CHAPITRE CINQUANTE-DEUX : Jafnan *

* Apparemment ça veut dire « toujours » en islandais, et c'est le titre d'un magnifique titre de Jeremy Soule que j'ai beaucoup écouté en rédigeant ce chapitre.

Bien le bonjour à tout le monde qui passe par ici, je vous remercie infiniment de votre lecture sur cette vieille fic énorme que j'aime toujours autant. Voici un chapitre avec des mises au point et du romantisme. J'espère que ça vous plaira. Enjoy :)


I

Quand il se réveilla sur sa couche à même le sol dans ce hameau perdu, Noctis se sentit moins déstabilisé que la veille par l'environnement peu familier, même si ça faisait toujours bizarre d'entendre un calme profond à la place du ronronnement perpétuel des machines et des bruits de pas perpétuels dans le couloir du bunker. Dans d'autres circonstances, ça aurait vraiment été un endroit idéal pour passer ses vacances.

Ce matin-là, les choses semblaient vouloir rentrer dans l'ordre, puisqu'il était visiblement le dernier levé. Bêtement, ça le rassura, alors qu'il aurait dû un peu s'affoler d'être le roi d'un pays en guerre qui faisait tranquillement la grasse matinée. En même temps, il n'avait pas très envie d'être le roi d'un pays en guerre, mais plutôt un adolescent comme il en existait tant d'autres qui profitait de son lit, aussi inconfortable soit-il. Le devoir – et son estomac –, cependant, l'invitèrent à mettre un terme à cette nuit prolongée. Il s'étira donc longuement, faisant craquer ses articulations en bougonnant parce que le sol dur avait endolori ses os. Puis, il se leva et traîna son corps à moitié endormi jusqu'au rez-de-chaussée, qui était désert à l'exception d'Ignis qui travaillait à un bureau de fortune, épluchant des rapports et prenant des notes. Il avait l'air très concentré, mais leva la tête en l'entendant descendre. Son visage s'éclaira d'un doux sourire.

« Bonjour Noct. C'est moi qui me suis chargé du petit-déjeuner ce matin. »

Noctis fut surpris de constater à quel point cette nouvelle lui réchauffait le cœur, puis il réalisa qu'il n'avait pas goûté à la cuisine d'Ignis depuis une petite éternité.

« Je vais enfin avoir le droit à un petit-déjeuner mangeable... s'extasia-t-il donc, même si son expression demeurait maussade.

— Je savais que ça te ferait plaisir. Assieds-toi, je t'apporte ça. »

Noctis songea à protester, mais il était trop content qu'Ignis soit aux petits soins avec lui. Ça lui donnait l'impression, même si loin de chez lui, même dans ces circonstances dramatiques et incertaines, d'être un peu de retour à la maison, dans la vie qu'il connaissait et qu'il avait haïe à un certain moment, et qui désormais lui manquait amèrement.

Ignis lui tendit une assiette où trônait un croque-madame fumant qui lui p arut le plat le plus appétissant qu'il avait jamais vu.

« J'ai fait avec les moyens du bord, expliqua Ignis avec un léger sourire d'excuse.

— C'est parfait. À part les tomates, ajouta-t-il en grimaçant. Tu sais pourtant que je les mange jamais, alors pourquoi tu t'obstines à en mettre ?!

— L'espoir, Noct, l'espoir. Je ne cesserai jamais d'avoir foi en toi.

— Pour... manger mes légumes ?! demanda le roi incrédule.

— Entre autres choses, oui », confirma Ignis avec un sérieux à toute épreuve.

En tout cas, ce n'était pas pour ce matin, et Noctis prit soin de trier les éléments indésirables dans son assiette avant de s'attaquer à son plat avec appétit. Ignis s'assit à côté de lui et plongea son regard dans les flammes qui dansaient dans l'âtre.

« Comment tu vas, Noct ? demanda Ignis au bout d'un moment d'une voix douce, comme s'il ne voulait pas le braquer.

— Ça va », répliqua Noctis la bouche pleine.

Puis, il déglutit et daigna donner une réponse plus développée : « Malgré ce qui s'est passé... Ça va... mieux, depuis qu'on est sortis de ce bunker. On va pouvoir avancer, même si je sais que ça va encore prendre du temps. »

Il s'interrompit et laissa passer quelques instants avant d'ajouter : « J'ai... J'ai envie de rentrer à la maison, Ignis... Même si... j'ai aucune idée de ce qui va se passer quand on arrivera... »

Ignis hocha la tête doucement.

