Strasbourg, 16 août 1943.
L'aube projetait ses nuances pâles sur l'Alsace et sur Strasbourg. Le soleil s'octroyait quelques instants de répit, mais quelques couleurs audacieuses se peignaient déjà. Harry n'avait pas fermé l'œil et les quelques phases de somnolence qui avaient troublé sa veille. Il avait le teint pâle, le visage amaigri et défait, pas un sou en poche et la mort dans l'âme. Il avait été bloqué dans la gare lorsqu'il était arrivé, tard dans la soirée. Les britanniques avaient choisi ce jour pour cribler de missiles le territoire annexé par le Reich.
Harry passa une main lasse sur ses traits marqués par l'épuisement. Il avait laissé son matelas à une femme d'apparence aussi fatiguée qu'il l'était et celle-ci l'avait remercié d'un regard. Cette guerre exaltait la morale de chacun et on observait des actes égoïstes comme des actes de générosité. L'humain se dévoilait tel qu'il était vraiment dans le chaos le plus total, lorsqu'il ne subsistait rien de sa prétendue humanité.
Les heures interminables de la nuit passées heurtèrent Harry de leur intensité.
Le train venait tout juste d'arriver en gare et le jeune juif avait quitté sa place presque avec regrets. Il était revenu chez lui, là où il aurait souhaité se rendre si seulement les circonstances de son retour n'étaient pas aussi dramatiques.
Severus, mort.
Draco, disparu, envolé, peut-être à jamais.
Hermione, Blaise, Georges ? Le seul espoir qui le forçait à quitter le quai pour se rendre dans la demeure qui l'accueillait depuis de longs mois était celui de les revoir tous, sains et saufs.
Mais à peine Harry avait-il quitté la voie, il traversait le vaste hall qui desservait les quais ainsi que les trois sorties de la gare, qu'un sifflement avait vrillé ses tympans. L'incompréhension, d'abord, ce froncement de sourcils incrédule suivit d'une impression sournoise, celle du danger. Les indications visuelles et auditives avaient soufflé au cerveau d'Harry un seul ordre : la fuite.
La masse qui se regroupait en ces lieux, ces voyageurs insouciants ou pressés, fatigués ou rendus euphoriques par un départ, un retour, empêcha tout mouvement véritable. Harry aurait pu se faufiler entre ces corps, mais à quoi bon ? Il avait assisté aux réactions diverses des hommes lorsqu'une situation terrifiante se présentait. Quelques instants de flottement, le temps que l'information se fraye un chemin périlleux jusqu'au cerveau, puis la panique, la panique à l'état pure. Ils ne comprenaient pas précisément ce qu'il se passait, mais ils étaient conscients d'une chose et d'une seule : le danger qui planait sur leurs vies.
Suite à cette prise de conscience vive, brutale, qui avait activé chez lui des réflexes parfois décalés, Harry avait cédé à l'exigence de la situation. Il garderait des souvenirs flous, imprécis, de ce qui avait suivi, sa perception mise à mal n'avait pas suffi à immortaliser ces instants. Ces quelques minutes, puis ces longues heures, suspendues entre la vie et la mort.
La foule avait repris vie, certains avaient comme perdu la raison. Ils se bousculaient, cherchaient une issue, comprenaient qu'ils ne l'atteindraient pas, jouaient des coudes, quitte à piétiner le misérable qui se trouvait sur leur route. Le chaos avait soufflé sur ce lieu et, avant qu'ils n'aient précisément conscience de ce qui se produisait, ils s'acharnaient déjà à survivre. Un enfant hurlait à s'en déchirer les cordes vocales. Peut-être un môme qui avait perdu la trace de sa mère, peut-être un gamin dont la génitrice aurait oublié tout sens de la responsabilité pour sauver sa peau. Qu'importait la réponse exacte, Harry s'arrêta sur ce détail en particulier, ce détail qui concentra, en l'espace d'un instant, toute son attention. Il aurait pu porter son dévolu sur la vieille femme qui vacillait, heurtée par une brute, ou sur l'homme qui suffoquait, immobile au milieu du grand hall. Ce fut le petit garçon et Harry, en deux enjambées, le rejoignit.
