Titre : Thirst
Disclaimer : Les personnages ne nous appartiennent pas et nous ne touchons aucune compensation financière pour la publication de ce texte.
Rating : M pour certains chapitres
Bonsoir,
Nous vous souhaitons de bonnes fêtes de Pâques - aaah les cocottes et les lapins en chocolat, les oeufs et le praliné, j'en veux - et une agréable lecture ! Contrairement à ce qu'on pourrait penser, le titre du chapitre n'est pas vraiment en rapport avec Pâques, d'ailleurs ^^
Je sais, nous ne sommes plus exactement aux alentours du 20 mars... mais nous sommes toujours en mars, c'est pas si mal ?
Pour rappel : L a fait interner Misa dans une unité psychiatrique. Apprenant cet acte en utilisant Watari pour forcer L aux aveux, Raito ne décolère pas car il trouve cela inqualifiable. Il enterre donc L sous les reproches et L se fait la malle en signe de protestation pour trouver refuge chez la famille Yagami.
N'oubliez pas de laisser un petit message si vous avez quelque chose à dire ;)
Réponse aux reviews anonymes (en suivant l'ordre des commentaires : du plus ancien au plus récent) :
guzst :
Merci à toi pour ton commentaire, ça nous encourage !
Johanna
Enfin la rupture, ce grand moment ! Faut dire que là, c'était plus possible entre les trois personnages x) Oui, la mémoire retrouvée à de grandes chances de redistribuer les cartes, je ne te le fais pas dire, et il la retrouvera aha, treeemble ! (Comment ? Pourquoi ? Quand ? Mystèèère) Malheureusement, pour le comportement de L... disons qu'il est en manque et qu'en plus il veut BIEN faire chier Raito en le narguant. C'est un gosse... donc on coche les cases : non résistance à la frustration (encore que...), la vengeance futile, la mauvaise foi et ça nous fait un bingo.
Un grand merci à toi pour ton commentaire, tu es au top !
Chapitre 52
Être chocolat
Non. Non. Non. Le téléphone piraté avec succès juste quelques secondes avant que L l'éteigne. Le mien jeté avec hargne, quelque part. Saleté inutile. Je savais où il était probablement, mais ça me plongeait dans une espèce d'abîme de perplexité, d'inquiétude, de colère.
Comment avait-il seulement osé.
Porte claquée.
Dans la cuisine mon père et Watari formaient un mauvais duo, leurs regards braqués, acérés de la même volonté.
« Alors ?
— Je pense savoir où il est allé. » Les deux se levèrent presque pour me faire cracher le morceau. Bien obligé de le dire, malgré les immanquables questions gênantes. « Il est à la maison. »
Effarement intégral sur le visage paternel, savamment panaché d'incompréhension.
« À la maison, tu veux dire… chez nous ?
— Je crois. »
Watari, l'étonnement à peine infléchi au creux des mâchoires, intervint. « Vous croyez ?
— Il m'a envoyé une photo prise depuis le métro. » J'aurais tout aussi bien pu annoncer la fin du monde avec pénurie éternelle de thé et de gâteaux, à son expression. Ses jambes peut-être coupées, il se laissa presque tomber sur une chaise. « J'ai piraté les caméras du shinkansen mais je l'ai perdu dans la foule. Ensuite, il y a eu la deuxième photo. » Celle avec le coucou. « Je suis presque sûr qu'il est là-bas.
— Le métro. » Sorte d'aveu que ces mots-là, électriques d'inquiétude et d'incompréhension. Et je la voyais, la peur paralysante dans ces iris clairs, en train de prendre le dessus. « Il est… sorti. Dans le métro. »
Mon père s'assit à son tour. « Pourquoi est-ce qu'il irait chez nous ? Ça n'a aucun sens. »
Les yeux de Watari lentement croisés avec les miens. La stupéfaction glissait, cramée de reproches et de colère brûlante. « C'est de votre faute. » L'accusation crachée, poignardée. Première fois qu'il était aussi lisible. Rien de bon.
Mon père réagit immédiatement. « Comment ça pourrait être de sa faute ? Soyons sérieux.
— C'est lui qui l'a poussé à faire ça. Il n'y a pas d'autres explications, même vous devez bien vous en rendre compte.
— Même moi ? » Son incrédulité presque douloureuse. Je ne pouvais pas laisser le pseudo majordome continuer.
« Watari-san, la raison du comportement de L m'échappe, malgré ce que vous semblez croire. Nous pouvons seulement supposer qu'il n'accepte pas que nous ne cautionnons pas ses actions envers Misa.
— Ryuzaki. Pas L. Qu'il soit chez vous est une sorte de fabuleux hasard imprévu ?
— Bien sûr que non. C'est simplement logique. »
Il lâcha une exclamation acerbe, croisa ses bras. Plus de retenue ou presque, et c'était effrayant. Mon père lui lança un regard balançant entre avertissement et appréhension, ignoré. « Je vous en prie, Yagami-kun, montrez en quoi c'est logique. Je suis impatient.
— Combien L a-t-il d'amis dans ce pays ? Ou simplement combien de connaissances qui ne le jetteraient pas sur le perron de la police avec un ruban ? Notre maison est l'un des seuls endroits accessibles du pays où il pourrait être accueilli alors même qu'il est sans ressources.
— Et que ce soit chez vous n'est donc qu'une circonstance malheureuse ?
— Je suis venu vous transmettre l'information dès que j'ai compris et, oui, c'est - »
Mon père interrompit sèchement mon demi-mensonge en préparation.
« Watari-san, je ne comprends pas ces accusations et je vais les mettre sur le compte de l'inquiétude. C'est difficile pour vous et sans doute une situation inédite, mais je ne tolérerai pas davantage. Nous faisons tout ce qu'il faut pour le retrouver au plus vite. »
Silence brut, confrontation dont j'étais le sujet et le seul exclu. Encore quelque chose de nouveau, impression qu'ils avaient une bombe en plein visage, à déflagration ralentie. Puis, une inflexion infime du muscle masséter d'un côté, tic de satisfaction. Aucune idée de ce qu'il venait de se passer, mais mon père avait l'air d'avoir gagné.
« Je vais prévenir les autres et mettre en place la surveillance de l'extérieur de la maison. »
Sitôt qu'il fut sorti, le vieil homme se leva. Mon visage impassible, corps contrôlé, alors qu'il s'approchait, empoigna violemment mon col. Sa main m'entraînant vers le bas, m'étranglant avec le tissu. Son visage à niveau, il susurra à mon oreille avec une terrible rage, glacée.
« S'il lui arrive quoi que ce soit, je vous en tiendrai personnellement responsable et je vous arracherai le cœur moi-même, Light-kun. »
Rappel de l'insulte au creux de l'insulte elle-même.
Il me lâcha avec dégoût, mépris, me repoussant presque.
« Votre père ne veut peut-être pas voir vos basses manipulations, mais moi, oui. Et je ne vous lâcherai jamais. »
Une fois la surveillance établie par les quelques caméras de la rue et des factions d'hommes d'Akemi, savoir que l'équipe avait décidé d'attendre le lendemain pour aller chercher L et être conscient de la logique de ce choix n'aidait pas du tout. C'était pire. Pensées de tempête, sans répit, fusant en piqûres aiguilles sur la peau. Ignoble mixture, modélisation perpétuelle et inarrêtable de toutes les possibilités, toutes les raisons. À force d'arpenter ma chambre comme si le sol était en fusion, j'attrapai mon ordinateur. Allumage et déverrouillage de la machine en faisant les cent pas, m'arrêter était inconcevable. Trop de bouillonnement à l'intérieur, mon envie de hurler enclavée dans les poumons. J'en étais là… à pirater mon ordinateur laissé à la maison, sachant que ce serait inutile et incapable de ne pas essayer. Maigre espoir qu'il consulte l'écran ou enlève le morceau de papier obstruant la webcam, mais non.
C'était insupportable.
Lui dans ma foutue maison, probablement dans ma chambre.
Lui, dehors. Dehors. Alors qu'il m'enfermait depuis des mois.
C'était intolérable.
Une alerte sonore trancha le brouillard de colère et d'impatience. Malgré l'épaisse fissure qui traversait l'écran de mon téléphone, le message envoyé par Sayu était bien visible. Petit mot avec smiley accompagnant la photo de L dans le salon, souriant devant une assiette de petits gâteaux, avec ma mère.
Téléphone rejeté contre le mur.
Je le détestais pour me trahir. Et en être heureux.
Marcher sans m'arrêter ne servait strictement à rien, tourner en rond, symptomatique de ce qui se passait dans ma tête.
À trois heures du matin, je me rendis compte que je ne pouvais pas m'arrêter. De tout.
Surdose de rage qui m'empêchait presque de respirer.
Vers quatre heures, je finis par enlever la carte sim de la carcasse plastique, détruite. Pas vraiment antichoc, ce téléphone. Inutile jusqu'au bout.
Matsuda et Akemi marmonnaient dans leur coin, cachés derrière le dossier du canapé.
« Il aurait jamais fait ça si…
— On a dû être trop dur avec lui ? Tu crois ?
— Hum, en même temps il avait tort. Ce qu'il a fait à Misa est dégueulasse. Mais… on a été peut-être un peu… trop… ou pas assez… Enfin, je m'inquiète quand même.
— Moi aussi.
— On s'excusera quand on le verra.
— Ouais. Mais pas trop quand même. »
L avait donc gagné, aussi simplement que ça. Amertume terrible. Je retournai à la porte, tapai contre le panneau après quelques secondes.
Deux têtes sursautèrent, glissèrent un regard par-dessus le dossier.
Akemi siffla entre ses dents. Réaction malheureusement assez habituelle me concernant ces derniers temps. « Oula, mais t'as pas dormi, toi. » Ses sourcils froncés, suspicieux. « Et… t'as pas mangé depuis combien de temps ? »
Fallait faire semblant de répondre… « Tout à l'heure.
— Ça veut rien dire, ça. Et puis, même si c'était vrai, je doute sérieusement que tu aies passé le stade de la tentative. »
Bien, il allait être pénible. Pas envie d'endurer ça en plus de reste, maintenant.
« Watari revient dans vingt minutes. »
Je ne précisais pas d'où ni avec qui, évidence.
Akemi bondit vers moi alors que je repartais, mon arrêt poli qu'il mit à profit pour me noyer dans une nuée inepte de mots trop plats et trop vides jusqu'à ce que Matsuda se sente obligé d'apporter encore plus de dissonance à l'ensemble. Absurdement creux. Consolation ? Soutien ? Je les laissais glisser, sans les atteindre. Dans le tourbillon rageur, il y eut un pincement d'affection pour ces deux-là, d'essayer.
