Mot de l'auteur
/!\ Cette histoire est une réécriture en version boy x boy de "La quête des Livres-Monde" de Carina Rozenfeld, l'histoire et les personnages lui appartiennent ! Les livres peuvent être acheter sur amazon, fnac et en librairie ! (Environ 5 à 14 euros le livre et environ 30 euros l'intégrale) pour soutenir l'auteur et la financer dans ses projets ! /!\
PS : Les personnages autres que Nathan, Zayn, Lia et Aela ne m'appartiennent pas ! Ils sont de Carina Rozenfeld, une écrivaine très talentueuse que j'admire !
- Après ça, tout est allé très vite. Zayn a pris nos billets de retour et nous sommes repartis moins de soixante-douze heures plus tard. C'était la fête dans le village. Ils ont organisé une fête encore plus démente que la première. On a dansé comme des Indiens autour du feu en hurlant, les Chébériens nous ont même pris sur leurs épaules. Ils ont chanté jusqu'au matin, c'était incroyable. On n'a même pas eu besoin de boire : nous étions complètement grisés par la présence du Livre-Monde sur la place du village et par la musique, racontait Nathan avec précipitation, l'excitation transparaissant encore dans sa voix.
Zayn acquiesça, les yeux aussi brillants que ceux de son ami, et compléta le récit de leurs derniers moments au Pérou :
- Les habitants du village, du plus jeune au plus vieux, ont tous défilé devant le Livre du Temps et l'ont effleuré, comme s'ils avaient besoin de ce contact pour être certains qu'il était là, que leur monde était au bout de leurs doigts. C'était très émouvant. On avait les larmes aux yeux. Évidemment, nous aussi, nous avions conscience de l'importance de notre découverte, compte tenu du mal que nous nous sommes donné pour arriver jusque-là, mais de voir les vieux Chébériens, ceux qui avaient vécu là-bas, pleurer sur la couverture dorée, c'était très fort. Vraiment très fort. Je crois que cette scène restera l'un des moments les plus marquants pour moi.
- Je pense que c'est le cas pour nous tous, enchaîna Aela, dont les joues étaient rouges d'émotion. Certains d'entre eux ont commencé à rassembler leurs affaires pour être prêts à repartir sur Chébérith dès que leur monde serait recréé. On a l'impression d'être les acteurs d'un miracle digne de la Bible.
- On est des héros, conclut Lia. Des prophètes ou des demi-dieux, un truc dans ce genre.
Zayn pouffa et Nathan se jeta sur elle pour lui ébouriffer les cheveux.
Face à eux, buvant leurs paroles, un Eyver radieux avait écouté attentivement le compte rendu du voyage de ses protégés à l'autre bout du monde, étonné de découvrir tout ce qui s'était passé durant son « absence ».
- Franchement, c'était comme à Noël, reprit Lia en remettant de l'ordre dans sa coiffure. Imaginez la scène : je me réveille, un peu dans le potage, j'arrive dans le salon et, là, je vois le coffret en bois posé sur la table. J'ai cru que je dormais encore et que je rêvais ! Je suis allée comme une folle dans la chambre et j'ai secoué Nathan. Le pauvre, il était complètement dans les choux à cause de ses aventures nocturnes, mais, comme je hurlais, il n'a pas eu d'autre choix que d'ouvrir un cil.
- Lia était hystérique. Elle criait : « Le père Noël est passé ! Le père Noël est passé ! Le Livre du Temps est dans le salon ! » Je crois que j'ai failli l'assommer. Je lui ai répondu que le père Noël s'appelait Zayn et Nathan.
- Et moi j'ai voulu l'embrasser quand il m'a dit ça !
Cette fois, Eyver éclata franchement de rire. Il retrouvait toute sa petite équipe avec bonheur. Le temps de reprendre leurs marques chez eux, de se reposer un peu, Nathan, Zayn, Lia et Aela s'étaient empressés de lui rendre visite à leur retour du lui remettre le dernier Livre-Monde.
Passé la narration de toute l'aventure, le moment solennel de ranger le Livre du Temps dans le troisième et dernier compartiment du coffre-fort arriva. Bientôt ils les assembleraient pour reconstituer Chébérith, et ce serait le début d'une nouvelle aventure.
