Munich, 15 août 1943.
Le jour commençait à peine à se lever. Le corps alangui d'Harry se tordit sous les draps tièdes et le bras de Draco se referma autour de sa taille pour l'empêcher de le fuir. Un réflexe inconscient, dicté par les limbes du sommeil. Les yeux de l'Allemand étaient encore clos, mais il quittait lentement les bras de Morphée. Il ne croyait pas avoir aussi bien dormi depuis une petite éternité. L'homme goûta encore quelques instants à cette quiétude, à ce bonheur éphémère, avant d'ouvrir les paupières. La lumière de l'aube était encore pâle, presque timorée, et la chaleur des rayons dessinaient des rayons sur sa peau diaphane. L'homme laissa le sommeil lui échapper et son regard courut sur le visage qui lui faisait face. Le visage paisible de son amant.
Draco se risqua à sourire. Ses yeux gris se coulèrent sur les traits détendus d'Harry. L avait craint, à son réveil, de ne découvrir qu'une place froide à ses côtés. Une place froide et l'illusion avortée de leurs retrouvailles, l'un des mirages de son esprit épuisé. Le corps brûlant d'Harry ne s'était pas évanoui pendant la nuit et, malgré sa maigreur apparente, malgré les plaies visibles, invisibles, il demeurait à ses côtés.
Draco extirpa sa main des draps étouffants jusqu'à mener ses doigts à la frontière de ce visage endormi. Il s'en voulut de troubler le sommeil paisible d'Harry, sûrement l'un des premiers depuis un long moment, mais ne put contenir le geste que l'envie lui inspira. Le dos de ses doigts s'égarèrent à la surface de l'épiderme et retracèrent les contours de la joue. La clarté de l'aube donnait à voir tous les défauts, tous les minuscules détails que Draco n'avait pas su voir la veille. La peau était plus terne, les cheveux moins brillants, mais tout aussi indisciplinés malgré le coup de brosse nécessaire, les lèvres étaient gercés par la soif, les privations et le froid nocturne. Tout le corps du jeune juif avait souffert. Tout le corps, mais surtout tout ce qu'il renfermait.
Harry sourcilla et sa position se modifia assez pour que son front vienne se presser contre la poitrine de Draco. Ses traits disparurent et l'Allemand soupira, presque amusé. Il avait rêvé de cet instant et savourait le bonheur délectable que lui offrait le sort. Sa main se glissa à nouveau jusqu'à la taille du Français pour y trouva sa place. Il caressa ses flancs, les irrégularités qu'il ressentait n'étaient autres que les os saillants. Si Harry n'était pas encore réduit à l'état de squelette vivant, mais il en avait pris le chemin. Comme tous ces anonymes qui disparaîtraient ensemble, déshumanisés, dépouillés de toute identité, déjà morts.
Le temps s'égrena et les pensées de Draco perdirent de leur sens. Il songeait simultanément à leur présence en ces murs, interdite, proscrite, pécheresse, à la mort de son parrain, profondément injuste, au sauvetage d'Harry, véritable miracle auquel il était encore difficile de croire et la situation encore bancale dans laquelle ils se trouvaient. Draco assembla enfin quelques réflexions, une sorte de projet qui ne s'étendait pas plus loin qu'aux heures qui suivraient. Ils s'étaient engouffrés dans le Manoir Malfoy sans se fier des conséquences et il fallait désormais s'en extirper sans attirer l'attention. Il suffirait d'attendre la tombée de la nuit, de dissimuler Harry dans une pièce que personne n'irait visiter, l'une des nombreuses pièces qui ne servaient que de décoration, et de s'enfuir lorsque la vigilance permanente du patriarche serait au plus bas. Ainsi, il serait aisé de quitter cette souricière et abandonner derrière eux l'Allemagne, le vainqueur déjà vaincu.