L, flanqué de nounou Watari, allait revenir d'ici quelques minutes – on pouvait compter sur la précision d'horloge suisse de ladite nounou. Misa, évidemment, avait décidé d'aller se peinturlurer une quelconque partie du corps avec des substances toxiques de couleur rose en marmonnant qu'elle aurait de loin préféré venir à son enterrement. Et je ne pouvais que valider ce choix, de loin le plus sensé de tous. Nous étions rassemblés dans l'entrée en comité d'accueil bien trop compréhensif.
Cette ambiance de surconciliation dégoulinante, m'urticait, me débectait. Pouvais pas cautionner ça et ce n'était pas mon père qui allait apaiser la situation en tentant de faire valoir un point de vue si aberrant que même le fameux porte-savon de Richard Trenton Chase en aurait eu honte. Je tentai d'écouter, quand même. Erreur fatale. Ce n'était qu'une suite d'insultes vomies par les entrailles putrides et pourrissantes de l'indignité élevée au rang d'art de vivre. Que je fasse comme si l'acte de L n'était pas grave, pas important ? Qu'ils aillent se faire foutre, je le refusais. Absolument. Et la manière de le dire, nuancée, prudente, ne dissimulait pas une seconde le sous-texte rance. Écœurant. Et les autres policiers d'approuver en hochant frénétiquement la tête.
Écœurant. Écœurant.
Ça ne faisait que me conforter dans ma décision. Heure surveillée avec précision, jusqu'à l'instant propice. Maintenant. Trop tard pour que les autres argumentent, protestent, me retiennent.
Foutai le camp à grands pas, précisément avant expiration du temps imparti, devant un public plutôt stupéfié.
Je surveillais la trotteuse de ma montre du coin de l'œil en m'arrêtant un peu plus loin dans le couloir. Pouvais pas vraiment partir tant que je n'étais pas certain qu'il... À l'heure indiquée, presque à la seconde près, des exclamations aux excuses mélangées de reproches jaillirent brutalement depuis l'entrée. Pas besoin de plus pour me remettre à marcher vers ma chambre. De toute évidence, L allait bien. Soulagement phagocyté. Il... Hors de question que j'aille le voir. Pire encore, m'excuser. Aha. Et puis quoi encore. Les échos se prolongèrent comme accrochés à mes talons un moment, avant de se dissiper.
Ils vinrent presque tous toquer à ma porte dans la journée, tour à tour. Papa avait bien dû expliquer que ça ne servirait à rien, mais ça ne les retenait évidemment pas et, ça ne le retenait déjà pas lui.
De quoi se plaignaient-ils au fond ? Je travaillais, communiquais avec eux, ils n'avaient rien à me reprocher. Pour le moment, ils avaient eu la délicatesse de ne pas venir me harceler lors de mes allers-retours aux toilettes, plus fréquents.
Au moment du dîner, je me résignai à rejoindre la petite troupe au salon principal, accompagné du rachitique espoir que le détective crétin ne soit pas présent. Regard détourné, à peine sa silhouette saisie sur la rétine. Raté, l'espoir. Tant qu'il ne me parlait pas, ne me regardait pas… non, presque insupportable.
L'atmosphère réellement étrange n'aidait pas, le soulagement et la joie bien trop manifestes. Les maigres onces de reproche en suspension dans les attitudes et le brouhaha se révélaient, sans surprise, largement minoritaires. L avait donc été globalement pardonné par le reste de l'équipe, super. Tout était logique, normal, souhaitable. Une portion de la salle restait parfaitement hivernale, cependant. Watari, mains jointes à son bout de table y trônait, grand seigneur de guerre, à nous foudroyer du regard en alternance, moi et L. La conversation dans la voiture pendant le retour avait dû être festive. Presque un sourire sadique, à imaginer la scène.
Je tâchais de m'intéresser aux échanges, histoire de ne pas penser à ce que je tentais d'avaler, surtout en vain. Le dialogue, trop enjoué, évitait soigneusement les sujets clivants avec une maîtrise étonnante. Jusqu'à ce que Watari dégaine, passe à l'attaque.
« Yagami-kun. » Éclat de tension brutal, ce que je mâchais péniblement depuis cinq minutes prit le goût âcre de la cendre, déglutition, malaise grandissant. « Que pensez-vous de l'attitude de Ryuzaki ? »
Je me retins de justesse de demander à quelle attitude il faisait référence, Misa ou la fuite, me réservant la deuxième option : la fuite. « Je n'ai aucun avis sur le comportement de L.
— De Ruyzaki. »
Reprise docile, opposée au tranchant terrible de sa voix. « Je n'ai aucun avis sur le comportement de Ryuzaki. »
Maintenant que tout le monde était content, il ne me restait qu'à sortir.
Assis sur le lit, j'essuyai rapidement mes yeux pour au moins la millième fois, conséquence immanquable du vomissement. L'acidité était au moins remplacée dans ma bouche par le goût du dentifrice.
J'étirai mes bras, ma nuque, mon dos. Masses de nerfs verrouillés, douloureux. Conséquence de mon attitude sur la défensive au point de provoquer des tensions musculaires, à ajouter aux courbatures des muscles abdominaux, trop sollicités, et à celles, moindres, qui serpentaient dans mon dos en répercussions des premières.
La carte sim, aimant d'attention, posée sur ma table de chevet, rayonnait comme la synthèse de ce que je voulais éviter. Énervé, je la rangeai hors de ma vue dans le tiroir, à côté de la boîte presque vide d'anti-nauséeux inefficaces. Il me manquait. Cruellement. Sauf que je ne céderais pas, il ne le méritait pas.
Pour m'occuper l'esprit sur quelque chose d'au moins un peu plus constructif, je relus les discours de la conférence, encore. Même si je les connaissais par cœur depuis longtemps, peut-être que quelque chose m'avait échappé. Où était le message de Beyond pour Watari ? Pour L ? Watari pouvait avoir menti en disant qu'il en avait reçu un, juste pour me pousser dans mes retranchements. Pas difficile d'inventer quelque chose, d'autant plus quand on ne respectait pas les concepts fondamentaux de la vie privée. Pourtant, je restais persuadé qu'il n'avait pas menti. Beyond lui avait donné confirmation de toutes les horreurs qu'il pensait de moi et il l'attendait tellement, depuis trop longtemps. Il n'aurait pas falsifié ça parce qu'il éprouverait bien plus de plaisir à me planter cette histoire de message dans la gorge si elle était vraie.
Un raclement étrange me tira de ma réflexion. Ça venait de la porte. Tentacules de tension, immédiats, serrant les muscles, je savais qui était derrière, simplement. Immobile, je restais dans l'expectative, que trafiquait-il ? Le bruit reprit, puis un livre fusa sous le battant, s'arrêtant après trente centimètres de glissade.
Qu'il ne compte pas entrer provoquait une satisfaction sombre, âcre et lancinante.
J'attrapai le livre, m'attendant à quelque chose en rapport avec le dossier de Misa que je refusais de lire. C'était un exemplaire de… La République de Platon. Tomes 1 et 2. Fragments de shrapnel glaçants dans le cerveau. Je l'ouvris lentement, fixé sur la page de garde. L'année écrite à la main indiquait 1996 avec mon écriture.
Je le renvoyai dans la foulée, commentaire venimeux sifflé.
« Bravo. Ajoute-le à la liste de tes trophées, je n'en veux pas. »
Qu'il apprécie la référence à la justice et à l'anneau de Gygès, en passant.
L'ombre devinée sous l'interstice s'éloigna après un long moment.
M'assis dans un angle, tête dans les mains serrées. À faire trembler les tendons. Me rouler en boule ? Bien sûr que non, ou je pouvais tout aussi bien me suicider dans la foulée. Pourtant, la tentation de me rouler en boule terriblement dure à contenir, en cet instant.
Ou sortir pour lui péter le visage avec mon genou.
Chambre que je quittai comme un boulet de canon. La fenêtre la plus à l'écart du bâtiment comme un phare dans la noirceur du corridor quand je la trouvais enfin. Front apposé contre le verre, yeux finalement fermés, imprécations en boucle.
Il faisait nuit, maintenant, et depuis longtemps.
Je n'aurais jamais dû renvoyer La République sous la . Le texte original enlevé il y a des années et remplacé par des pages vierges. C'était un trésor interdit d'enfance avec une couverture-alibi pour que mes parents ne tombent pas sur son vrai contenu. Jamais ils n'auraient eu l'idée de fouiller dans ce livre. Il contenait des notes sur les détectives, sur les enquêtes auxquelles je n'avais pas le droit de participer. Des calculs que je n'étais pas censé connaître, un tas de choses que je n'étais pas censé connaître. C'était le moment où je n'avais pas le droit d'aider mon père, mais le faisais quand même, en cachette. L'ensemble formait un mélange très abscons, mais trop personnel. Bien trop personnel. Parmi les petites choses très embarrassantes qu'il renfermait, ma … fascination et mes recherches sur L ressortiraient avec bien trop d'acuité pour être ignorées. Peut-être qu'il ne le comprendrait pas ainsi… espoir débile. Surtout, il y avait une mention du code dont Beyond s'était servi, une seule foutue mention qui pouvait tout faire foirer.
Stupide. Stupide. Stupide.
J'aurais dû me débarrasser de ce bouquin au moment où j'avais cessé de m'en servir, à quatorze ans. Pourquoi ne m'en étais-je pas débarrassé. Tch.
Me répéter que le contenu était extrêmement tronqué, inachevé, crypté, ne faisait que m'énerver davantage. Parce que c'était me raccrocher à une trop maigre possibilité. Et ça ne changeait rien, qu'il le lise ou non, c'était toujours l'un des derniers morceaux d'intimité qu'il m'enlevait.
Avoir la chienne avec moi était la garantie certaine d'éloigner L avec une efficacité redoutable. Je l'avais prise sur mes genoux un moment, donnais quelques caresses, veillant à laisser ses poils se coller à mes vêtements. Assurance supplémentaire de mise à distance. Mon ordinateur allumé, ronronnant, je travaillais sur les discours, encore. Du mal à y voir clair là-dedans, quelque chose m'échappait.
Juste à côté, Mogi jouait avec la bestiole, un peu débordé par sa vivacité. Princesse Céleste jappait, sautillante pour forcer la raideur des mouvements du policier, son second chouchou. Les gestes de Mogi s'amélioraient, malgré tout, avec une lenteur frustrante dont il ne se plaignait jamais. Se figea en plein milieu d'une extension dorsale visant à lancer une balle, soudain. Mon attention suivit la sienne, attirée vers l'entrée du petit salon : Misa s'y tenait comme si elle aurait voulu passer de l'état liquide à gazeux en quelques secondes... histoire de se vaporiser et de disparaître comme un lambeau de brume sous le vent d'une fenêtre ouverte. Ses yeux rougis cillaient et ses mains se tordaient au milieu d'une apparence négligée toujours étrange.