« Je sais, Noct. Je serai là pour t'aider. Et il n'y aura pas que moi. Tu ne seras pas seul, je te le promets. »

Noctis s'arrêta de manger et son regard s'égara, puis il murmura d'une voix sourde tout en fixant la cheminée :

« Un roi est toujours seul, non ?

— Non, Noct... Non », répliqua aussitôt Ignis, son ton chargé de regret et de préoccupation. Il parut réfléchir quelques instants comme s'il voulait peser ses mots, et reprit :

« Un roi est seul dans l'exercice de son pouvoir, comme je suis seul dans l'exercice de mes responsabilités. Comme tout un chacun. Mais comme tout un chacun, la vie d'un roi est remplie de ses amis, de sa famille. »

Il fit une pause, puis :

« Tu ne seras jamais seul, continua-t-il d'un ton plus ferme. Je ne te dis pas que ce sera facile, je ne te dis pas que ta vie sera dépourvue d'inquiétudes et que tu n'auras pas à résoudre des problèmes complexes qui te coûteront, que ce soit physiquement ou mentalement. Mais tu le feras avec fierté, comme le faisait ton père, non pas parce que tu le dois, mais parce que c'est toi, Noct. C'est la personne que tu es. J'espère seulement qu'un jour tu le réaliseras. »

Noctis détacha son regard de l'âtre et fixa Ignis avec un étonnement authentique devant la puissance de sa conviction. Il avait toujours pensé que cette foi que son ami plaçait en lui était plus de l'ordre de l'espoir qu'autre chose, il ne s'était pas vraiment dit qu'au fond de lui, Ignis le voyait réellement de cette façon. Comme un roi en devenir, capable d'affronter le pire et de prendre les décisions qui s'imposaient. Il pensait qu'il le surprotégeait parce qu'il le savait faible. Et Noctis ignorait pourquoi, mais ce matin, il était porté à croire les mots d'Ignis, à se les approprier pour s'en faire une force. Pour devenir cette personne qu'il ne voyait pas encore mais qu'Ignis, lui, avait toujours vue en lui.

L'émotion rendit sa voix plus rauque quand il répondit :

« Merci, Ignis... Pour ce que tu as dit... Et pour tout le reste. Pour avoir toujours été là. J'avais pas le droit... de me sentir aussi seul.

— Tu en avais tous les droits. D'autant que j'ai été loin d'être parfait moi aussi. J'ai dépassé les bornes. Je suis tombé amoureux de toi et j'ai laissé ça pervertir ce qui nous liait. Je le regrette profondément. J'ai... j'ai toujours eu des sentiments si forts pour toi que... »

Il soupira et n'acheva pas sa phrase, mais Noctis comprit parfaitement, avec une acuité presque douloureuse, ce qu'il voulait dire.

« Je sais, Ignis. Je sais ce que tu ressens. »

Ignis releva la tête et ils échangèrent un long regard.

« Toi et moi, ça sera toujours spécial, continua Noctis, luttant contre sa gorge nouée. Ça a été spécial depuis le tout début, depuis le jour où on s'est rencontrés. »

Ignis acquiesça avec un léger sourire.

« Tu as raison... Toujours... Ça sonne bien à mes oreilles. »

Il posa une main fraîche sur sa nuque, et dans un geste d'une extraordinaire tendresse dont lui seul semblait capable, il planta un baiser dans ses cheveux. Puis, l'air de rien, il se leva et s'en retourna à son bureau, laissant Noctis finir son petit-déjeuner. Et le jeune homme sentit son cœur regonflé, réparé. Après quelques instants pour se ressaisir, il revint à l'attaque de son assiette avec un appétit renouvelé.

II

« C'était facile à esquiver, ça ! râla Gladio en tendant sa grosse patte à Prompto pour l'aider à se relever.

— Ça a jamais été facile et ça a pas changé d'un seul coup ! » protesta le blond en attrapant sa main. Une fois de retour sur ses pieds, il épousseta ses vêtements et ajouta : « Et puis tu sais bien que le combat au corps à corps c'est pas mon truc ! J'suis bien meilleur à distance !

