Munich, 15 août 1943.
Lorsqu'Harry s'était réveillé, la première chose qui s'était imposé avec été sa solitude. Cette solitude glacée incarnée par l'absence cruelle de Draco. Dans ces instants, le cerveau humain devenait le pire ennemi qui soit. Harry avait demeuré dans la chambre confortable ce qui lui avait semblé être des heures. Conscient de la précarité de sa position, il n'avait pas tenté de s'évader de la pièce. Il avait patienté, il avait fixé son regard sur la porte désespérément immobile, jusqu'à ne plus y croire.
Et s'il s'agissait d'un piège ? Et si Draco l'avait abandonné à nouveau, comme il l'avait fait près de trois ans auparavant ? La peur avait fini par vaincre la raison et Harry avait enfilé des vêtements trouvés dans la penderie. Des habits au prix probablement exorbitant et qui flottaient sur son corps amaigri. Il avait toujours été plus petit que Draco jusqu'à ce que cela en devienne proche du complexe, mais désormais, sa minceur formait elle aussi un net contraste. Harry avait avisé son corps dans la glace et avait découvert un nouveau visage, une enveloppe charnelle diminuée.
Sa chair n'avait pas encore entièrement fondu comme c'était le cas sur les détenus plus anciens. Ses côtes saillaient sous l'épiderme fin, mais pas au point où leur arête semblait sur le point de fendre la peau. Le teint terme d'Harry témoignait notamment de nombreuses carences en plus d'une dénutrition. Son regard avait détaillé ces éléments jusqu'à les rendre prisonniers de ses souvenirs. Jamais il n'oublierait ce que le camp de Dachau renfermait. Des centaines, des milliers de vies humaines condamnées. Des êtres dont on avait méprisé la vie autant que l'humanité. Harry avait vu mourir des adolescents plus jeunes que lui et même quelques femmes, au loin, comme d'une ignoble normalité. Harry avait assisté aux appels interminables, entassés dans la cour, des appels qui duraient des heures jusqu'à ce que certains s'effondrent sur les pavés, qu'un chien n'attaque, lâché par un gardien particulièrement cruel. Jusqu'à en arriver à haïr son voisin parce qu'il empiétait forcément sur sa portion de nourriture qui était servie, cette soupe immonde dont on convoitait le fond de la casserole, plus nourrissant. Jusqu'à mépriser ces âmes errantes qui s'accrochaient si férocement à la vie.
Harry n'oublierait pas et peut-être formerait-il, bien plus tard, l'un des noyaux de la mémoire juive, de cette mémoire collective que la honte musèlerait. Pour l'heure, le jeune homme ne demandait qu'à se reconstruire. Se reconstruire, mais pas oublier, car si cela se présentait comme une solution plus commode qu'une autre, l'oubli reviendrait à souiller la mémoire des disparus. Pour se relever, Harry avait besoin d'un homme, de Draco et, en cette heure, son absence était plus douloureuse que jamais.
Peut-être que leur relation ne survivrait pas à la guerre, peut-être s'estomperait-elle avait les traumatismes de l'un, les devoirs manqués et les idéaux bafoués de l'autre, mais Harry ressentait la nécessité de leur donner une chance. Celle d'exister, de cueillir ensemble les étoiles que la fureur de milliers d'hommes avaient arrachées.
— Monsieur Potter ?
Harry se tira brusquement de son reflet et fit face à un homme bien étrange. Un être qui avoisinait à peine le mètre cinquante, aux oreilles démesurées, au nez proéminent et aux yeux énormes, globuleux, ouverts sur un regard humide. Là où Harry avait espéré voir apparaître Draco se tenait ce qui ressemblait plus à une caricature qu'à un majordome.
— Qui… êtes-vous ? C'est Draco qui vous envoie ?
L'espoir, le sale espoir, s'éprit du juif, aussi éphémère que violent.
— Je suis Dobby, monsieur, le majordome de la famille Malfoy et je suis envoyé par Lucius Malfoy.
