.
TOME 2 : LE DÉBUT DE LA DÉCHÉANCE
Partie 1 : Ce qu'on a déjà perdu
Chapitre 3 : Le cadavre englouti
.
.
Août 1976
.
Notre escapade au manoir Martins fut atrocement compliquée à mettre en place. Il fallut tout d'abord inventer excuse pour pouvoir nous éclipser de Tinworth le temps d'une journée, puis convaincre mes parents et les Martins qu'on ne risquait rien en leur absence, même en dehors du village. Joyce et moi étant de bonnes menteuses, la première étape fut un jeu d'enfant, mais il nous fallut attendre l'anniversaire de Joyce et quatre adultes un peu éméchés pour nous acquitter de la seconde. Ce ne fut donc qu'à la toute fin du mois d'août qu'Haley Martins nous déposa finalement en plein cœur du Londres Moldu où nous avions prétendu vouloir nous promener avant notre retour à Poudlard.
— Vous êtes certaines que vous ne voulez pas que je vous accompagne ? nous demanda-t-elle pour la énième fois alors qu'elle se préparait pourtant déjà à transplaner.
— Haley... soupira Joyce. Déjà que tu n'étais pas obligée de nous emmener, on ne va pas non plus te forcer à nous accompagner toute la journée ! Et puis, tu sais, on comptait tout faire à pied, alors tu finirais par être fatiguée avec le petit bonhomme qui te prends toutes tes forces... continua-t-elle avec un geste évasif en direction du ventre maintenant bien arrondi de Mrs Martins.
Les yeux plissés, cette dernière nous jaugea encore quelques instants, sûrement pas complètement convaincue par le mensonge que nous avions trouvé pour pouvoir nous rendre au manoir dans le plus grand secret.
— Oh, je t'en prie ! finit par s'écrier Joyce qui commençait à s'agacer. Nous sommes du côté moldu de Londres, que veux-tu qu'il nous arrive ? Ce n'est pas comme si nous avions choisi de nous promener dans l'Allée des Embrumes !
Mrs Martins caressa des yeux la foule tranquille de moldus qui allait et venait dans l'avenue sur laquelle débouchait la petite rue où nous avions transplané, puis hocha la tête, nous fit promettre d'être de retour au même endroit à cinq heures tapantes et un craquement nous annonça son tranplanage.
— Pfiou... soupira Joyce. J'ai cru qu'elle ne nous laisserait jamais !
— Te plains pas, si c'était ma mère qui nous avait accompagnées, on serait toujours en train d'essayer de la convaincre que nous ne risquons rien.
La Serpentard eut un petit sourire et s'enfonça encore un peu dans la rue peu fréquentée. Lorsqu'elle fut sûre que personne ne pouvait nous voir, elle sortit sa baguette magique de la poche de son jean et la pointa vers le ciel. À peine quelques instants plus tard, un bus violet à double impériale apparut et Joyce et moi échangeâmes un regard impatient avant de grimper à l'intérieur.
— Ce bus n'a pas l'air très confortable... grommelai-je en me laissant tomber dans un fauteuil au fond du premier niveau.
— Il ne l'est pas, mais c'est le seul moyen de transport qu'on ait à notre disposition, s'excusa Joyce en prenant place en face de moi après avoir indiqué notre destination au contrôleur.
Quelques secondes plus tard, le Magicobus démarra et s'élanca dans la rue à pleine vitesse. Je grimaçai lorsqu'il manqua de foncer dans une poubelle et m'accrochai inutilement aux bras de mon fauteuil tandis qu'il quittait la capitale pour les environs d'un village quelconque. J'étais sur le point de questionner Joyce sur les objectifs de sa venue au manoir Martins qu'elle n'avait toujours pas daigné me révéler lorsqu'un détail me frappa.
— Joyce ! m'exclamai-je et en ouvrant de grands yeux horrifiés. On est de retour à Tinworth !
D'un même mouvement, nous plongeâmes derrière nos sièges respectifs.
— La jeunesse de nos jours... commenta la sorcière qui était assise derrière nous.
Je lui adressai un regard canaille et rampai jusqu'à Joyce afin de maudire avec elle l'imbécile qui avait manqué de faire échouer tout notre unique chance de nous rendre au manoir Martins. Prudemment, trop curieuse pour m'en empêcher, je risquai un œil en direction de l'avant du bus où le nouveau passager prenait possession de son ticket auprès du contrôleur et me figeai d'effroi.
— C'est Marly ! articulai-je silencieusement à l'intention de Joyce.
Un sac à la main, ma sœur était en train de rejoindre sa place et je rabattis ma tête derrière le fauteuil juste à temps pour échapper à son regard.
— Mais qu'est-ce qu'elle fait là ? Elle est partie à la plage avec Jake et Arthur ce matin !
J'haussai les épaules et reportai mon attention sur Marly qui avait ouvert un carnet sur ses genoux et semblait raturer quelque chose à l'aide d'une plume. Joyce disait vrai : ma jumelle avait quitté la maison en même temps que mes deux frères ce matin-là, ses affaires de plage à la main. Alors que faisait-elle là ? Où se rendait-elle ? J'aurais tout donné pour pouvoir lui poser la question, mais je n'étais pas là pour ça. Si j'avais entrepris cette excursion foireuse, c'était pour accompagner Joyce sur les traces de son passé, pas pour m'aventurer sur celles des secrets que cachait ma sœur.