— Ouais, bah les ennemis vont pas se tenir poliment en retrait pour te laisser exercer ton art !

— Ça va, ça va, j'ai déjà eu l'occasion de m'en rendre compte, j'te signale ! »

Prompto grognait autant que Gladio, d'une parce qu'il se sentait comme une sorte d'obligation à rivaliser dans ce domaine avec lui, de deux parce qu'au fond, ça l'amusait. C'était toujours un bon moment de s'entraîner avec Gladio, et, peut-être à cause de son petit côté masochiste, malgré les roustes qu'il se prenait et les bleus qu'il ne manquait pas de récolter à chaque occasion, il se sentait bien avec lui. Il aimait se mesurer à lui même s'il savait qu'il allait faire se rétamer à chaque fois. Ça n'avait pas toujours été comme ça, loin de là.

Au départ, Gladio lui fichait une trouille de tous les diables, et pas seulement à cause de sa stature impressionnante. Il exsudait l'assurance, la force, et pourtant il était sociable, avenant. Prompto le voyait comme un modèle. Sans compter bien sûr qu'au début, il était jaloux de la position qu'il occupait auprès de Noctis. Tout ce que représentait Gladio lui paraissait inaccessible et enviable, tout autant qu'impressionnant. Jamais il n'aurait pensé trouver sa place auprès de lui, pas plus qu'il n'aurait osé rêver que Gladio le considère un jour comme son égal. Et pourtant maintenant, il s'entraînait avec lui comme il s'entraînait avec Noctis, sans concessions, en y mettant toute sa force. Et Prompto, lui qui était parti de rien et à des années-lumières du palais et des responsabilités qu'il assumait maintenant, se sentait incroyablement fier.

« T'as faut de sacrés progrès, gamin, confirma Gladio en lui assénant une claque dans le dos qui lui coupa le souffle.

— M-merde... je t'ai déjà dit de pas faire ça !...

— Ça prouve que t'as pas encore assez de muscle ! »

Prompto toussa un peu.

« Tu dis ça, mais c'est juste que t'adores me tourmenter.

— Tu insinuerais que je fais preuve de sadisme, moi, Gladiolus Amicitia ?!

— Ça paraîtrait si surprenant ?

— Non, rigola Gladio. J'avoue que c'est marrant de te voir t'en prendre plein la tronche.

— T'es vraiment horrible.

— Merci », approuva Gladio, visiblement flatté.

Prompto souffla de dépit et se remit en position sur le petit terrain qu'ils avaient trouvé en bordure du village, tout près de la forêt qui les cernait, poussant à tous les endroits possibles autour du vide. Cette fois, il sortit son flingue et afficha un sourire carnassier :

« On va voir qui rigole, maintenant ! »

Gladio écarquilla les yeux et releva son bouclier immédiatement.

« Hey, fais attention à ce que tu fais !

— Ça va, pleure pas, c'est des balles à blanc ! railla le blond.

— Tu vas voir qui va se mettre à chialer ! » gronda Gladio en le chargeant comme un taureau.

Prompto esquiva d'une roulade sur le côté et se remit souplement sur ses pieds, profitant de l'élan de Gladio pour lui mettre un tir au beau milieu des omoplates. Le Bouclier grogna, mais il affichait un sourire quand il tourna la tête dans sa direction.

« Ça c'est bien joué, gamin. Tu commences à comprendre comment ça marche. »

Prompto sentit sa poitrine se gonfler de fierté.

« T'as vu ç-... »

La dernière syllabe se perdit dans un cri étouffé alors que Gladio lui balançait son bouclier en pleine poitrine dans une fulgurante contre-attaque. Il vacilla sur ses pieds et s'effondra, ouvrant et fermant la bouche à la recherche d'air.

« En-f-foiré ! parvint-il à articuler.

— À la guerre comme à la guerre ! Il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers ! Garde toujours l'œil ouvert ! »

Prompto grogna vaguement son approbation et se releva en se frappant le sternum pour essayer de redémarrer sa respiration.

« Tu frappes vraiment fort... se plaignit-il quand il réussit à reprendre son souffle.

— Comme je le dis toujours à Noct, ça t'apprendra à esquiver », répliqua Gladio d'un air suffisant des plus agaçants.