Le choc bloqua la respiration d'Harry dans sa poitrine. Lucius ? Il n'avait jamais eu l'occasion de croiser sa route, mais on le dépeignait comme un homme dur, exigeant, parfois cruel. Un homme qui avait modelé son fils à l'image de ses ambitions. Sans le connaître, Harry le haïssait déjà et l'idée que cet être aussi puissant que redoutable soit informé de sa présence n'augurait rien de bon.
— Je dois vous mener à la gare, un train pour Strasbourg vous y attend, poursuivit la voix nasillarde du dénommé Dobby.
— Comment se fait-il que… Je ne comprends pas, expliquez-moi ce qu'il se passe ! balbutia Harry, encore considérablement affaibli.
— Je ne fais que suivre les ordres, monsieur. Mon maître m'a ordonné de vous mener à la gare et de m'assurer qu'il ne vous arrive rien.
— Pouvez-vous au moins me dire si Draco va… si Draco se porte bien ?
Les mots s'extirpèrent avec difficulté de sa gorge. Enfant privé de l'affection de ses parents, il n'avait pas pour habitude de faire étalage de ses émotions, bien au contraire. Il avait grandi avec un manque important et Draco, confronté à une situation semblable sous certains aspects, était le seul à le combler vraiment. Ces paroles sonnèrent comme un aveu de sa part, un aveu impensable qui porta atteinte à sa pudeur, à une dignité déjà malmenée. Dobby ne parut pas s'en formaliser, ses paupières disproportionnées s'abaissèrent lentement, avec un désintérêt aussi caricatural que son physique singulier. Durant de longues secondes, Harry crut que sa question ne trouverait aucune réponse. Et, lorsque le majordome ouvrit la bouche, les mots qui s'en échappèrent ne satisfirent pas les attentes de l'amant abandonné :
— Suivez-moi, le train part dans une heure.
Harry se résigna plus vite qu'il ne l'aurait imaginé. Sans doute n'avait-il plus la force de lutter, comme si une part de lui-même, sa combattivité, était restée prisonnière des murs insensibles de Dachau. Il traversa le Manoir Malfoy aussi vide qu'il l'avait été au beau milieu de la nuit. Une atmosphère étrange, presque suffoquant, y était distillée. Les yeux d'Harry vagabondèrent sur chaque détail comme pour y chercher la signature de l'héritier de cette puissante famille. Tout se trouvait dans un ordre parfait, presque dérangeant.
Ils sortirent de ce labyrinthe de couloirs et, là encore, aucune présence ne venait troubler les murs impeccables. L'estomac vide d'Harry se retourna et il chancela. Dobby ouvrait la voie lorsque la chaleur d'août faucha le Français. Il chancela à nouveau, ravala la bile qui lui brûlait l'œsophage sans même ralentir le rythme imposé par le majordome. Ses chaussures crissaient sur les graviers et il y eut à peine le temps d'apercevoir une silhouette féminine dans le jardin qui bordait la petite terrasse. Une sorte de roseraie où la maîtresse de la maison aimait probablement se prélasser. Harry plissa les yeux et il distingua deux silhouettes féminines. Si le soleil ne l'aveuglait pas, il aurait sans doute reconnu le mélange de mépris, de rage et d'incompréhension qui constellaient le visage de Pansy et l'intérêt peinait qui saisissait les traits de Narcissa. Ni l'une ni l'autre n'interviendrait et ce, même si elle savait la raison pour laquelle Harry était chassé de la sorte. Il était seul, une fois de plus.
Le jeune homme coupa court aux pensées qui le torturaient dès lors qu'il monta dans la voiture de service qui appartenait à Dobby. Un véhicule moins luxueux que ceux des Malfoy eux-mêmes, mais pas misérables au point d'attirer l'attention. Le siège épousa le dos d'Harry qui somnola le temps du trajet, une trentaine de minutes là où la gare était pourtant peu éloignée de la demeure des Malfoy. La circulation était dense et seul le sang-froid du majordome sauva la situation.
