Évidemment, mon père et Alice avaient parié sur le vainqueur de la course annuelle et, comme chaque année, aucun des deux n'avait gagné. Nous avions assisté au départ de la course avant de transplaner jusqu'à l'arrivée – parfois, nous prenions la peine d'essayer de nous arrêter à certaines étapes du parcours mais la dernière fois que nous avions fait une pause au niveau de la réserve des Suédois à Museaux Courts, un balais avait été complètement anéanti sous nos yeux par un des dragons et l'image me hantait encore bien trop pour que me vienne l'esprit de tenter à nouveau l'expérience.

Au moins, il n'y eut aucun blessé grave cette année. Comme d'autres spectateurs, nous profitions d'être au nord du pays pour passer la soirée à Arjeplog à la fin de la course. Nous nous étions installés au bord d'un lac avec l'habituel baril qui nous servait de cheminée improvisée. Mon père avait déjà allumé le feu et avait métamorphosé quelques rondins en bancs.

Emily discutait avec lui au bord du lac gelé – vu les températures ici, le lac était beaucoup plus gelé qu'à la maison où nous ne pouvions nous aventurer qu'au tout bord de l'eau gelée. Mon père expliquait visiblement à Emily comment savoir si la glace était assez sécurisée pour marcher dessus – sinon je ne comprenais pas bien ce qu'ils faisaient à genoux sur la glace, mais je les soupçonnais surtout de vouloir nous laisser un temps seules avec Alice.

Nous nous étions déjà installées près du feu sans les attendre. Comme chaque année, Alice semblait être frigorifiée malgré les nombreux rappels qu'il ferait particulièrement froid aussi au Nord. Je secouai la tête et me décalai légèrement pour libérer une partie de ma cape, et elle vint s'y réfugier non sans un sourire.

- J'ai mis trois couches cette fois, pourtant, se défendit-elle.

- Alice, il fait -16. Ce ne sont pas deux pulls qui vont y faire quoi que ce soit. Achète-toi une vraie cape.

Je sentis une partie de son corps s'appuyer plus encore contre le mien ; elle préparait quelque chose, mais je ne fus pas assez rapide. Déjà, un froid intense me brûlait la nuque et le dos.

- Alice !

Seul un grand éclat de rire me répondit. Je tentai d'enlever la neige qu'elle avait réussi à me glisser dans le dos par un quelconque miracle.

- J'avais dit que j'aurai ma revanche !

- Tu es sérieuse ? Ah putain, c'est froid. -16, Alice, répétai-je. -16 et tu me mets de la neige dans le dos ?

- Je te l'enlève attends. Tu as vraiment l'air de galérer.

Ses mains furent toutes aussi froides que la neige. J'allais finir aussi frigorifiée qu'elle avec ces conneries. Puis toute la chaleur que mon pull avait permis de garder contre mon corps s'évacua d'un coup quand la blonde comprit qu'elle n'avait d'autre choix que de soulever mes habits pour laisser la neige retomber. C'était vraiment une idée idiote.

- Désolée, la neige a un peu fondu au contact de ta peau et tes habits sont un peu mouillés.

- Non, tu crois ? soupirai-je en réajustant mes vêtements.

Évidemment, j'avais maintenant froid et le fait que mon vêtement le plus près du corps soit en partie humide n'allait pas m'aider à rester au chaud. Lorsque je me tournai enfin vers Alice, prête à la sermonner, je fis cependant face à ses yeux de chiens battus et nous éclatâmes de rire.

- Tu es vraiment chiante, Alice, soufflai-je non sans un sourire. Et mets tes gants sérieusement, tes mains sont glacées. Tu vas finir par être malade, et moi aussi d'ailleurs, avec tes conneries.

Elle soupira mais finit tout de même par remettre ses gants. Je reconcentrai mon attention sur les quelques flammes qui dépassaient du baril. Le son était agréable.

- Je suis contente de te voir comme ça, dit soudainement Alice. Tu as l'air heureuse de recevoir ses lettres et plus heureuse encore de lui en envoyer. C'est assez adorable. Un peu niais, entre nous, mais adorable.

Je ne m'attendais pas à ce qu'elle revienne sur notre discussion aussi tôt et, si mes joues prirent des couleurs, je restai silencieuse. Nos rapports étaient restés distants et quelque peu froids, même si Alice s'était comportée naturellement ; quelque chose avait juste été différent.