Prompto savait d'expérience que ça ne servait à rien de continuer à se plaindre et encore moins ne serait-ce que de songer à négocier la fin de l'entraînement. Alors il s'éloigna prudemment de quelques pas et épia les mouvements de son adversaire, se tenant prêt à bondir en arrière à tout moment, mais aussi à exploiter la moindre opportunité pour rendre à Gladio la monnaie de sa pièce.

Après quelques passes d'armes, grognements plus ou moins virils et quelques coups douloureux et esquives maîtrisées à divers degrés, ils s'arrêtèrent haletants en se tenant les genoux. Mais Prompto redressa bien vite la tête, triomphant :

« Ha ! J'ai réussi à t'essouffler !

— Et c'était ça, ton objectif ?! T'as quand même perdu, j'te signale !

— Mouais... Ça dépend du point de vue.

— ...Du quoi ?! s'offusqua Gladio.

— Ben on n'a pas vraiment d'arbitre pour trancher, et à vue de nez t'as juste l'air crevé, le provoqua Prompto.

— J'ai l'impression que j'ai là un insolent qui en a pas encore eu assez ! »

Prompto songea à nier, mais au fond, il avait juste encore envie de continuer à s'entraîner avec Gladio, même s'il avait mal partout. Pendant qu'ils bataillaient, il ne pensait à plus rien d'autre. Il n'avait plus peur. Il s'amusait. Il retrouvait une partie de son innocence perdue, tout simplement, et il en avait sacrément besoin ces temps-ci.

Alors il recula de nouveau et lança un regard de défi à Gladio qui ne se fit pas prier pour répondre à la provocation, et ils recommencèrent leur petite danse.

III

Nyx se réveilla vaseux sans trop savoir où il se trouvait. La seule chose dont il était certain, c'était qu'il y avait beaucoup trop de lumière et que ça lui faisait mal aux yeux. Il grogna en conséquence, et ce son désarticulé sembla rencontrer un écho puisqu'une silhouette imposante cacha le soleil, puis le fit disparaître... derrière les rideaux, supposa-t-il. Il referma les yeux. Il avait mal un peu partout, ce qui n'était pas le cas quand il dormait quelques minutes auparavant, alors il souhaita juste retourner à cet état de béatitude. Le doute s'insinua en lui cependant lorsque des lèvres douces se posèrent sur les siennes, lui donnant soudain envie de rester réveillé un peu plus longtemps, et tant pis pour la douleur. Enfin, du moment qu'il n'avait pas besoin de bouger et que cette bouche reste confortablement sur la sienne, car lorsqu'il tenta de lever le bras pour poser sa main sur la nuque de Ravus, un flash de souffrance explosa dans son flanc. Et pour couronner le tout, ça eut pour effet d'éloigner les lèvres désirables.

« Tu as mal ?

— Je dis toujours que j'ai connu pire, mais, j'avoue... pas beaucoup pire. »

Il soupira et souleva lentement ses paupières, découvrant le visage de Ravus, et ses traits fatigués et inquiets. Il sourit malgré la douleur.

« Mais je suis à peu près sûr que je vais survivre », ajouta-t-il.

Ravus hocha la tête d'un air grave.

« Luna s'en est assurée, confirma-t-il. Mais... »

Il n'acheva pas sa phrase, ce qui surprit beaucoup Nyx. Ravus n'était pas vraiment du genre à hésiter à dire ou à faire quoi que ce soit.

« Mais quoi ?... » demanda-t-il donc finalement, circonspect.

Ravus resta silencieux un moment, son expression impénétrable même si des ombres orageuses se mêlaient dans ses yeux gris. Il finit par se tourner vers lui et reprit :

« Tu tires trop sur la corde. Je sais que tu aimes jouer les têtes brûlées mais un jour... Tu vas en payer le prix. »

Nyx lui sourit tendrement.

« Comme nous tous, non ? Je veux dire... On n'est pas exactement dans un monde pacifique où je pourrais décider de me retirer pour aller cultiver mes légumes. Et peut-être que je le ferai un jour... Mais pas tout de suite.

— Ça ne veut pas dire que tu es obligé de choisir des missions suicidaires dans lesquelles tu te jettes à corps perdu, comme si... »

Ravus s'interrompit encore une fois, et Nyx fronça les sourcils, alarmé à présent.

