14 août 2026

Cass n'aimait pas le beau-père de Ki – lequel le lui rendait bien – pour plusieurs raisons plus justifiées les unes que les autres (son racisme contre les Américains, son mépris envers sa belle-fille, le traitement qu'il infligeait au fils aîné de ladite belle-fille sous prétexte de le former à contrôler son pouvoir) et elle pouvait prédire avec une absolue certitude qu'elle ne l'apprécierait jamais.

Ceci étant, le voir débarquer un peu avant la première lueur du jour, chassant le froid qui imbibait l'appartement, et ce juste parce que Tadashi lui avait passé un coup de fil implorant son aide alors que le vieil homme devait être sur le point d'aller se coucher… et bien, ça rendait un peu difficile de le haïr franco.

(Il y a seize heures de décalage horaire entre ici et Tokyo, tatie, l'avait reprise Hiro en aparté, s'il a été dérangé avant de faire quelque chose, c'était avant de prendre son thé)

Il avait même eu une réaction d'être humain, pâlissant à la vue d'un Tadashi écarlate au regard fiévreux, conséquence d'avoir dû répéter plusieurs fois sa curieuse litanie en japonais – ce qui n'avait pas fait de bien à l'adolescent, et si cela n'avait pas eu pour conséquence de repousser le froid à chaque fois que celui-ci menaçait de sombrer à des températures périlleuses, Cass l'aurait obligé à s'arrêter après la première fois.

« Quel idiot, j'avais complètement négligé O-bon… C'est supposé être un festival bouddhiste et notre famille est shinto... »

Cass s'empressa de tourner un œil torve vers le vieil homme.

« Pardon ? »

« Oh ! » bondit Hiro, levant la main avant de se rappeler qu'il ne se trouvait pas en classe et de rabaisser le bras. « Yamabuki-sensei en a un peu parlé. C'est la fête des fantômes ! »

« Quoi… comme Halloween ? Mais on est en août » lâcha la femme en consultant mentalement son calendrier.

Tomeo Hamada fit la grimace.

« C'est comme ça. Pendant trois jours, la nation est supposé renouer le lien avec les ancêtres en les honorant. Le problème, c'est que cela fragilise la barrière entre ici et l'au-delà, permettant aux morts de revenir à titre temporaire afin de se promener parmi les vivants. »

Tout confuse et méfiante qu'elle fusse, Cass sentait une pointe de fascination percer en elle. Elle devait reconnaître que le grand-père Hamada avait une voix de conteur, avec les intonations placées juste là où il fallait.

« Bien sûr, les vivants ne perçoivent pas les morts, et les morts ne perçoivent pas les vivants, ce qui permet leur brève coexistence sur le même plan. Mais dans le cas présent, ça ne s'applique pas à Tadashi, et c'est la cause du désastre que nous avons sur les bras. »

Cass sentit son cœur s'arrêter et se cramponna instinctivement à l'aîné de ses neveux, lui passant un bras autour de la taille alors qu'il était assis juste à côté d'elle sur le lit.

« … et pourquoi pas ? » interrogea Hiro d'une petite voix.

Le vieux prêtre pinça les lèvres. On aurait cru qu'un citron venait de lui glisser dans la gorge.

« Parce que ton frère est un nécromancien. Il a un pied dans le monde vivant et dans l'au-delà depuis l'éveil de son pouvoir, il peut interagir avec les deux dimensions sans problème. Et les deux dimensions peuvent interagir avec lui. »

Tomeo s'arrêta de parler un instant, visiblement hésitant. Il regarda Tadashi qui transpirait légèrement, probablement pas juste à cause de sa fièvre.

« Les morts peuvent te voir. Ils peuvent voir que tu es vivant. Que tu es en contact avec le vivant. Tu as ce qu'ils n'ont plus : un souffle, un pouls, une chaleur. Les morts se rappellent avoir eu cela, mais ils ne l'ont plus maintenant, et pour le ravoir ils n'hésiteront pas à se glisser dans ton corps. »

Cass crut que ses neurones allaient se déconnecter, et elle entendit Hiro pousser un petit glapissement effrayé. Le vieux prêtre leva une main dans un geste qui se voulait apaisant.

« Comme tu es encore vivant, un mort ne peut pas s'attarder trop longtemps en toi, leur nature est trop contraire à la tienne. En fait, une possession prolongée est le signe d'un nécromancien aguerri, assez à l'aise avec l'essence de l'au-delà pour la manipuler et la conserver à sa guise... »

« Alors pourquoi je me suis senti menacé, la nuit dernière ? » lâcha l'adolescent, d'une voix rauque de fumeur émérite.