À la voir, le malaise se creusa aussitôt, conditionnement de mon ventre perclus de nausées plus intenses.
Des larmes dévalèrent ses joues pâles, en silence, elle baissa la tête.
« Pardon, je voulais juste savoir où était Princesse. Je suis rassurée, elle n'est pas avec lui, au moins. » Sur ces mots, elle fit volte-face, courut dans l'autre sens et mon appel résonna dans le vide du couloir.
Je finis par aller toquer à sa porte, qu'elle ouvrit. Lèvre mordue, mon regard évité, elle s'effaça pour me laisser entrer en reniflant dans son monde coloré de dentelles et d'odeurs sucrées où j'étais totalement étranger. Oppressant. Le seul changement notable était les empilements de boîtes de mouchoirs et les feuilles dispersées un peu partout.
Je ne savais pas vraiment pourquoi j'étais là, à part cette affreuse culpabilité qui me tordait l'estomac. Pourrais pas tenir longtemps avant de me précipiter aux toilettes.
« Je suis désolé. »
Oh, je les lui devais ces excuses, mille fois. Et elles étaient tristement insuffisantes.
Se laissa tomber sur le matelas.
« Je… je… je ne comprends pas. Qu'est-ce qu'il a de plus que moi ? » Elle planta son œil dans le mien. Ma nuque soufflée d'un froid polaire, tombé sur les omoplates, coulant les vertèbres. « Enfin, je sais qu'il est plus intelligent mais… pas tant que ça. » En d'autres circonstances, ça aurait pu être drôle une telle incapacité à se rendre compte. Autant mesurer la distance entre la terre et le soleil dans une autre dimension avec un seau de plage percé, manuellement.
« Ça n'a rien à voir avec lui. »
Elle lâcha une exclamation, se retourna pour fouiller dans sa table de chevet. Quelques flacons de vernis renversés en passant, elle finit par trouver ce qu'elle chercher, me les donner. Cinq photos d'appareil instantané, ce jour de fête foraine, un millénaire plus tôt. Misa trônait au centre de la scène, entourée par L et moi, enchaînés. Elle qui s'écartait pour bouder, à mesure, nous qui nous rapprochions. Je m'arrêtai sur la dernière image : le visage de L et le mien. L'amusement qui pétillait deux moitiés d'un sourire symétrique, figé sur le papier photographie. Penser que c'était aussi la dernière occasion où j'avais eu réellement le droit d'aller dehors était un choc. C'était il y a tellement longtemps... La réalisation était coupante, blessante. Les rares fois où j'avais pu mettre un pied dehors ensuite avaient été sévèrement punies. Colère remuée contre L. Même à l'époque, il n'avait pas respecté les restrictions qu'il m'imposait, la chaîne défaite quand ça l'arrangeait, lui.
Misa serra ses bras autour d'elle, foudroyant le matelas avec hargne. « Tu parles presque que… beaucoup de lui. »
Vraiment, je faisais ça ? Non. Elle exagérait.
« Je travaille avec lui. Et je parlais beaucoup de toi aussi. »
Quelque chose que je ne voulais pas identifier comme de l'espoir palpita, moribond, dans ses iris. Pourtant, l'emploi du passé était assez clair. Il n'y aurait jamais d'autre option que celle-là.
Sa voix, hésitant entre tristesse et reproche, se hérissa de dégoût quand elle désigna le cinquième cliché. « En plus, c'est… c'est un garçon.
— Je t'ai dit que ça n'avait rien à voir. »
Elle baissa les yeux, éclata en sanglots. « Dis-moi ce que je dois changer, je promets que je changerai. Je promets que je ferai tout ce qu'il faut, s'il te plaît. »
Quelle manière atroce de réfléchir, de se considérer.
« Misa, je ne veux pas que tu changes. On ne reviendra pas en arrière, ça ne marchait plus, c'est tout.
— Je serai qui tu veux, je serai une autre si tu veux. Je - » Ses doigts agrippés à ma chemise, supplique d'une voix étranglée. « S'il te plaît, ne me laisse pas. »
À mon retour, rien n'avait changé dans le petit salon, en apparence. Mogi jouait toujours avec la boule de poils, mais une attente planait dans l'air. Faisais mine de travailler, le temps qu'il se décide. Finalement, sa voix lente, prudente, pesa chaque mot.
« Tu as bien fait, mais c'est difficile pour elle. Elle t'adore, presque littéralement. »
Un pli barra le front de Mogi. Il exprimait tellement rarement ses opinions que j'en étais presque surpris, mon attention totale, m'efforçais de me détendre. Le policier me proposa une bouteille d'eau refusée d'un signe de tête. J'attrapai plutôt un jouet au hasard pour l'agiter devant la truffe noire de la chienne, faire diversion. La vague de nausée me cueillit aussitôt, la première. Puis la seconde. Laissai le jouer tomber au sol, arrêtais tout. Dos contre mur. Respirer, juguler l'envie de vomir grandissante. Filet d'air en réponse.
« Je sais. Je n'avais pas le choix.
— Oui. Ce n'était pas juste. »
Le considérais un moment alors qu'il faisait jouer les muscles de son bras, testant la motricité. Finalement, il soupira, je fermai les paupières, laissant sa voix profonde meubler le silence.
« Je ne mêle pas des affaires des autres, mais… » Le reste articulé avec tant de douceur que je ne pouvais même pas faire semblant de lui en vouloir, rouvrant les paupières. « Ce n'est pas elle qui te rend malheureux, je le vois bien. Je n'aime pas vous voir comme ça. »
Sur une rougeur légère, il baissa le nez, n'osait même pas me regarder en face. Dans sa bouche, c'était presque équivalent à un ordre de réconciliation. Je lui étais reconnaissant d'éviter les exaspérants poncifs que me rabâchaient les autres à longueur de temps pour tenter de justifier n'importe quoi : il a eu tort, mais il pensait que… c'est moche, mais… ne lui pardonne pas, mais pense un peu à l'enquête… vous êtes amis alors… bla-bla-bla.
Tch.
« Je suis content que vous soyez avec nous. Vous nous avez vraiment manqué. »
Il sourit un peu, rougeur plus soutenue.
« Merci, je suis content d'être là, moi aussi. Les choses n'ont pas tellement changé depuis que je suis… parti. »
Pas le temps de lui demander de préciser sa pensée, je devais de toute urgence aller aux toilettes. Je me sentais toujours aussi mal, même au bout de quatre passages par la cuvette.
Rien de tel que de manquer s'étaler de bon matin sur une offrande engageante comme un parpaing. La chose était un dossier épais, barré de la mention Misa Amane. Je décalai le cadeau empoisonné aussi lourd qu'une paire de briques, qu'il ne soit plus dans mon passage, continuai ma route. Mauvaise humeur au clair. Jamais je ne lirais ce dossier, jamais. Et s'il n'était pas foutu d'en comprendre la raison, qu'il se démerde tout seul pour trouver.
Les odeurs déjà passablement répugnantes de petit déjeuner me soufflèrent le visage. Grimace retenue. Un café, ça irait bien comme ça.
Il ne restait plus que moi, les autres étaient retournés s'attabler, manger. Mogi, le dernier à lâcher, finit par abandonner la partie pour la demi-journée. Aussitôt, la télévision branchée sur une chaîne d'infos passée en silencieux. Écouter toutes ces conneries était au-dessus de mes forces.
Un poids soudain se posta sur l'extérieur du canapé assorti d'un regard inquisiteur et paternel.
« Raito, tu devrais faire une pause.
— Je vais bien. Tu n'allais pas manger avec les autres ?
— Bien sûr que non que tu ne vas pas bien. » Fuir son regard serait un aveu beaucoup trop évident, tournai un visage granitique en réponse. « Je voulais te parler avant. » Il s'installa plus confortablement, je lui accordais un peu plus de place. Les rides d'anxiété allaient finir par se creuser de manière permanente dans son front.
Me forçais à détendre mes épaules sans y parvenir réellement, tant pis. Ça le découragerait peut-être d'aborder le sujet qui lui titillait le cerveau depuis la petite promenade de L.
« J'essayerai de manger un peu plus tard, je t'assure.
— Tu ne vas pas tenir très longtemps à ce rythme, tu dois bien le savoir. » Hochement de tête de ma part. « Écoute, une rupture est difficile, mais… force-toi à dormir, à manger. Ça m'inquiète.
— Désolé. C'est psychosomatique, comme je te l'ai dit, ça va passer. »
Lié à la dégradation de ma relation avec Misa. Tout ce que j'avais trouvé pour éviter un explosif scandale et une visite médicale de toute urgence pour expliquer la persistance des nausées. De toute façon, c'était forcément une partie de l'explication réelle, juste que je n'arrivais pas à en cerner les raisons.
Il se racla la gorge, toujours mauvais signe.
« Et puis, avec Ryuzaki, je comprends bien que ça n'arrange rien. » Hors de question de répondre à ça. « Il n'aurait jamais dû faire … ce qu'il a fait, c'est contraire aux droits de l'Homme et je ne pourrais pas non plus pardonner à quelqu'un qui a fait du mal à quelqu'un que j'aime, mais… -
— Je ne veux pas parler de ça. »
Il ne s'offusqua pas de l'interruption tranchante. Ses yeux baissés un long moment. Signes connus et redoutés d'un sujet difficile à aborder.
« Je repensais à ce que disait Watari, l'autre jour. Vous vous êtes disputés avec Ryuzaki avant qu'il parte.
— Il s'est disputé avec tout le monde.
— Oui, mais vous vous êtes disputés et avec toi, ce n'est pas… ce n'est pas – » il leva les yeux vers moi, testant. Silence que je n'allais pas briser, obstinément maintenu malgré ses regards insistants, encourageants. Oh que non, je n'allais certainement pas l'aider ou l'épargner.
« Que voulait dire Watari en affirmant que même moi je devais me rendre compte des choses ? »
Mon ordinateur fermé, m'apprêtais à me lever. « Il était stressé et paniqué, tu l'as dit toi-même. » Il me retint d'une main ferme sur mon avant-bras sur un réflexe étonnant. Je cédai à la pression de sa main, de sa voix. De très mauvaise grâce. « Il faudra lui demander, je ne suis pas dans la tête de tous ceux qui mélangent complexe parental et crise paranoïaque.
— Déjà fait, il donne la même réponse que toi. » Ben tiens, déjà fait. Mon propre père était allé parler à Watari avant même de venir me voir. Que c'était offensant. Il se passa une main dans les cheveux, déglutit, iris qui m'évitaient derrière les verres de lunettes. « J'ai l'impression que tu… enfin… que tu es touché par ta dispute avec L.