- Je suis vraiment désolée d'avoir pensé que tu n'aurais pas dû être avec elle en potions, continua-t-elle.

J'acquiesçai ; son choix de mots n'était pas anodin, la dernière fois elle s'était excusée de l'avoir dit mais pas de l'avoir pensé. C'était particulièrement agréable et rassurant. Je ne savais pas si c'était le feu ou l'appréhension, mais mon coeur repartit de plus belle tandis qu'elle continuait sur sa lancée. Elle avait l'air d'avoir quelque chose en tête et le début avait particulièrement bien commencé. Mais avec Alice, il était parfois difficile de savoir à quoi s'attendre.

- À vrai dire, reprit-elle d'une voix bien moins assurée, je me sens vraiment stupide. Même tes grands-parents étaient contents et j'ai été incapable de l'être et à cause de ça, tu… J'ai failli nous coûter notre amitié. C'est juste que… c'est compliqué et je n'ai aucune idée de comment régler le problème, tu sais. Et, entre nous, c'est un peu terrifiant.

- Qu'est-ce qui est terrifiant ? demandai-je.

Elle soupira avant de ramener ses jambes contre elle. Son attitude n'était pas anodine.

- Ces vacances, commença-t-elle, je me suis rendue compte de la manière dont mon père et Alex se comportaient. Je sais que c'est stupide et que tu ne comprendras pas mais… Je n'avais jamais vraiment remarqué, avant. Tous ces commentaires sur les garçons ? Depuis que je suis petite, ils m'embêtent dès que je suis proche d'un garçon, comme si cela voulait nécessairement dire plus, tu vois ? Et depuis quelques années, c'est encore pire. Tout est si vite sexualisé. Je pensais que c'était parce qu'ils étaient ouverts, mais en fait… Ils sous-entendent constamment qu'un garçon ne peut vouloir que ça et qu'il ne peut me voir que par ça. Je n'avais jamais réalisé à quel point c'était présent, discret, mais présent. Tous ces commentaires, toutes ces blagues et réflexions… Je crois que ça m'a influencée plus que d'autres personnes, comme si j'avais internalisé le fait que je n'existais que par ça. Pendant un instant, j'ai vraiment été en colère contre eux, avoua-t-elle.

Je me tournai vers elle, manquant de peu, cette fois-ci, de complètement tirer la cape de mon côté. Je ne me rappelais plus de la dernière fois où nous avions parlé comme cela ; une éternité. J'eus l'impression de la retrouver ; elle, et ce sentiment d'intimité qui avait disparu de nos interactions ces derniers mois – à l'exception de notre discussion dans les escaliers. Je réalisai à quel point cette disparition avait été importante, bien avant que Lilith arrive dans le tableau. Peut-être aurions-nous dû discuter de ce qu'il s'était passé l'année dernière.

- Tu as le droit d'être en colère contre eux, répondis-je finalement.

- Oui mais c'est terrifiant de se dire que sa famille a pu… avoir, je ne sais pas, des conséquences négatives comme celles-ci. Parce que… Enfin, je les aime et ils sont gentils et chiants, mais gentils et de se dire… Je ne sais pas, soupira-t-elle avant de revenir au sujet principal comme elle le faisait si souvent. Et puis en grandissant, j'ai vu ce dont ils parlaient dans les yeux des garçons. Et c'était vraiment agaçant parce qu'à chaque fois que je me liais un peu d'amitié, comme tu te souviens avec Michael ? demanda-t-elle sans attendre de réponse, pas juste dans le sens être une camarade de classe, eh bien à chaque fois que je me retrouvais à leur dire non, ils ne comprenaient pas parce qu'on était proches et qu'ils pensaient que ça voulait dire quelque chose. Qu'est-ce que ça change, si on est proches ou non, ça devrait vouloir dire que je leur dois quelque chose ? C'est toujours si… bizarre, à chaque fois j'ai l'impression d'être… instrumentalisée, comme un objet. Ils s'inquiétaient pour moi uniquement parce qu'ils pensaient qu'il y avait quelque chose à la fin. Je déteste cette sensation. Alors j'ai juste essayé de séparer les choses, pour ne plus me sentir comme ça, et je crois que j'ai fini par devenir ce que mon père ou Alex voient chez les garçons. Je me comporte exactement en réponse à la manière dont ils pensent qu'un garçon me voit et peut-être que, parfois, ça a l'effet inverse. Vu que je sépare tout, soit on est ensemble, soit on ne l'est pas, être proche avec un garçon véhicule forcément l'idée qu'il y a plus. Du coup, tout se mord la queue. C'est vraiment idiot.