À contrecœur, Draco se tira de l'étreinte de son amant et ses lèvres effleurèrent son front avant qu'il ne quitte les draps. Son corps nu s'étira hors de ce cocon de douceur. Il n'eut pas la force de se reprocher la tendresse qui le heurta, un sentiment que son père n'aurait pas manqué de réprimer, qu'il naisse au contact d'un homme ou d'une femme. Il n'eut pas la force non plus de se reprocher le geste qu'il avait eu la veille, celui de faire l'amour à Harry à l'endroit où il aurait dû honorer sa femme.
Les souvenirs lui revinrent et il en oublia le moindre remord. La pudeur du jeune juif à l'égard de ses propres blessures l'avait ému. Plus que cela, Draco s'était reconnu dans cette tentative de se préserver. Harry avait souffert et il ne souhaitait pas qu'on oublie ce qu'il avait traversé, mais aux yeux de son amant, il refusait d'apparaître comme une victime et seulement une victime. Il était vivant et ce constat évoquait un sentiment complexe, incertain, mais violent. Draco l'avait ressenti, cette révolte silencieuse qui se dressait contre le monde entier, cet être bercé par l'injustice, dans l'étreinte de la veille. Il avait senti Harry à fleur de peau, comme prêt à imploser, à laisser exploser sa douleur au grand jour. Mais rien n'était venu, la souffrance s'était cristallisée et Draco n'avait pas tenté de la raviver. Un jour, Harry lui racontera.
Après avoir enfilé les premiers vêtements sagement pliés et avoir consulté son reflet dans la glace, un reflet qui criait à lui seul le lourd dilemme que se partageaient la peine et la joie, l'Allemand quitta la pièce. Il avait quelque chose d'urgent à accomplir, quelque chose qui ne saurait attendre qu'il ait fini de se prélasser dans les bras de son amant. Pourtant, Draco se serait bien accordé une journée enfoui dans la quiétude des draps. Une journée, ou peut-être même l'éternité.
Il était encore tôt et les couloirs interminables du Manoir étaient vides. Il foula le sol sans un bruit et s'attarda à peine sur les détails saisissants qui avaient bercé son enfance. Les grands tableaux qui ornaient le mur des escaliers, la table qui faisait le coin à la sortie de la salle où ses parents prenaient chaque matin leur petit-déjeuner. Cette table où se trouvait un vase oriental, aussi rare que cher. Un vase que la précipitation du jeune Draco, âgé d'une dizaine d'années, avait failli briser, ce qui lui avait valu de solides remontrances. Sa version adulte laissa courir son regard sur les motifs de la céramique sans même ralentir l'allure.
Il ne s'arrêta qu'une fois devant la porte close de son bureau. Il hésita une seconde, une seconde seulement, et sa main s'abattit sur la clenche pour l'ouvrir. Le verrou céda et l'intérieur se dévoila, parfaitement dans l'ordre où Draco l'avait laissé quelques mois plus tôt. À l'exception d'un détail : le dos de Lucius Malfoy, statique, raide, mais plus menaçant que jamais. Le sang de son fils se glaça dans ses veines. Si le patriarche était maître des lieux et le clamait haut et fort à quiconque osait l'omettre, il n'entrait jamais dans les pièces qui lui étaient réservées et encore moins à une heure aussi matinale. De plus, Lucius ne donnait pas l'illusion d'être surpris dans une position déstabilisante, il paraissait se trouver à l'exact endroit où il souhaitait être.
Pire, Lucius Malfoy paraissait l'attendre.
— Père…
— Draco.
La voix glaciale siffla aux oreilles de Draco qui grimaça. Il ne percevait, depuis le seuil de la porte, que le dos fin, à la tenue aristocratique, de son géniteur. Son dos ainsi que la canne dont il ne se séparait jamais et qui lui donnait une allure plus distinguée encore. Les cheveux blonds soigneusement attachés sur la nuque, Lucius semblait être tiré du lit depuis de longues heures déjà.
— Nous n'avons pas eu l'occasion de nous entretenir seul à seul avant que tes… obligations ne te poussent à manquer à tes devoirs.