Nathan, comme ses compagnons, s'attendait à retrouver un Eyver encore plus diminué qu'avant l'expérience malheureuse qui l'avait plongé dans le coma, et il craignait d'éprouver un choc en le découvrant amoindri, mais c'était tout le contraire. L'homme, assis droit dans son fauteuil roulant, semblait bien plus en forme qu'avant, presque régénéré, le regard brillant, les mouvements vifs, la parole alerte. Le garçon s'était retenu d'en faire la remarque, ne voulant pas vexer le vieux Chébérien, mais il avait croisé le regard surpris de ses amis, et il savait que tous se demandaient comment un tel miracle était possible. Le dernier livre retrouvé ainsi que toutes les promesses qu'il portait avec lui ne pouvaient pas suffire à insuffler une nouvelle énergie aussi prodigieuse à un homme qui avait frôlé la mort.
Finalement, c'est Zayn qui osa faire la première remarque, après une collation servie par Jérôme, qui, lui aussi, semblait heureux, autant que son visage figé et l'allure de croque-mort que lui donnait son costume sombre pouvaient le laisser supposer.
- Vous avez l'air en forme, fit-il observer d'un ton léger.
- Mais je le suis, les enfants, je le suis, c'est un vrai miracle. Évidemment, je reste un vieillard infirme cloué sur ce maudit fauteuil, et cela ne changera pas, mais j'avoue qu'une grande partie de mes douleurs a disparu et mes pertes de mémoire se sont atténuées. C'était comme si... comme si un vide était comblé en moi, et je ne saurais pas expliquer pourquoi. Toutefois, je ne vais pas m'en plaindre ! Je profite de ces instants de rémission avant une éventuelle prochaine crise.
Les visages s'assombrirent brièvement à ces paroles. Eyver fit un geste de la main comme pour les diluer et les chasser, avant de reprendre :
- N'y pensons pas, profitons de l'instant présent. Les enfants, vous avez été fabuleux, héroïques, parfaits. Je ne trouverai jamais assez de qualificatifs ni de superlatifs pour décrire l'exploit que vous avez accompli. Grâce à votre persévérance, à votre écoute mutuelle, à votre amitié, vous avez été capables de surmonter toutes les épreuves, de faire fi de chaque problème qui s'est présenté, et voilà... Les trois Livres-Monde sont réunis. Il nous reste la dernière étape...
- Comment va-t-elle se passer ? demanda Lia. Je n'ai jamais appris à recréer une planète à l'école, moi, ou alors je devais dormir pendant ce cours.
- Tu dors pendant tous les cours, fit remarquer Nathan.
- Alors c'est pour ça que j'ai besoin d'un rattrapage !
Les adolescents se calmèrent quand, sur un signe de tête d'Eyver, Jérôme réapparut dans le salon. L'air concentré, il exposa ce qu'il savait à son public attentif avide d'explications.
- L'usine désaffectée dans laquelle la porte est cachée se trouve dans la campagne des Yvelines, donc pas trop loin de Paris. Il y a quelques jours, je suis allé vérifier que tout allait bien, et je peux vous assurer que rien n'a bougé. La structure de l'arche est toujours en place sous la bâche, les instruments qui la contrôlent fonctionnent visiblement correctement. L'alimentation en électricité n'a pas souffert du temps et j'ai pu vérifier que l'on pourrait pomper autant d'énergie que nécessaire. De ce point de vue-là, vous n'avez pas à vous inquiéter. Cela facilitera largement la suite des opérations.
Eyver le remercia d'un signe de tête et enchaîna
- Jérôme va louer un van et nous allons tous nous rendre là-bas, si vous le voulez bien, avec les trois Livres-Monde et la carte à puce qui permet de démarrer le programme d'ouverture.
Il parlait d'une voix basse, posée, légèrement vibrante de toutes les émotions qui le traversaient. Car plus il avançait, plus il se rendait compte qu'ils touchaient au but. Malgré la présence des trois Livres-Monde dans le coffre, à portée de main, l'épilogue de cette fantastique aventure gardait le goût d'un rêve, d'un espoir, d'un but à atteindre encore. Comment réaliser que cette fois toutes les conditions étaient réunies pour accomplir le but de sa mission, de sa présence sur Terre, de ses souffrances physiques dues au mémo, de sa solitude morale, alors qu'il s'était cru le seul témoin vivant de la mémoire de son peuple décimé ? Non seulement il n'était plus seul, Nathan et Zayn étaient entrés dans sa vie, mais il avait appris l'existence du village de Chébériens au Pérou. Et maintenant son monde était prêt à revenir des limbes dans lesquels l'oubli implanté par l'Avaleur de Mondes l'avait plongé.