Ensuite, Harry se laissa guider dans le silence le plus complet. Le cœur n'y était pas, mais un mécanisme bien huilé permettait à ses jambes d'initier le mouvement sans que son cerveau le lui ordonne tout à fait. Les mêmes interrogations tournaient en boucle dans sa tête, un disque enraillé à la mélodie entêtante. Il ne comprenait pas et il se reprocherait certainement plus tard sa passivité. Le Harry d'il y avait quelques mois aurait tempêté, il aurait refusé de se laisser entraîner sans opposer de résistance. Car il était ainsi, un révolté de nature, incapable de ne pas agir lorsque la solution l'interpelait. Là, c'était personnel, cela touchait à une part plus intime de lui-même et il se trouvait incapable d'harceler son interlocuteur d'interrogations. Il aurait pu hurler à pleins poumons dans le Manoir avant de le quitter pour de bon, appeler le nom de Draco jusqu'à s'en briser les cordes vocales. Aux antipodes de ce comportement légitime, Harry acceptait un sort dont il ne savait pas, rechignait à peine à la perspective d'une séparation peut-être définitive, résigné.
Sur le quai de la gare, Harry cherchait encore la silhouette familière de son amant. Il ressentait encore la caresse brûlante de sa peau contre la sienne, la promesse de leurs corps fondus l'un dans l'autre, de leurs promesses muettes et de leurs soupirs. D'une étreinte délicieuse.
Harry se tourna en direction de Dobby, un dernier espoir lacérant son cœur. Les paroles ne venaient pas et le Français choisit de s'approcher du destin à défaut de le provoquer :
— Veillez sur lui.
— Là où il va, je crains de ne pas le pouvoir.
Une parole prononcée trop vite que le visage décomposé du majordome parut regretter. Harry sut qu'il n'en dirait pas davantage avant même de poser la question.
— Où va-t-il ?
Les lèvres fines de Dobby demeurèrent hermétiquement closes et le sifflement du train s'éleva dans toute la gare. Le départ était imminent.
— Monsieur, veuillez prendre place, je vais devoir fermer les portes.
Le regard d'Harry glissa sur le visage de l'homme, de cet employé fatigué, sans le voir. Il acquiesça, résolument. Il avait le sentiment ignoble que renvoyait l'impuissance. Un écho d'émotions qui décuplait la peine et multipliait la culpabilité. Les yeux du Français se baissèrent et il déglutit. Le train prenait des allures de monstre, de monstre qui s'attèlerait à mettre à annihiler la proximité qu'ils avaient connue, Draco et lui.
Harry tourna le dos et gravit une marche avant que la voix nasillarde ne suspende son geste. Il se retourna à l'instant où il sentit qu'on lui enfournait un morceau de papier dans sa main ouverte. Dobby souffla avant que le juif ne soit forcé d'intégrer sa place :
— Je suis désolé, monsieur.
Désolé, Harry aussi l'était. Il traversa le wagon à la recherche de la place qui lui avait été assignée. Une place en seconde classe qui lui aurait convenu si seulement ce voyage ne lui déchirait par tant le cœur. À l'instant où il s'assit, il fut saisi d'une impulsion soudaine. Une envie de sauter de son siège pour regagner le quai et filer entre les doigts d'un destin qu'on lui imposait. Une force colossale lui imposait l'immobilité et il observa, impuissant, le train quitter Munich, prendre de la vitesse, s'éloigner, creuser un écart inacceptable entre Draco et lui, une fois de plus.
Les mains tremblantes, Harry examina le pli confié par Dobby. L'angoisse le musela lorsqu'il céda à la tentation. Une écriture élégante se détachait de la couleur crème du papier. Une écriture qui ne pouvait appartenir qu'à Draco qui portait des mots jetés à la hâte, mais qui condamnèrent Harry de toutes les manières envisageables.
Severus est mort. Désolé, je n'ai pas eu le courage hier. Mon père sait, il sait pour tout, pour nous. Je pars pour le Front Est dans les prochains jours. Ne cherche pas à me retrouver. Je ne t'abandonne pas, tu as ma parole, je reviendrai.
Munich, 16 août 1943.
Draco manifestait une angoisse inévitable, montre en main, assit sur l'un des sièges qui bordait la pièce silencieuse.