La cohue s'éternisa quelques minutes. Un impact s'était écrasé, une poignée de secondes auparavant. Ils avaient pu mettre un nom terrible sur ce qui venait de les surprendre. Des bombardements. Les britanniques. La Royal Air Force. La mort, probable, imminente, inacceptable. Puis, un second sifflement et l'explosion dont le souffle glaça le sang d'Harry. C'était proche, si proche…
— Reste avec moi !
Le gamin hoqueta un sanglot, comme s'il ne l'avait pas entendu. Harry le tirait vers lui, pour le protéger de cette horde d'animaux, contre ces êtres prétendument civilisés.
— Reste calme !
Il plaqua son dos contre un mur et ferma les yeux. Il les ferma fort, comme pour occulter tous ces bruits, ces cris, ces plaintes. Personne n'avait été blessé, pas par les bombardements en tout cas, seule la terreur parlait et dictait les actes de ces individus.
Harry gardait un souvenir hébété, incrédule, de ce qui avait suivi. Les bombardements s'étaient poursuivis longtemps, ce qui semblait être une petite éternité. Certains avaient fui, rendus ivres par le danger, sous le déluge de feu qui s'abattait. Harry en venait presque à haïr ceux qu'il considérait comme des alliés solides, ceux de De Gaulle, ceux d'une France libre. Ces mêmes qui menaçaient leurs vies et qui en ôtaient déjà, à quelques centaines de mètres de là. Une guerre, cela vous amenait à haïr l'humanité toute entière pour ses choix, jamais les bons, toujours trop plein de compromis pour être raisonnables, pour être acceptables.
Ils avaient été menés dans des abris sommaires. Quelques matelas, des responsables des chemins de fer aussi tendus qu'ils l'étaient. Harry les avait admirés, ces hommes et ces femmes de l'ombre, sans même savoir si, derrière ces sourires rassurants et désolés de circonstance, se cachaient des individus qui approuvaient la domination nazie ou s'ils luttaient, à leur manière.
L'attente avait commencé, interminable. Le silence, à peine ponctué par quelques sanglots étouffés, par des lamentations murmurées et par les sifflements affreux des bombardements, régnait en maître. Le petit garçon avait retrouvé sa mère qui l'avait remerciée chaudement avant de morigéner sa progéniture. Des détails insignifiants. Ils étaient vivants et rien d'autres ne comptaient.
Harry avait nourri des réflexions déchirantes jusqu'aux confins de la nuit. Les attaques avaient cessé, les avions britanniques avaient quitté le ciel alsacien et le silence était revenu. La mort de Severus avait pu reprendre sa place et s'épanouir, à la manière de la fleur de sang qui avait grandi sur la peau du lugubre directeur. Les mots de Draco à son sujet avaient été comme un coup de poignard et Harry avait regretté de ne pas avoir davantage apprécié la présence de celui qui avait endossé le rôle d'ange gardien. À présent qu'il n'était plus là, le jeune juif se sentait plus vulnérable que jamais et l'accumulation des dernières heures avait manqué de l'achever.
L'attente avait demeuré jusqu'au petit jour, jusqu'à ce que le soleil ne pose son œil sur Strasbourg, une nouvelle fois meurtrie par la cruauté des hommes.
Harry cligna des yeux et effaça cette pensée. La gare s'en était sortie sans trop de dégâts, mais ces scènes, presque quotidiennes, n'effaçaient pas la peur. La peur était une des seules émotions qui ne connaissaient aucune atténuation. Elle avait beau faire partie intégrante de vos vies, elle n'en devenait pas moins obsédante, moins viscérale.