Mieux encore, il ne s'était pas senti en si bonne forme depuis des années. Le coma aurait dû achever le travail commencé par le mémo et il se demandait bien comment ce prodige était possible, mais au fond peu lui importait. L'essentiel était d'être présent pour aider sa petite et ô combien précieuse équipe à mener à bien la dernière étape. Il n'aurait voulu manquer cela pour rien au monde. Ce moment, il l'avait tellement attendu, espéré... D'un seul coup, le temps se rétrécit et il se retrouva plus de dix-huit ans en arrière, alors qu'il faisait ses premiers pas sur la Terre. Il se souvenait encore de la sensation étouffante d'impatience qui l'avait saisi : il voulait déjà vivre ce jour où Chébérith serait prêt à renaître. Cela lui avait paru extrêmement long, douloureux, intensément éprouvant, mais maintenant la joie lui donnait l'impression que ces années étaient passées vite, qu'un battement de cils avait suffi à faire se rejoindre l'homme qu'il était alors, avançant encore debout sur ses deux jambes, et celui qu'il était devenu…
- Aucune nouvelle de l'Avaleur de Mondes. Je ne sais pas si je dois m'en réjouir, chuchota Zayn.
Ils avaient retrouvé leur place sur le toit de l'immeuble de Nathan. La nuit descendait sur Paris alors que ses rues l'illuminaient, traçant des chemins dorés sous leurs yeux. Et, assis là, ils ressentaient le manque du Pérou. Leur séjour là-bas n'avait duré que quelques jours mais les avait marqués de façon indélébile. L'accueil des Chébériens, la douceur de vivre dans le village, les paysages époustouflants... La vue sur Paris en devenait moins saisissante, comparée aux cimes vertigineuses de la cordillère des Andes.
Durant leur absence, les températures avaient chuté un peu, et ce soir ils avaient enfilé des pulls après s'être posés.
- Pareil... Je ne sais pas où il est, ce qu'il fait. J'aimerais me persuader qu'il est reparti là où il se cachait avant qu'on ne le réveille mais, je ne sais pas pourquoi, je suis certain qu'il n'en est rien.
- Ça veut dire qu'il prépare quelque chose.
Zayn frissonna en prononçant ces mots. Si il disait vrai, que pouvait-il mijoter de pire que tout ce qu'il avait déjà fait ? A qui s'en prendrait-il ? Finirait-il par faire des victimes ?
Nathan passa son bras sur les épaules du jeune homme et le rapprocha de lui. Il se laissa aller avec plaisir contre le corps rassurant du garçon.
- Ça va bien se passer. On va y arriver, Zayn. Qu'est-ce qui pourrait se produire, maintenant ? Demain, on sera là-bas, au seuil d'un nouveau monde qui nous est inconnu mais qui est le nôtre en même temps. Il ne peut plus rien faire, on a gagné...
- Je ne crois pas. Tant qu'il est là, il peut agir, trouver un autre moyen de détruire Chébérith, je ne sais pas...
Le front de Nathan se plissa. L'inquiétude de Zayn entamait son optimisme.
- Alors ça veut dire qu'il n'y a aucune solution ? On ne peut pas détruire une entité comme celle-là, un être créé en même temps que l'univers... Tu crois qu'on aurait fait tout ça pour rien ? Qu'il nous laisse gagner pour mieux prendre sa revanche ?
- Je n'en sais rien, mais je suis certain que c'est plus compliqué que ça... Il faut se tenir prêts à affronter toutes les situations.
Ils restèrent silencieux, chacun pensant à la journée du lendemain, journée cruciale qui allait voir le retour de Chébérith. Nathan se concentra, tendit tous ses sens autour de lui, à l'affût de la sensation qui caractérisait la présence de l'Avaleur de Mondes, mais il n'y avait rien, juste la brise fraîche de la soirée, la ville qui reprenait vie après un mois d'août qui la vidait systématiquement. Il pensait à la rentrée scolaire qui approchait, à Zayn qui retournerait chez lui, à Chébérith qui les attendait. Il le serra un peu plus fort contre lui, réalisant qu'il le quitterait bientôt pour poursuivre sa vie à New York. À moins qu'ils abandonnent leur existence terrienne pour partir sur leur monde d'origine ? Il avait du mal à y croire, à imaginer qu'il ne serait pas au lycée pour sa rentrée en première. Non, ses parents ne le laisseraient pas abandonner ses études. Il devrait les terminer avant d'avoir le droit de vivre sur Chébérith. D'ici là, il n'y passerait que pendant les vacances... Enfin, c'est ce qu'il conjecturait, se rendant compte qu'il n'y avait pas vraiment réfléchi.
