5 septembre 1507 : pendant les jours qui suivirent, je continuais mon apprentissage du chamanisme auprès de Kalinago. Celui-ci semblait impatient, comme s'il attendait un évènement important, mais j'étais bien incapable de deviner lequel. Sa fille, Aichi, se joignait parfois à nous pour les leçons, mais uniquement lorsque celles-ci avaient lieu près du village, jamais lorsqu'il fallait s'en éloigner. J'en déduisis qu'elle ne savait pas encore se changer en oiseau, et ne pouvait donc pas nous suivre à travers l'île. J'hésitais un moment à lui proposer un balai, avant de repousser cette idée : elle était vraiment très jeune pour commencer à voler, et son père avait peut-être de bonnes raisons de ne pas la laisser partir trop loin du village.

L'une de ces raisons devait être la menace formée par Ovando et les colons. Cette menace, qui était restée vague tout l'été, se fit tout à coup plus proche lors de l'une de nos expéditions. Nous parcourions l'île comme à l'accoutumée, faisant halte dans certains villages pour nous reposer et commercer. Cependant, à la place du regroupement habituel de huttes, nous ne découvrîmes que des cendres.

Je survolais l'ensemble du périmètre pour m'en assurer, mais les traces ne laissaient aucun doute : tout cela était l'œuvre des colons. Je me posais sur ce qui restait de la place centrale, accompagné d'un Kalinago qui reprit sa forme humaine, et balaya la désolation d'un œil triste. Traversant les débris d'une hutte, je posais la main sur son épaule et murmurais :

« Je suis désolé. »

Le chaman avait repris son air grave, distant, celui qu'il affichait lors de nos premières rencontres. Il s'assit sur un rocher au milieu des décombres, sans rien dire. Nous restâmes côte à côte, silencieux, pendant un moment, avant qu'il ne reprenne la parole.

Il me parla tout d'abord des premiers contacts avec les Européens, quinze ans plus tôt, et de la confusion qui avait frappé son peuple. Qui étaient ces gens à la peau claire, venus de l'Est dans des navires aux voiles blanches évoquant des cygnes géants ?

Je connaissais déjà ce récit, mais ne l'interrompit pas, l'instant était trop solennel. Kalinago raconta ensuite comment les Espagnols cherchèrent à dominer l'île et à accaparer ses richesses. Comment les Arawaks commencèrent par se révolter, avant de fuir. Le chaman et les siens s'éloignèrent des colonies et, comme beaucoup d'autres sur Hispaniola, se replièrent dans des villages protégés par des barrières magiques.

« Voilà pourquoi, continua le chaman, tu ne peux pas venir plus près de nos huttes. Mon pouvoir empêche tout Européen de s'approcher. »

Son pouvoir, je le craignais, risquait de ne pas protéger grand-chose si Ovando s'en mêlait, mais je me retins de répliquer pour le laisser terminer.

Une fois leur peuple en sécurité, Kalinago et les autres sorciers indigènes avaient mené une révolte contre les Espagnols. Christophe Colomb et ses frères, pris au dépourvu, furent dépassés par les évènements.

« C'est alors que ce nouveau gouverneur est arrivé, conclut le chaman. Mes frères sont tombés l'un après l'autre devant lui, et nous avons dû fuir les combats. Aujourd'hui nous ne sommes plus assez nombreux pour lutter. »

Ainsi, les sorciers indigènes avaient essayé de combattre les Espagnols… Et ils avaient échoué. Leurs pouvoirs étaient bel et bien inférieurs aux nôtres. J'étais partagé entre la compassion, mais aussi une pointe de colère. Kalinago savait, depuis le début, que les mines de la Cibao étaient protégées par un sorcier. Il connaissait le danger… Et il ne m'avait rien dit. Pourquoi ? Je posais la question aussi calmement que possible, ne laissant percer qu'un léger tremblement dans ma voix.

La façon coupable dont il détourne les yeux suffit pour que je comprenne. Il s'était servi de nous, nous avait mis en danger mes amis et moi, dans l'espoir que nous le débarrassions de son ennemi.

J'étais furieux, non seulement contre lui, mais aussi contre ma propre stupidité. Bien sûr, il ne m'avait pas fait confiance aveuglément, il m'avait mis à l'épreuve. Après tout, j'étais un Blanc. Mais en me testant, il m'avait fait courir des risques énormes. Malgré ces deux derniers mois que nous venions de passer ensemble, malgré le début de complicité qui commençait à nous rapprocher, je me rendais compte, une fois de plus, que la situation me dépassait.

Kalinago se secoua et se releva. Ce simple mouvement me ramena à la réalité, aux ruines du village Arawak, et ma colère se dissipa légèrement.

« Viens, me dit-il, je voudrais te montrer quelque chose. »