Dimanche 2 août

Il est tôt le matin. Laura s'est faite belle, et pour cause, aujourd'hui est un jour assez spécial (normalement vous devriez déjà savoir de quoi il s'agit). Après s'être vêtue d'une somptueuse robe vintage blanche, ceinturée à la taille par un ruban noir, avoir enfilé ses plus beaux escarpins et s'être attachée les cheveux en une queue-de-cheval unique, elle rejoint Nuparu, qui l'attendait dans le salon.

- Tu es resplendissante, la complimente-t-il.

- Merci ~ jubile-t-elle.

Le petit couple sort de l'appartement et quitte l'immeuble. Ils s'en vont prendre le train pour se rendre à l'aéroport international de Narita. Ils prennent leur petit déjeuner sur place, puis vont patienter dans le hall d'arrivée du terminal 2. Nombreuses sont les personnes qui se pressent çà et là, Laura essaye donc tant bien que mal de repérer la personne qu'ils attendent. C'est au bout de quelques minutes d'attente qu'elle finit par repérer une petite tête aux cheveux roux émerger au milieu du troupeau d'hommes d'affaires japonais en costards. Celle-ci furète du regard et aperçoit à son tour l'adolescente italienne qui lui fait alors signe de la main. Elle se précipite aussitôt jusqu'à elle et freine brusquement, faisant crisser ses chaussures sur le sol, pour se réceptionner dans ses bras.

- Tu m'as manquée, grande sœur ! s'exclame-t-elle de joie.

- Toi aussi tu m'as manquée, Giulietta, lui renvoie Laura en brandissant un grand sourire.

En effet, cette jeune fille aux cheveux mi-longs, roux et ondulés, aux pommettes roses, au minois enfantin, vêtue d'un t-shirt sans manches rose, d'une jupe plissée blanche et de sandales couleur crème fermées aux talons et aux orteils, n'est autre que la sœur cadette de Laura.

- Dis donc, grande sœur... fait-elle en la regardant d'un air suspicieux.

Elle se met subitement et sans aucune gêne à lui peloter la poitrine. Abasourdi par ce geste inattendu d'une sœur tripotant les seins de son aînée, Nuparu faille à s'étouffer tout seul et rougit.

- Tes nichons ont vachement grossi depuis la dernière fois ! affirme Giulietta en prenant un air beaucoup trop sérieux pour la situation.

- Mais enfin, Giulietta ! rouspète sa grande sœur, mal à l'aise. Arrête de me tripoter les seins !

- Ben quoi ? répond-t-elle d'un air ahuri. On est sœurs, tu sais, t'as pas à être gênée.

- Oui, mais faut pas le faire devant tout le monde, bon sang !

- Oups, c'est vrai, j'avais oublié ce détail ! réalise-t-elle subitement.

- Et en plus y a mon petit-copain juste à côté, bonjour la première impression...

- Oh ! T'as un chéri ?! s'exclame la cadette avec entrain. Remarque, ça me semblait logique que ce bonhomme qui t'accompagne soit ton amoureux.

Elle s'approche de Nuparu et l'inspecte en plissant les yeux.

- (Qu'est-ce qu'elle nous fait, celle-là ?... se demande le garçon, intrigué.)

- C'est bizarre, il a l'air moins japonais que les autres japonais... observe-t-elle.

- C'est parce qu'il est métisse, explique Laura.

- Oh ! C'est un vrai hâfu ?! s'ébahit la jeune sœur. Trop bien ! Il a été mixé avec quoi ?

- Bon, Giulietta, je sais que tu es toute excitée d'être arrivée au Japon, mais calme-toi un peu, s'il-te-plaît, la recadre l'aînée. Non seulement tu mets mon copain dans l'embarras, mais en plus t'as même pu eu la politesse de te présenter à lui.

- C'est vrai, je suis désolée, se repent-elle.

En signe d'excuse, elle fait la révérence à Nuparu.

- Je m'appelle Giulietta, lui dit-elle en baragouinant le japonais qu'elle a appris jusqu'à présent. Je suis ravie de faire ta connaissance, petit-ami de ma grande sœur.

- Moi c'est Nuparu, glousse-t-il face aux balbutiements linguistiques de la petite fille. Tu sais plutôt bien parler le japonais, à ce que je vois.

- C'est vrai ? s'illumine-t-elle. Merci beaucoup !

- Allez, viens Giulietta, l'invite Laura, on rentre à mon appartement.

- Oh, chouette ! se réjouit-elle.