Draco déglutit. Les mots de son père formaient un écho désagréable tout autour de lui et il avait la désagréable impression que le sens qu'il fallait leur donner n'était pas celui qu'il leur prêter. À quelles obligations Lucius faisait-il ouvertement allusion ? Au bal où Pansy l'avait traîné et où il l'avait lâchement abandonnée, il espérait que cela ne soit rien de plus et que son géniteur le somme de répondre à ses devoirs conjugaux, ou bien à toute autre chose ? Lentement, calculant chaque geste, l'homme se retourna et planta ses yeux gris, si semblables à ceux de son unique progéniture, dans ceux de Draco. Alors, il sut que l'allusion n'avait rien d'un abus de langage ou d'une vague suspicion.
Lucius savait.
— Pansy est rentrée seule hier soir. Elle a dû compter sur un autre homme pour rejoindre le Manoir et tu ne t'y trouvais pas. Au nom de quelle excuse minable as-tu décidé de quitter le bal et, surtout, où es-tu allé, Draco ?
Le timbre était sévère et la voix de Lucius était plus glaciale que jamais. Malgré la distance raisonnable qui les séparait, son père se trouvant derrière le bureau, toujours debout, armé de sa cane, Draco se sentit redevenir l'enfant d'autrefois. Au final, la figure forte de l'une des familles les plus riches et les plus influentes d'Allemagne était restée la figure d'autorité. L'âge adulte n'avait pas ôté à Lucius la peur qu'il pouvait susciter, ni l'aura quasi mystique que l'enfant d'autrefois lui avait prêté. La prestance et le charisme naturels de cet homme restaient incontestables et la nuque de Draco se ploya presque naturellement. Une réponse soufflée par son éducation sévère et par les nombreuses corrections.
— J'avais prévu d'aller m'excuser auprès d'elle, rétorqua mollement le blond, conscient que ce piètre mensonge ne suffirait pas à duper son père.
Il pouvait presque entendre la voix de Severus railler cette tentative ridicule de diversion. La gorge de Draco se noua encore davantage et il regretta de ne pas s'être préparé à la possibilité d'un tel imprévu. Il avait fauté et s'était laissé attraper la main dans le sac comme le premier venu. Pendant qu'ils discutaient dans l'atmosphère électrique de son bureau, Harry dormait toujours, inconscient de l'importance de ce qu'il se jouait en cet instant. Les yeux exigeants et calculateurs de Lucius cherchèrent la source du mensonge sur le visage de son fils. Il ne cherchait pas à savoir s'il existait une once de vérité dans ce qu'il avait articulé, il savait qu'il n'y avait rien de juste et que la pauvre Pansy avait quitté l'esprit de Draco au moment où il s'était éloigné du noyau du bal annuel. Lucius cherchait la cause exacte du mensonge et, avant qu'il ait mis la main sur les raisons de cette vulgaire diversion, il asséna :
— Où es-tu allé après avoir quitté la fête ?
— Vous le savez bien, souffla Draco dans un filet de voix.
Le silence les surprit et ils s'y complurent. Le plus jeune retrouvait ses traits dans celui de son géniteur, mais ne lisait pas la même rigueur, la même cruauté indifférente. Le plus âgé avisait le désastre que représentait son unique héritier. Ce fut finalement ce dernier qui, toujours prostré sur le seuil sans oser tenter un pas supplémentaire, prit la parole pour s'enquérir :
— Depuis quand le savez-vous ?
— Je ne le savais pas, j'avais d'importants soupçons.
Les traits de Lucius étaient si tendus, si crispés, que les rides que le temps y abandonnait s'accentuaient et que la tension dont il était plein semblait sur le point d'éclater au visage de Draco. Une bombe à retardement. Une bombe tout aussi dangereuse que pouvait-elle celles larguées par la Royal Air Force anglaise. Lucius tremblait presque de rage.
— Si tu savais comme j'ai honte, Draco !
Les mots auraient dû couler sur le jeune homme sans l'atteindre. Les insultes, les reproches de son père, pleuvaient depuis l'enfance et il avait grandi avec le poids des devoirs sur son dos et la certitude que jamais, jamais il ne serait à la hauteur de son titre et des exigences de son géniteur. Une fois encore, le regard de Lucius le prouvait. Une gifle en plein visage aurait sans doute était moins douloureux que le mépris, la déception et le dégoût que transpirait son père.
