J'étais assise en tailleur sur mon lit lorsque mon père toqua contre la porte. Je soupirai et reposai la lettre de Lilith – que j'avais relu pour la troisième fois d'affilée, sur la table de nuit. La tête de mon père apparut dans l'embrasure de la porte au moment-même où je rangeai mon sourire stupide.
- Eyrin.
Je relevai les yeux avant de soupirer à nouveau. J'acquiesçai et il se décida enfin à entrer. Mon père déposa ma tasse de thé sur la table de nuit et je m'enfonçai plus profondément dans les coussins.
- Tu as le droit d'être en colère contre moi, tu sais, dit-il toujours debout à côté du lit.
- Je sais et je le suis.
- Ce que je veux dire, c'est que tu peux me dire pourquoi tu es en colère contre moi au lieu de garder tout ça pour toi. Dans ce genre de situation, tu fuis toujours la confrontation au lieu de dire ce qui te passe par la tête.
- Je ne fuis très certainement pas la discussion lorsque je suis en colère, répliquai-je aussitôt.
Mon père s'approcha de mon bureau et tourna la chaise dans ma direction avant de s'y asseoir en silence. Je soupirai ; peut-être que j'avais fuis la discussion avec Alice, certes, mais j'étais tout à fait en mesure d'être en colère contre d'autres personnes sans fuir quoique ce soit. Lorsque Griffin m'énervait, je n'avais aucun soucis à lui dire ce que j'en pensais.
- Peut-être uniquement lorsque je tiens aux gens contre lesquels je suis en colère, alors, avouai-je malgré-moi.
- C'est justement de ce genre de choses dont je voulais te parler, dit-il en attrapant une plume qui trainait sur mon bureau.
Il fit passer la plume entre ses doigts, manifestement perdu dans ses pensées ; la situation n'était définitivement pas anodine.
- Ce genre de choses ? répétai-je.
Il reposa la plume sur le bureau avant de se tourner vers moi.
- Eyrin, reprit-il sur un ton très sérieux, tu te comportais exactement comme ça avec ta mère. Dès que tu étais en colère contre elle, tu allais t'enfermer dans ta chambre en silence. Tu étais incapable de verbaliser toute cette colère. Cet été, c'était pareil. Je pouvais t'entendre pendant des jours lorsque tu étais en colère contre tes professeurs ou les Carrow, mais dès que je te mettais, moi, en colère, tu disparaissais. J'ai cru que la… situation nécessitait ce genre de… je ne sais pas, stratégie de coping dirait probablement ta mère, mais de toute évidence, c'est quelque chose que tu fais toujours.
Je levai les yeux vers lui avant de les détourner. Il avait pris l'habitude de se comporter parfois à mon égard de la manière dont il pensait que ma mère se serait comportée et cela rendait ce genre de situation tout autant familière que triste ; une impression fugace qu'elle était d'une certaine façon toujours avec nous et un rappel régulier qu'elle ne le serait plus jamais. Mon cœur se serra et je déglutis.
- Tout n'a pas besoin d'être à propos de maman, répondis-je.
- Et pourtant, certaines choses le sont.
Je secouai la tête, agacée. Je n'avais vraiment pas envie de parler d'elle. Autant en finir tout de suite.
- En quoi toute cette discussion rejoint ce dont tu voulais visiblement me parler ? demandai-je.
- Je vais te parler de quelque chose qui risque de ne pas te plaire. Promets-moi de ne pas fuir si je te mets en colère.
Son regard était particulièrement insistant ; le regard des grandes discussions, et je soupirai.
- Très bien. Je resterai sagement assise sur mon lit.
Il acquiesça et tourna légèrement sur la chaise du bureau. Au bout de quelques longues secondes, il l'avança de quelques mètres en ma direction. À voir son attitude, il était certain que je n'allais pas apprécier ce qu'il s'apprêtait à dire.
- Tu as passé la moitié de ta vie à développer une relation avec ta mère en sachant quand elle prendrait fin. Je me demande à quel point ça t'a influencée. Tu étais jeune, à un âge où on commence à construire de vraies relations en-dehors de ses parents, peut-être qu'avoir une échéance est devenu familier pour toi…
Je dus m'y reprendre à plusieurs fois pour m'assurer qu'il venait bien de sous-entendre ce que j'avais cru comprendre entre les lignes, complètement ahurie. Il resta silencieux et n'ajouta rien d'autre ; il était impossible d'imaginer une seule seconde que ça ne me mettrait pas en colère.
- Tu crois que ça m'amuse peut-être que la première fois que ce genre de choses m'arrive, je dois me faire à l'idée que ça ne mènera nul part !? C'est ma première copine, papa ! Sérieusement ?