— On se dispute souvent.
— Pas comme ça… Tu es mal –
— Je viens de rompre avec ma petite amie. »
Il n'osait même plus renchérir, perdu dans une fascinante contemplation du cuir de l'accoudoir. « Pardon, il faut que je demande… Est-ce que L est important ? Il te manque ? »
Face à mon manque de réponse construite, hors vague grognement neutre, il fronça les sourcils. « J'aurais dû le voir venir, déjà, à l'époque… » Il sembla hésiter à ajouter quelque chose, renonça à terminer.
En partant, j'ajoutai simplement. « C'est Ryuzaki, pas L. » À ses questions, j'aurais tellement dû répondre non. Non, L n'était pas important. Non, L ne me manquait pas.
Non.
Tête passée dans le couloir, le dossier était toujours au même endroit depuis des jours, énervant. Luttant contre la pensée obsédante de croiser L, je m'emparai du bloc anti-Misa. Le machin pesait une tonne, une tonne abjecte, portée à bout de bras, lâchée – ou plutôt laissée tomber – devant la chambre du détective. J'ajoutai par dessus une petite enveloppe contenant les photographies et ma carte sim. Petite pyramide foudroyée avec hargne, somme des choses qui me mettaient en rage.
« Raito ? Je peux entrer ? »
Sans attendre la réponse, Akemi passa la tête dans l'entrebâillement. Sa bonne humeur révoltante nullement fanée par mon expression.
« Vas-y, ne te gêne pas, une restriction de plus, qu'est-ce que ça change. » Adieu respect de la volonté des autres, vie privée, espace personnel. Pour quoi faire.
Insensible au corrosif, il entra, m'arracha l'ordinateur des mains dans un seul mouvement.
« Qu'est-ce que je disais. » Acidité citrique. « Je t'en prie, profite. »
Un léger figement dans le mouvement, clin d'œil. « C'est prévu. » Et il disparut comme une tornade.
Au moment où je me résignais à aller récupérer mon bien odieusement dérobé par un crétin, la porte s'ouvrit encore. Tête du mafieux tout sourire, juste passée à travers l'interstice.
« M'en veux pas. »
Le battant qu'il écarta soudain avec la violence d'un coup de pied. Enchaînement d'actions trop rapides pour que je puisse arrêter quoi que ce soit, yeux écarquillés. Une poignée de secondes fila à peine que Akemi claquait la porte derrière lui. Je bondis vers la sortie au moment précis de la fermeture du battant, trop tard, bruit de clé dans la serrure. Poignée secouée avec une colère inutile. La voix filtrée depuis le couloir sonnait bien trop satisfaite d'elle-même.
« Personne ne sortira de cette pièce avant que vous ne vous soyez parlé. Pas de négociations. »
Coup de pied dans le panneau en protestation.
Le mafieux aboya. « Raito, tu y vas et puis c'est tout ! »
Quel infâme connard.
Volte-face, masque arrogant. Si seulement je pouvais être n'importe où plutôt qu'ici, devant ce visage illisible que je ne pouvais éviter.
Voix cinglante, passage à l'attaque en premier.
« Tout a déjà été dit. Et si tu n'es pas capable de comprendre les sous-titres, ce n'est pas mon problème. » Presque envie de lui crier à quel point il était con, mais rien ne transparaîtrait. « Laisse-moi sortir. »
J'en avais marre de demander la même chose, toujours. Refusée, toujours.
« Je n'y suis pour rien. »
Reniflement de dédain. Il me prenait pour un idiot.
« Tu ne me crois pas ? » Insupportable, me forçais à le regarder, lui renversai un œil ironique.
Le tic de colère sur ses traits en retour était … mais pourquoi est-ce que j'y faisais seulement attention.
Renvoyant un sourire aussi faux qu'insolent en réplique muette, je m'adossais au chambranle, bras croisés, tête détournée.
Beyond avait parfaitement réussi son coup, pas de doute : nous séparer. Pincement non défini à réaliser que c'était la première fois que L rentrait réellement dans ma chambre.
Le silence s'installa, poisseux et glaçant. L'ignorer totalement était terrible, il n'avait bien sûr aucune idée à quel point c'était difficile.
Murmure électrique tordu, glissé entre mes lèvres, un peu pour tester. « Tu es détestable. » Rien. « Tu n'auras qu'à ajouter ça à la liste des choses que tu ignores.
— Étrange. Je pensais déjà y être dans la foutue liste – Œil poignardé aux seins. Il poursuivit aussi froidement qu'une morgue. — J'ai bien compris. Tu t'en contrefous et ma présence est tellement ennuyeuse et dispensable. Merci pour le sous-titre. »
Fulgurance de mon poing dans sa mâchoire. À sa tête, il ne l'avait pas non plus vu venir.
« Mais tu es passé trop près du mur ou quoi ? » Craquages de colère audibles dans la voix qui grimpait les décibels, malgré moi. « Tu fais n'importe quoi et je devrais dire amen ? Tu te mets en danger, tu me trahis et je devrais t'en féliciter ? M'y résigner ? Et tu oses dire que je m'en contrefous en plus ? » Peut-être une pincée de surprise, quelque part dans ses pupilles, savais pas comment le prendre, le comprendre. À l'extérieur, je me calmais brusquement, expression totalement neutralisée en une seconde. Fallait que je me casse d'ici. Coup de pied contre la porte, deuxième édition, mais cette fois j'eus un cliquetis de déverrouillage en récompense.
« Pour eux j'ai tort, ça doit donc être vrai. J'ai tort, tout le monde est content. »
Urgence de l'échappatoire.
Akemi posa un thé en cadeau, l'air repentant. Les courbatures saturaient tout, la rancune saturait tout. « Je comprends que tu m'en veuilles. » Sans blague, et ça ne l'arrêtait une seule seconde, le traître. « Tu sais que j'ai l'impression d'être une sage femme avec vous deux. Ce doit être mon côté féminin. » Faillis lui envoyer la tasse dans la figure, avec les intérêts. Ouragan compressé dans mes iris, un regard furibond lancé. Ses deux mains levées, il sourit. « Ok, ok, je m'en vais. »
Lui disparu, je soupirai, fermais les paupières un moment.
Finalement, je laissai le fichier contenant les discours, me résignant à ne rien en tirer de plus. Les doigts en course pour plonger dans les entrailles pourries du web, mes hésitations paralysantes évincées, dépassées et tant pis si L tombait dessus. Fallait que je sache, Fallait absolument que je sache. Trop longtemps que la question me bouffait le cerveau, littéralement.
Un message laissé en évidence, il me suffit d'attendre deux heures pour avoir une réponse d'Artémis. Même si le code avait été inventé quelques années avant que je le partage, il n'y avait eu que deux personnes à le connaître, à pouvoir comprendre… Deux seulement, à part moi. Comment Beyond savait-il ?
Après avoir terminé la conversation vidéo, je lui recommandais la prudence sur la messagerie, fis semblant de ne pas saisir la pique qu'elle me retourna.
Et je restais bloqué sur sa question, brûlante en pixels noirs.
Tu as demandé à K ?
Non. Je n'avais pas demandé, pas encore. Le soulagement éphémère, déjà détruit à cause de ce que ça impliquait. Si ce n'était pas à travers Artémis, est-ce que Beyond lui avait… Non, voulais pas y penser.
L'anxiété me chatouillait le ventre, remplaçant la nausée pour une fois. Trop longtemps que je ne lui avais pas parlé… Quand verrait-il le mail ? Pourrait répondre ? Appui sur la touche d'envoi et déjà le stress grimpait, l'attente de la réponse déjà atroce.
Et s'il allait bien, qu'en conclure ? Sursis pour les deux ? L'un amené à disparaître, les deux ? Lequel avait trahi ?
Peau hérissée de glace.
L'idée ne quitterait pas mon crâne, avec toutes les autres, lacérante.
Je lui laissais une journée pour donner signe de vie.
Impossible de dormir, entre Beyond et Watari, mon cerveau s'écrasait au rouleau compresseur. Salon secondaire, tard dans la nuit. Je tâchais vainement de me convaincre qu'actualiser mes mails toutes les minutes était parfaitement inutile. L'attente affreuse, fourmillante, douloureuse. Une ombre se découpa dans la faible lueur dorée d'une lampe.
Silhouette reconnue aussitôt, crispation de tout mon corps en réflexe. Il soupira, m'appela.
Non.
Autre tentative. « Je pensais que tu dormirais à cette heure. » Sa voix nonchalante. Comme si tout ceci était normal.
Bouffée de colère.
« Je ne veux pas te parler ni te voir, Ryuzaki. » Brillant d'une assiette saisie au détour d'un mouvement, L s'installa sur un accoudoir du fauteuil. « Bien sûr, je ne m'attends pas à une seule once de considération de la part de quelqu'un qui s'amuse à prendre la fuite et à faire crever tout le monde de peur. »
La question Tu as eu peur ? flotta entre nous, informulée. Je fis semblant de ne pas la voir, reportais une attention factice sur mon ordinateur. Courir jusqu'à ma chambre était possible, mais trop éloquent sans aucun doute, préférais plutôt m'arracher un bras. Option sérieusement envisagée quand même. Son regard curieux, fouillant ce que je faisais. Écran incliné légèrement pour l'en empêcher.
Il renifla, puis éternua, provoquant un sursaut, malgré moi. Regard consterné vers le détective, aussi malgré moi. Humpf. Les éternuements étouffés dans sa manche gauche se multipliaient, symptôme de la crise allergique. Je lui donnai quand même la boîte de mouchoirs sur la table basse, magnanime. J'étais beaucoup trop magnanime.
« Comment ça se fait ? » À peine le temps de la question que la série d'éternuements reprenait. « Où est la saleté de caniche de mémère neuneu ? »
Lumière du plafonnier soudainement allumée, crue. Douloureuse contraction des pupilles. Il pouvait toujours chercher, fureter derrière le canapé, sous la table basse. Il se redressa finalement, sourcils froncés, yeux rouges.
« Si la serpillière bavante n'est pas là… » Le reste de la phrase mourut, son regard sur moi, que j'ignorai. Immobilité totale, alors qu'il s'approchait, de plus en plus près, sa respiration retenue.
Prétention de lire un passage de rapport fascinant alors qu'il se penchait, attrapait quelque chose sur mon pantalon.
Horreur absolue choquant son timbre. « Tu n'as pas osé.