Plusieurs autres hommes attendaient et même une femme s'invitait, écopant de quelques œillades traînantes, le menton haut pour prouver une indifférence feinte. Si l'héritier Malfoy avait pris goût à l'observation de chaque détail à son arrivée, plus d'une demi-heure plus tôt, il s'en était vite lassé. Cette observation minutieuse devait retarder l'échéance, le faire patienter et faire taire les divagations de son esprit. C'était peine perdue.
— Monsieur Malfoy ? C'est à vous, le colonel Fritzich est prêt à vous recevoir.
Une blonde, pimpante, se présentait, radieuse au point d'en oublier le professionnalisme d'usage. Draco redressa sa haute stature sans y prêter rigueur. Il agissait déjà comme un soldat, comme un de ces pantins sans âme qui avait vendu leur humanité pour ne pas ployer face à l'ennemi. Il suivit la jeune femme dans les couloirs sobres de cette institution où il n'avait jamais mis les pieds, mais qui lui semblait étrangement familière. Celle qui occupait manifestement le rôle de secrétaire ouvrit la porte et invita l'invité à y pénétrer avant de s'éclipser à nouveau. Draco s'avança et le bureau qui lui faisait face lui rappela l'épisode de la veille. L'homme qui y était affairé, rigoureux et sévère dans l'uniforme nazi qu'il ne quittait sans doute jamais, aurait très bien pu être Lucius.
— Monsieur Draco Malfoy, c'est cela ?
— Oui, colonel.
Le militaire se redressa et avisa l'homme qui lui était présenté. Draco se tenait bien droit, le menton haut, l'allure impeccable. Il y avait veillé, son père n'accepterait plus le moindre écart de comportement. Le jeune allemand avisa l'insigne accroché à la poitrine du colonel, la preuve du grade qu'il occupait et toutes les décorations qui piquetaient son uniforme. Un invalide, un homme blessé lors d'un des nombreux assauts dont l'Allemagne était rendue coupable, coupable ou victime, mais toujours victorieuse. L'intransigeance du regard du militaire épingla la silhouette de Draco qui se garda bien de broncher.
— Qu'est-ce qui vous envoie ?
— Mon père m'a assuré que cet entretient n'était qu'une formalité.
— C'est à moi d'en décider ainsi. Un père qui envoie son seul héritier sur le front alors que la situation y est instable, c'est soit de l'inconscience, soit une excuse. Je doute que l'un des hommes les plus renseignés et influents d'Allemagne ignore la situation sur le Front Est.
— Mon père ne l'ignore pas, admit Draco, du bout des lèvres.
— Je vous écoute, insista le colonel, sans ciller.
Draco frémit imperceptiblement. Son hésitation fut courte, mais signala à l'homme d'expérience qui lui faisait face à un doute, une histoire derrière l'engagement tardif de ce riche héritier. Le blond put presque entendre ses dents grincer avant qu'il ne renchérisse à sa propre invitation :
— Vous hésitez, pourquoi ? Je ne veux pas d'un couard qui ira déserter à la seule vue du sang. Avez-vous seulement déjà vu mourir un homme ?
— Oui, souffla Draco.
Qui, en période de guerre, pouvait se vanter d'avoir échappé à une vision aussi terrible ? Des morts, des agonisants, l'aristocrate allemand en avait vu passer. Il avait suivi un entraînement militaire certes moins rigoureux que ceux réservés aux jeunesses hitlériennes, il y avait échappé de peu et il savait que le niveau d'endoctrinement y était plus extraordinaire que nulle part ailleurs, mais il l'avait formé à des conditions de vie pénible. Si Lucius veillait sur son seul héritier malgré les apparences, il avait refusé d'en faire un faible, une victime qui se cacherait derrière sa fortune. Draco l'avait remercié en silence lorsque la guerre avait éclaté dans toute l'Europe en septembre 1939 et que de telles aptitudes s'étaient révélées indispensables. Des morts, il en avait vu défiler, un cortège même, lors des premiers attentats ou même lors d'un ou deux combats mineurs auxquels il avait à peine participé compte tenu de son rang. Certes, il avait déjà affronté la mort en face, croisé le regard fou des hommes aux corps déchirés, mais il n'avait pas été préparé à l'ampleur sanguinaire, à l'ampleur épouvantable, d'une vraie bataille.
