10 septembre 1507 : après l'épisode du village détruit, Kalinago me conduisit de nouveau sur la côte, où nous fûmes rejoints par Aichi. Là, le chaman et sa fille passèrent des heures à scruter l'horizon… Horizon qui resta vide. Lorsque la nuit tomba, ils quittèrent leur poste d'observation, mais revinrent au petit matin.
Je n'étais pas franchement très heureux qu'ils me réveillent de si bonne heure, surtout pour le simple plaisir de contempler un océan vide. Passé les premières heures, lorsqu'il devint clair que l'attente allait encore se prolonger, je sortis un grimoire et commençais à lire. Et lorsque j'en eu assez de lire, je m'installais pour une petite sieste. Les autres me préviendraient bien s'il se passait quelque chose d'intéressant.
Et pour avoir campé sur la côte depuis des mois maintenant, je ne voyais vraiment pas ce que les Indiens attendaient. La journée passa d'ailleurs sans aucun incident. Ainsi que celle d'après. Et la suivante.
Kalinago et Aichi scrutaient l'horizon, enthousiastes, avec la patience que seuls possèdent les peuples qui n'ont pas encore appris que « le temps, c'est de l'argent ». J'avais bien essayé de demander ce qu'ils attendaient comme ça, toute la journée, mais leurs réponses ne m'éclairaient pas beaucoup. Nous attendions « le jour du retour », jour où les « Ichyanagos » reviendraient, le « jour des rituels ».
Qu'était donc un Ichyanago ? Je me posais la même question. Des explications d'Aichi et Kalinago, j'avais compris qu'ils étaient gros, vivaient dans l'océan, et qu'on ne les voyait que ce fameux « jour des rituels ». Des baleines, en somme ? Je me rappelais de cet énorme monstre marin… Peut-être que ces animaux migraient périodiquement vers Hispaniola ? Mais quel rapport avec le mystérieux « jour des rituels » ?
Lassé de ces questions sans réponses, je résolus de passer le temps en lisant et en exerçant ma magie, en attendant d'apercevoir ces fameuses créatures. J'aurais aimé que l'on s'attaque aux problèmes les plus urgents, c'est-à-dire les dangers encourus par les Arawaks, mais le « jour des rituels » semblait trop important pour que le chaman puisse penser à autre chose. Ovando et ses colons resserraient chaque jour leur emprise sur l'île, mais les Indiens n'avaient pas l'air de s'en occuper plus que cela. Ne se rendaient-ils pas compte des risques ? Kalinago croyait-il vraiment son peuple à l'abri, protégé par son maigre sortilège « repousse-Européens » ? Quoiqu'il en soit, il restait à son poste d'observation, et rien ne pouvait l'en distraire.
Pendant que les autres gardaient les yeux fixés sur la mer, je réfléchissais donc, seul, à un moyen de mettre les Indiens à l'abri. L'un de mes grimoires sur les protections magiques me donna une piste intéressante : le sortilège du « Gardien du Secret ».
Ce sort permettait de rendre un lieu entier invisible et inaccessible, hors d'atteinte de toute personne non autorisée par son « Gardien ». En général, ces lieux consistaient en une simple maison, parfois un domaine un peu plus large, mais avec assez de temps, il serait possible d'élargir la protection à un pan entier de l'île. Une sorte de réserve, de sanctuaire isolé du reste du monde, assez grand pour abriter les quelques milliers d'Indiens survivants.
La seule faille de ce plan consistait dans le choix du « Gardien ». A la mort de celui-ci, le sortilège se dissiperait, et le sanctuaire redeviendrait visible. Tout serait alors à recommencer…
Je cherchais une solution à ce problème lorsqu'un cri d'Aichi me fit relever la tête. La petite fille sautait sur place, en montrant du doigt l'horizon. Sur l'océan, plusieurs formes massives venaient d'apparaître. Son enthousiasme me fit sourire : vu leur taille, on ne risquait pas de les manquer, il n'y avait vraiment pas besoin de rester plantés comme ça toute la journée !
Les créatures, au nombre d'une dizaine, s'approchèrent de la plage et je les distinguais plus nettement. Bien qu'imposantes, elles restaient plus petites que des baleines, et leur peau écailleuse formait une carapace ressemblant vaguement à celle des tortues. Les « Ichyanagos » se traînèrent sur la plage, leurs pattes en forme de nageoires laissant de larges traces dans le sable.
C'est en regardant mieux leurs têtes rectangulaires et le nuage bleuté qui jaillissait de leurs gueules, que je compris enfin. Si rares qu'ils étaient devenus mythiques, j'avais toujours rêvé de les voir. Les explorateurs racontaient toutes sortes de légendes sur ces créatures magiques, disparues d'Europe depuis des siècles.
Les dragons des mers.