— Je ne serai jamais le fils que vous désiriez.
— Non, tu ne le seras jamais, mais une part de moi a longtemps espéré à tort que je puisse m'en contenter, mais je n'ai jamais su me contenter de la médiocrité et encore moins de la tienne !
Les mots de Draco se perdirent avant de franchir ses lèvres. Le choc se lisait nettement sur ses traits et il ne chercha même pas à s'en cacher. Il expira tout l'air de ses poumons et il ne douta plus un seul instant que les paroles de Lucius avaient été longuement réfléchies, longuement mûri, avant d'être prononcées. Il s'agissait de la vérité, de l'ignoble et indicible vérité.
— Qu'ai-je fait pour tu sois si opposé à ce que je désirais faire de toi ?
— Je suis humain, père, vous m'avez imposé vos idées, vos maudits principes, vos valeurs immondes, mais vous ne pouvez pas changer ce que je suis. Je suis humain et sans Harry, je l'aurais sûrement oublié.
— Ainsi, il se nomme Harry… gronda Lucius, les narines frémissantes d'une colère difficilement contenue.
Jamais Draco n'avait vu son père dévoiler à ce point ses émotions. Le courroux qui consumait son paternel n'était que la quintessence d'années de frustration et de désirs inaccomplis. Le Malfoy n'était plus en mesure de le contenir.
— Qu'ai-je fait pour engendrer…
— Pour engendrer une erreur de la nature ? Un inverti ? Quel est le mot que je vous inspire, père pour que vous osiez à peine me regarder dans les yeux ? Je suis toujours le même ! Médiocre, certes, à jamais inférieur à vos espérances, mais toujours le même fils !
Les paroles s'étaient étranglées et avaient fini par sortir dans une sorte de son étouffé. Draco, qui d'ordinaire se maîtrisait comme personne, avait abandonné le masque à l'instant où il avait franchi le seuil de la porte. La lèvre supérieure de Lucius fut secouée d'une sorte de tic nerveux et il ouvrit la bouche comme pour répliquer, mais Draco le prit de vitesse :
— Je ne veux pas vous entendre dire que je ne mérite plus de porter le nom des Malfoy. J'ai toujours vécu pour vous rendre fier et pour mériter le nom que je porte et, encore aujourd'hui, c'est pour les Malfoy que j'obéis à chacun de mes ordres. Vous avez régi le moindre détail de ma vie, alors ne prétendez pas que je ne suis pas digne d'être votre fils !
La conversation méritait de se poursuivre. Jamais, au grand jamais, Draco n'avait osé tenir tête à la figure paternelle autoritaire, indiscutable, et il franchissait le pas dans l'urgence. Il se protégeait à la fois lui et Harry, il protégeait la pensée individuelle qu'il avait soustrait au joug de son éducation. Il avait eu le courage de tenir tête à son père, mais la lâcheté se matérialisait déjà et Draco tourna les talons. La main sur la clenche, il s'apprêtait à reproduire le chemin inverse et à fuir, purement et simplement. Il s'apprêtait à disparaître lorsque la voix impérieuse de son père le retient :
— Draco ! Je te défends de quitter la pièce !
L'autorité écrasa la folle initiative de Draco qui suspendit son geste. Des émotions contraires s'élevèrent en son sein. Partagé entre l'envie de mener à son terme ce stupide accès de courage et l'inflexion de sa raison qui lui hurlait d'arrêter net cette mascarade. Il était encore temps de s'excuser, de revenir sur ses paroles et d'effacer les traces d'une dispute aux conséquences irréparables ? Les mèches blondes, énièmes détails qui le rapprochaient de la figure intouchable, inhumaine, de son père, couvrirent ses yeux tourmentés. La voix de Lucius asséna le coup de grâce dans son dos :
— Je veux la vérité, Draco. Tu as déjà sali la famille Malfoy par ton mensonge, n'y ajoute pas la marque de ta lâcheté ! Je veux la vérité, qu'elle me plaise ou non !