Le Magicobus finit par repartir et garder son équilibre sur le sol s'avéra plus facile que sur un fauteuil. Nous nous calâmes plus confortablement contre la paroi du véhicule et assistâmes au départ de la sorcière grincheuse assise derrière nous, puis à celui de Marly. Sans pourvoir m'en empêcher, je jetai un œil par la fenêtre et étouffai une exclamation de surprise.
— Qu'est-ce qu'il y a ? me demanda Joyce.
— On est à Sandwich ! Le village où vit ma grand-mère ! Qu'est-ce que Marly peut bien aller faire ici ?
Aussi peu intéressée par la réponse que par la mouche qui volait au-dessus de nos têtes, Joyce haussa les épaules et, sans personne pour l'entretenir, ma curiosité relégua ma jumelle loin de mon esprit.
Quinze minutes plus tard, le bus s'immobilisa enfin sous un voile de bruine et Joyce, dont la patience avait été mise à rude épreuve par le voyage, se rua vers l'avant du bus. Sans se préoccuper du regard mi-lubrique mi-curieux que le contrôleur laissa traîner sur elle, elle rabattit la capuche de sa cape sur ses cheveux et sauta du marchepied. Elle ne m'attendit même pas pour commencer à traverser la prairie détrempée qui bordait la route, si bien que je dus trottiner pour la rattraper alors que, dans notre dos, le Magicobus disparaissait.
Résistant aux assauts de la boue qui nous attirait inexorablement vers le pli rocheux irrégulier que formait la vallée, Joyce me fit emprunter un pont de bois branlant arc-boutant au-dessus des flots troubles d'un ruisseau, travers la forêt qui garnissait le flanc de la colline, puis longer un mur d'enceinte emprisonné par d'épaisses branches de lierre. Et là, dans un renfoncement d'apparence anodine, caché par un arbre creux plus mort que la bonne réputation des Martins, je découvrir le portail qui gardait l'accès au manoir.
Presque aussi haut que celui de Poudlard, il était à l'image de la richesse de la famille qui l'avait fait construire. En dépit des ronces qui ligotaient leurs barreaux, jamais je n'avais vu de plus belles grilles. D'un métal noir rehaussé de doré sur les pointes, elles arboraient en leur centre la devise de la famille qui reliait les deux battants, surmontée du blason des Martins. Enfin, sur chacun des deux côtés, dominant le mur d'enceinte, un condor des Andes sculpté dans la pierre nous défiait de ses yeux irrémédiablement fixés.
Joyce déverrouilla les portes par la simple pression de sa paume sur la plaque de fer qui leur tenait lieu de serrure. Les grilles s'écartèrent aussitôt sur une large allée que des pins empêchaient la lumière du jour d'éclairer. Silencieuses, Joyce et moi nous y engouffrâmes et la remontâmes jusqu'à déboucher sur une vaste étendue qui, autrefois, devait être une pelouse soigneusement entretenue mais qui, aujourd'hui, était envahie par une forêt vierge dégoulinante de pluie. Sur la gauche, le terrain se courbait jusqu'aux rives d'un petit lac et, face à nous, aussi impressionnant que mon amie me l'avait décrit, se dressait le manoir Martins.
— Ah ouais, quand même... soufflai-je.
Joyce m'adressa une œillade amusée et entreprit de traverser la pelouse jusqu'à la porte du manoir. Peu désireuse de rester seule dans le jardin, je m'empressai de la suivre et c'est en m'approchant que je distinguai d'élégantes arabesques gravées à même la façade de la bâtisse sous les rosiers grimpants qui paraissaient implorer le granite.
— Par Merlin... lâchai-je en comprenant qu'elles formaient en réalité un gigantesque arbre généalogique. Les Sang-Pur sont réellement des tarés...
— Je te rappelle que tu es une Sang-Pur également, railla Joyce.
— Les Sang-Pur anglais, si tu préfères.
— À la base, tu es une Sang-Pur anglaise aussi...
— Arrête de faire comme si tu ne savais pas de quoi je parlais ! répliquai-je en levant les yeux au ciel.
La Serpentard éclata de rire et je la suivis avec plaisir. Nos taquineries étaient loin d'être aussi franches qu'en temps normal, mais nous avions toutes les deux besoin de feindre la normalité pour étouffer la peur qui grandissait en nous à mesure que l'on s'approchait d'une demeure qui, nous ne pouvions pas l'oublier, avait été celle d'assassins.
— C'est une tradition pour chaque famille de Sang-Pur en Angleterre de se vanter de ses origines en exposant son arbre généalogique là où tout le monde peut le voir. Chez les Black, il est incrusté dans la tapisserie de leur salon, chez les Lestrange il se cache dans la mosaïque du hall d'entrée, et chez les Martins... Eh bien c'est assez évident.
— Il est magique, n'est-ce pas ? fis-je en le pointant du menton. Tu es dessus...
Joyce frissonna de dégoût et avisa la place de choix qu'elle occupait au niveau d'une fenêtre du premier étage. Ses pupilles traînèrent sur les noms de ses cousins Lestrange, s'arrêtèrent sur le trait qui avait été gravé entre les noms d'Edwin et d'Haley Martins, avisèrent la façon dont la roche exprimait malgré elle l'implosion d'une famille.