— En avez-vous déjà tué un ?
— Non.
— Êtes-vous capable de le faire ? poursuivit imperturbablement le colonel, son regard clair planté dans celui de Draco.
La bile brûla l'œsophage de ce dernier qui cligna lentement des yeux. Il pensa à Harry, un bref instant. Il pensa à tous ceux qu'il protégeait de son sacrifice : Hermione et Blaise, le souvenir déchu de Severus qu'il porterait comme une plaie aux côtés jusqu'au bout. Il pensa qu'il agissait pour le mieux et ce, pour la première fois de son existence sans doute. Cela le rassura et ses lèvres pincées articulèrent des mots pour lesquels il se maudit :
— Ceux que nous combattons ne méritent pas le statut d'humain, je ne vois rien qui pourrait m'empêcher de les exterminer. Ce sont des ennemis du Reich, tous autant qu'ils sont.
Le colonel opina très lentement et Draco ne sut estimer s'il prenait simplement note de ses paroles ou s'il en approuvait la teneur. La nausée persistait, tenace.
— Vous n'avez pas répondu à ma première question.
— Mon père est un homme d'honneur, exposa le jeune homme, avec la même facilité déconcertante qui avait été la sienne quelques instants plus tôt. Il est aussi un homme qui exècre la facilité. Il a construit un empire et j'en hériterai naturellement à sa mort. Il estime que je n'ai rien fait pour m'en montrer digne et…
— Et il vous envoie descendre du russe pour vous montrer digne de la fortune que vous amasserez à sa mort.
— C'est juste.
— Pourquoi ne pas vous débarrasser du père plutôt que de courir aux devants d'un danger mortel au risque de ne jamais revenir ?
L'esprit de Draco se vida de toute pensée à mesure qu'il comprenait que jamais cette pensée n'avait traversé son esprit. Pourtant, de tout temps, les cadets s'étaient débarrassés d'un frère aîné trop gourmand et qui souhaitait amasser tous les biens. La disparition malheureuse de Lucius règlerait à elle seule la source de tous leurs tourments. L'idée était séduisante, interdite, mais attisait de ce fait la curiosité. Celui qui menait la famille Malfoy depuis plus de vingt ans était un homme solide, un homme dur à abattre, mais un homme tout de même, avec ses faiblesses. Verrait-il surgir le danger si celui-ci était issu de sa propre famille, de son propre noyau ?
La respiration de Draco se suspendit et il envisagea presque sérieusement cette option. Un parricide, l'un des plus vieux fléaux de ce monde.
— Mon père est un homme robuste, un homme que je ne peux pas espérer abattre, même si je le désirais. Il me donne l'opportunité d'accomplir quelque chose d'important pour le Reich et je compte me montrer digne de ses attentes et de celles que l'Allemagne placera en moi.
Des paroles vibrantes d'une détermination quasi religieuse, mais qui ne faisait qu'alimenter la haine. Cette pensée n'était pas elle d'un seul homme, mais de celle d'un ensemble, d'une idéologie massive qui avait gangréné l'Allemagne et qui, à défaut de la rendre éternelle, la précipitait au bord du néant. Au bord d'un jour où le pays serait raillé de la carte.
Le militaire exhala un soupir que Draco interpréta comme un signe peu convaincant d'approbation. Il vit son interlocuteur, bien droit sur son siège, s'emparer d'une feuille et y rédiger quelques mots. Une entreprise qui s'éternisa d'interminables secondes avant que cela ne cesse. Draco s'interrogeait et l'envie de rebrousser chemin le tenaillait. Comme il serait aisé de quitter les lieux immédiatement sans même refermer la porte derrière lui ! Il lui suffirait alors de courir, de courir jusqu'à la gare, de monter dans le premier train et de rejoindre Strasbourg. Harry l'y attendrait et ils panseraient ensemble la perte de Severus et les maux que la guerre invitait en leur sein. La résolution de Draco fut mise à rude épreuve et une goutte de sueur roula le long de sa tempe jusqu'à s'écraser sur le col de son costume, sobre, mais chic. Il lutta contre sa couardise, contre son instinct de survie qui lui hurlait de fuir, contre une envie primaire, mais juste.