Les fêtes chez les Stevens avaient dû être bien moins normales ce que j'avais d'abord pensé ; en tout cas, pour Alice. Je déglutis. Elle donnait l'impression d'être concentrée dans ses pensées, l'air un peu ailleurs, mais il devenait évident que la situation l'avait pesé ces derniers jours. Paradoxalement, elle semblait avoir plus réfléchit à son rapport à l'autre et sa sexualité que moi. Je n'étais pas sûre d'appréhender pleinement tous les enjeux qu'elle mentionnait, surtout qu'elle m'avait prise par surprise à parler de tout cela, mais, en tout cas, elle n'avait pas menti lorsqu'elle avait dit qu'il y avait des choses sur lesquelles elle devait travailler et qu'elle essayait réellement de le faire.

- Je ne pensais pas que le fait que je sois avec Lilith pouvait faire… remonter autant de choses chez toi.

- Je sais, c'est bizarre.

- Non, je trouve que ça fait sens. Je pense que je comprends un peu mieux ce que tu entendais par reconnaître la situation dans laquelle tu es.

Elle détacha ses yeux des flammes pour les poser sur moi, mais resta silencieuse. Ce qu'elle m'avait dit n'appelait pas de réponse particulière – Alice semblait de toute manière avoir réfléchi longuement à la chose, et souhaitait simplement me partager ses pensées sur le sujet. Ce que nous n'avions pas fait depuis longtemps. Je ressentis enfin ce sentiment de familiarité si prégnant habituellement dans nos interactions - et si agréable.

Je reportai mon attention sur les étoiles particulièrement visibles ici, il était encore tôt dans la soirée pour apercevoir de véritables aurores boréales – et nous étions un peu trop au sud encore pour qu'elles soient véritablement spectaculaires, mais nous pouvions voir quelques trainées de temps en temps. Je pensai inévitablement à Lilith. Probablement qu'elle adorerait voir ce genre de ciel.

- Tu sais, repris-je soudainement en changeant de sujet, dans une de mes lettres à Lilith, j'ai utilisé un surnom qu'elle ne voulait pas que j'utilise et elle m'a répondu en me vouvoyant dans la suivante.

- Vraiment ?

- Mhm mhm. Elle l'a même adressée à « Miss Jonsson » et a signé « Miss Parker ».

Elle sourit avant de rire et je ris à mon tour.

- C'est drôle. C'est un humour particulier, ajouta Alice, mais c'est drôle. Cela dit, je reste la plus drôle.

- C'est marrant, m'amusai-je, elle réagit un peu comme toi.

- Comment ça ?

- Je ne sais pas, la façon dont elle parle de toi ça me rappelle un peu la façon dont tu parles d'elle. C'est dans sa façon de se mettre en opposition à toi. Vous faites la même chose. Vous ne le faites pas du tout de la même manière, et elle bien plus subtile que toi, mais vous faites un peu la même chose.

- Eh bien, j'imagine que l'on tient à la même personne. Mais je te préviens Eyrin, elle a le droit d'être celle qui t'embrasse le mieux, mais je suis celle qui te fait le plus rire. Encore que, je suis sûre que je t'embrasserais bien mieux qu'elle mais vu que je suis fair play, je lui laisserai quand même cette victoire. C'est ta copine après tout, je ne voudrais pas qu'elle se sente mal vis-à-vis de ses capacités à remplir les fonctions qui sont les siennes.

- C'est très généreux de ta part, m'amusai-je.

- Ca m'arrive, sourit-elle avant de reprendre plus sérieusement. Ca t'embête, la façon dont je parle d'elle ?

- Oh, non. Je m'inquiéterai si tu étais trop lisse à son égard. Mais qu'on soit claires toutes les deux, elle est plus jolie qu'Harper.

Elle soupira avant de me forcer à me retourner vers elle ; quatre doigts bougeaient devant son visage.