Puis, soudain, comme si la réalité l'avait rattrapée, elle s'arracha à sa contemplation et, tout en me jetant un regard incertain, actionna la poignée de la porte d'entrée qui s'ouvrit en un long grincement.
.
Si l'extérieur du manoir était impressionnant, il ne tenait pas la compétition avec l'intérieur. Jamais je n'avais vu autant de pièces mises bout à bout. Moi qui trouvais déjà la demeure des Potter immense, l'enfilade de salons qui composaient le rez-de-chaussée du manoir Martins me fit sérieusement revoir mes positions.
Après m'avoir fait découvrir salons de réception, de repos, de musique, de lecture, de courtoisie, salle de bal et salle à manger, Joyce me fit monter les escaliers qui menaient au premier étage tout en se tournant vers moi avec un air solennel :
— C'est ce qui se trouve là-haut qui m'intéresse, m'avoua-t-elle.
Arrivée au premier palier, elle prit une profonde inspiration et entra dans la première pièce qui s'offrait à nous. Il s'agissait d'une chambre. Grande, lumineuse, richement meublée et rehaussée de deux cheminées, elle donnait l'impression de n'avoir jamais été occupée.
— C'était la chambre de mon père, murmura Joyce en caressant les rideaux de velours pourpre qui bordaient les fenêtres.
— Comment tu le sais ?
— Tu te souviens de quand on était en froid, l'an dernier ?
Perplexe, j'hochai la tête.
— Je ne te l'ai jamais dit mais, un soir, Edwin s'est arrangé avec Dumbledore pour pouvoir me voir et il m'a convoquée dans son bureau. Là-bas, il a tenté de m'expliquer pourquoi il m'avait aussi facilement laissée allée chez les Lestrange et il m'a... comment dire... montré quelques uns de ses souvenirs.
— Comment ça, montré ? répétai-je sans comprendre.
— C'est compliqué... Toujours est-il que, dans un de ses souvenirs, Ariane, Edwin et mon père se trouvaient juste ici, fit-elle en désignant le bout du lit.
— On n'a pas l'impression que quelqu'un a déjà vécu ici...
— Je suppose que mon père a dû prendre toutes ses affaires lorsqu'il est parti rejoindre ma mère... Dans tous les cas, je ne m'attendais pas à trouver quoi-que-ce-soit dans sa chambre, pas plus que dans celle d'Ariane ou de mes grands-parents. Celle qui m'intéresse, c'est celle d'Edwin.
Ironie du sort, la chambre d'Edwin Martins fut la dernière dans laquelle on pénétra. Comme Joyce l'avait deviné, les chambres respectives de son grand-père, sa grand-mère et sa tante étaient toutes aussi vides que celle de son père, comme si toute trace de vie les avait quittées lorsque les portes du manoir s'étaient hermétiquement fermées quinze ans plus tôt.
En revanche, la chambre de l'actuel Auror semblait avoir été habitée la veille. Le couvre-lit portait encore la trace de quelqu'un qui s'y était assis et, sur le bureau, une lettre à moitié rédigée était coincée sous un encrier sec au possible dans lequel reposait une plume. Si le tout n'avait pas été enseveli sous une couche de poussière, on aurait pu croire que le jeune adulte qu'Edwin Martins avait été allait tout à coup franchir la porte et finir la rédaction de la lettre visiblement destinée à son frère.
N'osant toucher à quoi-que-ce-soit, je me contentai de regarder Joyce ouvrir un à un tous les placards de la pièce, en sortant photographies, manuels scolaires, livres divers, anciennes copies de contrôles – toutes munies de la note O – et correspondances adolescentes. Avec ravissement, mon amie examina chacun des objets qui tombaient sous sa main, s'attardant particulièrement sur les photos de jeunesse de son oncle sur lesquels on voyait tour à tour apparaître son frère, sa sœur jumelle, sa femme et ses amis de l'époque – parmi lesquels je reconnus les Potter.
— Edwin m'a montré ses souvenirs grâce à une Pensine, déclara tout à coup Joyce tout en fixant un vieux cliché de la fratrie Martins sur lequel on voyait trois enfants heureux et souriants. Je ne sais pas quelle forme de magie utilise ce truc, mais ça m'a permis de voyager dans le temps et de me retrouver juste à côté d'Edwin à chacun des moments importants de sa vie. C'est... c'est sûrement stupide, mais la plupart des moments heureux qu'il a passé, c'était ici et... et je me disais que si je revenais, je finirais peut-être par comprendre ce qu'il a bien pu se passer pour que tout dégénère à ce point...
Je ne sus pas quoi répondre, trop émue par les confidences de la Serpentard. Que ce soit Mr Martins, Mrs Lestrange ou le père de Joyce, tous m'avaient toujours paru intouchables, auréolés comme ils l'étaient par un poste prestigieux, une famille de Sang-Pur ou par la mort. Mais à travers les mots de mon amie, ils me semblaient curieusement plus proches de moi, comme si leur unité brisée me rappelait celle que j'avais autrefois eue avec Jake et Marly. Et je comprenais parfaitement ce que voulait dire Joyce. Il y avait peu de chances pour que le manoir Martins lui apporte réellement les réponses qu'elle cherchait, mais de mon côté, à chaque fois que je pensais à La Scierie, cette maison où j'avais été si heureuse, j'avais l'impression d'effleurer du doigt la solution à tous mes problèmes familiaux.