Harry quitta la gare pour examiner la silhouette de Strasbourg. Il croisa une première maison sinistrée, une charmante petite demeure construite au bord de l'Ill, un de ces lieux où, lorsque la guerre ne guettait pas, il devait être bon de vivre. Le cœur d'Harry s'était serré dans sa poitrine, encore une de ces visions auxquelles on ne s'habituait pas. Il croisa le regard d'une jeune Strasbourgeoise, une adolescente aux yeux rougis et aux cheveux châtains. Le malheur pouvait être communicatif et il n'eut pas la force de lui accorder un sourire. Il passa son chemin et, sans s'en rendre compte, pressa le pas.
La tiédeur du jour s'annonçait déjà et Harry traversait les rues sans jamais se perdre. Cette ville était aussi devenue la sienne et c'était sans doute pour cette raison qu'il se sentait si proche de ce qui lui était infligé. Pour l'heure, le Français ne demandait qu'à rejoindre la sensation agréable d'être chez lui, cette demeure rassurante, et oublier quelques instants les dernières heures. Il conservait en lui des idées brutes, des sentiments puissants prêts à l'anéantir et l'instant où il cèderait à la pression d'une manière ou d'une autre ne tarderait plus.
Il arriva à la hauteur de l'imposante bâtisse et s'efforça de ne pas songer à l'évidence qui lui soufflait que ce lieu était l'héritage de Draco. Un héritage qui, dépourvu de cette présence caractéristique, lui paraîtrait étrangement vide. Harry balaya les interrogations et les suppliques de sa conscience. Et si Draco ne revenait pas ? Le jeune juif s'étrangla et tut ce qui le torturait. Pas encore, il n'était pas en mesure d'y songer vraiment.
Le regard d'Harry s'attarda sur la maison éventrée juste devant ses yeux. Son imagination lui joua des tours et il crut y voir la sienne, détruite par la puissance de feu britannique. Ce n'était que la bâtisse voisine, plus modeste, moins vaste, et l'homme se reprocha de ressentir un tel soulagement. Un soulagement entièrement bâti sur le malheur des autres. Il ralentit, s'arrêta sur le triste spectacle du bâtiment détruit, sur les murs ouverts comme s'ils étaient faits de papier, sur l'odeur encore âcre qui se répandait. Il y avait eu des blessés, peut-être même des morts, juste à quelques mètres de là où Hermione vivait. La proximité de la mort avait quelque chose d'horrifique.
Harry se tira à cette vision et grimpa les marches qui le séparaient de la porte avant de suspendre son geste. Il fut comme frappé par l'évidence et par tout ce qu'il avait cherché à nier. Son enlèvement, Dachau et l'étendue de son enfer, son sauvetage, la mort de Severus, le départ précipité de Draco pour le Front Est, les bombardements sur Strasbourg. Une plainte jaillit juste avant qu'il ne la retienne et sa main s'arrêta à quelques centimètres de la clenche. Il ne toqua pas et entra directement, le regard hanté par tout ce qu'il n'exprimait pas et ce qu'il le rongeait.
Le couloir se dessina, identique à celui qu'Harry avait abandonné précipitamment. Il s'attendait presque à voir surgir Draco, avec dans la bouche quelques reproches secondaires qu'il étoufferait d'un baiser. Pas de silhouette longiligne, pas de voix traînante pour l'accueillir, à peine des murmures qui lui parvenaient de la salle à manger. Harry se laissa guider par ces mots qu'il ne percevait pas, par l'illusion folle de réconfort. Il parvint jusqu'à la pièce étroite et reconnut, attablés, Hermione, Georges, Blaise. Ils étaient là, bien vivants malgré leurs mines défaites et un poids s'envola des épaules du jeune homme. Un poids fantôme qui mit en lumière tous les autres.
— Harry !
La spontanéité d'Hermione l'emporta. Ses boucles brunes suivirent le mouvement de son corps lorsqu'il bondit de sa chaise. Le choc n'était pas encore dissipé que les bras de la médecin se refermaient autour de ses épaules.
— Je t'ai cru mort, idiot !