Ils se séparèrent pour passer chacun la soirée avec leur famille respective, en se donnant rendez-vous le lendemain au bas de chez Eyver, où Jérôme avait garé le van qui les conduirait tôt le matin vers l'arche qu'ils réactiveraient vers ce point de l'espace où aurait dû se trouver la planète effacée. Nathan repassa par la fenêtre de sa chambre et rejoignit sa mère dans le salon.
- C'est donc demain le grand jour ? interrogea-t-elle. Son fils lui avait raconté leur programme.
- Yep. C'est fou. Après toutes ces épreuves. Tu te rends compte qu'on va carrément recréer un monde ? J'ai un peu de mal à le réaliser. En fait, j'ai plutôt l'impression qu'on va voir un film et assister au retour de Chébérith assis sur un fauteuil en mangeant du pop-corn.
Elle eut un sourire qui manquait de conviction. Visiblement, elle avait parfaitement conscience qu'il ne s'agissait pas d'un film. Que quelque chose d'énorme allait être accompli le lendemain, et des milliers de scénarios possibles défilaient dans sa tête. D'un mouvement tendre, elle attrapa la main de Nathan et la serra dans la sienne.
- Et il n'y a aucun risque ? Rassure-moi.
- A priori, non, mais personne n'a jamais reconstruit une planète entière, donc c'est difficile d'en être certain. Mais ne t'en fais pas, il y aura Jérôme et Eyver avec nous. Nous ne serons pas seuls, et je ne vois pas trop ce qui pourrait mal tourner. Ce n'est pas vraiment « nous » qui allons la reconstruire. Ça va se faire tout seul, et nous aurons juste à assister au spectacle.
Sa mère soupira et hocha la tête d'un air entendu, comme si les paroles de son fils l'avaient convaincue.
- Nathan, je mesure bien l'importance de l'enjeu. Des milliers de vies, un monde entier, tout ce que tu m'as expliqué... C'est incroyable. Et si j'étais à ta place, je ferais pareil que toi : je n'hésiterais pas une seconde à sauver tous ces gens. Sauf que, là, il s'agit de toi, et je suis ta mère. Même si je suis très heureuse pour tous les Chébériens, tu restes plus important à mes yeux, tu comprends ? Je ne supporterais pas qu'il t'arrive quelque chose.
Mal à l'aise, Nathan remua sur le coussin du canapé et passa une main dans ses cheveux.
- Maman..., ça va aller. Je sais... Je sais que c'est effrayant, parce que c'est l'inconnu. Mais il faut que je le fasse.
- Oh ! mais ça ne fait aucun doute, Nathan, et je ne t'en empêcherai pas. Je suis extrêmement fière de toi. Depuis toujours, mais là... Tu as fait preuve de ressources exceptionnelles pour mener à bien cette aventure.
Elle passa une main dans le dos de son fils d'un air complice.
- Et tes ailes sont magnifiques ! Je sais que je dois te laisser aller au bout... C'est juste que... Promets-moi... Promets-moi de ne pas te mettre en danger, d'accepter de laisser tomber ou de retarder l'événement si tu cours le moindre risque. Et cela vaut pour tes amis. Pour Lia, Zayn et Aela. Vous êtes si jeunes, tous les quatre... beaucoup trop jeunes pour endosser une telle responsabilité !
Un sanglot monta dans sa gorge, qu'elle tenta de masquer par un rire qui sonnait faux.
Nathan se recroquevilla un peu plus et posa un bras sur les épaules de sa mère comme il l'avait fait un peu plus tôt pour Zayn. Il était à présent aussi grand qu'elle, et jamais auparavant il ne l'avait sentie réellement fragile. Une maman, c'était un être fort, toujours présent, qui avait des solutions à tout, qui chassait les cauchemars, rassurait... Pour la première fois, il avait conscience du seul point faible de sa mère : lui.
Il la serra contre lui et déposa un baiser sur ses cheveux.