« ...Comme si tu te foutais d'en revenir ou non », acheva Ravus d'une voix sourde.

Nyx écarquilla légèrement les yeux tandis que la lumière de la compréhension affluait dans son esprit embrumé. Ça l'émut étrangement. Il savait que Ravus l'aimait, mais il le montrait peu, le disait peu, et surtout n'exprimait jamais ou presque son angoisse de la perte, du deuil, sa peur d'affronter la vie sans lui. Nyx savait déjà tout ça au fond de lui, il n'avait pas vraiment besoin que Ravus le lui dise, mais l'entendre s'inquiéter, entendre la tension dans sa voix et voir son regard assombri... D'une manière plutôt paradoxale, ça faisait du bien. Et puis, en l'occurrence, c'était une piqûre de rappel bienvenue. Lui-même avait tendance à vivre comme si personne n'allait le regretter, peut-être aussi parce qu'il avait toujours eu du mal à se faire une place où que ce soit, et que... Les gens auxquels il tenait comme à sa propre vie étaient déjà morts.

Mais il y avait Ravus. Ils n'en avaient pas fini tous les deux. Ils avaient encore un futur. Et le prince de Tenebrae avait raison, réalisa-t-il. Il avait été égoïste. Il n'était plus seul. Et au lieu de restreindre sa liberté, ce fait lui semblait plutôt ouvrir un horizon de possibles qui n'existaient pas quand il se contentait de rouler sa bosse en solo.

« Je suis désolé... murmura-t-il. Je m'en fous pas. Enfin... Pour être plus précis, je croyais que je m'en foutais, mais c'était faux. Alors... Je suis désolé de pas m'en être aperçu plus tôt. »

Ravus hocha la tête, et Nyx reconnut très bien son expression quand il essayait de dissimuler son émotion. Il choisit de ne pas l'aider dans cette lutte intérieure et prit sa main accessible sans qu'il ait à crier de douleur, et la pressa doucement dans la sienne. Ravus autorisa son regard à se plonger dans le sien, et Nyx sourit encore.

« Je t'aime. Et... Je voudrais vraiment survivre à cette guerre pour découvrir où l'avenir nous mène. Je le souhaite de tout mon cœur. »

Il vit la commissure des lèvres de son homme trembler légèrement et chuchota :

« Embrasse-moi encore... »

Et Ravus lui accorda son baiser sans discuter. Nyx était vraiment content de ne pas s'être rendormi.

IV

Luna gardait les yeux rivés sur le bleu translucide de l'horizon. Si translucide qu'elle aurait presque pu jurer voir sa ville natale surgir entre les nuages, entraperçue dans l'intervalle entre deux montagnes escarpées. Mais c'était impossible, elle le savait. Tenebrae était si loin... Inaccessible. Comme sa vie d'avant, ou même son avenir. Elle se sentait comme ce minuscule village à flanc de falaise, suspendue au bord de l'abîme et pourtant bien ancrée dans son présent, solide malgré le vertige. Ce qui ne l'empêchait pas d'éprouver le poids de la fatigue. Et de se traîner son boulet de chagrin. Elle n'était pas encore tout à fait accablée, mais... Ces temps-ci, c'était dur de garder la tête haute. Il lui fallait sans cesse nourrir son assurance, consolider son autorité, son visage de femme accomplie pour faire disparaître la part d'elle qui était encore une jeune fille, la part d'elle assaillie par l'angoisse et l'incertitude, et qu'elle avait l'impression de sentir s'effriter chaque fois que la seule réponse honnête à une question était « je ne sais pas » – et dernièrement, ces quelques mots décevants étaient ceux qui lui venaient le plus souvent à l'esprit.

Derrière elle dans le hameau, les gens vaquaient à leurs occupations quotidiennes et elle bénéficiait d'une relative tranquillité, baignant dans un soleil plus chaud à mesure que midi approchait. L'illusion d'être en vacances était presque parfaite, et si elle n'avait pas eu tant de choses en tête, peut-être aurait-elle pu y croire, juste l'espace de quelques instants. Elle ne pouvait que rêver, mais le poids de ses pensées l'attirait vers ses sujets de préoccupation aussi sûrement que la gravité l'arrimait à son point d'observation en altitude, ne lui laissant aucun moment d'authentique évasion. Elle détestait cette sensation, mais comment pouvait-elle vraiment lutter ? Elle était reine. Elle commandait une nation en pleine guerre d'indépendance. Et rien que d'y penser, elle éprouvait un vertige plus grand que celui donné par le vide ouvert sous ses pieds.