Un sourire faillit effleurer les lèvres du concerné. L'inquiétude d'Hermione l'amusait presque et il se serait moqué de ce trait de caractère typique chez l'Alsacienne si la gravité de la situation ne s'était pas ramenée à lui avec violence. Blaise et Georges semblaient s'être changés en statues de sel, le regard sombre du métis paraissait comprendre une part de ce qu'il se passait et Georges observait un silence prudent. L'euphorie d'Hermione n'effaçait pas l'horreur que le juif avait vécu et la nouvelle hideuse qu'il portait en lui.
— Où sont les autres ? Ils ont été retenus à Munich ? Ils t'ont dit quand est-ce qu'ils comptent rentrer ? Il faudrait que je prépare des lits supplémentaires et vu ton état, tu ne vas pas m'être très utile, s'emporta Hermione, trop prise dans sa logorrhée. Viens, tu es mort de fatigue et…
— Ils ne reviennent pas, Mione.
La bouche de l'intéressée s'ouvrit sur une expression à la hauteur de sa surprise. Quelque part, aussi brillante qu'elle était, elle n'avait pas voulu croire en cette possibilité. Blaise s'était raidi et une veine battait à un rythme effréné au beau milieu de son front. Harry s'interrompit et puisa dans un courage dont il n'était plus certain de se savoir doté. Il inspira une brève goulée d'air et intercepta le désespoir qui se creusait dans le regard d'Hermione. Une tourmente presque semblable à la sienne. Il articula et ses doigts effleurèrent la lettre de son amant, enfouie dans sa poche :
— Draco a été envoyé sur le Front Est par son père et… et…
L'air vint à lui manquer et une douleur s'épanouit dans sa poitrine jusqu'à étouffer ses dernières paroles pour ultime aveu :
— Et Severus est mort.
Front Est, 20 août 1943.
Quelques jours de voyage, d'escale, de préparatifs, avaient suffi à entamer la détermination de Draco. Il avait craint de se laisser anéantir par la prudence, par les précautions que son instinct lui soufflait et qui lui intimait de faire demi-tour. Les occasions avaient été nombreuses et prétendre qu'il n'avait pas manqué de succomber à chacune d'entre elles aurait été un bien vil mensonge. Draco était un homme d'honneur, mais un homme faible. Un homme qui n'était pas fait pour l'odeur de la poudre, pour la proximité de la mort, pour les charniers à perte de vue.
— C'est bien toi qu'on nous envoie de Munich ?
Un homme sec, de haute taille, le détaillait d'un air peu avenant. Il était l'un de ces militaires qui méprisait les soldats qu'il envoyait à la mort et qui ne rougissait pas du sang qu'il avait sur les mains. Sans se préoccuper de pareil détail, son bagage passé au-dessus de son épaule, Draco acquiesça lentement. Il arborait une expression neutre, un soupçon de froideur pour ajuster le tout. Il avait été accueilli avec une parfaite indifférence, croisant ici et là quelques regards fatigués, quelques têtes haineuses, quelques supplications muettes.
— T'as jamais vu ça, je paris !
Un homme de taille plus modeste accompagnait le sillage du commandant et ses manières, bien moins raffinées, heurtèrent Draco. Ses joues glabres et porcines, ces petits yeux enfoncés dans leurs orbites, tout cela attisait son mépris et il haït cet homme au premier regard, presque autant que l'aîné, qui le fixait sans se départir, debout devant le bureau sommaire qu'ils avaient dressé dans cette parodie de campement militaire.
— Tout dépend. Je suis peu coutumier à l'impolitesse, presque autant que je ne le suis de la guerre, articula Draco, le menton haut comme pour imposer sa présence dans un monde qu'il savait sans aucune pitié.
Le visage du plus petit se déforma dans une grimace froissée et, alors qu'il s'apprêtait à répondre une répartie bien sentie, son supérieur coupa court à cette dispute aussi ridicule que mal venue :
— Hänzen, dégagez-moi le plancher, l'heure n'est pas aux pertes de temps inutile et cette conversation se passera de vos chaleureuses bienvenues.
