs enveloppes. Les mêmes enveloppes qui te font sourire et rougir ?

- Ca, c'est sexiste papa. Peter a une écriture très soignée.

Visiblement, j'amusais beaucoup mon père.

- Tu as raison, sourit-il, mais je ne pense pas que ce soit ton collègue préfet qui t'envoie ces lettres.

- Non…

- Eh bien, saches que lorsque tu seras prête à m'en parler, je serai très curieux d'en apprendre plus.

J'acquiesçai et il s'en alla récupérer quelques biscuits et son yaourt blanc. Je jouais nerveusement avec la anse de ma tasse tandis que sa tête était toujours dans le frigo.

- Lilith. C'est… Mhm… son prénom. Tu as dit que je pouvais commencer par te dire comment elle s'appelait, ajoutai-je rapidement.

- Lilith ? répéta-t-il en se retournant. Elle est de la même année que toi ?

- Oui, pourquoi ?

Il sembla réfléchir un instant avant d'écarquiller les yeux. Mon père referma la porte du frigo, yaourt en main, et se réinstalla face à moi.

- Lilith Parker ?

- Comment est-ce que tu…

- Eh bien, il n'y a pas beaucoup de Lilith, tu sais, et ça correspond à peu près en terme d'âge, répondit-il avant de partir brusquement dans un grand éclat de rire.

Il me laissait complètement sidérée à rire dans ce genre de situation, je ne comprenais pas bien ce qu'il se passait. Peut-être devrais-je m'inquiéter de cette soudaine crise de rire. Après tout, certaines maladies pouvaient se déclencher à son âge. Enfin, j'avais cru comprendre.

- Quoi ? Papa ? Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

Mon père s'arrêta de rire mais garda une tête particulièrement amusée qui donnait l'impression qu'il riait toujours.

- Oh non, répondit-il en pressant le café, c'est juste que je viens de réaliser que ma fille avait des goûts très sophistiqués.

- Ce n'est pas drôle, répliquai-je.

Ce n'eut pas l'effet escompté. Il continuait de sourire - ces mêmes sourires qui disaient qu'il riait intérieurement, et je soupirai ; il n'y avait vraiment rien de drôle dans cette histoire.

- Ce n'est objectivement pas drôle, papa.

- Je suis vraiment très curieux de savoir comment ma fille a fini avec la fille Parker. Tu sais, reprit-il en se servant une tasse, je l'ai rencontrée une fois… Elle devait avoir 14 ans, quelque chose comme ça. C'était avant la Guerre, en tout cas.

- Tu as rencontré Lilith ? répétai-je, ahurie.

- À un gala, oui, répondit-il en ouvrant son yaourt comme si ce n'était pas grand-chose. J'ai aussi eu directement affaire avec Adam Parker sur les questions territoriales lapones il y a quelques années. Les Parker sont impitoyables lorsqu'il s'agit d'avoir ce qu'ils veulent. Ce ne sont jamais des rencontres très agréables. En tout cas, ils doivent les entrainer très tôt parce qu'à son jeune âge, elle était déjà plus à l'aise que ton père dans ce genre d'évènements. Et ça fait 20 ans que je travaille dans la Coopération Magique Internationale, ajouta-t-il en avalant une cuillère de son yaourt.

C'était des plus étrange d'entendre quelqu'un qui ne soit pas Lilith parler des Parker. Je ne doutais pas de ce qu'elle m'avait dit sur sa famille, et certains élèves à Poudlard semblaient toujours en parler de manière très respectueuse, mais que mon père lui-même en ait entendu parler ; voir même qu'il semblait effectivement donner un certain prestige à cette famille, était assez surréaliste. La société sorcière, même internationale, était petite mais... tout de même. Je commençai doucement à réaliser ce que le nom signifiait réellement et j'eus une sensation de vertige.

- Qu'est-ce que les Parker faisaient en Suède ? demandai-je en attrapant un des biscuits qu'il avait ramené.

- Je vais te répondre, ma chérie, mais après je veux vraiment savoir comment c'est arrivé. Ma fille avec la fille Parker ? Je veux tout savoir, s'amusa-t-il avant de se reprendre. Les Parker craignaient que notre façon de gérer le problème des Centaures allait donner des idées à d'autres Ministères et préféraient que nous soyons plus discrets dans nos affaires. Notre Directeur a fini par leur donner raison.

- Donc ils ont juste à venir, dire ce qu'ils veulent, et ça y est, ils obtiennent gain de cause ? demandai-je, la voix bien plus empreinte de colère qu'elle n'aurait dû l'être.

- C'est un peu plus complexe que ça, mais j'imagine que tu devrais le savoir mieux que moi, étant donné que tu sors avec leur fille. Ah. Je n'en reviens toujours pas, reprit-il en riant à nouveau.

- Nièce, corrigeai-je alors qu'il se calmait enfin.

- Quoi ?

- C'est leur nièce. Lilith a perdu ses deux parents.