- Eyrin, j'ai combien de doigts ? demanda-t-elle.

Je secouai la tête et nous partîmes dans un grand éclat de rire. Le silence se réinstalla doucement de manière assez agréable. Emily et mon père semblaient toujours occupés sur la glace.

Vu les grands gestes qu'il faisait, mon père avait l'air de lui expliquer le rapport entre la profondeur du lac et la couche de glace – ou peut-être les courants créés par certaines créatures magiques qui avaient l'habitude de rester en profondeur mais qui pouvaient tout de même influencer la qualité de la glace par leurs mouvements ; surtout que, lorsque les points d'eau n'étaient pas profonds, marcher sur la glace faisait un bruit d'enfer pour ces créatures, ce qui se rajoutait à l'agacement que provoquait la perte d'espace de vie par la formation de glace. Probablement qu'il lui répétait que l'essentiel était de « bien connaître le lac et la région ».

Je reconcentrai mon attention sur le ciel étoilé et complètement dégagé. Probablement que Lilith était déjà endormie, à cette heure-ci.

- Elle te manque, constata soudainement Alice.

J'haussai les épaules, avant d'attraper un bout de cape pour jouer avec.

- C'est juste que tout est allé si vite, tu sais, avant les vacances, répondis-je. Et au final, nous n'avons pas passé beaucoup de temps ensemble. Mais elle me manque beaucoup et je me suis beaucoup attachée à elle, et on a vraiment pas passé beaucoup de temps ensemble, ça me semble si… surréaliste de ressentir autant de choses pour elle et d'avoir autant l'impression de la connaître alors que… Je ne sais pas. Et après notre discussion, je ne sais pas… Maintenant tout le monde est au courant et c'est étrange. Je n'ai pas pu m'empêcher de le dire à ma famille alors que tout s'est fait si vite et il n'y a vraiment pas longtemps, c'est tellement absurde quand on y pense, soupirai-je en secouant la tête.

- C'est normal, tu sais. Ce n'est pas une question de temps passé ensemble, sinon nous serions déjà mariées avec trois gosses et un chien toutes les deux.

Je relevai les yeux vers elle et nous rîmes. Lilith m'avait dit la même chose à propos de notre relation, avec Alice, à Pré-au-lard ; l'écho était particulièrement attendrissant.

- Tu ferais une très mauvaise épouse, Alice. Et une plus mauvaise mère encore, surtout avec trois gamins.

- N'importe quoi, se vexa-t-elle. Nos gamins m'adoreraient.

- Tu m'étonnes, tu serais la tante rigolote et pas du tout leur mère.

- Tout de suite une réponse d'adulte, c'est si triste.

Je secouai la tête avec un sourire.

- Tu es la première copine de Lilith, non ? demanda Alice.

- On en a jamais parlé, mais vu la situation, j'imagine oui.

- Donc ce que vous avez n'est anodin ni pour elle, surtout vu la situation dans laquelle elle est, ni pour toi. En un sens, si on prend en considération les circonstances de votre relation, c'est tout à fait logique que les choses donnent une impression de sérieux aussi rapidement parce que c'est sérieux. Et puis tu sais, au début, tu as tout le temps envie d'être avec la personne, c'est juste normal. Là, en plus, vous aviez tout de suite les vacances. Aussi, c'est ta première copine, à presque 17 ans, appuya-t-elle, donc j'imagine qu'il y a un mélange étrange entre… une adolescente de ton âge et…

- Une troisième année ?

- Je n'allais pas descendre si bas, pour être honnête, mais maintenant que tu le dis, s'amusa-t-elle avant de reprendre plus sérieusement. En tout cas, c'est normal que même ta grand-mère ou ton père prennent les choses autant au sérieux. Si tu étais du genre à sortir avec n'importe qui ou à avoir des relations éphémères, tu l'aurais déjà fait. Alors le fait que tu sortes avec quelqu'un maintenant véhicule une information en soi.

- Tu as vraiment trop discuté avec Emily ces dernières semaines, soupirai-je.

- Ouais, va falloir qu'on se comporte de manière immature à nouveau avant qu'on se transforme en grand-mères à 17 piges.

- Un jour, elle en aura marre de nous supporter.

- Mhhhm, Theo est trop lisse, elle a besoin d'un peu de folie dans sa vie.