- T'en fais pas, maman, ça va aller. Je t'appelle dès qu'on a terminé. Et puis on ira visiter Chébérith ensemble, tous les trois avec papa... Vous verrez, c'est magnifique, là-bas. Vous allez vivre les vacances les plus dingues de votre vie.
Elle rit doucement contre l'épaule de son géant de fils et, en redressant la tête, lui adressa un sourire chiffonné.
- Tu as raison, ça va être génial. En attendant, tu dois prendre des forces pour demain. Je te prépare ton plat préféré.
- Les lasagnes maison ?
- Les lasagnes maison.
- Merci, maman.
Ici, à l'abri de son appartement chaleureux, il lui était impossible d'imaginer que quelque chose puisse mal tourner. Non, tout irait bien... Oui. Tout irait bien.
L'usine désaffectée était immense. Son haut plafond se noyait dans une pénombre grisée entretenue par les carreaux sales ou recouverts de papier journal. Des craquements et des claquements étranges troublaient le silence désagréable des lieux, et le mélange de l'odeur âcre du métal rouillé et doucereuse de la poussière piquait le nez. De vieux appareils inconnus, oubliés depuis longtemps, achevaient de pourrir dans ce hangar comme de gros animaux endormis pour toujours.
Et au milieu de ce fatras, une bâche bleue masquant un objet aussi haut que large éclatait, telle une balise en pleine mer. À proximité, d'autres appareils, plus modernes ceux-là, à peine recouverts d'une fine couche de poussière, semblaient attendre leur venue.
Jérôme les guidait à travers ce labyrinthe, lui qui y était venu quelques jours auparavant. Il avait déjà nettoyé le panneau de contrôle de l'arche et vérifié sous la bâche que tout était en place.
Derrière lui, Eyver faisait avancer son fauteuil le visage fermé. Un des Livres-Monde était posé sur ses genoux tandis que Lia et Nathan portaient les deux autres. Les quatre adolescents observaient en se tordant le cou cet environnement étrange.
Ils marchaient doucement, en faisant craquer sous leurs semelles des éclats de verre.
- C'est space, ici, finit par chuchoter Lia, qui ne pouvait s'empêcher de tout commenter.
- Carrément, approuva Nathan. Mais c'est une planque parfaite.
- Oui, c'est sûr que je n'aurais jamais eu l'idée d'entrer ici sans ça. C'est trop glauque.
Finalement, ils s'arrêtèrent au pied du monticule formé par la bâche d'un bleu électrique. Le souffle court, les mains rendues moites par l'émotion, ils marquèrent un temps d'arrêt, réalisant qu'ils avaient atteint leur but, celui qu'ils attendaient depuis des semaines, celui pour lequel ils s'étaient battus tout ce temps : la porte qui reliait la Terre aux restes de Chébérith et qui devait leur permettre de rejoindre l'endroit où ils actionneraient les trois Livres-Monde.
- Il chauffe, fit remarquer Eyver, qui avait pâli.
- Le mien aussi, répondit Nathan.
- Pareil, dit Lia.
En effet, les trois ouvrages aux couvertures dorées commençaient à dégager une chaleur douce entre leurs mains. Comme s'ils sentaient qu'ils revenaient aux sources, à l'origine de leur existence.
Les deux amis échangèrent un regard sérieux, tendu.
Jérôme était le seul à s'activer. D'un geste précis, il tira sur la bâche, qui se souleva, gonflée d'air, sembla flotter un moment avant de glisser sur le sol, dévoilant la fameuse arche dont Eyver leur avait parlé.
C'était une sorte de cercle posé à la verticale, au cadre épais et métallique hérissé de circuits, de fils, de piques. Des câbles de plusieurs couleurs s'entortillaient sur toute la surface du châssis, des éléments électroniques apparaissaient çà et là, ainsi que des diodes, éteintes pour le moment, des interrupteurs, des boutons, des circuits imprimés. En réalité, c'était un objet très laid, mais son but n'était pas d'être beau, juste d'être pratique et utile.
- Comme c'est étrange, murmura Eyver...
Tous les regards se posèrent sur lui, curieux. Le vieux Chébérien continua :
- Je ne suis pas revenu ici depuis mon arrivée sur Terre, et à présent cela me semble être hier. La dernière fois, je tenais sur mes jambes... Tout a changé, et pourtant tout est identique...
Aela, quant à elle, avança le bout des doigts vers l'arche et la caressa légèrement.