— Je ne trouve pas ça stupide, finis-je donc par répondre. Je trouve ça touchant.
Joyce haussa les épaules tout en se dirigeant vers la porte de la chambre.
— Le passé est étrange, quand même, dit-elle une fois dans le couloir.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je ne peux pas m'empêcher de penser que, si Ariane, Edwin et mon père avaient réussi à se comprendre et à rester unis, les choses auraient été différentes... Après tout, du peu que j'en sais, aucun d'eux n'adhérait totalement aux idées de leurs parents... Si ça se trouve, ils auraient pu se dresser contre eux et...
Elle s'interrompit soudain et secoua la tête de droite à gauche avant de lâcher :
— Peu importe. Dans tous les cas, c'est du passé et les choses sont comme elles sont.
Arrêtant là ses digressions utopiques, elle ouvrit la porte devant laquelle nous nous trouvions désormais et pénétra dans la pièce lumineuse à laquelle elle donnait accès.
Cette dernière pièce du premier étage se révéla être le bureau d'Hypérion Martins. C'était sans conteste la plus grande pièce du premier et, plus encore que les chambres, elle reflétait la richesse et la noblesse dont avaient joui les Martins. Pourtant, et ce détail m'étonna, très peu de choses y étaient conservées. Hormis du parchemin neuf, diverses plumes de collection et des bibelots venus de pays lointain, la pièce ne renfermait aucun document administratif comme cela aurait dû être le cas dans le bureau d'un homme influent comme Hypérion Martins.
Joyce dut faire le même constat que moi puisque, quelques secondes plus tard, elle se tourna dans ma direction, les sourcils froncés :
— J'ai l'impression que cette pièce ne nous dit pas tout...
— Moi elle me fiche la trouille, grommelai-je en frissonnant, mes yeux tombant sur le condor des Andes empaillé qui siégeait dans un coin et qui me défiait de ses orbes couleur rubis.
— Viens, on y v... commença Joyce pour s'interrompre aussitôt. Deux minutes, fit-elle en s'approchant d'une porte coincée entre deux vitrines d'expositions regorgeant de cristaux aux mille couleurs. Où est-ce que ça mène, ça ?
Sans attendre de réponse, elle la poussa et lâcha un sifflement d'admiration
— Alicia, tu devrais venir voir ça, je suis certaine que ça va te plaire ! m'encouragea-t-elle.
Tout en gardant un œil attentif sur le condor des Andes qui me paraissait pouvoir à tout instant sortir de sa torpeur et me sauter dessus, je m'exécutai. Et, tout comme elle, je restai figée d'admiration devant le spectacle qui s'offrit à moi.
Nous nous trouvions à présent sur un petit balcon entouré de deux escaliers à la rampe dorée et, autour de nous, tout n'était que livres. Disposés à perte de vue sur des étagères de bois verni, des ouvrages reliés de cuir emplissaient toute la pièce.
— Merlin... Je savais que la bibliothèque de mes grands-parents faisait des jaloux, mais je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit aussi...
Elle ne trouva d'adjectif pour qualifier sa pensée mais je compris tout à fait ce qu'elle voulait dire. Moi qui étais une fervente admiratrice de la bibliothèque de Poudlard, je dus bien admettre qu'elle n'arrivait pas à la cheville de celle-ci. La pièce réunissait le rez-de-chaussée et le premier étage de l'immense demeure des Martins et, du sol au plafond joliment agrémenté d'une verrière qui laissait entrer des flots de lumière, des milliers et des milliers d'ouvrages étaient soigneusement rangés.
Sans nous concerter, nous partîmes chacune de notre côté pour examiner les livres qui nous entouraient. Du bout des doigts, je dessinai la cote de plusieurs d'entre eux, savourant le toucher à la fois rugueux et soyeux du cuir sous ma peau. Un sourire s'épanouit sur mon visage et, m'enhardissant, j'osai poser la paume contre la tranche de l'un deux dont la couleur vert d'eau m'avait particulièrement intriguée.
Il s'agissait d'une édition des Contes de Beedle le Barde qui datait du dix-huitième siècle. Craignant de l'abîmer, je la tirai doucement vers moi mais elle ne daigna pas bouger d'un millimètre. Au bout de plusieurs tentatives infructueuses, je fus forcée de reconnaître que le livre était comme collé à ses semblables.
— Joyce ? Tu crois que tes grands parents ont mis des sortilèges de protection pour qu'ils soient les seuls à pouvoir toucher les livres de leur bibliothèque ? demandai-je.
Mon amie, alors à l'autre bout de la vaste pièce, s'approcha et fronça les sourcils une fois arrivée à ma hauteur. Répétant mes gestes, elle tenta de s'emparer des fameux contes, sans plus de succès.
— C'est étrange... Pourquoi ils auraient empêché l'accès à des livres aussi innocents ?
Comme si ça allait lui apporter la solution à notre problème, Joyce s'éloigna du pan de bibliothèque devant lequel nous nous tenions et plissa les yeux.
