Sans mentir, ça s'annonçait l'anniversaire le plus absolument pourri que Jon a jamais vécu dans sa jeune existence, et oui il incluait son neuvième là-dedans, celui dont il se rappelait à la façon d'un cauchemar à moitié oublié mais toujours terrifiant vu que c'était l'année du congé afghan de son père.

Papa. Tony – son père – a été se colleter avec une armée – une vraie de vraie – sortie de l'espace sans prévenir, aucun égards pour les pauvres gens qui auraient préféré continuer à mener leurs petites vies tranquilles – et il a failli mourir, il a failli se faire exploser par un missile, il a failli se retrouver égaré dans l'espace sans possibilité de revenir oh seigneur…

Jon ne voulait pas penser à son père (présentement vivant, Dieu merci, et présentement enseveli sous la charge de travail que représente la gestion de New York City immédiatement après une invasion galactique imprévue). Dommage que Tilly ne soit pas là, elle aurait été parfaite pour lui changer les idées.

Sauf que Tilly n'était pas là, elle était dans une espèce de coma – les médecins de SHIELD n'étaient pas sûrs et s'arrachaient apparemment les cheveux sur les qualifications à appliquer et les méthodes de soin à suivre – dans lequel elle se retrouvait plongée suite à son implication dans l'invasion. Non, elle n'aurait pas pu se dérober, vu qu'elle était en fait une déesse Viking de la mort (purée, c'était trop cool, il avait su que sa nounou assurait divinement mais pas que ce soit aussi littéral) et que le général chargé de diriger l'armée de crevettes intersidérales était son père, style Dark Vador mais l'armure moins intégrale et plus colorée.

Oh, et ledit général avait été placé sous contrôle mental ce qui signifiait qu'il n'était pas techniquement responsable des ravages et de la destruction qui s'étendaient sous les fenêtres de la Tour Stark. Accessoirement, il était aussi la grand-mère de Jon, parce que les dieux Vikings n'en rataient jamais une et semblaient décidés à faire de leur vie de famille un cirque ambulant avec tous les numéros.

Après avoir entendu ce résumé, Pepper et Rhodey avaient eu l'air complètement épuisés. Aussi prêts à aller se servir dans le placard à liqueurs de Papa, peut-être même à le vider. Et vu la tête de Papa, il leur aurait donné sa bénédiction de le faire, du moment qu'il pouvait les aider à boire toutes les bouteilles.

Pour sa part, Jon voulait juste pleurer. Ou hurler. Ou casser quelque chose, ou mettre le feu à quelque chose. C'était tellement difficile de choisir qu'il avait décidé d'aller se coucher à la place, et il était resté au lit pendant deux jours entiers, sans que Pepper vient l'arracher à ses couettes en le traînant par les pieds.

Ça n'avait pas fait disparaître le maelström écœurant niché au creux de son plexus solaire, mais le garçon pensait que celui-ci avait un petit peu diminué. Genre, trois millimètres, ou quatre pour être vraiment généreux.

Alors il avait décidé de se mettre au piano. Pour répéter ses gammes, pour massacrer le générique de la série originelle de Star Trek, pour improviser du grand n'importe quoi, il n'était pas sûr, mais la plupart du temps, quand il voulait vraiment ne plus penser à rien, ne plus rien ressentir, la musique marchait du tonnerre.

Qui avait besoin de psychiatre avec une méthode pareille ?


C'était la musique qui l'avait réveillé.

Il était possible de soupirer à longueur de journée sur les nécessités mathématiques de l'arcane, mais la musique en soi détenait un pouvoir qui dépassait la magie. Alors, était-ce si étonnant que ce chapelet de notes jouées au piano soit parvenu à percer le voile épais noyant sa conscience pour permettre à cette dernière de remonter à la surface ?

Quand il avait ouvert les yeux, il n'avait pas reconnu la pièce, mais ce n'était pas grave, ni même important. Non, ce qui comptait, c'était de trouver la source de cette mélodie un peu brusque et si douloureusement expressive.

Cela lui avait pris deux minutes et demie pour trouver la pièce bien éclairée par une fenêtre immense, où résidait un piano de bois clair, sur lequel jouait un garçon qui ressemblait vraiment beaucoup à son père.

Enfin, sauf pour ce qui concernait les hobbies. Anthony avait bien tenté d'apprendre la musique, mais si sa performance technique s'avérait passable, il n'était jamais parvenu à injecter de réelle passion dans ses tentatives.

La nostalgie lui étirait les commissures des lèvres quand le garçon produisit une série de fausses notes, s'arrêtant dans un grognement frustré qui semblait vouloir se muer en cri.

« On a tous nos mauvais jours, tu sais. »

Le garçon sursauta et fit volte-face sur son tabouret avec une telle précipitation que l'espace d'une seconde, il parut sur le point de dégringoler de son siège. Ses yeux bleus s'écarquillèrent quand ils eurent localisé l'origine du commentaire.

