Front Est, 10 octobre 1943.

Le monde vivait ses dernières heures, Draco en était intimement persuadé.

Son regard éteint reflétait un ciel morne et gris. Il était assis sur un sol dur, glacé, où la neige piétinée formait des amas boueux répugnant. Il s'étonnait encore de se soucier de tels détails esthétiques alors que le plus grand chaos régnait.

Le dos plaqué contre l'acier d'un blindé qui n'avançait depuis de longues heures, Draco respirait par saccades. Son arme pressée contre son torse, il semblait avoir oublié la manière d'en faire usage. Ses congénères, cette masse qui n'avait d'humaine que le nom, s'en rappelaient et arrosaient généreusement l'ennemi d'un déluge de feu. L'Allemand luttait contre une envie irrépressible de se couvrir le visage, de se boucher les oreilles, de crier à s'en déchirer les cordes vocales.

Les cris humains qui l'enveloppaient, la terre glacée, les températures hivernales qui lui gelaient les mains, les pieds le visage, Draco n'avait rien connu d'aussi insupportable. Comment un tel enfer pouvait-il être de ce monde ? Il lisait sur les visages que son regard croisait une haine viscérale, inscrite dans les gènes de l'humanité depuis sa genèse, une haine qui se communiquait surtout, d'homme à homme, gangrénant les cœurs et tout ce qui demeurait de bon, de juste. Draco connaissait ce mal pour être parvenu à s'en défaire. Ici, la guerre et la bêtise qui y était liée se révélaient omniprésentes et ce, à tel point que le jeune homme aurait pu en mourir.

Il observait frénétiquement autour de lui. Il ne cherchait pas à tuer ni même à se targuer d'une action héroïque. Non, il cherchait une issue, une manière subtile de fuir ce décor digne d'une apocalypse. Il n'y avait rien, ni chemin qui le mènerait en lieu sûr, ni lâcheté improvisée. Draco ne chercha même pas à justifier son instinct de survie. La guerre était inhumaine, profondément mauvaise pour chaque homme, alors pourquoi s'entêtait-il à la provoquer depuis la nuit des temps, depuis des âges reculés ? La réflexion que Draco portait sur l'homme à travers le voile du désespoir n'avait rien de glorieux. Il haït ces individus, alliés comme ennemis.

— Harry… gémit-il et son murmure se perdit dans les éclats des balles et des bombes qui ravageaient le sol soviétique.

Il avait prononcé son nom comme il aurait pu prononcer celui de sa mère ou de Blaise. Peut-être même celui de Severus, pour le supplier de ne pas le ramener à lui trop tôt. Draco ne voulait pas mourir et, par-dessus tout, il refusait d'expirer dans l'horreur indicible d'un champ de bataille. L'idée que l'on puisse retrouver son corps méconnaissable au milieu de tant d'autres, tous aussi amochés que le sien, lui était inacceptable. Il luttait avec le désespoir des condamnés et, condamnés, ils l'étaient tous.

Cette fois, Draco ouvrit un regard lucide sur le décor fade qui l'entourait. Un village ou, plutôt, la carcasse de ce qui avait autrefois accueilli des centaines d'habitants. Il ne restait de ces gens-là que des maisons éventrées que les blindés rasaient sur leur passage. Allemands et soviétiques, aucune distinction ne saurait être faite, ils ne valaient pas plus chers lorsqu'il était question de cruauté.

Draco avait trouvé refuge derrière ce blindé que des soldats avaient abandonné faute d'essence et il s'en rappelait à présent. Il conserverait des souvenirs vagues de cette bataille, l'une des plus violentes qu'il avait eu à traverser. Les soviétiques faisaient preuves d'une résistance peu commune et, surtout, ils disposaient davantage colossaux. Ils étaient plus habitués aux températures glaciales qui fauchaient les Allemands, leurs blindés étaient mieux équipés comme cela avait été le cas quelques mois plus tôt lorsque les nazis avaient décidé de leur prendre Stalingrad. La bataille que Draco traversait n'avait rien de comparable avec les combats urbains les plus féroces et les plus meurtriers jamais observés. Le blond comprenait pourtant que, lorsqu'on se trouvait au cœur de la violence déchaînée, les échelles d'intensité ne rimaient plus à rien. Seule la survie avait encore un prix et son prix s'élevait à celui du sang.