— Alicia ! s'écria-t-elle cinq secondes plus tard, le visage illuminé. Ce ne sont pas des livres ! C'est une porte en trompe-œil !
Prise d'un engouement nouveau, elle revint vers les étagères et s'empara d'une petite boule dorée que je n'avais pas remarquée jusqu'alors, dissimulée sur le côté. Lentement, elle la fit tourner et, aussitôt, ce que j'avais pris pour un pan de mur s'écarta et dévoila l'accès à un escalier en colimaçon qui plongeait dans la noirceur des sous-sols. Joyce et moi échangeâmes un long regard empreint d'hésitation, avant que la Serpentard ne se décide à poser son pied sur la première marche et, prudemment, à entamer sa descente vers l'étage inférieur du manoir dont ni elle ni moi n'avions supposé l'existence.
Je ne tardai pas à la suivre et, côte à côte, nous descendîmes le petit escalier jusqu'à nous retrouver dans une cave haute de plafond séparée en deux par un rideau grisâtre.
— Où est-ce qu'on est arrivées, à ton avis ? me demanda Joyce.
— Je ne sais pas... On dirait un cabinet de scientifique... Un peu comme le cabanon de travail de ma mère !
Tout en parlant, je poursuivis mon analyse minutieuse de la cave. Bien que la comparaison me déplaise – je ne tenais pas à trouver des points communs entre le manoir Martins et ma propre maison – elle était semblable à la petite cabane qui servait de bureau à ma mère en plusieurs points : le même genre de table montée sur des tréteaux était positionnée au centre de la moitié de la pièce où nous nous trouvions, et tout autour, des étagères de diverses tailles accueillaient en leur sein des parchemins de documentation ou encore des petites fioles remplies d'un liquide rougeâtre.
— Je vois mal les parents d'Edwin venir ici en douce pour faire des recherches scientifiques... grimaça Joyce. Aucun des deux n'a jamais travaillé et tout leur est toujours tombé du ciel grâce à l'argent !
Je lui jetai un petit regard et me mordis la lèvre avant d'annoncer :
— Si j'étais toi, je me demanderais plutôt quel secret se cache derrière ces recherches... Après tout, on est quand même dans un cabinet secret caché derrière un pan de bibliothèque !
Joyce médita ma remarque et haussa les épaules pour une raison qui me resta à jamais inconnue.
— En tout cas, ça semblait leur tenir à cœur, repris-je en avisant les tonnes de parchemins amassés sur les étagères.
Je m'approchai en même temps de l'étagère la plus proche de nous sur laquelle reposaient des chaudrons vides depuis longtemps. Une odeur forte se dégageait de chacun d'eux et ils étaient étiquetés en fonction de la potion qu'ils devaient autrefois contenir : Polynectar, Philtre de Mort Vivante, Potion d'Amnésie, Felix Felicis, Elixir de Sommeil, Poison...
Tout en énumérant intérieurement les potions dans ma tête et en m'amusant à me souvenir des ingrédients nécessaires à leur concoction, je me déplaçai le long du mur creusé de deux soupiraux qui diffusaient la lumière du jour dans la cave. Je finis par arriver devant un dernier chaudron, dépourvu d'étiquette mais gravé de symboles runiques. Et, en me penchant, je vis que, malgré les années durant lesquelles le manoir était resté vide, il était toujours rempli d'un liquide clair dans lequel flottaient des filaments argentés.
— J'y crois pas ! s'exclama Joyce qui m'avait suivie . Alicia, c'est une Pensine !
— Le truc dans lequel Edwin t'a montré ses souvenirs ?
— Oui ! Je n'en reviens pas que mes grands-parents en aient un jour possédé une ! Je croyais que celle de Dumbledore était un modèle unique !
— Visiblement non... constatai-je pour elle avant de me passionner pour les ondulations d'argent qui miroitaient à la surface.
— Tu veux expérimenter un petit voyage dans le temps ? me proposa Joyce au bout de quelques secondes de silence.
Ses yeux brillaient dans la pénombre de la cave, témoins de son excitation alors qu'elle me tendait une fiole qui contenait le même genre de filaments argentés que ceux qui flottaient dans la Pensine. Je la pris précautionneusement dans ma main et avisai la petite étiquette collée sur la fine courbe du verre. En lettres d'une calligraphie impeccable, les mots « Hypérion – 14 juillet 1919 – Cabourg » étaient inscrits.
— Tu es en train de me dire que ce... ce bidule est en réalité un souvenir de ton grand-père ? lui demandai-je, proprement éberluée par tous les aspects que la magie pouvait avoir.
— Faut croire, répondit-elle d'un ton qu'elle voulait certainement détaché. Alors, tentée ?
Mes yeux firent plusieurs allers-retours entre la fiole et le visage empreint d'excitation de Joyce et, ne sachant pas trop dans quoi je m'embarquais, j'acceptai. Avec un grand sourire, mon amie m'indiqua de verser le contenu de la fiole dans la Pensine. Puis, alors que je réfléchissais au procédé magique qui allait nous permettre de visionner le souvenir, elle se pencha au-dessus du chaudron en m'intimant de faire de même.
À peine mon visage arriva-t-il à la hauteur des vapeurs d'argent que je me sentis basculer en avant sans pour autant que mes pieds ne quittent le sol. Et, aux côtés de Joyce, j'eus l'impression d'entamer une chute infinie au milieu de gracieux volutes de fumée.