— J'ai été surpris par la requête de votre père, annonça soudain Fritzich, et je dois même avouer que je m'attendais à une mauvaise plaisanterie.
— Mon père n'est pas homme à plaisanter, il déteste perdre son temps.
Le colonel se redressa, trempa sa plume dans l'encrier avant d'apposer sa signature au document. Pour une raison ou pour une autre, il n'avait pas utilisé la machine à écrire qui se dressait sur le devant de son bureau et hésita à présenter la plume à celui qui s'apprêtait à placer sa vie entre les mains du sort. Un sort qui réclamait son lot de vies, toujours plus gourmand.
— Il a demandé expressément à vous voir rejoindre les combats. Vous connaissez la situation à l'Est…
Une incitation presque grossière. Draco arqua un sourcil avant de se prêter au jeu d'une voix monocorde :
— La VIe armée a été défaite à Stalingrad le 2 février dernier. Elle était encerclée par les Russes depuis le 22 novembre 1942. Les pertes sont considérables.
Une pause qui permit au blond de reprendre ses esprits et de rectifier en son for intérieur. Le terme exact aurait été capitulé, mais il valait mieux s'abstenir et ne pas risquer de froisser l'orgueil des militaires. Les Allemands avaient sous-estimé les forces de Staline et l'effectif de ses hommes. Une erreur qui avait mis un terme à l'avancée des Allemands après l'épisode historique de Stalingrad. Un revers qui marquerait les esprits de l'Europe pour des décennies.
Puis il y avait eu l'opération Citadelle, idée de génie d'Hitler qui avait retrouvé l'espoir d'encercler l'Armée rouge. Les chars russes s'étaient opposés aux chars allemands, des chiffres colossaux et des pertes énormes dans les deux camps. Les soviétiques avaient bénéficié d'une avance précieuse grâce à leurs services d'espionnage. Un tournant de la guerre avait échappé à l'armée allemande et un moment crucial s'était joué, à quelques milliers de kilomètres à l'Est.
— Officiellement, l'opération Citadelle n'est pas l'échec dont nous connaissons les chiffres, les pertes humaines, les dégâts matériels, ajouta Draco, mais nous savons de source sûre que les Russes avancent à nouveau en Ukraine.
— Et qu'en est-il du reste ?
— Le Führer souhaite se concentrer sur la Sicile, les alliés y ont débarqué le 10 juillet.
Des détails grossiers, un contexte placé dans ses grandes lignes alors que les enjeux militaires relevaient des plus fines stratégies. La vérité était qu'Hitler ne pouvait qu'observer l'avancée de ses ennemis et la retarder non sans afficher un visage confiant au peuple allemand. Il fallait tenir bon, serrer sa ceinture, ne jamais se plaindre. L'idéologie nazie l'emportait encore sur le doute, mais pour combien de temps encore ? Viendrait un jour où le Führer lui-même ne serait plus capable de maîtriser la face sereine et assurée qu'il projetait depuis toujours. Un jour où la déchéance de l'Allemagne serait si évidente que la propagande ne suffirait plus à calmer les peurs d'une population mutilée de toute part, privée de ses hommes morts dans le froid soviétique et éventrée par les bombardements. Pour l'heure, seuls les plus puissants connaissaient des détails aussi précis et pouvaient dater les défaites aussi aisément que les victoires. Le vent était en train de tourner et des forcenés, des militaires comme des politiciens, comme des intellectuels et des scientifiques, tentaient encore de maintenir le pays dans l'industrie florissante d'une guerre totale.