Il se trouvait ici, au milieu d'un nulle part quasi désertique à défendre des malheureuses terres dont il ne voulait pas. Les soviétiques avaient rattrapé leurs positions et ils avaient été pris de court à cet endroit même, piégés dans une initiative déjà honteuse. Depuis qu'il était au front, Draco n'avait connu que cela, des offensives audacieuses qui menaient à des défaites, plus humiliantes les unes que les autres. Pas de défaites assez notables pour marquer les esprits, seulement des petites batailles, quelques centaines d'hommes et la mort qui planait au-dessus de leurs têtes dans un vacarme déchirant.

Une bombe explosa à quelques mètres seulement et la brique se disloqua dans une plainte épouvantable. Draco avisa le trou de plusieurs mètres dans le mur et imagina les dégâts que ces explosifs pourraient avoir sur son propre corps. Nul besoin d'imaginer car, ces derniers mots, l'Allemand avait eu assez d'enveloppes déchirées, réduites à un amas de chairs gémissantes et sanguinolentes, pour une vie entière. Il savait précisément les dégâts irréparables que de telles armes pouvaient faire et c'était là sans doute ce qu'il pouvait y avoir de plus glaçant.

— Qu'est-ce que t'fous là ? Bouge-toi un peu ou tu vas crever là ! Si on te voit planter là, c'est soit le peloton, soit du plomb dans la cervelle ! Allez, quoi ! Debout !

Un homme se tenait là, à deux pas, aussi lourdement armés que tous les autres. Son couvre-chef était placé de travers et il mâchait ses mots avec un accent râpeux. Il faisait de grands gestes dans le but de sortir Draco de sa léthargie. Celui-ci frissonna et le froid n'y fut pour rien. La peur le paralysait plus encore que les températures. Il allait mourir ici, alors à quoi bon se risquer à une mort qui n'aurait rien d'honorifique ? Draco pensa à son père, à ses remontrances qui ne l'atteignaient plus là où il se trouvait. Il songea à Harry, à la saveur de ses caresses que le temps et l'espace éloignait toujours plus, à Hermione et à Blaise, deux êtres indispensables qui brillaient par une absence forcée.

Une gifle cingla la joue de Draco et il fut de retour, le dos pressé contre l'acier déformé du blindé, les muscles endoloris par l'immobilité parfaite qu'il s'imposait. Le soldat qui lui faisait face comptait quelques années de plus que lui et une expérience dont Draco n'était pas bien sûr de disposer un jour.

— Tu vas écouter c'que j'te dis, oui ? On va déjà perdre assez d'hommes pour pas que t'en rajoutes ! Tâche au moins de crever dignement, bats-toi et fais-leur les pieds à ces russes de mes deux ! Vis !

Vivre…

Un mot bien curieux qui faillit arracher à Draco un sourire plein de sarcasme. Il n'avait pas eu le choix de venir au monde, de vive et, en ce jour, il n'aurait pas d'autres possibilités de disparaître. Car le blond ne se voyait pas survivre à cette journée. Le chaos était trop violent pour qu'il y survive et les dépouilles qui jonchaient le sol insensible paraissaient appuyer cette affirmative.

Alors vivre, pourquoi ?

Là encore, Draco n'eut pas d'autres choix. Le soldat agrippa ses deux épaules et le remit sur pieds. L'aristocrate vacilla un instant, manqua de perdre son équilibre. Son vis-à-vis l'observait, le regard dur, si plein de jugements qu'il en était déplaisant, mais surtout d'une intense camaraderie. Lequel d'eux deux survivraient à cette journée d'épouvante ? En le sauvant d'une morte certaine, ce parfait inconnu pouvait bien signer sa propre fin. La mort n'appréciait guère se voir voler son butin et, pourtant, l'homme s'en moquait éperdument. Il gratifia l'épaule de Draco d'une bourrade quasi amicale.

— Va-t-en maintenant ! Et tâche de pas crever dans les cinq prochaines minutes, ça arrangerait mes affaires !

Comme par miracle et alors que les membres de Draco étaient restés paralysés si longtemps, il parvint à s'éloigner enfin. Il erra une minute sans savoir si les cris qui cessaient progressivement prouvaient que la fin était proche ou si ce phénomène était annonciateur de plus terrible encore. Le sang battait à ses tempes et ses yeux épièrent tous les indices. L'ennemi pouvait se cacher partout, imprévisible et mortel. Le pas lent de Draco le menait vers l'extérieur du village, vers la vie. Il en apercevait le dessin attrayant lorsque, à l'angle d'une rue étroite et curieusement intacte malgré l'ampleur des dégâts matériels, sa course prit fin.