.
Après quelques longues secondes de chute, Joyce et moi fûmes projetées sur une digue de gravier où tourbillonnaient des moutons de poussière. En contrebas, la mer normande envoyait ricocher ses vagues contre la roche en un va-et-vient rythmé et familier. Tout en tentant de retenir un maximum de détails du paysage qui m'entourait, je me relevai et époussetai mon jean – complet anachronisme de l'époque où nous nous trouvions à présent.
— Où on est ? balbutia Joyce en attrapant sa tête entre ses mains, comme pour calmer un vertige.
— À Cabourg, en 1919, déclarai-je. C'était marqué sur la fiole, me sentis-je obligée d'ajouter pour justifier le fait que j'en sache plus qu'elle sur les souvenirs de son propre grand-père.
Joyce ne répondit pas et se contenta de faire un tour sur elle-même pour examiner les environs. Nous nous trouvions bien sur la digue d'une ville de bord de mer, et des passants en tenue du dimanche se pressaient près de nous. De toute évidence, on était invisibles à leurs yeux puisque plusieurs d'entre eux nous frôlèrent sans nous remarquer.
— Tu comprends ce qu'ils disent ?
J'hochai la tête. Je n'avais pas été en présence exclusive de français depuis longtemps, mais le doux tintement de ma langue maternelle à mon oreille animait toujours la même étincelle au creux de mon ventre.
— Où est ton grand-père ? demandai-je soudainement, venant de prendre conscience de ce détail. Si c'est son souvenir, il ne devrait pas être très loin, non ?
— Je crois qu'il est là-bas.
Je suivis des yeux la direction que Joyce m'indiquait du bout de l'index et découvris trois individus parfaitement immobiles jurant atrocement avec la foule en perpétuel mouvement qui les entourait. Rapidement, j'identifiai celui qui se tenait au centre comme Hypérion Martins, le grand-père de Joyce. C'était à l'époque un beau jeune homme qui devait avoisiner la vingtaine, et ses traits étaient si semblables à ceux de sa petite-fille que je ne pus pas m'empêcher de jeter un regard curieux à cette dernière. Quant aux adultes qui étaient plantés à ses côtés, je déduisis qu'ils étaient ses parents au vu de la ressemblance qu'Hypérion partageait avec eux deux.
— On devrait probablement s'approcher, proposa Joyce. Si le père d'Edwin l'a conservé dans cette fiole pendant tout ce temps, ce souvenir devait avoir son importance.
Fendant les groupes de badauds comme l'auraient fait des fantômes, on rejoignit le trio qui ne bougeait toujours pas, paraissant toiser la foule avec une supériorité et une concentration infaillibles. J'avais beau savoir qu'il était mort et enterré depuis longtemps, un frisson parcourut mon échine lorsqu'on arriva à la hauteur d'Hypérion Martins. C'était lui, l'auteur de tous ces crimes, celui qui avait été assez inhumain pour tuer son fils, sa belle fille et le père de celle-ci, allant même jusqu'à tenter d'assassiner sa petite-fille. Je n'eus cependant pas eu le loisir de m'attarder sur ces pensées terrifiantes puisque, comme s'ils nous avaient attendues pour commencer leur conversation, les trois Martins se mirent à parler et je m'empressai de les écouter.
— Tout est prêt ? demanda la femme.
— Normalement, Guilda. L'enfant et le père seront tous les deux dans la maison au moment de l'explosion. À moins que l'un des deux ne se décide à bouger... lui répondit son mari.
Tremblante, Joyce s'empara de mon poignet et le serra fort.
— Est-ce qu'ils sont vraiment en train de planifier un meurtre là ? articula-t-elle silencieusement.
— Je crois. Et on ne peut rien faire pour les arrêter... renchéris-je tristement en pensant à ces deux personnes qui allaient être assassinées dans quelques minutes et qu'on ne pouvait sauver.
Mes yeux glissèrent sur Hypérion Martins qui n'avait pas bougé d'un poil depuis le début de la conversation.
— Tu pourrais avoir l'air plus gai, Hypérion, lui fit justement remarquer sa mère. Tu ne te fonds pas vraiment dans la masse.
L'interpellé eut un ricanement sinistre.
— Aucun de nous ne se fond dans la masse, Mère, railla-t-il. Et, si vous m'en donnez la permission, je vous rejoindrais lorsque vous aurez fini. L'odeur de la fumée m'insupporte.
Sans attendre une quelconque permission de la part de ses parents, il s'éloigna sur la chaussée et Joyce qui n'avait pas lâché mon poignet m'entraîna à sa suite, m'empêchant de rester avec ses arrière-grands-parents et leurs desseins cruels. Pourtant, j'aurais tout donné pour savoir qui ils voulaient tuer... Un adulte pouvait passer, mais un enfant ? Qu'est-ce que ce dernier avait bien pu leur faire ?
Martins ne semblait pas s'inquiéter de ce fait outre mesure et se frayait un passage entre les passants du mieux qu'il pouvait, Joyce et moi sur ses talons. Marchant rapidement, il arriva bientôt à un escalier creusé dans la digue qui menait à une plage sur laquelle une fête foraine avait élu domicile. Après tout, nous étions le jour de la fête nationale française, aussi ce n'était pas très étonnant.