- Oh, oui. C'est vrai. L'accident de transplanage. J'avais oublié, continua-t-il en secouant la tête. À l'époque, ça avait fait grand bruit dans le microcosme de la Coopération Magique Internationale pourtant.

- Pourquoi ?

- C'était deux grands noms qu'il était difficile de pas connaître dans ce milieu et puis ce genre d'accident est quand même assez rare, tu sais, en tout cas il est rare que les accidents de transplanage soient mortels dans un état de sobriété. Alors deux morts en un seul transplanage ? Un couple qui laissait des enfants orphelins derrière lui ? C'était quelque chose, à l'époque. Puis, tu sais, ça effraie toujours les gens de se rappeler que des choses qu'ils font au quotidien peuvent être porteuses d'un certain risque. Et quand ils sont effrayés, les gens discutent beaucoup. Aussi, il y a eu une enquête à l'époque, si je me souviens bien, ce qui n'a pas aidé à taire les discussions sur le sujet.

- Une enquête ? Pourquoi ? Tu te souviens de ce que ça avait donné ?

- Je me souviens vaguement que leur Elfe de Maison avait avoué avoir entendu le couple se disputer. Le père aurait tenté de retenir la mère alors qu'elle allait transplaner pour mettre fin à la dispute. Il y a eu quelques débats dans la communauté quant à la classification d' « accident domestique ». Tu sais, les diplomates adorent ce genre d'histoires. Certains pensaient qu'il aurait fallu reconnaître la responsabilité du père, les Moldus ont à ce sujet un concept assez intéressant d'« homicide involontaire », et les diplomates se sont amusés à en débattre dans les cocktails et à faire des parallèles avec les relations intercommunautés magiques qui avaient cours à l'époque. Je ne me souviens pas de grand-chose d'autre.

Je trempai un nouveau biscuit dans mon thé, quelque peu sonnée. Peut-être était-ce Mr. Kristof qui avait été témoin de la scène - ce qui avait dû participer à l'attachement qu'il semblait porter à Lilith et son frère. Je ne pus m'empêcher de me demander à propos de quoi ses parents s'étaient disputés.

- Je me souviens par contre, commença mon père soudainement bien trop sérieux, que tout est une question de préservation du patrimoine et du sang avec les Parker.

Je déglutis et détournai le regard, sentant clairement le vent tourner. L'attitude de mon père changea effectivement alors qu'il réfléchit. Il finit par poser ses yeux sur moi - en tout cas, j'avais l'impression de sentir le poids de son regard, et je n'osai pas avaler le biscuit. Je n'avais plus très faim. Il était évident qu'il savait ; et qu'il savait que je savais. Mon cœur reprit de plus belle et j'eus soudainement chaud.

- Maintenant que j'y pense, dit-il enfin d'une voix difficilement reconnaissable, je suis pratiquement sûr qu'au-delà de l'art de se mouvoir en société, le mariage arrangé est également une pratique qui se transmet de générations en générations dans ce genre de famille.

- Papa…, soupirai-je.

- Je ne veux pas que tu te fasses du mal, Eyrin.

- Je l'apprécies vraiment papa, je ne veux pas… Je veux juste être avec elle, c'est tout.

- Tu l'apprécies maintenant, tu tombes amoureuse ensuite, puis tu as le cœur brisé quand elle devra…

- Papa, s'il te plaît… Je suis juste bien avec elle, c'est tout. Pourquoi est-ce que tout le monde a toujours besoin de tout complexifier ?

- Je suis ton père, Eyrin. Tu ne peux pas me demander d'être d'accord avec cette… situation.

- Parce que tu crois peut-être que je suis d'accord avec cette situation ? Ce qu'ils lui font subir est franchement dégueulasse. Tout ce que je te demande, c'est de respecter mon choix.

- Tu réalises que nous ne parlons pas du tout de la même situation, pas vrai ?

Bien évidemment que nous ne parlions pas du tout de la même situation, parce que personne n'en avait quoique ce soit à faire de Lilith ; comme si la situation la plus grave était celle dans laquelle j'étais, et pas celle dans laquelle elle était prise. Je n'avais jamais ressenti ce genre de sensations envers mon père et fut déçue qu'il réagisse comme cela. Il était capable d'avoir toutes les belles paroles du monde sur Poudlard et nos professeurs, sur le fait qu'il ne fallait pas juger les personnes parce que nous ne connaissions pas réellement leur vécu, les ressources ou les choix qu'ils avaient alors à disposition, mais quand il s'agissait de voir cette situation dans son entièreté sans prendre automatiquement le parti de sa fille, il n'y avait plus personne.

Je soupirai et abandonnai soudainement ma tasse encore chaude sur la table de la cuisine avant de prendre la direction de ma chambre.

- Eyrin, il faut vraiment que tu arrêtes de fuir la discussion dès que tu es en colère, fit la voix de mon père alors que je montais les escaliers.