Avec la même lenteur que son père quelques instants plutôt, Draco se retourna lentement, comme si chaque geste éveillait en lui une douleur absurde. Il cligna des yeux et darda un regard dur dans celui de Lucius. Pour la première fois en une vie, il vit son géniteur frémir. Un mouvement de recul quasi imperceptible, mais l'œil acéré de Draco le capta. Une maigre victoire ou la preuve que, quoi qu'on en dise, il n'était pas encore tout à fait insignifiant.
— Je ne suis pas certain que vous soyez prêt à l'entendre.
— Ce n'est pas à toi d'en juger, siffla Lucius, avec la vigueur d'un homme encore vigoureux, toujours aussi sévère.
— Il s'agit de ma vie, d'une part de celle-ci tout du moins, une part que vous ne pouvez pas contrôler ! Une part qui n'appartient qu'à moi !
— C'est pathétique… Toi, un Malfoy…
Les ongles de Draco mordirent la peau fine de sa paume tandis qu'il serrait les poings à s'en briser les phalanges. Tout s'effondrait et plutôt que de lécher sa blessure comme un animal, il préférait tempêter. La fureur plutôt que la douleur, hautement préférable, mais pas éternelle. Bientôt, dans une heure, dans une minute, Draco s'effondrerait devant les vestiges de sa vie à jamais réduite à néant. Son père en tirait toujours les fils et l'erreur malheureuse que sa progéniture avait faite la veille allait lui coûter bien plus qu'un honneur bafoué. Draco ne le réalisait pas encore, mais tout était sur le point de s'écrouler, pièce par pièce.
— Depuis quand me dupes-tu ?
Un silence buté lui répondit et la colère déformait les traits du père, comme celui du fils. Le patriarche reprit, les mains crispées sur le pommeau de sa canne, comme s'il s'apprêtait à l'abattre sur le corps fier de son unique héritier :
— La cuisinière a tardé cette nuit et elle vous a aperçu. Toi et ce… ce vaurien ! Cette infâme pourriture ! Elle est immédiatement venue m'en informer, me rassurer quant au retour de mon fils au Manoir. Tu n'étais pas perdu, tu ne t'étais pas égaré, tu étais même accompagné d'un homme.
Lucius détachait chacune de ses syllabes pour que leur venin s'écoule, pour que leur venin étouffe Draco qui endurait sans un mot le mépris de cette voix traînante. Il cligna des yeux, une main toujours refermée sur la clenche, prêt à abattre la poignée pour se sauver.
— Que dirait ton épouse si elle savait que tu… forniques avec un homme ? Car c'est bien cela, n'est-ce pas ? Mon fils a profité de ses nouvelles responsabilités pour s'adonner à des pratiques ignobles ! Ose me contredire, ose dire que c'est faux !
— Je ne vous contredirai pas.
Le regard de Lucius se durcit encore davantage. Draco eut une pensée hasardeuse pour son amant, encore endormi, qui ignorait tout de ce qu'il se jouait ici.
— Et il est inutile de réfléchir à ce que vous avez manqué dans mon éducation pour que votre fils ne soit pas tel que vous le souhaitiez. Vous n'y êtes pour rien.
— Mais toi, tu as dument choisi cet homme, tu as…
— Non ! Non, je ne l'ai pas choisi non plus.
Une inspiration chaotique et la voix de Draco s'éleva encore une fois dans l'intimité du bureau :
— Mais peut-être que si vous aviez été un père pour moi plutôt que l'homme à craindre, je n'aurais pas eu à attendre Harry pour réaliser quel homme je suis. Vous voyez, père, je ne suis peut-être par irréprochable, je suis peut-être médiocre parce que je ne corresponds pas à l'héritier parfait que vous avez cherché à créer, mais je suis ce que j'aurais toujours dû être et je ne changerai pas. Ni pour vous, ni pour personne !