— Toi aussi tu trouves certaines choses intolérables ? Bizarre, je pensais que j'avais le monopole, ici. »
Son nez logé au creux de son coude en rempart respiratoire dérisoire, sa remarque fut légèrement assourdie. « Pourquoi est-ce que tu me donnes ta carte sim ? » Oh, comme j'avais envie de lui envoyer mon ordinateur dans la tête. « Pourquoi est-ce que tu refuses de lire le dossier de ton ex-petite copine ? »
Image de la décontraction alors que je bouillais à l'intérieur, phalanges luttant pour écrire quelque chose de fade et d'oubliable sur le fichier, vitesse mesurée, chronométrée. « Je ne veux pas te parler ni te voir. »
Le bord du pc saisi, rabattu in extremis sur le clavier, et pas mes doigts.
Le regarder était hors de question, tant pis si c'était infantile, attention fixée sur le fauteuil derrière lui.
« Pourquoi est-ce que tu refuses de lire le dossier de Misa ?
— Pourquoi est-ce que tu ne fais pas fonctionner ton cerveau pour trouver la réponse ? » Mes lèvres serrées. Merde. Tant pis. Timbre bas, horrible constat. « Tu n'arrêtes pas de me trahir. »
Il s'était figé, peut-être. Réponse lente à venir. Mais je n'en attendais pas.
« C'est faux. » Il posa une feuille sur la table basse. « J'étais venu pour te donner ça. »
Coup d'œil, une étincelle dans mon estomac, cabriolant. À faire taire. Un test avait le plus de probabilités. S'il pensait que Misa était Kira 2, probablement un test. Oui. Un test. Étincelle éteinte.
Un bip sonore coupa le silence épais. Ordinateur attrapé, ouvert. La réponse de Kaname venait d'arriver, mais je ne me sentais certainement pas mieux. C'était atroce, cette feuille.
« Je te laisse sortir, sous certaines conditions. »
Qu'il disait. Qu'il voulait me faire croire.
Amertume balancée, yeux plantés dans les siens.
« Je ne peux pas t'empêcher de me trahir, mais ne prétends pas me faire confiance alors que c'est faux. Je ne veux pas de test. »
༻ Thirst ༺
C'était un peu cruel, de me dire ça. Mais je voulais bien le comprendre. Et ravaler mon envie de tout lui balancer au visage avant de partir. Après tout, offrir un cadeau et insulter en même temps ne rentrait pas dans les interactions sociales acceptables.
« Je n'ai pas besoin d'un test. C'est vrai. »
Un reniflement, regard hautain, il refit semblant d'avoir quelque chose à écrire sur son clavier. Autant me faire croire qu'il composait une chanson sur le thème des jonquilles panachées pour la nouvelle saison de Mon petit poney.
Nouvel éternuement – en matière de trahison, lui aussi se plaçait bien, la tentative d'assassinat allergique avait le mérite d'innover un peu – et je relevais mon col pour me cacher le nez, rempart dérisoire. Yeux sûrement rougis à force de larmoyer. C'était gênant, mais pouvais pas m'empêcher de rester. Encore mieux de céder sur le cas du dossier Misa que sur l'autorisation de sortie.
« Sors, va voir des gens. Va faire ce que tu veux, tu reviendras quand tu le voudras. »
Très important de ne pas remplacer « quand » par « si ». Tout aussi important de ne pas changer « le » pour « me ». Sinon, il ne reviendrait simplement jamais. Il avait plus adoré avoir 12 ans et chercher des informations sur un détective fantôme que ce qu'il vivait maintenant. Aucun doute. Timide envie qu'en disparaissant un peu de son champ de vision, il souhaiterait de nouveau me voir. Ne me balancerait plus entre le dessert et le deuxième dessert qu'il ne voulait ni des paroles ni de la vision de l'odieux tortionnaire que j'étais.
Il ne réagissait pas. Me regardait pas. Désagréable sensation d'être transparent.
« Sinon si tu préfères, emmène Matsuda en promenade, Mogi chez le coiffeur, le chien dans la forêt et Misa faire du shopping. Partez tous en expédition comme une bande d'amis, ce sera plus rigolo.
— C'est l'idée que tu te fais d'une sortie entre amis ? » La moquerie vissée au coin de ses lèvres. Probablement un peu méchante. Et méritée.
« Je t'ai pas suggéré le cambriolage d'hôpital parce que la dernière fois que tu as fait une sortie amicale comme ça, tu t'es tordu la cheville.
— C'est la seule alternative ? Tu n'as que deux options, gambader dans la prairie en chantant la mélodie du bonheur ou commettre des actes illégaux ?
— J'ai trois options, en fait. Mais tu es fâché avec la troisième. »
Le tennis me manquait sûrement plus qu'à lui. Il devait de toute façon être bien trop fatigué pour jouer. On ne faisait pas une grève de la faim en soutien à une gourdasse un peu triste sans perdre d'énergie. Il pouvait parler de trahison c'en était une aussi, de ne plus vouloir jouer avec moi. C'en était une, d'avoir été pleurer dans les jupes de Watari pour qu'il m'extorque l'information de l'endroit où avait été détenue Misa. C'était traître, d'avoir retourné Watari contre moi. Aurait pu suffire à me faire revenir sur ma décision de le laisser sortir… mais en fait, j'étais aussi responsable de ça. L'admettrais jamais. Mais c'était moi qui n'avais pas tenu compte des avertissements de Raito, qui avais ignoré sa nature au point de lui interdire l'accès à l'information. Il ne l'acceptait jamais.
Je rongeais sa nuque avec mes pupilles, cherchant à voir les influx nerveux dans ses vertèbres cervicales, sous la peau satinée. Peau rougissante. Celle de ma mâchoire avait déjà bleui.
Le petit trésor de guerre était toujours là. Particulièrement adorable. Puisque son propriétaire n'en avait pas voulu, autant qu'il reste chez moi. Parmi les étagères de l'adolescent, certaines reliques de son enfance avaient attiré mon attention nocturne.
La République platonique, particulièrement. Il avait bien fait d'en virer le contenu originel, les idées de Justice dépeintes nettement trop ennuyeuses pour être relues un jour.
Son petit journal appliqué bien plus fascinant. Pensées jetées, tout juste organisées, cryptées. Aussi difficile à lire qu'une langue étrangère pas bien maîtrisée. Comme une rencontre temporelle avec le petit Raito de 12 ans. Ses attentes, ses langages secrets inventés, ses annotations d'enquêtes auxquelles il n'aurait pas dû avoir accès. Ses notes me concernant. Enfin, concernant L. C'était assez flatteur, cet intérêt qu'il m'avait porté. Suivant mes actions, commentant les coupables et les décisions, retraçant les réflexions. Soulignant une pyramide de petits détails à côté desquels tous les autres étaient passés. J'aurais adoré le rencontrer plus tôt. Perdre moins de temps.
Rire amer, solitaire.
Le langage employé par Beyond pour lui faire passer son message était ingénieux, original, soigné. Petit bijou d'invention, caché dans des cryptages sublimes d'adorabilité. M'amusait à le reformer, à le chercher seul dans les discours. Plus facile, maintenant que je savais quoi chercher.
Ou plutôt… Quoi vérifier.
Et j'avais eu raison de vérifier. « Je sais ce que vous faites ». Si seulement il n'y avait eu que ça. S'il avait pu me faire assez confiance pour me donner toute la vérité. Il était beau, Monsieur Outré-par-le-manque-de-confiance-des-autres. M'avait caché « Je te tiens au creux de ma main », taisant la menace évidente. Pour quelle pression ? Lui dire qu'il possédait une arme suffisante à le faire plier ? Ou à le tuer ?
Dans les deux cas, il insinuait trop de choses, distillant son poison dans les esprits. Refusais de me laisser avoir. Ses symboliques lourdaudes. Le Lac des cygnes… Peu importait la personne qu'il voulait réellement viser, le message était le même. Une seule personne, miroir du blanc et du noir. La dualité dangereuse.
Rien de nouveau, rien de fondamentalement intéressant. Il voulait créer une micro guerre entre nous. Faire peur. M'isoler. Isoler Raito. Parce qu'il le considérait comme une menace ? Savait qu'il était dangereux ?
Yeux clos. Tout l'enthousiasme de jouer avec le code, effacé. Soufflé par une brise de confiture de fraises rancie.
Décision d'ignorer l'avertissement. Ça n'apporterait rien. Rien de bien.
Les cris, à moitié retenus, n'en finissaient plus. Les accusations, les noms d'oiseaux…
Bâillai. La porte fermée à clé m'empêcherait de partir jusqu'à ce que Watari finisse par abandonner l'idée de m'entendre prononcer la moindre excuse.
« Pour la énième fois, on en serait pas là si tu ne préférais pas me voir mourir d'une crise d'asthme au beau milieu d'un couloir plutôt que de virer cette immondice d'ici. »
Et bla, et bla… si j'étais si allergique, je n'aurais pas dû pouvoir l'approcher, et blablabla…
Posai ma tête sur ma main, déformant sciemment mon visage pour y inscrire toute la lassitude ressentie. Avant-bras chassé d'un revers de sa main à lui, manquant de m'éclater un peu plus la mâchoire contre la table.
« J'avais un masque, je suis pas suicidaire. »
Un bon masque anti allergènes coûtait presque littéralement un rein. Enfin, pas un des miens. Mais même si ça avait été le cas, je ne regrettais pas non plus les quelques points d'audition perdus quand Misa avait retrouvé sa peluche vivante. Elle avait perdu une bonne partie de son capital sympathie à ses yeux, entièrement rasée. Seuls le museau et le contour des yeux m'avaient échappé. La chose avait perdu les deux tiers de son volume, en même temps que la majeure partie de son potentiel mortel. La salle de bains, en revanche, était une zone sinistrée.
Au moins, plus personne ne pourrait s'amuser à câliner le chien pour se constituer une armure de poils blancs anti-moi.
Et vu que j'avais piraté pour mon compte les caméras de tout le lieu, et installé des micros dans absolument chaque pièce, il ne serait plus question non plus de petites conversations cachottières entre Raito et Watari, qui s'intéressaient beaucoup trop aux mille et une méthodes de me trahir et de détruire tous mes efforts pour rendre la situation plus vivable. Le monde ne se porterait que mieux ainsi.
Mogi avait tort. Ce n'étais pas moi qui était responsable de ça. Je l'avais entendu dire à Raito que ce n'était pas Misa la responsable de son dégoût total pour toute forme de nourriture décente. À force d'espionner les conversations… mais il avait tort.
La porte de la salle de bains avait une serrure assez simpliste pour ne pas faire de bruit en la crochetant. Un hobby que Watari n'avait jamais approuvé, peut-être pour l'illégalité, plus certainement parce qu'il suggérait que j'aille sur le terrain. En l'occurrence, j'aurais préféré être sur le terrain, à traquer un meurtrier quelconque.