L'état des lieux était fait, à la fois honnête et plein de non-dits. Les éléments venaient d'être placés dans une caricature grossière et ce, sans considérer les bombardements dont le nombre ne cessait de croître sur le sol allemand. L'aviation du Reich était dépassée par la Royal Air Force britannique et par l'aviation américaine et soviétique. La guerre s'illustrait à tous les niveaux, jusque dans l'espionnage où les Allemands comme les Russes excellaient. Draco connaissait ces détails sordides, le dessous de ce conflit sans fin et la manière dont on se battait, la manière dont on résistait. Le colonel comprit vite, dans cette absence de détails et dans l'assurance du blond qu'il en savait plus, bien plus et que le questionner ne servirait qu'à gaspiller un temps précieux.
— Votre père a exprimé le souhait que vous ne vous trouviez pas en première ligne.
Aucune émotion ne tapit le visage de Draco. Il était pourtant surpris, surpris de la délicatesse de son père. Son père qui avait grand besoin d'un héritier, mais aussi d'un fils, d'un fils qu'il n'avait pas appris à aimer.
— Vous dirigerez des hommes, les instructions vous seront communiquées par vos supérieurs et les modalités de vos fonctions vous y seront présentées sur place. Je ne vous apprends rien si je vous dis que la mortalité sur le Front Est terrible, l'influence de votre père vous donne une longueur d'avance sur la mort. Tâchez d'en faire bon usage !
Une touche de mépris qui s'immisça dans le venin de ces paroles. Quelque chose de discret, d'à peine explicite, pour ne pas risquer de représailles. Le colonel disposait d'une assise confortable, mais pas suffisante pour ne jamais craindre les caprices des nobles. C'était aussi pourquoi il méprisait si ouvertement cet héritier dont les chances de survie s'élevaient bien plus hauts qu'un soldat ordinaire. Dans l'art de mourir, la hiérarchisation sociale jouait. On ne mourait pas pareil, on ne mourait pas aussi bien lorsqu'un sang puissant, rare et ancien coulait dans ses veines. Draco aurait tout le loisir d'haïr cette loi lorsque les hommes mourraient sous les attaques ennemies.
— Veuillez signer.
Draco serra le poing pour dissimuler le tremblement avant de tracer son nom dans une calligraphie soignée. Il signait sans doute son arrêt de mort, partagé entre la fierté d'un acte juste et la terreur légitime qui rôdait avant que le danger ne se présente.
Le colonel se leva, sa chaise grinça sous son geste et il salua son homologue d'un salut nazi sec. Pas un mot d'encouragement, pas de conseils de mentor glissés avant son départ. Son sang noble ne l'épargnerait pas toujours et il serait, dès qu'il aurait quitté l'Allemagne, qu'un des pions futiles que le Führer sacrifierait sans une hésitation.
— Préparez vos affaires, vous partez dans deux jours, à la première heure.
Draco se leva et salua à son tour, le bras droit raide, le cœur prêt à percer la chair pour fuir cette cruelle mascarade. Tout le condamnait, même le regard vide de ce militaire décoré et revenu meurtri des combats. Draco avait signé pour l'enfer et il ne mesurait pas encore l'horreur absolue qui l'attendait là-bas.
Dans deux jours, un train l'entraînerait, lui et ses espoirs, périr dans le froid infernal de l'URSS pour l'honneur d'une nation déjà au seuil de sa ruine.
Je vous présente, avec ce chapitre, un horizon pour le moins pessimiste. Nos deux amants sont séparés et qui sait quand, et si, ils seront à nouveau réunis. Quels sont vos pronostics à ce sujet ? N'hésitez évidemment pas à me donner votre avis sur le chapitre en lui-même et sur la direction que prend l'intrigue. C'est toujours un plaisir de recueillir vos avis et de savoir que quelques courageux subsistent encore malgré la longueur de cette histoire.
Je profite d'être en vacances pour avancer sur mes divers projets, entre l'écriture d'un nouveau roman, une réécriture que je prépare, la reprise d'une vieille saga et l'écriture de mon troisième Drarry. Trois chapitres et un prologue sont déjà écrits et j'ai bon espoir de pouvoir enchaîner avec la publication de cette nouvelle fanfiction.
Je vous souhaite une belle semaine !