Une seconde fois, alors que ses mots s'étranglaient dans l'étau de sa gorge, Draco referma plus fermement ses doigts sur la clenche et l'abaissa. Il n'avait plus rien à dire, plus rien à entendre et son désir se résumait à rejoindre Harry. À le rejoindre et à oublier son père, Severus, la guerre. La voix de Lucius résonna derrière lui et l'interrompit dans son élan :
— Tu ne sortiras pas de cette pièce tant que nous n'en aurons pas fini avec cette discussion, Draco !
— Que voulez-vous savoir ? clama l'intéressé, après s'être retourné avec une telle violence que sa nuque l'élança méchamment. Que voulez-vous entendre ? Je l'aime, c'est tout ce qui doit vous intéresser ! N'ayez crainte, père, cela restera un secret ! Harry est le mien depuis que vous m'avez envoyé à Strasbourg la première fois, en 1939. Personne n'en saura rien. Je vais retourner là-bas, remplir mon rôle d'époux et, si elle l'entend ainsi, Pansy prendra un amant. Je ne ternirai pas votre réputation, je sais à quel point elle vous est chère et vous aurez vite fait d'oublier quelle abomination est devenue votre fils tandis que vous étiez trop occupé à vous préoccuper de vos affaires personnelles pour garder un œil sur moi. Sur moi et sur le malheur de ne jamais être à la hauteur des espérances qui m'écrasent depuis l'enfance ! La voilà, ma vérité !
Lucius semblait s'être changé en statue de sel. L'illusion était parfaite si on excluait ses orbes gris qui roulaient dans leurs orbites. Draco avisa ce visage dur, sévère, grave. Il avisa cet air supérieur d'homme bien-pensant, de riche personnage qui méprisait ouvertement ceux qu'il jugeait inférieur à sa condition. Son fils connaissait cette expression, mais en ce jour, une émotion nouvelle s'inscrivait sur les traits durs de son paternel. De la déception, certes, mais aussi le sentiment d'avoir échoué. Et un Malfoy n'en supporterait pas davantage.
— Je l'aime, père, je l'aime plus que vous ne m'aimerez jamais et plus que je me pensais capable d'aimer. Vous pouvez me qualifier d'inverti, de faible ou de quoi que ce soit d'autre, mais vous ne me changerez plus.
— Qui est-il ? Ce minable dont tu t'es amouraché comme une adolescente pétrie d'hormones, qui est-il ?
Draco déglutit. La lueur qu'il lisait dans le regard de son père n'annonçait rien de bon et il s'en sortait à trop bon compte. Les injures n'étaient que les prémices de ce qu'il l'attendait. Le calme avant la tempête, avant que Lucius ne déchaîne l'échec de sa vie entière de la plus odieuse des manières. Les traits vieillis de l'homme, les quelques rides qui se creusaient sur le front et autour de la bouche, traduisaient cela. Ce que beaucoup auraient interprété comme des signes de faiblesse le rendaient plus fort qu'il ne l'avait jamais été. Aujourd'hui, il faisait face à sa plus grande défaite et il camouflait sa peine derrière ce mur imperméable à toute émotion. Après tout, il avait tout appris à Draco et la maîtrise de ses sentiments jusqu'à leur disparition faisait partie de ses plus grandes qualités. Sa figure autoritaire n'était plus capable de traduire une once d'amour pour son héritier et sans doute jalousait-il Harry pour cela.
Draco parla enfin et ses dires n'eurent aucune logique, aucun ordre précis, si ce n'était celui dicté par sa tourmente :
— Il est médecin. Il sauve des vies, il ne veut plus de cette guerre et il… c'est l'homme le plus courageux et le plus honnête qui m'ait été donné de rencontrer. Je l'ai tiré de Dachau cette nuit, j'ai vu l'horreur de ces lieux et…
— Pourquoi était-il à Dachau ? l'interrogea encore Lucius, inflexible. Il est juif, n'est-ce pas ? Comme s'il ne suffisait pas de me payer l'affront d'un fils inverti, il fallait qu'il s'entiche de cette… vermine ?
— Il est juif, oui et j'ai réagi de la même manière il y a quatre ans, lorsque je l'ai rencontré ! Il est juif et cela ne change rien, père, absolument rien !