- L'invention de papa, souffla-t-elle.
Elle se retourna vers les autres, les joues rosies par l'émotion.
- Il était un peu dingue pour inventer un truc pareil, non ?
Eyver éclata de rire.
- Les dingues sont les plus grands génies, et ton père était un des plus extraordinaires que Chébérith ait connus. Sans lui, nous ne serions pas là. Sans lui, il n'y aurait eu aucun moyen de sauver notre monde. Nous lui devons beaucoup...
Aela hocha la tête, les yeux brillants.
Lia, qui s'impatientait et dansait d'un pied sur l'autre, finit par grommeler :
- On commence ? Le livre est lourd et il chauffe de plus en plus.
Zayn hocha la tête.
- Lia a raison. On ne devrait pas perdre de temps. Maintenant qu'on est là... j'ai peur que l'Avaleur de Mondes nous ait suivis.
- Pourquoi tu dis ça ? demanda Nathan.
- Je ne sais pas... Un pressentiment. Je te l'ai dit hier, je trouve ça bizarre qu'on n'ait pas entendu parler de lui depuis tout ce temps. C'est comme si...
- Comme si quoi ?
- Comme s'il attendait le bon moment.
Eyver fit un signe de tête affirmatif et tapa dans ses mains.
- C'est fort possible. Ne perdons pas de temps. Zayn, tu as la clef pour le panneau de contrôle ?
Le jeune homme acquiesça et sortit de sa sacoche la carte à puce qui avait attendu des années durant dans le coffre d'Eyver, pour la tendre au Chébérien avec précaution. C'était un objet à peine plus grand qu'une carte de crédit. La puce incrustée en son milieu était sombre, brillante, large, et semblait de la même matière que les nanopuces enchâssées dans les Livres-Monde.
Eyver la contempla quelques instants posée dans sa main tremblante et fit pivoter son fauteuil, qu'il avança jusqu'au panneau de contrôle. Ce dernier était équipé d'une fente entourée de rouge pour la rendre bien visible. Le vieil homme inspira longuement, emplissant ses poumons au maximum. Un tourbillon de pensées tempêtait dans son esprit. Des images du passé, de Chébérith, de son voyage jusqu'à la Terre, des douces années passées sur sa planète d'origine avec sa famille, ses années de souffrance ici, tout se mélangeait, tout se superposait. Chacun de ses actes, de ses choix avait été accompli dans un seul objectif depuis toujours : protéger ceux qu'il aimait contre toutes les adversités possibles. C'était ce qu'il avait juré de faire quand il avait épousé sa magnifique jeune femme, le væu qu'il avait répété après la naissance de son premier enfant... Un serment renouvelé à chaque moment de sa vie et où il avait conscience de vouloir préserver ce qu'elle lui avait donné d'inestimable et de précieux.
C'est la voie qu'il avait choisie, et il savait en cet instant que tout cela avait valu la peine et que, s'il devait recommencer, il referait les mêmes choix. Alors, sans hésiter, il introduisit la carte dans la machine qui le dominait.
Aussitôt, cette dernière prit vie. Une constellation de voyants de toutes les couleurs s'illuminèrent, un moteur entreprit de tourner derrière la paroi couverte de boutons et de loupiotes, l'ensemble se mit à trembler légèrement.
Tout le monde se réunit autour d'Eyver. Le vieil homme les regarda, le visage transfiguré par l'importance du moment.
- Les enfants, il est temps, annonça-t-il. Vous allez pénétrer dans le vortex quand il s'ouvrira et aller au bout du chemin, là où il vous conduira. Je ne sais pas ce que vous trouverez au bout.
- Et si on atterrissait au milieu de l'espace, du vide ? s'angoissa Lia. On pourrait mourir !
- C'est une possibilité, avoua Eyver, mais franchement je ne pense pas que ce sera le cas. L'arche ne s'ouvrirait pas si elle n'avait pas une sortie. Et cette sortie ne peut pas exister dans le vide.
- Mouais, j'espère que vous avez raison.
- Je l'espère aussi. Mais il faut prendre le risque. Si tu n'es pas prête à le faire, je comprendrais, tu peux rester ici.
- Non, non, je n'ai jamais dit ça ! Je suis une Robine jusqu'au bout ! Mais ça fait un peu flipper.
Zayn lui adressa un regard empreint de compréhension et demanda :
- Et ensuite, une fois qu'on est là-bas ?