Sans le savoir, elle se trouvait à peu près au même endroit où Prompto et Noctis avaient la veille décidé de passer un petit moment en amoureux comme ils n'en profitaient plus tellement depuis le début de cette guerre.

L'amour pour elle, c'était un concept plutôt lointain. Cependant, son entourage était plein de gens amoureux et oui, ça lui manquait. Ce n'était pas qu'elle avait pris la décision consciente de ne plus y penser, d'amputer cette part de sa vie pour se concentrer sur d'autres priorités. C'était plutôt que son cœur lui semblait sec comme une vieille madeleine. Elle ne souhaitait pas cet état de fait, seulement, depuis la mort de sa mère, tout allait de travers. Même les personnes qui lui étaient proches, elle n'était pas sûre de les aimer comme elles le méritaient ou comme elle aurait voulu les aimer. Elle se sentait écrasée, masquée, asphyxiée. Compétente, mais froide.

Ravus avait dû se sentir comme ça pendant des années, et pourtant aujourd'hui, sa passion pour Nyx survivait à la guerre. Comme celle de Noctis avec Prompto. Au début des ennuis, elle n'avait personne, et bien entendu une guerre n'est pas vraiment un moment propice pour se mettre en couple, et pourtant, chaque fois que ses pensées la ramenaient vers ce chemin qu'elle n'avait jamais vraiment arpenté, un visage surgissait dans son esprit. Et parfois elle se laissait aller à rêver. Ce que ce serait de sentir ses mains sur elle. Ses lèvres sur les siennes. Elle avait un peu honte de ses fantasmes, parce que ça lui apparaissait presque dérisoire de songer à tout ça. Après tout, il lui arrivait de ne plus être vraiment certaine d'être elle-même, cette jeune femme qui pouvait tomber amoureuse et se laisser porter par son instinct. Parfois, elle n'était plus que la reine de Tenebrae, et uniquement ça... Et c'était terrifiant.

« Bonjour, Luna. »

Elle s'arracha à sa rêverie qui prenait une teinte de plus en plus sombre en contraste avec le jour dont la luminosité devenait plus intense, et elle tourna la tête, curieuse de savoir à qui appartenait cette voix qu'elle n'avait pas reconnue tout de suite. Elle sourit à Weskham.

« Bonjour, Weskham. »

La familiarité de son adresse ne l'avait pas choquée, et pour cause : elle connaissait Weskham depuis longtemps. Un peu comme Nyx, il s'était souvent rendu à Tenebrae avant de s'y établir un an auparavant pour travailler avec la résistance. Elle appréciait ses conseils avisés, son regard chaleureux, ses sourires sincères aussi bien que son esprit affûté, ses remarques piquantes et sa délicieuse cuisine avec laquelle il n'y avait probablement qu'Ignis pour pouvoir rivaliser.

Elle lui fit signe de s'asseoir près d'elle s'il le désirait, ce qu'il fit sans faire de cérémonie, laissant comme elle ses pieds balotter dans le vide.

« Je suis heureux de pouvoir avoir un instant avec vous. Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus... »

Elle acquiesça avec un sourire. Sa simple présence lui remontait le moral.

« Je crois qu'on a été tous les deux plutôt très occupés...

— En effet. Mais... Je vous connais depuis longtemps... Depuis que vous êtes une petite fille. Vous vous rappelez ?

— Oui. » Elle sourit à l'évocation de ce souvenir. « Vous aviez amené des friandises du Lucis dans vos bagages pour votre première mission diplomatique. »

Il rit, un rire clair et chaud qui enveloppa son cœur dans un nid de douceur.

« Je m'en souviens. Je savais qu'il y avait une petite fille au palais qui se préparait avec le plus grand sérieux à toute une vie de responsabilités, et je voulais lui rappeler le goût de sa propre enfance.

— Merci... murmura Luna. Il n'y avait pas grand-monde pour y penser...

— Je sais. Et aujourd'hui, je me sens curieusement et désagréablement vieux en voyant comme cette petite fille a poussé. »

Elle rit un peu.