Le grand-père de Joyce s'arrêta à quelques pas à peine du bord de l'eau et inspira profondément l'air marin, droit comme un « i » face à l'océan. Religieusement, Joyce et moi nous immobilisâmes un peu en retrait, si près et si loin à la fois de cet homme qui allait détruire plusieurs familles : les Cacciavani, les Wade, et même sa propre famille, les Martins.
— Eh, l'ami ! s'exclama alors une voix dans notre dos.
Derrière nous se tenait un jeune homme qui devait avoir quelques années de plus que celui dont on épiait si indiscrètement les souvenirs. Par opposition au teint pâle d'Hypérion Martins, sa peau à lui était halée et des cheveux d'un noir de jais tombaient sur son front droit. Il était plus trapu que son vis-à-vis, mais son large sourire le grandissait de plusieurs centimètres.
— Alicia ? lâcha Joyce d'une voix blanche tandis qu'Hypérion se tournait lentement vers celui qui l'avait coupé dans sa méditation.
— Mmmh ? répondis-je évasivement, ne pouvant détacher mes yeux du face à face entre les deux hommes.
— Lui, déclara-t-elle en pointant le nouvel arrivant, c'est mon autre grand-père. C'est Giovanni Cacciavani.
Mes yeux s'ouvrirent en grand.
— Tu en es absolument certaine ?!
Joyce hocha la tête et, effectivement, dès qu'il se remit à parler, j'entendis le fort accent italien qui perlait dans sa voix tandis qu'il s'adressait à Hypérion dans un français approximatif.
— Pourquoi cette tête d'enterrement ? Aujourd'hui est jour de fête !
Je fis la traduction en anglais à Joyce qui ne comprenait rien et me mordis la lèvre, attendant la suite avec appréhension. La réputation d'Hypérion Martins me suffisait pour savoir que ce genre de remarques étaient loin de lui faire plaisir... Pourtant, peut-être à cause de l'assassinat que ses parents allaient commettre dans quelques instants, il conserva son calme sans daigner répondre à Giovanni.
— Est-ce l'avenir qui te perturbe ? poursuivit ce dernier sans s'offusquer du silence d'Hypérion. Souhaiterais-tu le connaître ? proposa-t-il sans se défaire de son sourire.
À ces mots, le regard froid d'Hypérion sembla s'animer. Ce n'était ni de la joie ni de la colère. Ni même de l'intérêt. Simplement une sensation confuse qui s'était emparée de lui. Toujours sans énoncer la moindre parole, il suivit Giovanni qui avait fait demi-tour tout en portant la main dans la poche intérieure de sa veste, là où devait se trouver sa baguette.
— Tu savais qu'ils s'étaient déjà rencontrés avant ? m'enquis-je auprès de Joyce.
— Non. Et c'est ça qui m'inquiète...
Ses deux grands-pères atteignirent rapidement la première des tentes qui accueillaient les forains et leurs visiteurs. Giovanni écarta la tenture qui en cachait l'entrée et invita Hypérion à s'installer avant d'y pénétrer à son tour et de relâcher le tissu juste à temps pour que Joyce et moi puissions les rejoindre. À l'intérieur se trouvaient une petite table circulaire entourée de deux chaises et divers instruments de voyance entassés sur des caisses de vins retournées et recouvertes de tissus aux motifs orientaux qui devaient certainement servir à mettre dans l'ambiance.
Sous les recommandations de Giovanni, Hypérion s'assit élégamment sur une des chaises et le jeune Italien s'empara d'un jeu de cartes de tarot avant de faire de même. Il indiqua à Hypérion de mélanger, ce que ce dernier fit avec une lenteur infinie avant de lui redonner le paquet. Le voyant retourna alors les trois premières cartes qui se présentèrent et les examina avec un air de fausse concentration.
— Je comprends que tu sois inquiet, l'ami, lui prophétisa-t-il d'un air grave. Les cartes ne sauraient mentir, et le futur qu'elles t'annoncent n'est pas brillant...
Malgré lui sûrement, Martins haussa un sourcil intrigué.
— Vois-tu, sur cette carte, ton soleil est mal orienté dans le ciel de ta vie. Ce qui signifie que la vanité t'aveugle et te fera faire toutes sortes d'erreurs. Quant à celle-ci, elle représente l'épée renversée. L'épée est une des représentations de la confiance telle qu'il en existait au Moyen-âge et, lorsqu'elle est dans le mauvais sens, cela signifie que ta confiance a été accordée aux mauvaises personnes... Et enfin, expliqua Cacciavani en posant son index sur la dernière carte qui représentait un vieillard en train de se crever les yeux, cette carte représente Œdipe. Il y a plusieurs interprétations possibles lorsqu'elle apparaît, mais généralement elle évoque un des crimes les plus ignobles qui puisse être commis.
Il fit une pause et inspira longuement avant de déclarer d'un air mystique :
— Le meurtre de son propre sang. Elle peut aussi représenter la trahison par sa propre chair. Ou encore le fait irréfutable qu'on ne peut et ne pourra jamais échapper à son destin.