La silhouette qui se détachait derrière la paroi translucide de la douche semblait amaigrie. Je ne le voyais pas encore bien, mais déjà les membres paraissaient plus déliés, les courbes plus sèches.
L'angle pas excellent pour un pseudo poste d'observation, mais je n'aurais pas mieux sous peine d'être trop visible. Aucune envie de risquer ma tête pour si peu.
L'eau s'arrêta, un bras se tendit pour attraper une serviette. Clairement amaigri. Pas alarmant, mais significatif. Le reste du corps se dégagea, les volutes de vapeur l'abandonnant petit à petit. Peau pâlie, ternie par le stress et la privation de nourriture. Ce crétin se flinguait tout seul, supportait pas d'avoir quitté Misa. Ma colère striée de tristesse, de savoir que ça l'affectait autant. Me l'expliquais pas, rien à expliquer. Le fait, là, sous mes yeux, était que cette rupture depuis si longtemps préparée, qui me plaisait tant, avait de telles répercussions.
Quelques gouttes révolutionnaires cascadaient le long d'une omoplate, avant de caresser les côtes, puis de se perdre sur l'arrondi d'une hanche. Analyse purement scientifique, rien d'intéressé dans ce détail. Au moins, j'essayais de m'en convaincre. Pensée toujours plus agréable que celle consistant à me seriner que j'étais effectivement, d'une certaine manière, à l'origine de tout ça. Pas à cause d'une quelconque dispute entre nous. Mais c'était moi, qui avais fini par lui demander de quitter Misa. Et… je ne savais plus trop pourquoi il l'avait fait.
Nos moments seuls, agréables, aussi rares que les compliments ou les victoires dans ce QG. À compter, nous nous étions probablement échangé davantage de coups et d'insultes que de simples sourires.
Il me manquait. Et j'avais beau savoir que je n'avais pas eu tort d'éloigner Misa et de l'empêcher de sortir seul, pouvais pas m'empêcher d'être désolé du résultat. Et même en sachant que c'était bien, de lui laisser l'opportunité de sortir un peu, pouvais pas m'empêcher non plus de nourrir l'ombre de l'angoisse que cette offrande libertaire ne ferait que signer l'esquisse de son éloignement définitif.
L'ennui disputait sa place à la ténacité, et j'étais sur le point de tout envoyer balader pour dire à Raito de s'en occuper. Au moins, lui, ça l'amuserait, et ça l'empêcherait de se lamenter sur son pauvre amour guimauve perdu.
L'infinité relative de systèmes à pirater, à modifier, à reconsolider, à tester une nouvelle fois achevait presque ma patience. J'avais toujours eu à tout faire moi-même… jusqu'à pouvoir déléguer une partie. Et j'adorais lui déléguer ce en quoi il excellait. C'était parfaitement satisfaisant, de partager mon travail avec lui. Ce serait simplement parfait de pouvoir le faire tout le temps, sans avoir à vérifier avant qu'il n'y avait pas de clause d'agression et de grève de communication avant. Surtout quand c'était lui qui imposait ça.
Bâillement. Retour à mon écran, luminosité poussée pour me maintenir un tant soit peu attentif.
C'était essentiel. Et je devais le faire. Raito me reprochait trop de ne pas être moral et juste selon son propre système de valeurs, alors empêcher toute diffusion des noms et visages des criminels arrêtés ne correspondrait pas à ses critères. Mais il était impensable de laisser le gouvernement céder à ce point face à Kira. Ou plutôt, s'il cédait, je me devais d'étayer le système judiciaire tout seul, pour prévenir l'effondrement de tout le reste. Les dirigeants sous-mentaux n'étaient pas équipés pour comprendre à quel point s'écraser face à ces exigences tyranniques était mauvais et profondément dangereux et injuste.
Les fichiers patiemment modifiés selon une quarantaine d'algorithmes différents, changeant ici le nom, là l'orthographe, transformant légèrement la photo ou supprimant carrément le dossier et toutes ses ramifications partout où elles pouvaient exister ailleurs que dans les souvenirs approximatifs et viciés des poussins trisomiques constituant la police moribonde de ce beau pays.
La pire des étapes se trouvait en aval des fichiers policiers, dans les entrailles de tous les médias qui s'étaient occupés de répandre photos et informations diverses, qu'il fallait maintenant modifier à leur tour, en vérifiant absolument tout ce que l'intelligence artificielle faisait, en s'assurant aussi qu'elle n'oubliait rien nulle part.
Les gens ne pouvant se retenir de devenir des délinquants fichés, le travail était titanesque.
« Tu m'as demandé de venir. »
Akemi, à ma porte, son ordinateur sous le bras. Le seul qui pourrait faire une partie sans passer deux heures à tout argumenter.
Lui désignais une chaise, un coin de table. Les outils transférés, les grandes lignes expliquées en même temps.
Il s'installa, tourné légèrement vers moi. Raison obscure, forcément agaçante.
« Tiens, meurs pas de faim. »
Sa main passée sous son pull extirpa un paquet de petits gâteaux, me le lança. Finalement, il pouvait avoir ses bons côtés aussi, quand il ne me mettait pas dans des situations dangereuses pour mon intégrité physique.
« Mais je maintiens que vous vous êtes pas vraiment parlé, et que c'est…
— Pas tes affaires.
— Un peu, si. » Pourquoi Akemi était-il là, déjà ? Hormis une sombre histoire de besoin d'aide extérieure notamment pour payer des factures qui s'étaient considérablement réduites depuis l'abandon de la tour tokyoïte, et depuis que Watari me laissait vivre de biscuits bas de gamme sans jamais m'approvisionner dignement ?
« Je suis en première ligne pour assister à vos petites querelles et envois de piques.
— Et ton humeur et ta santé pâtissent de cette ambiance délétère ?
— Précisément.
— Pauvre chou. Dès que j'ai une minute à moi, je te plains, promis. En attendant, occupe-toi de ton travail. Ça te changera les idées.
— Et de rien pour les gâteaux. »
L'ignorer pendant des heures était encore le meilleur moyen de survivre. Le reste de l'équipe ne viendrait jamais me chercher dans ma chambre, alors autant imaginer que personne n'était avec moi. Ou que le cliquetis régulier du clavier était dû à Raito. Tromper mes souvenirs, oublier que lui avait un rythme différent, plus rapide, plus souple. Akemi était agressif, il y avait des moments de blancs, des pauses réflexives malvenues qui entachaient la progression. Taches d'huile sur lac placide.
« Si tu te fais prendre à changer tout ça, la réputation de L ne s'en relèvera pas. »
Soupir. Il était simplement incapable de la fermer plus d'une heure.
« Et ? » suffisamment peu aimable pour ne pas appeler de réponse. Mais il ne comprenait que les sous-entendus qui l'arrangeaient.
« Et tu risques de devoir tout recommencer avec une autre identité. Mais personne sera dupe, ils feront le rapprochement entre deux détectives insupportables et invisibles avec si peu d'intervalle. »
Fusillade en règle. Il semblait certain de ce qu'il avançait, en plus. Fallait-il donc tout expliquer.
« Personne n'a jamais compris que Deneuve, Erald Coyle et L sont la même personne. Et je maintiens ces trois-là actifs depuis des années.
— Ils réfléchiront. Ce sera évident. Ne sous-estime pas tant le reste du monde.
— C'est plutôt toi qui le surestimes. Mais de la part de quelqu'un qui est infoutu de bavarder comme une pie et de travailler en même temps, ce n'est pas très surprenant. »
Il reprit son tapotage de clavier, mais certainement pas pour faire ce qu'il prétendait. Le rythme trop rapide, trop différent. Pas concentré. Son cerveau miniature trop occupé à papoter.
« Au cas où ça arriverait, tu aurais une place toute trouvée dans la mafia. »
Mon lancer d'oreiller réceptionné d'un avant-bras levé et d'un rire amusé.
« Mais vraiment ! Tu contournes le gouvernement, échappes à la police, te débarrasses de tes ennemis très salement, couvres des criminels pour leur éviter la peine capitale. C'est beau à quel point tu deviens toi-même un hors-la-loi, et pas seulement parce que tu passes ta vie à insulter des présidents et des ministres.
— J'agis pour la Justice. Toi, tu agis par intérêt personnel.
— Question de point de vue. Est-ce que c'est juste de désencombrer ton paysage en envoyant Misa…
— Sortir les poubelles n'est jamais élégant. Je n'ai pas de compassion particulière pour les déchets.
— Tant de violence… je suis choqué. Tout ça pour une histoire de cœur.
— De cœurs disséqués, accumulés sur le sol d'un tribunal, oui. Et de cœurs arrêtés, surtout. Par sa faute à elle. »
La parodie de travail s'évanouit, aussi simplement qu'un macaron isolé à côté d'une tasse de thé fumant.
« Tu crois vraiment qu'elle est le deuxième Kira. Je peux lire son dossier ? »
Il n'avait jamais eu accès à l'ensemble. Pas besoin. Avait compris le principal tout seul. Ou presque seul.
« Il est chez Raito. Je l'ai mis dans un tiroir, tu n'auras qu'à aller le chercher quand tu auras fini ce que je t'ai demandé.
— Mais il y en a pour des jours !
— Tout dépend. À ton rythme, je dirais qu'il y en a pour des mois. »
Jamais je n'aurais cru que Yagami viendrait m'interrompre alors que je mangeais. Un tel manque de discernement… c'était lamentable. Surtout après minuit, alors qu'il dormait habituellement tellement plus tôt.
« L, il faut que nous discutions. »
Un simple gargouillis grognon pour réponse lui suffirait. Il ne comptait pas partir avant d'être satisfait, et je n'avais aucune envie de commencer une course poursuite dans la maison. Je rapprochais mes malheureuses madeleines ensachées, offrande de Mogi – ou de Matsuda ? Depuis que je lui avais donné une liste restreinte des marques qu'il était autorisé à acheter, je survivais à ses folies.
Le paternel avachi devant moi, coudes sur la table, menton sur les mains, me fixait avec une attention aussi affûtée que possible pour lui.
« Vous voulez un café ?
— Non. Je…
— Vous devriez prendre un café. Ça vous ferait du bien. Par contre il n'y a toujours pas de machine automatique, alors il faut que vous le fassiez. Et que vous m'en serviez un, aussi. Ce serait vraiment très très gentil.
— Je n'ai pas plus d'utilité qu'une machine à dosettes ?
— Bien sûr que si, enfin. »
Il soupira, se frotta les yeux, se leva et alla s'occuper de la cafetière. Silencieux. Ce qui annonçait que la discussion tant attendue demandait de me scruter pour étudier la moindre réaction ?
Il posa deux tasses pleines sur la table, lâcha une poignée de morceaux de sucre dans la mienne.