« Et si je vous disais que j'avais le même sentiment ?

— Je dirais que ce serait surprenant si vous vous sentiez autrement. Je n'aurais jamais osé rêvé d'une si bonne reine, surtout en considérant les circonstances de votre accession au trône. Je ne vais pas vous le cacher : je suis fier de vous, même si c'est probablement déplacé... »

Le sourire de Luna s'élargit.

« Non... Comme vous l'avez dit, vous m'avez vue grandir... Et... J'apprécie l'intention. D'autant plus que... »

Sa gorge se noua soudain, et elle lutta contre une brusque montée d'émotions qu'elle n'avait pas anticipée.

« D'autant plus que je suis orpheline maintenant... » acheva-t-elle d'une voix étranglée.

Weskham hocha la tête en gardant son doux sourire, et elle eut soudain l'intime conviction qu'il comprenait parfaitement ce qu'elle traversait. Peut-être qu'il avait enduré des épreuves similaires, ou bien que son empathie lui permettait simplement de voir et de ressentir ce qu'elle éprouvait.

« N'oubliez jamais qu'il n'y a aucune date de péremption à un deuil, et que votre chagrin n'appartient qu'à vous. Aucun devoir ne vous l'arrachera jamais. Vous restez toujours vous-même, en dépit de ce que vous donnez de votre personne à votre peuple. »

Elle médita sur ces sages paroles quelques longs instants, et elle ne put nier que ça faisait beaucoup de bien à entendre. Elle se détendit imperceptiblement, reportant son regard sur les silhouettes bleutées des montagnes se découpant sur l'horizon brumeux.

Bientôt, il serait l'heure de rentrer, de parler stratégie, d'écouter les rapports, de dresser des bilans... Mais pas tout de suite. Il lui restait encore quelques petites minutes à contempler le ciel se mêlant à la brume, la lumière se fondant à travers les feuillages, et à profiter de la compagnie silencieuse et réconfortante de Weskham.

V

Haemon se flattait d'être un homme rarement surpris. Et ceci du fait de sa longue expérience militaire, et de son caractère analytique qui aimait anticiper, catégoriser les portions d'expériences sous autant d'étiquettes qu'il le fallait pour que le monde reste un tout cohérent que la logique serait en mesure d'appréhender.

Et pourtant, il s'était laissé surprendre par la reine de Tenebrae, par son aplomb, par la force de ses certitudes, non fondées sur une forme de cynisme ou de fatalisme, mais une pure volonté de rendre la vie meilleure pour un maximum de personnes. Dans sa vie, Haemon avaient entendu de nombreux gestionnaires et décideurs parler du « bien commun » et se congratuler mutuellement d'être des travailleurs si dévoués à des idéaux qui les dépassaient tous. Mais il avait appris que ces gens n'étaient au service que de leurs propres intérêts et que ces grandes « idées » ne servaient qu'à maintenir un édifice social qui les mettait au pire à l'abri du besoin, au mieux en position dominante. Cette dernière alternative étant bien plus commune pour des gens qui faisaient appel aux « idées » et aux « valeurs » pour justifier leurs décisions. Parfois, ils le faisaient avec la plus grande sincérité, et pourtant à ses yeux, ça n'excusait pas leur imbécilité.

Haemon, lui, ne se donnait aucune excuse. Il savait qu'il avait fait des choix douteux, il savait aussi qu'il avait décidé d'ignorer de nombreux dilemmes moraux et éthiques parce que... Eh bien tout simplement, parce que ça l'arrangeait. Être au service de l'empereur et faire de l'introspection, ça ne mène qu'à la trahison et à la mort. Et même si cet empereur agissait en contradiction avec tous ses instincts et son empathie naturelle, aller contre lui, c'était aussi aller contre ce qu'il connaissait, contre ses parents qui l'avaient élevé avec amour, même si distant et... qui lui avait parfois semblé conditionnel. Hameon savait qu'on est peu de choses en tant qu'individu, et qu'il ne suffit pas de le vouloir pour changer le monde. Il s'était consolé en se disant qu'il n'y avait aucune alternative. Et peut-être que réellement, il n'y en avait pas.

Jusqu'à ce qu'il rencontre Lunafreya Nox Fleuret.