« Oh ! Euh… je ne… d'ordinaire, je fais mieux. Juste… la semaine a été chargée » déclara-t-il piteusement, comme s'il s'attendait à prendre des gifles.

« Oui, je suppose que c'est une façon de résumer. En passant, si tu parviens à jouer si bien sans être à ton mieux, je ne demande qu'à t'écouter dans des conditions plus favorables. »

Le garçon baissa la tête, mais pas assez vite pour cacher ses oreilles empourprées.

« Si vous le dites, monsieur. Heu, votre Altesse ? Comment je suis sensé vous appeler ? »

« Dans ton cas ? Nonna, ou Mamie, ou Grand-mère si telle est ta préférence, Jon. »

Il renifla – un son incrédule – tout à fait le portrait de son père à cet âge.

« Vu votre dégaine ? Pardon, mais j'aurais du mal. »

Et bien, si ce n'était que ça…

Un frisson de magie dorée se répandit sur le corps et le visage appartenant à Loki Laufeyson, poussant sa silhouette à rapetasser, ses cheveux à s'allonger et blanchir, sa masse à se redistribuer, sa peau à se chiffonner.

Jon avait la bouche ouverte, et son expression était si stupéfaite qu'un pétillement amusé s'alluma dans le regard noisette de la petite femme d'âge mûr qui lui faisait face.

« Et alors, nipotino, ta vieille grand-mère est-elle si fascinante que cela ? Attends donc de voir ce dont je suis capable devant un clavier. »


Les Men in Black avaient fait la gueule quand Tony avait insisté pour placer Loki dans sa tour afin qu'il récupère, mais n'avaient pas insisté plus que ça. Probablement parce qu'ils en avaient déjà plein le dos, à balayer les décombres et compter les morts et confisquer toutes les cochonneries que les aliens avaient traînées sur Terre avec eux. Ils avaient juste demandé à ce que le dieu Viking soit placé sous surveillance, et franchement, ça se comprenait.

Alors Tony a mis des caméras de surveillance dans la chambre de malade improvisée, pour que JARVIS puisse lui faire signe au moindre pet de travers. Et JARVIS a appelé, mais pour nettement plus grave qu'un pet – un qui n'a pas été lâché au beau milieu d'un gala de charité, du moins.

Loki est allé se promener. En tant que maître des lieux, Tony était un peu obligé d'intervenir, pour signaler qu'il y avait des règles à ne pas enfreindre et des trucs à éviter de casser.

C'était la raison qu'il avait donné, mais ce n'était pas la seule. C'était juste que celle-là n'était pas personnelle.

Trouver le Viking avait été étonnamment facile : il avait suivi la musique.

C'était une mélodie aux sonorités mystérieuses, un peu oppressantes et pourtant d'un charme indéniable. Un leitmotiv qu'il avait entendu il y a longtemps, et presque oublié depuis.

Ça s'intitule le Refrain d'Hedwige, mais ne me demande pas qui l'a écrit, tesoro.

Jon était assis au piano, mais ce n'était pas lui qui jouait, trop occupé qu'il était à observer les mains de la femme debout juste à côté de lui, et en dépit de deux décennies passées depuis la dernière fois qu'il l'avait vue, Tony savait qui elle était.

« Hé » fit-il, la gorge subitement sèche. « J'avais cru entendre du bruit. »

Deux visages se tournèrent dans sa direction, un jeune, un vieux, et sous son réacteur miniaturisé, l'ingénieur sentit son cœur rater un battement.

« Pourquoi tu appelles toujours ma musique du bruit, alors que tes hurlements rocks c'est de l'art ? » ronchonna Jon sans grande chaleur, habitué à l'argument.

Tony haussa les épaules, s'efforçant de paraître nonchalant.

« Il faut croire que j'appartiens à un autre univers. C'est bien connu, les génies ne comprennent rien aux œuvres des fées. »

Le sang lui cognait aux tempes alors que la femme roulait des yeux avec indulgence, juste avant de dire les mots :

« Décidément le fils de ton père. Combien de fois j'ai répété à Howard qu'une sorcière n'est pas une fée ? »

« Quand elle est belle, il n'y a pas de différence » répondit Tony, le regard brouillé par des larmes chaudes.

Maria Stark née Di Angelo lui souriait, des ridules étirant la peau mate au coin de ses paupières.

« Oh, tesoro… A moi aussi, tu m'as manqué. »

C'était probablement pas très distingué ou élégant pour un génie milliardaire quadragénaire de prendre sa mère dans ses bras et de fondre en larmes, mais sur le coup, Tony s'en moquait éperdument.

Elle lui avait manqué. Vraiment beaucoup.