- Ce n'est pas ce que j'ai dit, ma chérie. S'il te plaît.
- Je rêve ! continuai-je sur ma lancée, complètement hors-de-moi. Qu'est-ce que maman a à voir là-dedans ? Je n'étais pas au courant du mariage, ce n'est pas pour ça que je suis allée vers elle. Non mais sérieusement !
- Peut-être que c'est pour ça que tu acceptes.
- Non mais tu t'entends, papa ?
- Je pose juste la question. Et je pense être tout à fait en droit de la poser. Tu n'as pas besoin d'être autant sur la défensive.
- Sur la défensive ? répétai-je. Il n'y a pas de questions à poser. Si j'accepte, comme tu dis, c'est parce que j'ai vraiment envie d'être avec elle. Qu'est-ce qu'il y a d'aussi incroyable dans ma décision ? Emily est bien avec un Moldu et tu sais comment c'est compliqué. Ils partent tous dans leur école d'adultes après et c'est difficile de maintenir des relations. Personne ne l'emmerde avec ça!
- Emily n'a pas de date précise, Eyrin. Elle sait que ça va être compliqué à la sortie de Poudlard. Elle n'a pas la certitude que ce sera fini. Ce n'est pas pareil.
- Je n'ai pas de date précise non plus.
- Par Merlin, ce que tu peux être de mauvaise foi parfois.
Il se laissa retomber contre le dossier de la chaise et j'attrapai un coussin ; j'avais besoin de faire quelque chose de mes mains pour me calmer. L'envie soudaine de lui envoyer le coussin au visage me vint à l'esprit et je secouai la tête pour me débarrasser de cette image. Cette discussion était surréaliste.
- Ca peut te surprendre papa, repris-je en jouant avec les coutures du coussin sur mes genoux, mais j'ai réfléchis et j'ai pris ma décision. J'en ai marre à la fin de devoir me justifier envers tout le monde. J'ai envie d'être avec elle, elle a envie d'être avec moi, et je vais pas laisser ces connards avoir ce qu'ils veulent. Tu sais ce qu'ils leur racontent ? continuai-je en relevant les yeux vers lui. Qu'il vaut mieux ne pas trop s'approcher des gens avant le mariage, ne pas avoir d'amis trop proches, ne pas tomber amoureux, parce qu'après c'est trop difficile à vivre psychologiquement et que ça les rendrait malheureux. Non mais tu te rends compte ?
- Je ne suis pas tout le monde. Et arrête d'essayer de changer le sujet de notre conversation. Tu es le portrait craché de ta mère pour ça.
Encore une fois, il n'en avait rien à faire. Peut-être méritait-il de connaitre la douceur de ce coussin de plus près.
- De toute évidence, tu t'en fous de Lilith. Mais moi je l'apprécie vraiment. Je ne comprends pas pourquoi tu dois ramener toute cette situation à maman. Elle n'a rien à voir dans ma décision.
- Vu tes réactions, c'est un peu plus que l'apprécier, ma chérie.
- Et alors ? soufflai-je en haussant les épaules. Ca devrait juste me donner encore plus raison. Je sais très bien que la situation n'est pas normale, mais je ne vois pas pourquoi elle devrait nous empêcher d'être ensemble. Et tu sais, même sans cette… tradition des mariages arrangés, rien ne dit que je n'aurai pas fini par souffrir. Si on commence à tout vouloir toujours contrôler pour éviter la douleur, autant tout de suite arrêter de vivre. Si tu veux parler de maman, alors c'est peut-être plutôt de ça dont tu devrais parler. Tu ne crois pas ? Quand Lilith m'a invitée à Pré-au-lard, c'était la meilleure journée que j'ai passé depuis… depuis la fin de notre quatrième année. Et je suis censée faire quoi ? Ne pas en passer d'autres avec elle sous prétexte qu'à un moment donné, j'aurai le cœur brisé ? Au moins, j'aurai passé de belles journées avec elle. C'est mieux que de m'interdire d'être avec elle et de passer mon temps à me demander ce que ça ferait d'être ensemble. Je ne vois pas ce que j'ai à perdre à être avec elle.
Le silence qui s'installa fut interminable. J'avais tellement trituré les coutures du coussin que je fus surprise qu'il soit toujours entier lorsque je le reposai à côté de moi, fatiguée d'attendre que mon père se décide. Je ramenai les jambes contre ma poitrine et soupirai. Que la situation générale lui posait soucis, c'était une chose, mais la réduire à un simple sentiment de familiarité que j'aurai hérité de ma mère était plus que déplacé. Il lui était visiblement inconcevable que ma décision tienne plus de mes sentiments pour Lilith et de mon envie d'être avec elle que cette... chose étrange qu'il sous-entendait et que je ne savais même pas comment nommer.