Maintenant, et pour la première fois de sa vie, il avait l'impression que ses décisions lui appartenaient pleinement. Et la sensation grisante de liberté qui en découlait valait bien la douleur infligée par ses blessures, qu'il aurait de toute façon fini par connaître aux côtés de l'empereur.

Ils avaient essuyé une terrible attaque. Il évaluait le bilan des pertes à 80 %. Heureusement, l'armée abritée par leur base ne constituait pas l'ensemble des forces de Tenebrae, du moins, il l'espérait. La reine semblait confiante dans leur capacité à mobiliser le pays. Il ne pouvait que lui faire confiance. Que lui restait-il d'autre, de toute façon ? Il avait tout abandonné pour elle.

Alors, quand le calme était enfin revenu sur le champ de bataille dévasté, il avait exécuté exactement les ordres qu'on lui avait donnés, et rassemblé ce qui restait des troupes placées sous sa responsabilité. Chaque commandement devait emmener ses soldates dans une direction différente, direction les planques de la résistance. Il était parti à l'ouest avec une poignée de femmes épuisées, et une officière dont le regard hanté ne laissait rien présager de bon sur son état mental. Il ne devait pas avoir bien meilleure mine, et espéra seulement qu'ils tiendraient, le temps de parvenir à leur destination.

Il avait reçu une responsabilité immense au cours de cette bataille en prenant le commandement de l'arrière des troupes. La décision était politique de la part de la reine : tout comme elle avait donné le poste de chef des armées à son frère qui avait comme lui dirigé les forces impériales, Luna tenait à montrer à tous que les déserteurs de tous bords étaient les bienvenus, et que sa guerre n'était pas fondée sur une hostilité envers le peuple du Niflheim spécifiquement. C'était une prise de position risquée dans un pays ravagé par la guerre et les exactions de l'empire, mais il comprenait que Luna préparait déjà la paix. De plus, sa décision ne pouvait être purement politique : elle lui démontrait sa confiance, aussi bien symboliquement que d'un point de vue beaucoup plus personnel. Et, s'en sentant très peu digne, il avait profondément à cœur d'accomplir son devoir. Cette fois, il le ferait sans avoir besoin de se convaincre, sans avoir à lutter contre lui-même. Même dans ces tristes circonstances, il était précisément là où il désirait se trouver. Il savait, au fond de lui, que cette fois, il ne s'était pas trompé.

Ils étaient arrivés dans la journée du lendemain après une nuit difficile passée à lutter contre le froid, dans un village d'apparence tout ce qu'il y avait de plus normal, mais qui possédait un réseau secret de galeries souterraines où les habitants du village, tous des résistants, pouvaient disparaître comme des taupes dans leur terrier au moindre signe hostile. Il rencontra la « maire », en réalité une ancienne officière de l'armée qui avait comme lui déjà servi aux ordres de l'empire et fait défection avant de disparaître dans la nature... ou plutôt dans ce village paysan où les vaches broutaient paisiblement au-dessus de salles de réunion équipées de communications dernier cri.

Ce fut dans ce souterrain haute technologie qu'il s'installa pour tenter de contacter la reine.

« Cocatrix à Spiracorne, je répète, Cocatrix à Spiracorne. Le barramundi est à point. Comment est votre risotto ? »

Il formula sa requête codée avec le plus grand sérieux, ne pensant pas aux mots qu'il prononçait, trop anxieux d'obtenir une réponse. Il manqua de bondir dans son siège quand il la reçut :

« Spiracorne à Cocatrix. Le risotto est délicieux. »

C'était la meilleure nouvelle qu'il avait eue depuis au moins une année entière, si bien qu'il ne put empêcher un large sourire de s'étaler sur ses lèvres.

« Le Morbol va prendre votre appel », l'informa-t-on dans un crépitement de friture sur la ligne.

Il frissonna, excité comme un adolescent à son premier concert de rock, et patienta tant bien que mal, jusqu'à ce qu'une voix familière ne se détache des parasites sonores :

« Karlabos, me recevez ? »

Il rit un peu, de soulagement supposa-t-il, et essuya une larme idiote qui avait jugé bon de couler sur sa joue.

« Cinq sur cinq, madame Morbol. Comment allez-vous ?

— Comme un cocatrix en pâte, monsieur Karlabos. »