Retour au bercail. Giulietta découvre enfin de ses propres yeux le luxueux appartement dans lequel sa sœur chérie habite. Avec la fascination et l'enthousiasme inhérents à son jeune âge, elle explore de fond en comble ce nouvel environnement qu'elle découvre, ce qui amuse beaucoup Laura, si heureuse de retrouver sa petite sœur avec laquelle elle entretient une relation fusionnelle.

- Wah, grande sœur ! s'exclame Giulietta pour attirer son aînée dans la chambre. Ton lit est super grand, c'est trop bien !

- T'as vu ? On va pouvoir dormir à deux dedans ! renchérit Laura.

- Ouiii ! ~

Giulietta agrippe le bras de sa grande sœur et l'entraîne pour la faire tomber avec elle sur le lit. Les deux frangines se mettent à folâtrer pour exprimer leur joie de s'être enfin retrouvées après tous ces longs mois de séparation. Nuparu observe la scène en souriant, les voir aussi heureuses ensemble lui met du baume au cœur.

- Ne reste pas planté là, Nuparu, l'incite la cadette, viens t'amuser avec nous !

- Euh... C'est-à-dire que je suis pas du genre à...

Mais il n'a pas le temps de finir sa phrase que les deux filles le saisissent chacune par un bras et le font tomber à son tour sur le matelas pour qu'il atterrissent pile-poil entre elles et qu'elles puissent le chahuter un peu.

- Grande sœur, j'ai le droit de lui faire un bisou, à ton hâfu ? demande espièglement Giulietta.

- Nan, il est rien qu'à moi ~ décline Laura en fanfaronnant.

- Bah m'en fiche, j'le fais quand-même ! se rebelle sa petite sœur.

Elle embrasse Nuparu sur la bouche, déclenchant un subit rougissement de sa part, puis s'enfuit illico.

- Ouh, alors toi, tu vas voir c'que tu vas voir, petite chipie ! fait semblant Laura de la menacer pour s'amuser.

La grande sœur se lève aussitôt du lit et part à la poursuite de sa cadette dissidente. Elles se courent après dans tout l'appartement en riant comme des maboules, tandis que Nuparu reste allongé sur le lit.

- (Depuis que je suis en couple avec Laura, j'ai découvert une facette beaucoup plus extravertie de sa personnalité, réalise-t-il en soupirant d'un air serein. Décidément, plus j'en apprends sur cette fille, plus je la trouve parfaite...)


Cet après-midi même, Kozue, accompagné par son père, sont arrivés devant la maison maternelle.

- Bon, eh bien nous y sommes, déclare Takehito.

- Oui... soupire sa fille d'un air rembruni.

Kozue prend son père dans ses bras.

- J'ai pas envie d'y aller, Papa, dit-elle, à la limite de pleurer, je me sens trop bien quand je suis avec toi...

- Je sais, ma chérie, je sais... compatit-t-il en lui caressant la tête pour la réconforter. Mais ne t'inquiète pas, on se reverra quoi qu'il arrive.

- Tu vas me manquer...

Takehito embrasse sa fille sur le front. Il l'accompagne jusque devant la maison de son ex-épouse et toque à la porte. Tamaki leur ouvre.

- Salut Tamaki, lance-t-il avec politesse, je suis venu ramener Kozue.

- En même temps ça aurait été pour quoi d'autre ?... réplique-t-elle d'un ton sarcastique.

- Oui, c'est pas faux... badine-t-il pour essayer de détendre l'atmosphère (en vain). Enfin bref, je ne vais pas te déranger davantage, surtout qu'il ne faut pas que je rate le prochain avion.

Père et fille se font un dernier câlin avant qu'il ne reparte pour de bon.

- Bon débarras... lâche Tamaki en refermant la porte, avant de se diriger vers la salle à manger qu'elle ne quitte pratiquement jamais.

L'atmosphère s'alourdit dès lors que Kozue se retrouve seule avec sa mère.

- Si tu savais comme ça me fait chier de te voir revenir ici... dit cette dernière d'un ton épuré de toute sympathie. Au moins, quand t'es avec ton père je suis tranquille...

De nouveau confrontée à cette désobligeance nauséabonde, Kozue s'empresse de traverser le couloir en direction des escaliers pour rejoindre sa chambre, afin d'aller s'évader sur internet.

- Toi et lui vous formez la paire, continue Tamaki, deux bons gros ploucs bien niais.