Il patienta un court instant, assez pour que le susnommé ravale sa fierté et ne quitte la tente dressée dans la précipitation. Draco se risqua à jeter un regard plus attentif au décor qui l'entourait. Le campement avait été dressé rapidement et la raison, si elle n'était pas assurée, s'imposa à Draco. L'armée allemande reculait et on n'avait guère le temps de solidifier leurs positions. Ils se trouvaient à quelques dizaines de kilomètres des blindés soviétiques et l'angoisse des combats se lisait sur tous les visages. Des cartes avaient été étalées sur le bureau, des cartes et des courriers envoyés expressément de Berlin, peut-être même des lettres rédigées de la main du Führer lui-même. Le Front Est demeurait comme l'une des préoccupations les plus urgentes du Reich. Hitler lui-même en perdait le sommeil.
— Quant à vous, Monsieur… Malfoy, sachez que vous n'êtes pas dans l'un de ces bals futiles où vous paradez tels des coqs dans une basse-cour. Le nom de votre père ne vaut rien, vous serez à peine mieux lotis qu'un autre. Je ne veux ni insolence ni refus d'obtempérer, rangez-moi immédiatement ces airs de bourgeois mal appris et comportez-vous en homme, en vrai, si vous souhaitez survivre. Me suis-je bien fait comprendre ?
Draco serrait la mâchoire avec une telle force qu'il craignait que ses molaires ne se déchaussent. Le nom de son père ne le sauverait plus et jamais de toute son existence on n'avait osé lui adresser la parole d'une telle façon. Cet homme, aux cheveux gris et partiellement dégarnis, ne badinait pas et cela fit au jeune homme l'effet d'une douche glacée. De longues secondes s'écoulèrent avant qu'il ne parvienne à répondre :
— C'est entendu.
— Bien. Votre père s'est malgré tout assuré qu'il ne vous arrive rien de fâcheux. Vous occuperez les fonctions les moins dangereuses et, si vous faites vos preuves, vous pourrez assister aux prises de décisions. Il paraît que vous êtes extrêmement bien informé et que peu d'hommes valent autant que vous lorsqu'il s'agit de cela. C'est du moins ce que vante votre géniteur et je n'ai pas pour intention de porter foi en ses paroles. Prouvez-moi que vous valez mieux que la piètre opinion que j'ai de vous !
Draco vida ses poumons. Une mise à l'épreuve alors qu'il venait de passer plusieurs heures à bord d'un véhicule inconfortable, des heures à rouler sur les roues mal entretenues des pays que l'URSS cherchait à intégrer à son immense territoire. Alors qu'il n'avait même pas déposé ses affaires. Il fallait faire bonne impression s'il ne voulait pas se retrouver dans la boue, à conduire les blindés qui se lançaient à l'assaut des chars russes. Une goutte de sueur, malgré les chaleurs bien moins étouffantes que celles de Munich ou de Strasbourg, se forma le long de sa tempe avant qu'il ne rassemble ses connaissances. Si son père l'avait envoyé si loin, aux devants d'un danger omniprésent, il lui offrait la chance de survivre. Une maigre compensation, une main tendue que Draco n'hésiterait pas un instant à saisir.
— L'opération Sentinelle est un échec et, malgré ce que nous affirmons, la situation ici est des plus inquiétantes, débita-t-il, en premier lieu.
— Mais encore ? Ne me dites pas que c'est là tout ce dont vous êtes capables. N'importe quel homme bien informé est capable de me donner pareilles informations. Dites-m'en plus.
— La situation est d'autant plus inquiétante que nous savons que la riposte de Staline n'est autre qu'une opération en réponse à la nôtre, l'opération Roumiantsev. Nous avons déjà reculé d'une centaine de kilomètres par rapport à nos positions début août. Notre retraite est incontestable et nous ne sommes pas en mesure de répondre à la puissance ennemie.