« Combien de gens meurent à chaque minute dans cette ville, d'après toi ? »

Tadashi glissa un coup d'œil à Cass, laquelle lui renvoya un haussement d'épaule ignare.

« Plusieurs dizaines ? Au moins. »

Cette réponse provoqua un affaissement du visage ridé du prêtre shinto.

« Tu peux supporter d'être possédé par un mort, Tadashi-kun. Deux, trois, tu pourrais sans doute en endurer une vingtaine, vu que tu es jeune et que tu n'as pas de problème de santé notable. Mais cent morts qui se disputent ton corps ? Mille ? Cent mille ? Crois-tu pouvoir supporter cela ? Crois-tu pouvoir survivre à cela ? »

La main de Cassandra se crispait à présent sur l'épaule de son neveu, les phalanges blêmes, les ongles menaçant de transpercer le fin t-shirt de pyjama pour se planter dans la peau fragile en-dessous du tissu.

« Ils peuvent pas faire ça ! Dashi est mon frère ! »

L'expression que Tomeo adressa au petit gamin ébouriffé était plus incrédule qu'autre chose.

« Parce que tu crois que les morts se soucient de ce genre de choses ? Tout ce qu'ils voient chez ton frère, c'est un portail vers le monde vivant. Quelque chose qui leur profite. Et quand tu veux vraiment, désespérément quelque chose, tu n'aimes pas trop suivre les arguments comme quoi tu ne devrais pas y toucher. Tu n'aimes pas trop les écouter non plus, d'ailleurs. »

Hiro ouvrait une bouche rendue muette, des yeux confus et horrifiés. En un tournemain, Tadashi se libéra de l'étreinte de sa tante pour se retrouver à genoux sur le plancher, les bras autour de son cadet, un geste de réconfort ou de protection, ça pouvait être l'un ou l'autre ou encore les deux.

« Alors quoi ? » interrogea Cass dans un timbre éraillé. « Tadashi va se faire harceler par des spectres pour le restant de sa vie ? »

« N'oubliez pas que ce soir, les circonstances ont fragilisé la distance avec l'au-delà » lui rappela Tomeo. « Et Tadashi ne disposait pas d'un lieu protégé contre les influences spirituelles néfastes. C'est possible d'improviser un abri avec quelques talismans de choix, mais en général, il est conseillé de chercher l'abri d'un temple ou d'un sanctuaire... »

« Comme votre temple de famille, vous voulez dire ? » grinça la tenancière, subitement agressive.

Le vieil homme haussa un sourcil pas du tout repentant mais ne dit rien. Il n'en avait aucun besoin ; Tomeo Hamada n'avait jamais caché son désir de voir l'aîné de ses petit-fils emménager sous son toit, placé sous sa garde.

Et le pire, c'était qu'il avançait d'excellents arguments.

Tadashi renifla.

« Quel genre de talismans ? » demanda-t-il.

« Le genre qui nécessite une calligraphie impeccable. J'espère que tu ne t'es pas relâché, dans ton collège qui rédige tout sur une machine ? » riposta l'ancien typiquement allergique à la technologie.

« On a bien les cours sur ordinateur, mais on fait les exercices sur papier » tenta de se défendre l'adolescent.

« En anglais » siffla son grand-père avec tout le dégoût que méritait une inondation remontant des égouts par la cuvette des toilettes.

Cass ferma les yeux et souffla bruyamment par la bouche, laissant son rythme cardiaque redescendre maintenant que la conversation venait de dévier vers des eaux moins dangereuses.

Heureusement que le vieil homme n'avait pas insisté. Après une nuit à regarder Tadashi lutter et s'affaiblir face à un adversaire contre lequel elle avait été entièrement impuissante, Cassandra était moins assurée qu'elle ne prétendait l'être dans son droit à conserver la garde de l'adolescent, plutôt que de le remettre entre les mains de quelqu'un qui savait à quels dangers s'attendre.

Mais Tomeo n'avait pas insisté. Il n'insistait jamais sur le sujet de la garde.

Peut-être, souffla une voix trop bien connue dans l'oreille interne de Cass, parce que tôt ou tard, il l'obtiendra. Au train où vont les choses, Tadashi aura besoin de surveillance et de protection constantes, et naturellement il se tournera vers celui qui peut lui fournir ça. Alors pourquoi forcer la main, quand ça va se faire tout seul ?

Cass saisit la voix à bras-le-corps pour l'enfermer dans une petite boîte qu'elle ferma ensuite à clef pour la pousser dans un recoin éloigné de son esprit. Elle ne savait plus combien de fois elle avait effectué ça, maintenant.

Encore une fois, ça fonctionna. Juste avec un peu plus de mal qu'à la dernière occasion.