« Vous ramenez ma tasse et vous me servez du sucre. Ça vous rend infiniment supérieur à n'importe quelle machine à dosettes actuelle. »
Il ne rit pas. Pourtant, cette tentative d'humour aurait pu passer. Soit j'étais bien plus nul en humour que je le pensais, soit il était fatigué, soit il n'avait pas envie de rire.
« Raito va mal. »
Option numéro trois, nous avons un vainqueur des paris, il est prié de venir chercher son lot au stand buvette-sandwich.
Café parfait, juste un peu trop chaud, mais sucré comme il fallait. Goudronneux. Me concentrer dessus, avoir une excuse pour pas répondre à une banalité aussi barbante d'évidence.
« Tu n'as rien à dire à ça ? »
Pouvais quand même pas ignorer une question aussi frontale.
« Que voulez-vous que je réponde ? Non ? Oui ?
— Je voudrais que tu sois honnête.
— C'est ennuyeux.
— D'être honnête ? Ou de l'être maintenant ? »
Vieux fourbe. Il tenait autant du vautour que de la mère louve. Surtout qu'il ne se sente pas obligé de remplacer sa femme, elle couvait assez Raito, même à distance.
« J'ai vu qu'il a maigri.
— Il n'y a pas que ça. Il est… mal.
— J'admire votre honnête précision. Que voulez-vous que j'y fasse ? Je lui ai donné des anti-vomitifs de quatre sortes différentes.
— Tu peux… tu le connais bien ? Tu es un ami.
— Vous vivez à mes côtés depuis presque un an. Combien d'amis pensez-vous que je puisse avoir ? »
Plus facile de détourner ses idées vers le rien que de les laisser dériver vers le trop, tellement sous-entendu. De toute façon, moi non plus, je n'étais plus sûr de l'existence d'une manière appropriée de désigner ce qui nous reliait. Des amis ne faisaient pas ce que nous avions pu faire… et ne se frappaient pas aléatoirement. C'était faux. Il avait parfois induit que nous étions plus, dans ses actes plus que ses paroles, mais… plus maintenant ?
« Tout le monde peut avoir des amis.
— Si vous le dites.
— Est-ce que Raito est ton ami ? » Me sentais acculé. Piégé. Les questions fermées, ennemies de la manipulation.
« Vous en avez parlé avec lui ? »
Poings serrés sur la table, il n'avait pas touché à son café.
« J'en ai parlé avec Watari, qui m'a dit de demander à Raito. J'en ai parlé à Raito, qui m'a renvoyé vers Watari.
— Et qu'a dit Watari ? »
Vraiment pas d'humeur à rire.
« Je ne suis pas une girouette ! Je veux les raisons de ta disparition. Ou plutôt, les raisons pour lesquelles tu es vraiment allé chez nous.
— Ce n'est pas le sujet. Parlons de Raito, et de son anorexie soudaine et fascinante.
— Les deux sont liés.
— Première nouvelle.
— Watari te connaît bien. Pourquoi ton… coéquipier ferait-
— Ce n'est pas mon coéquipier.
— Peu importe.
— Ah non. La différence est importante. S'il était mon coéquipier, nous ferions le même travail. Ce n'est pas le cas. Et surtout, être coéquipiers suppose un minimum de confiance et de respect. Pour qu'il fasse des suppositions erronées, fallacieuses, mensongères et hypothétiques sur des non-événements aussi stupides et inutiles, c'est qu'il est bien différent d'un coéquipier.
— Vous vous êtes disputés. Raito et toi.
— Aucune importance. Je suis en train de me disputer avec vous, je vais bientôt me disputer avec Watari, ça ne change rien au reste. »
Secondes de silence. Il tentait de reprendre son calme avec des exercices de respiration. Quand il reprit la parole, après mon troisième café, il était un peu détendu.
« D'après Raito, son état est dû à sa rupture avec Misa. C'est une jeune fille adorable, ce que tu lui as fait subir est impardonnable. C'est normal qu'il se sente mal de lui infliger une séparation, d'autant plus dans de telles circonstances.
— Tout va donc normalement au pays de la banale normalité normative. Vous m'en voyez ravi.
— Mais souffrir à ce point… ce n'est pas comme si elle l'avait quitté, ça ne devrait pas autant l'affecter.
— Nous sommes au moins d'accord sur un point. » Regrettais immédiatement.
« Il dit que c'est psychosomatique. Je veux un deuxième avis.
— Appelez le 119, un médecin vous répondra.
— Je veux ton avis. Objectivement.
— Il a déjà eu les mêmes symptômes. Vous voulez mon avis, objectivement ? Je vous dirais que sentir une odeur de cadavre alors qu'il n'y en a plus, ça, c'est psychosomatique. Vomir pendant des jours parce qu'on a quitté sa copine, c'est de la connerie. » Il se tut, peut-être en se rappelant la première fois que son fils avait boudé son assiette. « Que voulez-vous vraiment que je vous dise ? Que c'est de ma faute ? Je n'ai rien fait pour lui faire ça. »
Il ne parla plus. Finit par prendre son café, perdre son regard flou dans le liquide noir refroidi, puis le boire.
La moitié des criminels fichés était pour le moment hors de danger. Environ. Les modifications tenaient le coup. Beaucoup mieux que ma cote de popularité, par exemple. Je ne devais plus ma survie qu'au vol de réserves et aux razzias de placards. Même les fruits nature y passaient. Triste fructose pas amélioré par la moindre tarte, la plus petite compote.
De nuit, les salons étaient fréquentables. Plus confortables que ma chambre, envahie de tous côtés. Et au moins, ici, le ménage était fait régulièrement.
Sans compter la présence fantomatique d'un tas de dentelles mouvant, qui s'avança jusqu'à choir sur le canapé, et s'y pelotonner avec la télécommande. L'écran cracha sa lumière pâlotte, silhouettes bleuissantes et conversations nullissimes. Ingérence insupportable dans mon petit univers de calme, de silence, de solitude.
« Mais pourquoi tu es encore là, toi ? »
Regard assassin émergé des froufrous, sans même des larmes de mascara. Elle ne se maquillait plus depuis un moment.
« Tu étais là parce que Raito était ton copain. Maintenant que ce n'est plus le cas, pourquoi tu squattes ? Tes revenus de starlette ne te suffisent pas pour louer un placard à Tokyo ?
— Arrête de m'embêter. T'as pas le monopole de la tristesse.
— Es-tu même sûre de la signification du mot « monopole ? »
— T'es pas tout seul. T'es peut-être quelqu'un de tout le temps triste et bougon et ronchon et… tout ce qui est trop le contraire de la mignonnité et de la joie, mais moi pas !
— Tu incarnes quoi ? La vacuité et l'ignorance ?
— Pff… je sais même plus. Je suis… comme un néon éteint.
— T'étais déjà pas une lumière, ça change plus grand-chose. »
Visage chiffonné, doigts entortillés, mordillés.
« T'es horrible, comme type. T'aimes pas les animaux, t'aimes pas les gens, t'aimes rien.
— Formidable. Sors donc d'ici, ma présence va te contaminer, princesse.
— Je me disais un truc. Chien, en anglais, c'est « dog ». Et dieu, c'est « god ». C'est un anacyclique. Tu le lis à l'envers, ça donne un autre mot. Ça veut dire que les chiens sont mieux que les humains. Et ça doit être vrai, vu que toi, t'as aucune gentillesse. Princesse Céleste, elle, même si tu as réduit tous ses efforts beauté à néant, elle t'en veut pas. »
Bug. Depuis quand parlait-elle anglais ? Depuis quand connaissait-elle des mots de plus de trois syllabes ? Surtout un mot si rare ?
« Avoue tout. Tu as demandé à Raito de t'aider à m'insulter ? Tu as écrit les mots compliqués sur ton bras, et tu as des manches pour cacher ton antisèche ? »
Hoquet douloureux. La mention de son ex-copain la rendait toujours aussi démesurément triste. Bien fait. Elle finit par siffler une phrase, ignorant complètement le couple de pixels qui s'embrassait langoureusement derrière elle.
« Ton cadavre va refroidir avant ton thé. »
Triste ignorance des règles élémentaires de datation des macchabées et du comportement physico-chimique d'un cadavre frais.
C'était proprement invivable. Raito était toujours là, partout. Même quand je ne le cherchais pas, il était dans les salons, dans la cuisine. Et même dans sa chambre, alors que je venais juste vérifier qu'il n'y était pas et lui voler un oreiller.
Et lui m'ignorait, après un coup d'œil à peine perplexe.
Je le voulais tellement. C'était inacceptable, cette distance qu'il m'imposait. Je n'avais rien fait pour mériter une telle punition. Mais s'il voulait que je cède… s'il le voulait tellement… je pouvais bien simuler ça.
Il était en tailleur sur son lit, ordinateur en équilibre sur les jambes. L'écran un peu rabattu, alors que je m'asseyais derrière lui, sans contact.
« Je n'ai toujours pas envie de te voir, ni de t'entendre. »
Il n'avait donc rien à me reprocher pour l'instant. Le mail que j'avais envoyé tinta pour lui, signalant ce que j'avais à lui dire sans qu'il me voie, ni que je parle. Conditions respectées.
Mes mains posées sur ses épaules, doigts en pression sur les muscles. Points de tension isolés, dénoués petit à petit. L'accumulation de stress ne se répercutait pas que sur son estomac. Purement mécanique, le massage supposait quand même un peu de proximité physique. Bien plus que, quelques mois plus tôt, quand je lui avais massé les pieds, en étant sûr de bientôt mourir.
Tout avait changé, depuis.
Ma bouche posée sur le cou, électrique. Doux contact, trop raréfié. Mes mains plus caresses que médicales. Pourrais rester là, à m'endormir.
« Qu'est-ce que tu fais ?
— Je croyais que dans ton système de valeurs, c'était acceptable, d'embrasser quelqu'un pour lui présenter des excuses. » Trop froid. Trop agressif. Pas contrôlable.
« On ne présente pas de simples excuses pour une attitude comme la tienne. Tu testes, tu feintes, tu trahis. »
C'était injuste. Me dire ça, maintenant. Le penser, malgré tout. Malgré la clé de la maison, laissée dans ses affaires sans qu'il essaie même de l'utiliser. Si je testais… lui ne testait pas. Refusait l'idée même que je puisse être sincère ?
Ongles raclant le tissu. Éloignés. Colère attisée. À vif.
« Parlons trahison, puisque c'est le sujet du moment. Il ne me semble pas que je ne puisse qu'approcher le niveau de trahison que tu as pu atteindre, il y a quelques semaines. »
C'était presque facile, d'attirer ses regards. Pourrais toujours me reconvertir en paratonnerre. Lui aussi, ceci dit. Peut-être les deux parties d'un pendule de Newton. Je poursuivais, incapable d'arrêter l'accusation.