Un silence. Le commandant croisa ses deux bras sur sa poitrine et plissa les yeux avant d'accorder :
— Un tableau bien pessimiste de la situation, mais vous savez vous portez un regard objectif, ce qui fait de vous un homme raisonnable. Ceux auxquels nous obéissons ne sont pas sur le terrain, il n'y a que nous pour avoir un avis indiscutable et vous apprendrez à vous en forger un.
Draco déglutit. Il avait réussi ce contrôle, cette interrogation presque ridicule qui l'avait brusquement effrayé. Il avait brièvement craint que son jugement, qui manquait du dévouement aveugle qu'il aurait dû témoigner à l'égard du Reich et de celui qui le dirigeait d'une poigne de fer, ait heurté l'homme de valeur, mais sans le moindre état d'âme, qui se dressait face à lui.
— Nos positions sont instables et si les soviétiques poursuivent leur avancée, nous serons forcés de reculer. Sachez que la retraite ne sera optée qu'en cas d'extrêmes nécessités. Le Reich compte sur nos positions pour ne pas être mis en péril par les ambitions de ces maudits soviétiques. J'attends de vous un courage que je ne suis pas certain de vous prêter, mais aussi une loyauté indiscutable. Le moindre manque à vos obligations sera sanctionné, est-ce clair ?
— J'ai été élevé dans des valeurs semblables, alors ne craignez pas. Je suis ici pour défendre le Reich et pour anéantir ces misérables vermines.
Draco crut lire l'ébauche d'un rictus sur les lèvres du militaire. Son discours l'avait glacé et il ne pensait pas un mot de ses paroles. Ces soviétiques, il ne les portait pas dans son cœur pour la simple et bonne raison qu'on l'avait élevé ainsi. Il ne s'était jamais penché sur la question, leurs actes étaient blâmables, mais ceux des allemands l'étaient tout autant. Il mentait, son but était bien moins patriotique, bien plus égoïste, il ne demandait qu'à survivre.
— Quels sont vos ordres ? s'enquit-il, avec un empressement qu'il ne tarda pas à regretter.
— Repos jusqu'à demain, lâcha l'homme, son regard clair toujours enfoncé dans celui de Draco. Vous rejoindrez les hommes qui partiront retenir l'ennemi. Ceux envoyés hier sont revenus bien diminués et il est hors de question de souffrir un nouvel affront.
Draco l'ignorait encore, mais l'Allemagne n'était qu'au début de sa déchéance. Les Russes s'apprêtaient à écraser les résistances nazies et Hitler lui-même ne s'en relèverait pas. Cet homme au regard dur et au jugement hâtif l'ignoraient aussi et envoyait ses hommes à la mort sans sourciller. Il restait à Draco une épreuve à passer, celle du terrain, celle des combats, pour prouver sa valeur. Un parcours facilité par son intégration improvisée à la Wehrmacht.
— C'est entendu.
— Repos.
La tension alimentée depuis de longues minutes ne disparut que plus tard, bien après qu'il eut quitté cette tente pour l'atmosphère indescriptible du campement. Quelques hommes, assis sur de simples caisses de bois ou à même le sol, jouaient aux cartes, buvaient des rations d'alcool sans goût pour oublier la peur. Des visages rasés de près, des uniformes allemands, jusqu'à perte de vue. Des campements comme celui-ci, il en existait des dizaines. Le Reich tentait de bloquer l'avancée soviétique et même de percer leurs lignes pour reprendre ce qui avait été perdu.
Draco suivit les indications données par un jeune garçon à l'accent bien reconnaissable, un Alsacien dont l'allemand était encore incertain, comme s'il écorchait sa bouche. Un Malgré-nous au regard hanté par l'horreur, un de ces garçons foutus si jeunes. Il ne voulait pas se trouver là et le blond lut dans ses prunelles fuyantes l'étendue de sa tourmente. Il existait tant de ces destins misérables, tant de ces vies écourtées ou malmenées. Trop pour qu'on les raconte tous, trop pour qu'on y prête attention.