En entendant ceci, Kozue se fige. Ses poils se hérissent, ses dents grincent, ses poings se serrent et ses pupilles se contractent. Cette énième pique semble être la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Elle se met face à sa mère et frappe la table en bois de son poing tout en la regardant avec un visage de chien enragé.

- Je T'INTERDIS de parler de Papa comme ça ! grogne-t-elle, se retenant de carrément lui hurler dessus. Tu peux t'en prendre à moi, m'insulter, me traîner dans la boue comme ça te chante, j'en ai rien à foutre ! Mais en aucun cas je permettrai que tu fasses de même pour Papa ! Cet homme est la personne la plus adorable sur Terre ! Même face à toi et ton attitude de chiasse il reste calme et poli, alors il mérite certainement pas de se faire cracher à la gueule, encore moins dans son dos ET en ma présence ! Est-ce que tu m'as bien comprise, espèce de GROSSE SALOPE ?!

Tamaki reste sans voix. Elle ne s'entendait pas à se faire autant moucher par sa fille, qui endure d'habitude si docilement ses reproches. Elle se contente alors de hocher la tête en la regardant d'un air hébété. Ainsi, après être sortie de ses gonds, les mains tremblantes sous l'effet de l'adrénaline, Kozue monte d'un pas ferme les escaliers pour aller se réfugier dans sa chambre et ainsi se calmer.


Peu de temps après, alors qu'elle est assise devant son ordinateur et surfe indolemment sur internet, on toque sa porte. Étonnée, elle se retourne et donne la permission pour entrer.

- Kozue, tu peux venir ? lui demande sa mère en passant sa tête dans l'entrebâillement de la porte. J'ai à te parler.

- Oh... J'arrive... répond sa fille en ayant une certaine appréhension.

Elle se lève de son siège et sort de sa chambre pour rejoindre sa mère dans la salle à manger. C'est avec l'estomac noué qu'elle prend place à table pour écouter ce que celle-ci a à lui dire.

- Tu te demandes certainement pour qu'elle raison je suis toujours aussi odieuse avec toi, n'est-ce pas ? l'interroge-t-elle.

Kozue acquiesce d'un timide hochement de tête. Quelque-chose l'intrigue cependant. Sa mère, qui encore tout à l'heure lui parlait d'un ton incisif, s'exprime maintenant de façon beaucoup plus pacifique.

- Dans ce cas je vais tout te raconter, s'engage-t-elle. Tout d'abord, sache que ton père et moi ne nous sommes jamais aimés. Nous nous sommes mariés uniquement pour des raisons sociales, car la vérité est que nous nous détestions. Il ne se passait pratiquement pas un jour sans que nous nous disputions vivre sous le même toit était la croix et la bannière, si bien que nous avons finalement divorcé peu de temps avant ta naissance. Ton père n'était pas présent le jour de ta naissance, mais il est tout de même venu te voir quelques jour plus tard. Et au moment où il t'a vue et qu'il t'a tenue dans ses bras, quelque-chose à changé en lui, il a eu comme un déclic. Il s'est mis à avoir des regrets envers moi et a voulu qu'on se rabiboche pour qu'on puisse t'élever ensemble comme une vraie famille. Mais j'ai l'ai envoyé bouler. Je ne ressentais toujours rien pour lui, alors il m'était inconcevable qu'on se remette ensemble, même si ce n'était qu'une façade.

- Mais et moi, dans tout ça ?... questionne Kozue, dans l'incompréhension. Qu'est-ce que j'ai à voir dans cette histoire ?...

- J'allais y venir, répond sa mère. Quand j'avais ton âge, mon tempérament impétueux a fait que j'ai eu une scolarité difficile, pour ne pas dire chaotique. Par deux fois j'ai dû changer d'établissement à cause de mon comportement, ça m'a valu de nombreux conflits avec ma mère. Elle me mettait sans cesse la pression et n'avait aucun scrupule à se montrer blessante envers moi. Elle disait que je n'avais aucun avenir et que j'étais la honte de la famille. Quant à mon père, il restait de marbre et se contentait de me dire : « Ta mère a raison, tu dois faire des efforts sur ton comportement. » Mais comment suis-je censée faire des efforts si on ne m'aide pas dans ce sens ?... Les incessantes disputes avec ma mère ont fini par me briser psychologiquement, je n'étais devenue plus qu'une coquille vide. Quand je me suis installée avec ton père, mon calvaire a cessé... Mais durant un temps seulement, car lorsque j'ai divorcé, ma mère m'est aussitôt tombée dessus et a recommencé à me rabaisser quotidiennement. Quand je t'ai eue, j'ai sincèrement essayé de t'aimer, comme n'importe quelle mère aime son enfant. Mais je n'y suis pas arrivée. Les sévisses psychologiques que m'a fait subir ma mère étaient tellement insoutenables que mon seul exutoire a été de déverser ma souffrance et ma haine sur toi. Voilà, à présent tu sais tout.