« Moi, je n'ai pas joué à t'enfermer dans un caisson pour prouver à tout le monde que mon plan était le meilleur même quand il n'a pas été retenu, et je ne t'ai pas fait croire que j'étais intéressé par toi alors que tout ce que je voulais c'était récupérer une putain de clé pour m'échapper. »
C'était acide, de m'en souvenir. La sidération de l'abandon, de l'arrachement, revécue, ressentie comme la première fois. Gorge serrée, respiration chaotique. J'en avais tellement à lui balancer en plus. Comme ses mystérieux mails, que je n'espionnais pas, ne commentais pas, pour essayer de lui prouver que je lui faisais confiance. À quoi servaient ces efforts, s'il ne les voyait pas ? Refusait de m'accorder au moins la reconnaissance de mes efforts.
« Tu m'enfermes tout le temps. Tu m'enchaînes, tu m'accuses d'être Kira. De vouloir te tuer. Et c'est moi qui te trahis ? Il faut faire confiance à quelqu'un, pour se sentir trahi par cette personne.
— Manuel des relations sociales pour les nuls, tome 1. Tu me le dédicaceras ?
— Tu seras dans les remerciements généraux, catégorie inspiration. « À Ryuzaki, qui a démontré qu'on pouvait avoir un cerveau fonctionnel et refuser de s'en servir ».
— C'est Ryuzaki, maintenant ? Tu ne veux pas, si déjà tu es lancé, me vouvoyer, m'ignorer encore plus clairement, et carrément faire demi-tour dès que tu me vois dans une pièce ? Tu as déjà commencé. Prochaine étape ? Refuser de me parler pour que je te passe le poivre, m'enfermer dans ma chambre avec une chaise, fuguer ?
— Ça, c'est toi qui l'as fait. »
J'avais creusé ma propre tombe. Idiot. Acculé. « Je suppose que je te dois des excuses pour ça aussi ?
— Tu t'en rends compte presque sans aide, formidable. Tu auras droit à une image. »
L'amertume dégouttait de ses paroles, viscosité noirâtre engluant le plancher. Le nouveau portable extirpé de ma poche. La carte sim d'origine dedans. La batterie gentiment chargée, les paramètres restaurés. Je le posais entre nous deux, plus simple, plus distant que de le lui donner de main à main.
« Il est pas antichoc, ça servait pas tellement. » C'était nul, comme phrase. Pas une excuse, pas agréable, pas intelligent. Vide.
Pas de réaction. Raito aussi stoïque que possible, illisible. Froid.
Balançais mes jambes hors du lit, prêt à partir. À peine deux pas.
« Tu n'aurais pas dû faire ça. C'était injuste. » Évident qu'il ne parlait pas du téléphone. Les mêmes reproches, en boucle, tournaient et retournaient. M'énervait, à pas voir que Misa avait été et était toujours la cause de ses vomissements. Cette anorexie qui lui dévorait le corps, rongeait son équilibre. Créée par la présence de miss Chienchien. Elle était viscéralement nocive à son existence. La faire disparaître, une évidence, un service rendu.
Mais Raito était calme, ne me foudroyait pas. Pour une fois. Pas suffisant à m'apaiser véritablement.
« Tu aurais peut-être été bien inspiré de lire La République avant d'en arracher les pages. La Justice est aussi l'application d'une injonction d'éloignement pour le bien de tous.
— Il n'y a pas d'injonction.
— Uniquement parce que l'affaire n'a pas été portée devant un tribunal.
— Personne n'aurait considéré la présence de Misa dangereuse.
— Ce n'est pas parce que tout le monde a tort que j'ai moins raison. »
Grimace, sourcil levé. Aussi faussement condescendant que devant un enfant piquant sa crise.
« Tch.
— Puissant contre-argument. Toi, ose me dire que ce n'est pas à cause d'elle si tu peux compter tes côtes dans le miroir de la salle de bains. »
Changement subtil, néanmoins radical. « Qu'est-ce que tu en sais ? » Se pinça l'arête du nez, yeux fermés. Une main levée comme pour m'interrompre. « Ne le dis pas. Je sais. Tu regardes avec tes foutues caméras.
— C'est faux. » Pas besoin de lui dire la vérité, si ? Il ne l'apprécierait pas. N'avait sans doute pas envie de connaître l'étendue de mes talents de crochetage.
« Comme si j'allais te croire. Watari t'a bien élevé. Tu m'observes, puis tu nies.
— Je n'ai pas nié t'avoir observé. Mais je ne l'ai pas fait à travers les caméras, puisque tu veux tout savoir. »
Le rougissement un peu mieux contrôlé chez moi que chez lui. Au moins, je l'espérais. Mais moi, de colère. En partie. Un peu.
M'éloignai.
« Et pour ta gouverne, sache que si Watari m'avait si bien élevé que tu le prétends, je serais rentré en Angleterre depuis longtemps, seul avec lui. »
À peine deux heures, et il avait élu domicile aux toilettes. J'attrapai une bouteille d'eau, allai la lui donner. Posée à côté de lui, sans lui parler. Refusant tout contact visuel. Pas envie de subir une attaque maintenant.
Son angoisse formait presque un nuage de mélancolie noire autour de lui. Spectre hideux de la peur, vampire, sangsue. Ce n'était pas une simple tristesse, qui le rendait comme ça. Tête détournée, son regard creux. La fatigue finirait par gagner.
« Tu as peur d'elle à ce point.
— Sois pas ridicule.
— Qu'est-ce que tu crois qu'elle peut te faire ? Comment crois-tu qu'elle va se venger, pour que tu ne puisses pas te protéger de sa colère ? »
Esquisse de frisson, le long de la colonne. Froid, douleur, peur… mélange, probablement. Ça se répercutait jusque dans mon propre corps.
« Tu devrais peut-être retourner avec elle. » C'était la chose à dire. La seule solution pour calmer ses symptômes immédiats. Pouvais pas encore m'y résoudre. Égoïste.
Partais, m'enfermai une nouvelle fois dans mon enfer miniature personnel.
Enfin, enfin j'avais une piste. C'était grisant. L'addiction à la chasse, à l'enquête, enfin satisfaite. Comme si, affamé, je me trouvais enfin devant une pâtisserie ouverte.
Mes doigts ne trouvèrent que des miettes au fond du paquet de biscuits au chocolat, vide depuis trop longtemps. Pas bons, de toute façon. Bureau débarrassé d'un revers de main.
À force de scruter chaque agent d'entretien de Todai, de retracer tous les trajets de tout le monde, de disséquer les plannings et de surveiller les maladies et décès inopportuns, j'avais enfin isolé ceux que Beyond-Kira avait utilisés pour son plan. Ceux qui avaient placé les pièges, ceux qui étaient finalement morts.
Rien d'intéressant en soi, sauf que les déplacements, épinglés sur une carte de Tokyo, présentaient des points communs particulièrement précis. Tournant autour d'un même lieu, auquel ils n'auraient rien eu à faire en temps normal. Forcément un indice.
Les caméras repérées, piratées sans effort.
Le quartier de Tokyo, similaire à tant d'autres. Maisons tristes, miniatures, quelques arbrisseaux trop à l'étroit. Étriquement généralisé, élevé en art de non-vivre. Et là, dans la nasse de rues à sens unique, l'école maternelle Chiisana. Aussi bétonnée et déprimante que tout le reste, de sa façade beige au pseudo vitrail de carreaux de verre marqué d'un F.
C'était là que leurs chemins s'étaient croisés, tous. Le choix du lieu, symbolique ? Une enquête accessible aux enfants ? Le F de verre, pour False, ou pour la pire note possible ? S'il se mettait à critiquer mes méthodes, si je ne correspondais plus à son idéal indépassable, alors il risquait de vouloir, ou de penser pouvoir me surpasser. Me remplacer ? Grimace acide. Présomptueux.
Il n'avait jamais été capable de m'égaler. Dans aucun jeu, dans aucun débat. Il savait moins bien tromper les gens que moi. Naomi Misora l'avait aidé, probablement pris pour moi, à un moment.
Même s'il avait plus ou moins été mignon, petit, à suivre mes moindres gestes et à tenter de m'imiter, à l'orphelinat. Pincée de demi-nostalgie.
Les images des caméras accéléraient, le jour et la nuit se succédant à un rythme infernal. Il pouvait être là, ou n'avoir fait qu'envoyer ses larbins à des heures cachant une nouvelle énigme. Mais je n'y croyais pas vraiment. C'était… trop peu voyant ? Son sens de la démesure grandiloquente le desservait généralement.
Frisson d'adrénaline dans les vertèbres. Il était là. À l'angle d'une rue. En torturant le zoom, sa silhouette, le bas de son visage encapuchonné étaient reconnaissables. Il attendait. Finit par utiliser un distributeur à boissons, avant de se tourner de nouveau vers l'œil électronique. Ses mains dévoilées, pâles devant son habit noir. Trois doigts repliés, pouces tendus légèrement croisés, index relevés, opposés. Le tout formant un W. Pas Watari. Il n'avait certainement rien à lui dire, et les chances qu'il regarde cette vidéo étaient infimes. Pas Wedy – même si c'était un peu drôle, de faire référence à elle qui n'avait plus qu'une main. Signe clair de Whatever. Peu importe.
Lèvre mordillée. Cette enflure osait parader ? Sous-entendait quoi ? Que la micro guerre de Sécession au sein du QG était un détail ? Que ce qu'il avait fait – m'avait fait faire – à l'université était sans importance ?
Doute. Il pouvait aussi compléter le message transmis à Raito. « Je te tiens au creux de ma main. » ou « Je sais ce que vous faites », mais « peu importe ». annonçait qu'il ne lui ferait rien, ou que mes efforts pour l'attraper étaient voués à l'échec, ou qu'il se fichait de nous ? Peut-être un mélange de tout.
Et peut-être pas une provocation. Instinct en alerte.
S'il voulait me faire croire que j'étais sur une fausse piste ? Que sa présence en ce lieu était anecdotique ?
Fichiers ouverts, ce que je n'apprenais pas par cœur stocké sur ma mémoire binaire.
Carte des environs de l'école devant mes yeux, un autre lieu brillait sinistrement par son importance. À moins de 700 mètres à vol d'oiseau du nid à enfants baveux. L'hôpital métropolitain Matsuzawa. Unité psychiatrique reconnue. Ayant eu le récent bonheur d'accueillir une certaine jeune fille mi-blonde mi-démone.
Paranoïa galopante.
Prochain chapitre vers le 20 juin, prenez soin de vous !