Les deux jeunes hommes se toisèrent longuement. Mes yeux faisaient la navette entre eux et mon rythme cardiaque s'accéléra lorsque je compris que quelque chose était définitivement en train de se jouer. En effet, à peine quelques secondes plus tard, alors que les mots de Giovanni planaient toujours dans la lourde ambiance de la tente, Hypérion sortit discrètement sa baguette magique de sa poche, ayant sûrement l'intention de s'en servir contre lui.
Mais il n'en eut pas le temps car le vacarme assourdissant d'une explosion fit tomber la table où ils étaient tous deux assis, faisant voler les cartes de tarot tout autour de nous tandis que Giovanni se levait pour aller voir ce qui venait de se produire au dehors. Pour ma part, j'avais déjà une petite idée – confortée par le sourire qui venait de s'étaler sur les lèvres fines d'Hypérion – mais je ne résistai pas à l'idée de passer ma tête entre les tentures. À plusieurs centaines de mètres de là, une fumée plus noire que la nuit assombrissait le ciel et couronnait sinistrement le spectre d'une maison en flammes.
Ce fut tout ce que j'eus le temps d'apercevoir. Quelques instants plus tard, je me sentis comme aspirée vers le haut et, retenant ma respiration , je me préparai pour le voyage retour.
.
— Par Merlin, mais c'était quoi ça ? m'écriai-je dès qu'on fut de retour dans la cave sombre des Martins.
Joyce n'était pas en mesure de me répondre tant son corps tremblait. À vrai dire, elle ne donnait même pas l'impression d'avoir entendu ce que je lui disais.
— Joyce ? Joyce, tu es sûre que ça va ?
Mon amie secoua vivement la tête en signe de négation tout en répétant :
— Tu ne comprends pas... Tu ne comprends pas !
— Qu'est-ce que je ne comprends pas ? la questionnai-je en tentant de faire face à la situation avec un calme qui me faisait cruellement défaut.
— C'est si évident ! Si évident, Alicia !
— Mais de quoi ? commençai-je à m'enhardir à mon tour.
— Tout ! Le blason, le nom de famille, la richesse, le meurtre de ma famille maternelle... J'ai tout compris !
— Mais de quoi tu parles ?
— Le blason des Martins, c'est un condor des Andes !
— Oui, j'avais cru comprendre.
— Mais ce n'est pas tout ! Dans sa bouche, il porte une fleur. Et devine ce que c'est, cette fleur ?
Voyant que je ne lui répondais pas, Joyce continua son raisonnement.
— Réfléchis, Alicia ! C'est quoi le nom du frère de Tina dans la légende, hein ?
— Mais pourquoi tu me parles de ça ?
— IL S'APPELAIT MARTIN, ALICIA ! beugla Joyce, irritée par ma lenteur à comprendre quoi elle parlait.
Son cri résonna de longues secondes dans la cave avant qu'un silence ne vienne le remplacer.
— Bordel de merde, lâchai-je en français, incapable de sortir autre chose devant les connexions qui se faisaient une à une dans mon esprit.
Martin était supposément à l'origine la création de la Communauté de l'Edelweiss. Il avait réussi à s'enrichir en ralliant d'autres sorciers à sa cause et en entamant un trafic de sang des membres du Cercle des Sept Dons. Et Martin, ça ressemblait beaucoup trop à Martins pour qu'une coïncidence soit possible...
— Ça explique tellement de choses... finis-je par réussir à dire.
— Trop de choses. Et je te parie qu'on n'est pas au bout de nos surprises.
— Je veux partir d'ici. Maintenant, l'implorai-je en réalisant que nous nous trouvions bien dans un cabinet de recherches – de recherches pour trouver et détruire les différents membres du Cercle des Sept Dons.
— Quoi ? s'indigna Joyce. Mais toutes les réponses que je cherche sont ici !
— Mais qu'est-ce que tu cherches, Joyce ? A trouver le nom de toutes les victimes faites par ta famille au fil des siècles ? Les Cacciavani ne te suffisent pas ?
Mais Joyce ne m'écoutait plus. Son regard s'accrochait désespérément à tout ce qui nous entourait. Tout y passait ; les chaudrons, les fioles de sang, la Pensine, les parchemins de documentation... Inévitablement, son regard finit par tomber sur le rideau grisâtre qui séparait la cave en deux. Souhaitant certainement savoir ce qui se cachait derrière, la Serpentard s'en approcha d'un pas vif et le tira d'un coup sec.
Je pensais qu'elle continuerait son exploration sans prêter attention à mes supplications pour quitter cet endroit, mais il n'en fut rien. Au lieu de ça, elle se figea et son visage devint encore plus pâle qu'à l'ordinaire.
— Quoi encore ? m'agaçai-je en prenant sur moi pour aller la rejoindre. Tu as compris autre chose ?
Joyce ne répondit pas. Au lieu de ça, elle darda un index fébrile sur une masse encore plus blanche qu'elle qui était posée sur la table. Un hurlement franchit mes lèvres sans que je ne puisse l'arrêter. Je n'eus plus le moindre contrôle sur mon corps. Pas sur mes cordes vocales qui se brisaient tandis que je hurlais. Pas sur mes pieds fermement ancrés dans le sol alors que je ne souhaitais que fuir. Pas sur mes yeux qui, insatiablement, restaient fixés sur l'humain allongé sur la table.
Ou, plus exactement, sur le cadavre englouti dans la cave des Martins depuis des années.