— La tente près des cuisines, la deuxième à gauche.
Des indications sommaires auxquels Draco avait répondu un sourire un peu étrange. Il n'y était pas familier, mais le malheur de cet homme le touchait étrangement. Harry avait ouvert cette porte, celle de ses émotions et de son humanité, tout ce qui pouvait le mettre en danger dans un pareil lieu. L'Allemand avait ravalé son rictus avant que quelqu'un ne le surprenne et s'était mis en marche. Ses bottes foulaient l'herbe déjà écrasée par la semelle de bien d'autres hommes avant lui. Il n'aimait pas l'atmosphère qui se dégageait de cet endroit. Il avait remarqué un bras recouvert d'un pansement ensanglanté et s'il n'avait jamais été prompt à s'émouvoir de pareils détails, sa conscience lui fit remarquer qu'il pourrait bien être dans une situation identique dès le lendemain. Ou peut-être même pire encore.
Il souleva le pan de la tente qui l'accueillerait désormais et tacha de taire la remarque présomptueuse qui lui vint. Il était loin du confort du Manoir ou de celui, plus modeste, d'une des deux demeures qu'il avait occupées à Strasbourg. Le luxe n'était ici qu'un souvenir lointain, quasi inexistant et il devrait s'y habituer. Plusieurs lits de fortune avaient été dressés, plus d'une dizaine estima Draco lorsqu'il porta une œillade circulaire sur l'intérieur. Un seul d'entre eux était occupé, les autres profitaient probablement de ce temps libre pour rédiger une lettre à leur fiancée ou pour s'évader un peu de cet enfer. Il salua l'unique occupant d'un signe de tête et s'installa sur une des couches sans plus de cérémonie. Dans le silence imparfait, il soupira et ferma les yeux.
Son voyage avait été épuisé, un véhicule tout terrain, aux secousses permanentes, avait succédé au train et ces journées de voyage entrecoupés d'escale. Les kilomètres avaient installé une distance insupportable aux yeux de Draco, une distance qui l'éloignait de sa mère, de Blaise, d'Harry. Les reverraient-ils seulement un jour ?
Avec une prudence qu'il s'était imposé depuis de longs mois déjà, depuis même quelques années, Draco extirpa de la poche interne de sa veste une petite photographie encore en bonne état. Elle représentait Harry et ne cachait rien de sa beauté. Si le grain était important et la qualité moindre, cette photographie représentait un trésor précieux aux yeux de Draco. Hermione la lui avait glissée avant qu'ils ne partent pour Munich et il ignorait à quelle occasion Harry avait immortalisé ce moment. Son air bravache, l'intensité de son regard qu'on devinait d'une nuance exceptionnelle, tout trahissait son caractère et Draco avait aimé ce portrait au premier regard. Il représenterait ici son seul réconfort, son seul espoir. Là-bas, à quelques milliers de kilomètres, son amant l'attendrait.
L'envie le prit de rédiger une de ces lettres dont la plupart des soldats s'encombraient. Il aurait pu demander un peu de papier et une mine de crayon, mais il demeura immobile. Il pouvait sentir la dureté de la couche sous son poids et aucun mot ne lui vint. Sa lettre aurait été censurée si elle contenait trop de vérités et quand bien même elle ne risquait pas d'être détruite, y ajouter l'adresse d'Harry, d'Hermione et de Blaise les compromettait tous. Il ravala ce besoin viscéral et se replongea dans la contemplation de son maigre trésor. Cela ne valait pas la présence de son amant, ni celle de ses amis ou même celle de sa mère, mais il s'y raccrocherait, désespérément, comme à l'unique espoir qui subsistait encore dans l'enfer qui s'annonçait.
Draco ferma les yeux, pressa la photographie entre ses doigts et se laissa glisser dans l'antre nébuleux de ses souvenirs pour y sombrer.