Draco ne sut jamais lequel d'entre eux s'était approché, mais une gifle s'abattit sur sa joue dans un claquement sec. Outre la brûlure du coup, celle de l'humiliation fut plus forte encore. Les narines de Lucius frémissaient et quelques mèches blondes, presque blanches, s'échappaient pour former un halo pâle autour de son visage furibond. Son fils venait de porter sa main à l'endroit meurtri par la gifle.
— Je ne le tolérerai pas.
Draco recula d'un pas et son dos heurta la porte. Il aurait dû apparaître comme un animal acculé, prêt à faire pénitence et à supplier la miséricorde du plus fort. Pourtant, il possédait encore l'attitude du vainqueur et son menton haut parut le narguer, le provoquer.
— C'est ma vérité, articula-t-il, avec le goût du sang sur ma langue.
Essoufflé, Lucius combattit l'envie de colorer du même rouge vif la deuxième joue de son fils. Il ne le reconnaissait plus. Il ne reconnaissait plus le visage que l'héritier lui avait toujours montré. Peut-être que, derrière cette colère dévastatrice, se cachait la honte de n'avoir pas su voir, de se trouver incapable de comprendre. Lucius était un homme qui jouissait du contrôle dont il disposait sur les événements. Le premier homme à pouvoir se vanter de le soustraire à ce contrôle n'était autre que son propre fils et il en soutirait une douleur profonde, inévitable.
Le silence régna de longues secondes et, d'apparence, les deux hommes se contentaient de se rendre des œillades pleines de rancœur, d'animosité, d'actes impardonnables qui sillonnaient leur histoire commune. Père et fils étaient enfin réunis et aucune issue acceptable pour chacun d'eux ne se dévoilait.
— Tu ne quitteras pas le Manoir avant ce soir et je vais contacter Dachau, exposa soudain Lucius, dans un calme qui laissait entendre qu'une solution avait été trouvée, une inacceptable solution. Ton… ami te remerciera pour cette dernière volée au confort de ma demeure. Cette fois, je compte bien m'assurer qu'il ne s'échappera plus du camp.
Draco avait blêmi. Tout son être hurlait le rejet, la négation. Il ne pouvait pas en être ainsi, pas après la disparition de Severus, on ne pouvait pas lui ôter l'homme qu'il avait appris à aimer.
— Pourquoi ? Que vous a-t-il fait pour que vous me le preniez ? Il mourra et vous le savez.
— Je ne supporterai pas qu'il soit la cause de la déchéance de mon fils ! beugla Lucius.
Draco esquissa un mouvement de recul, mais sa tête heurta le bois solide de la porte. Sa déchéance… Harry avait trop souffert pour subir encore. Il eut soudain envie de supplier son père à genoux, de s'effondrer à ses pieds et d'implorer sa clémence. Une envie aussi sourde que celle de tempêter, d'hurler sa rage, de vomir au visage de cet homme l'injustice qu'il lui imposait.
— Il n'y est pour rien. Personne ne saura ce qu'il s'est passé, votre réputation est sauve et elle le restera. Moi, je demeurerai à Munich si vous le souhaitez, je serai l'époux que Pansy désire, je vous donnerai un petit-fils, un héritier plus digne que moi.
Il n'implorait pas encore, mais la supplique perlait déjà dans l'ordinaire velours de sa voix. Lucius ne céda pas. Il s'élevait à nouveau, comme une statue de marbre que rien ne saurait terrasser, droit et fier, sourd au désir de son fils. Il ne vivait que pour la grandeur de la famille Malfoy et pour les idées rigoureuses, sans doute injustes, dont il avait abreuvé sa progéniture dès la petite enfance. Ils étaient désormais irréconciliables et, malgré les promesses de Draco, jamais il ne pardonnerait à son père cette conversation et ce, quelque en soit l'issue. Tout était déjà perdu, perdu d'avance.
— Tu m'as dupé, Draco. Tu m'as sciemment menti quatre années durant et tu espères que je vais porter foi en ta parole. Elle ne possède plus aucune valeur !