- J'imagine que ça fait partie de l'adolescence d'avoir le cœur brisé, dit enfin mon père.
Je relevai les yeux vers lui, soudainement rassurée.
- Mais tu sais que les Parker sont vraiment une très vieille famille, reprit-il. Ne t'attend pas à ce qu'elle…
- Je sais, coupai-je. Je sais qu'elle le fera quoiqu'il arrive. Je ne suis pas idiote. On en a discuté.
- Vous en avez discuté ? reprit-il, de toute évidence surpris.
- Oui. Je lui ai dit que j'avais besoin de comprendre pourquoi elle le ferait malgré tout pour ne pas me mettre à espérer qu'elle ne le fasse pas.
- C'est… étrangement mature de ta part. Alors, reprit-il cette fois-ci plus posé, cette Lilith, qui a visiblement une bonne influence sur toi, j'ai le droit d'en savoir un peu plus ?
J'haussai les épaules et restai silencieuse un moment ; même si mon état s'était calmé ces dernières minutes, il m'avait tout de même particulièrement énervée et la colère redescendait difficilement. Pour autant, son intérêt me faisait plaisir et j'éprouvais la même envie que ce matin de tout lui raconter. Je récupérai mon thé bien plus tiède que chaud sur la table de nuit et mon père patienta calmement que ma colère finisse par s'évaporer dans le liquide rassurant.
Il eut presque autant de questions qu'Alice - heureusement moins imaginatives et impudiques, et fut très amusé que je sois celle qui lui ait demandé de m'embrasser. Je ne sus pas trop s'il s'était moqué de moi pour ne pas m'être rendue compte de mon intérêt pour Lilith plus tôt ou s'il avait trouvé la situation attendrissante. Mais le connaissant, probablement un peu des deux.
- J'imagine qu'il va falloir que l'on actualise cette fameuse discussion maintenant que tu es avec quelqu'un, dit-il soudainement.
Je relevai les yeux - il semblait tout à fait sérieux, et me laissai tomber sur le lit dans un long soupir.
- On en a déjà parlé cet été.
- En partant du principe que ce serait un garçon.
- Qu'est-ce que ça change ?
- Rassure-moi ma chérie, tu sais qu'il y a quelques petites choses qui diffèrent entre un garçon et une fille quand même ?
- Par Merlin… Ce n'est pas ce que je voulais dire, bredouillai-je complètement rouge.
- Je sais bien, je t'embête. Et je suis d'accord avec toi sur le fait que la majorité des choses dont nous avons discuté sont toujours d'actualité. Mais il y a quand même certaines choses qui sont différentes. Notamment, ce n'est pas parce que vous êtes toutes les deux des filles que vous voulez la même chose.
Nous venions à peine de parler de Lilith durant la matinée ; c'était incroyable qu'il pense déjà à ce genre de sujet. J'attrapai le premier coussin qui passa sous ma main pour y cacher ma tête.
- Papa… S'il te plaît… On s'est juste embrassées… Ce n'est vraiment pas nécessaire.
- Le but de cette conversation, c'est qu'elle ait lieu avant que vous fassiez autre chose que vous embrasser. Vous allez être tout un semestre sans surveillance, je ne suis pas naïf. Nous partons bientôt chez tes grands-parents et les filles arriveront ensuite, nous n'aurons plus beaucoup de moments à deux d'ici à ce que tu retournes à Poudlard. Et tu vas avoir 17 ans, tu seras bientôt majeure. Tu peux bien avoir une discussion d'adulte avec ton père sans avoir l'attitude d'une enfant de 13 ans, non ?
Je retins un soupir et me redressai sur le bord du lit après m'être débarrassée du coussin, lui faisant cette fois-ci totalement face. Qu'est-ce qu'il était agaçant lorsqu'il me parlait ainsi ; la honte m'envahissait toujours et c'était franchement désagréable.
- Merci, dit-il. Ce que je veux dire, c'est que tu peux peut-être penser que certaines choses sont plus faciles parce que c'est aussi une fille. Mais ce n'est pas nécessairement vrai. Tous les corps ne fonctionnent pas de la même manière, on se l'approprie tous d'une certaine façon et ce n'est pas parce que c'est une fille que tout fonctionne exactement comme chez toi, qu'elle veut la même chose que toi, ou que son rythme est le même que le tiens. La communication reste très importante.
Lilith était différente de moi ; ça valait le coup de subir ce genre de discussion malaisante.
- J'ai compris le message.
- Tu te souviens de ce dont on a parlé ?
- Papa, sérieusement, j'ai compris le message la première fois. Tu n'as pas besoin de refaire toute la discussion. Je te le promets.
- Je te fais confiance, Eyrin.