- Vous assemblez les trois Livres-Monde comme Mélior l'a expliqué dans son carnet. Chaque couverture s'emboîte dans l'autre grâce aux petits trous et aux picots qui dépassent. Vous savez aussi qu'ils sont aimantés, attirés l'un par l'autre. Ensuite... je ne sais pas. Je ne peux pas imaginer comment les choses vont se produire.
- Vous ne venez pas ?
- Non, Nathan, je ne viens pas. Je ne peux pas. Pour tout avouer, je ne crois pas que mon fauteuil arrivera à avancer dans le vortex. Vous allez voir, c'est assez particulier. En plus, quand vous allez ouvrir les livres, je ne suis pas certain de supporter les trois distorsions cumulées. Au bout du chemin, vous serez à distance qu'on ne pourrait même pas estimer et ce sera peut-être plus supportable pour moi. Je suis désolé de ne pas vous accompagner et de devoir, encore une fois, vous charger de cette responsabilité.
Nathan posa une main réconfortante sur l'épaule d'Eyver.
- Je crois que vous en avez assez fait toutes ces années. Vous avez raison, c'est à nous de prendre le relais. Quand nous reviendrons, ce sera pour vous annoncer la merveilleuse nouvelle. Et alors vous pourrez retourner chez vous.
- Merci, Nathan, merci à vous tous. Vous êtes des jeunes merveilleux. Vraiment extraordinaires. Des héros modernes. Je vous aime de tout mon cœur, chacun d'entre vous. Allez-y, et revenez vite.
Il leur serra la main à tous et, sans hésiter, appuya sur un bouton lumineux qui brillait plus fort que les autres. Aussitôt, l'arche derrière eux s'anima, éclairée d'une myriade de petites lumières blanches. Eyver enclencha un autre voyant qui venait de s'allumer à son tour, et un bruit énorme résonna dans l'usine entière. Le sol se mit à trembler, faisant tressauter les bouts de verre et les gravats qui le jonchaient. Enfin, le Chébérien enfonça un ultime interrupteur, et un souffle formidable comme une tempête hurlante jaillit de la porte en arc de cercle. En son milieu, un tourbillon rapide se forma, s'enroula plusieurs fois sur lui-même, avant de laisser place à une sorte de tunnel noir et pourtant lumineux, aux parois presque liquides, visqueuses, qui coulaient sur elles-mêmes en émettant une phosphorescence étrange.
Lia, Zayn et Nathan, chacun chargé d'un Livre-Monde, et Aela se tenaient face à cet étrange passage qui devait les mener vers les vestiges d'un monde disparu depuis des années qui attendait sa résurrection.
C'était un moment étrange, comme si le temps s'était arrêté, comme si tout ce qui les entourait n'existait plus. Seule cette minute comptait, celle qui s'ouvrait sur ce tunnel, celle où ils allaient faire leur premier pas. Instinctivement, ils se rapprochèrent, leurs épaules se frôlant pour se soutenir, et, sans se concerter, d'un mouvement pourtant parfaitement synchronisé, premier pas dans le vortex.
Puis un autre. Et ils disparurent de la surface de la Terre. Eyver les vit s'évanouir dans cet éclat étrange, engloutis en un instant. Il se tourna alors vers Jérôme et dit :
- Vous savez quoi faire.
- Je le sais, oui.
- Ne vous en faites pas, Jérôme, c'est pour le bien de tous.
- Ça ne veut pas dire que j'aime ça.
- Je reviendrai...
- Je sais.
Le majordome se pencha vers une mallette sombre qu'il avait posée près du panneau de contrôle. Ses serrures claquèrent sèchement quand il l'ouvrit.
Ce fut à ce moment qu'il décida qu'il devait sortir du gouffre dans lequel il se cachait. Oui, c'était maintenant ou jamais : les trois livres étaient réunis, la machine qui reliait les deux mondes était dévoilée, les anomalies présentes au même endroit. En s'y prenant bien, il pourrait tout détruire d'un coup. Un claquement de ses doigts puissants, et il ne resterait rien. Son œuvre serait achevée et il pourrait retourner dormir. En souriant, il s'étira, reflua hors du trou ténébreux qui l'abritait et étendit sa nuée sombre dans chacun des membres du vieil homme qui l'abritait.
L'expression sur le visage d'Eyver se modifia, un rictus mauvais apparut…