Kozue ne sait pas quoi répondre. Pour elle, tout ce que sa mère vient de lui raconter est cruel et injuste.

- Bien sûr, je ne te demande pas de me pardonner, poursuit-elle, ce que j'ai fait est immonde, j'en ai pleinement conscience, et tu es tout à fait en droit de refuser de m'accorder ton pardon. Mais au moins tu sais désormais quelles sont les raisons qui ont fait que j'ai été une si mauvaise mère.

Elle se lève de sa chaise et va ouvrir un tiroir dans la cuisine. Elle en sort un grand couteau qu'elle dirige vers sa poitrine.

- M-Maman ?... Qu'est-ce que tu fais ?... lui demande Kozue avec inquiétude.

- Je suis sincèrement désolée, Kozue, dit-elle sans répondre à sa question, tu ne méritais pas de subir tout ça. Je te libère, tu présenteras également mes excuses à ton père. Adieux, je te souhaite de trouver le bonheur que je n'ai pas pu te donner.

Tamaki s'enfonce la lame du couteau dans la poitrine pour se transpercer le cœur. Du sang s'échappe par sa bouche, puis ses yeux divaguent, elle perd le sens de l'équilibre et finit par s'écrouler sur le plancher de la cuisine, inerte. Le regard médusé et la bouche à demi ouverte, sa fille reste pétrifiée devant la scène. Son visage blêmit et tout son corps se met à trembler. Sous l'effet du choc émotionnel, sa vision se trouble pendant un instant et elle fait un malaise. Elle tombe à genoux et se met à vomir abondement. Elle lève ensuite les yeux pour regarder le cadavre de sa mère gisant dans une marre de sang, le regard vidé de tout éclat vital, et elle se met à pleurer. Ses lamentations durent un bon quart d'heure avant qu'elle se décide à appeler les urgences et son père.


Les urgentistes arrivent en premiers, suivis de peu par Takehito, qui a dû revenir en catastrophe alors qu'il était en train d'attendre le prochain vol pour rentrer à Hokkaido. Sur place, des policiers sont également présents et prennent la déposition de Kozue, tandis que les urgentistes transportent le corps sans vie de Tamaki sur un brancard pour le monter dans l'ambulance et l'amener.

- Kozue ! s'écrie Takehito à destination de sa fille.

Cette dernière, l'air complètement abattu, tourne sa tête vers lui, avant de se précipiter dans son giron tout en fondant en larmes.

- C'est horrible... sanglote-t-elle. C'est pas ce que j'ai souhaité... Elle me faisait tant souffrir... J'ai souvent voulu qu'elle disparaisse... Pour que mon cauchemar cesse enfin... Mais... Je voulais pas que ça arrive pour de vrai...

- Kozue... fait son père d'un ton compatissant.

- Je suis désolée, Papa... reprend-t-elle. J'aurais dû te dire que ça n'allait pas... J'aurais du te dire qu'elle me faisait vivre un calvaire... Si j'avais eu le courage de t'en parler, peut-être qu'on aurait pu trouver une solution... Et Maman serait toujours en vie... Peut-être même qu'elle aurait pu apprendre à m'aimer... Tout est de ma faute... Pardon...

- Non, Kozue, ce n'est certainement pas de ta faute, lui assure son père. Ta mère était une personne à problèmes, avec un passé tourmenté. J'ai tout fait pour essayer de la redresser, mais je n'y suis hélas pas arrivé... Naïvement, je croyais que tout se passait bien entre vous, ou plutôt que tout ne se passait pas mal... J'aurais dû insister plus lourdement pour que tu me parles de ce que tu vivais avec elle... J'ai été négligeant, donc c'est à moi de m'excuser... En tout cas sache que tu n'as strictement rien à te reprocher. Tu vivais avec une mère toxique, en aucun cas tu n'étais responsable des sévisses que tu subissais. D'accord, ma chérie ?

- Oui... acquiesce-t-elle en essuyant ses larmes.

Takehito la serre fort dans ses bras pour la réconforter.