— Si vous ne prêtez pas foi en mes paroles, la distance qui nous séparera si vous m'envoyez à des centaines de kilomètres d'ici devrait suffire à éliminer tout soupçon !
Les paroles de Draco venaient de dépasser sa pensée, mais il n'eut même pas le bon sens de les regretter. Il s'agissait de la vie d'Harry et jamais il ne se serait pensé capable d'un tel sacrifice. Pourtant, il déclinait une certitude toute neuve et avec une assurance qui le troubla. Lucius, contrairement à toute attente, parut méditer ces paroles. Existait-il une autre issue à cette discussion houleuse ? Ni l'un ni l'autre n'irait jamais au bout de leurs reproches, de leurs déceptions mutuelles et ils en avaient tous deux conscience. Un fossé les séparait, un fossé idéologique essentiellement, tellement semblable à celui des pays ravagés par le conflit. Lucius ne devait pas savoir que son fils, en plus de le tromper comme il l'avait fait, nourrissait désormais des réflexions contraires à celles qu'imposait le régime nazi. Plus qu'un outrage, il s'agissait d'un motif d'emprisonnement, que le concerné soit le fils d'un puissant dignitaire allemand ou non.
— Tu me fais honte, siffla Lucius entre ses dents.
Une remarque piquante mordit les lèvres de Draco qui choisit de ne pas répliquer. Il avait trahi les siens de toutes les manières possibles et la manière dont il tenait tête à son géniteur le prouvait. Il n'avait plus rien en commun avec l'homme d'il y avait quatre ans et, durant cette longue période, Lucius avait voulu croire que son fils demeurait l'incarnation de la progéniture parfaite. De médiocre selon les termes durs qui avaient résonné un peu plus tôt, Draco était devenu une honte. Lucius ne devait jamais savoir qu'en plus de tout cela, son héritier était un traître à son pays, le grand Reich.
— Envoyez-moi loin de vous, loin de lui, poursuivit Draco, sans sourciller, le regard droit, l'âme déjà projetée vers l'enfer qu'il se construisait. Je ne demande qu'une chose, qu'il ait la vie sauve.
Lucius ne prononça pas les paroles qui imprégnaient son être. Jusqu'où son fils était-il prêt à aller pour ce garçon ? Il s'impressionnait, lui qui ne s'était jamais pensé capable d'un acte aussi désintéressé. Son père aurait préféré déceler en lui une once d'hésitation, un remord, quoi que ce fut de semblable, mais il n'observait qu'une détermination franche. Une détermination qui reposait sur la renaissance qu'avait connue le jeune Draco depuis son départ pour l'Alsace, quatre ans plus tôt. Il avait tant changé depuis qu'il était méconnaissable. La guerre lui avait au moins apporté cela. Un lambeau de bonheur qui avait su transfigurer l'homme abject que le blond avait été. Un homme désormais disparu et qui ne manquerait à personne. Pas même à Draco lui-même.
— Je vais faire jouer mes contacts pour prévenir le Front Est qu'il accueillera dans les plus brefs délais un nouvel élément.
Un chapitre plutôt long, lui aussi, qui s'achève avec une petite surprise (je ne suis pas certaine que le terme soit appropriée, disons que la surprise n'est pas spécialement bonne dans son genre). J'espère que vous vous accrochez toujours. Il reste un peu moins d'une centaine de pages Word pour achever cette fanfiction et il se trouve que la suivante attend déjà, bien au chaud.
En effet, j'avance plutôt bien sur mon troisième Drarry et sa publication, à la suite de Cueillir les étoiles, permettra de faire passer la pilule plus facilement, pour moi comme pour vous, du moins je l'espère. Cueillir les étoiles m'a suivi pendant un très long moment, pendant deux ans et demi, alors les adieux n'ont pas été aisés, je peux vous l'assurer. On s'en approche, inexorablement, et je suis impatiente dans un sens de pouvoir vous présenter le dénouement de cette longue épopée.
Je vous souhaite une agréable semaine et de bonnes vacances pour ceux qui en ont !