Un enchaînement de gestes dont il ne comprit pas l'origine le désarma. Son arme à feu glissa au sol sur une plaque de glace, hors d'atteinte. Tout était allé trop vite et Draco s'imagina mort. Le soviétique qui lui faisait face ne tenait pas tant à l'achever. En fait, il semblait avoir pour dessein de profiter de la tranquillité déplacée de cette ruelle pour achever sa proie après avoir longuement joué avec elle. La gueule d'un fusil pointée dans sa direction dissuada Draco d'émettre la moindre riposte. Sa bouche s'ouvrit sur une insulte, puis sur une supplique, mais rien ne vint.

La soviétique ricanait et articula plusieurs paroles dans sa langue natale. Puis, hilare et à grand réconfort de gestes exagérés, il résuma grossièrement sa pensée :

— Toi… Cuit ! Fini le nazi. Boum !

Le sang de Draco bouillait dans ses veines. Ses poings se serrèrent et la rage liquide qui s'écoula dans ses veines n'avait rien d'enviable à son attitude placide des dernières minutes. Le courroux et la peur se côtoyaient. L'envie de cracher au visage du soviétique, de précipiter l'inévitable, saisit Draco et elle se révéla presque aussi forte que celle qui lui intimait de réduire en bouilli les traits grossiers de son ennemi. Celui-ci s'approcha jusqu'à se trouver à porter de ses coups, ivre de sa supériorité au point d'en oublier toute prudence. Il plaça le canon de l'arme à quelques centimètres du front de Draco qui tremblait. Il tremblait comme un condamné à mort, il tremblait tant que ses jambes flageolaient. Il réfléchissait à toute vitesse et, discrètement, sa main se fraya un chemin jusqu'à sa ceinture où un court poignard était suspendu. Il ne décrocha pas son regard de celui qui le narguait, le provoquait, le tourmentait jusque dans la mort. Cet ignoble personnage jouissait du spectacle, il pouvait le voir et le sentir jusque dans ses prunelles sombres.

— Boum, dit-il, à l'instant où son doigt s'écrasa sur la détente.

Draco n'eut pas le temps de réagir. Il s'apprêta à accueillir la douleur vive, intense, libératrice. Cela ne durerait qu'un seul instant, il en était presque certain. Un instant, puis une éternité. Il put presque entendre l'instant exact où la balle déchira l'air pour creuser un sillon sanglant dans son front, brûlant la chair, éclatant l'os et réduisant en bouilli la cervelle pour éclabousser le sol de cette matière visqueuse.

Il attendit une seconde, puis une deuxième. La balle ne fendit par l'air, elle ne cueillit pas sa vie dans un craquement hideux. Le silence s'étira et Draco réalisa, hébété, que la surprise de son prétendu assassin égalait la sienne. Le visage du soviétique venait de se décomposer et le blond comprit l'évidence : le chargeur était vide, il n'y avait aucune balle, rien qu'une arme à feu inoffensive. Son regard accrocha alors durement celui de l'ennemi et son corps tout entier se mobilisa. Ses doigts se refermèrent d'abord sur le manche de son poignard avant de l'extirper. Il ne laissa aucune chance, aucune issue, à l'inconnu. La lame acérée jaillit et vola la vie dans un sifflement carmin. Le sang gicla de la gorge détruite de la victime qui porta ses mains à la blessure béante dans l'espoir de réduire le flux qui s'échappait à grands bouillons. C'était peine perdue et Draco observa, avec un calme qu'il maudit, le soviétique s'écrouler sur le sol froid et y agoniser dans des plaintes humides. Cela ne dura que quelques secondes et le silence revint, à peine perturbé par les explosions, les ordres beuglés, les suppliques étouffées.

Draco demeura debout longtemps dans la rue déserte, seul avec le cadavre dont il était le seul et unique meurtrier. Il considéra le corps sans vie et quelque chose de déchira en lui. Cet homme était le premier qu'il tuait ainsi, de sang froid, si proche qu'il avait pu déceler l'instant exact où la vie le quittait. Le froid qui glaçait Draco n'avait rien de commun avec celui qui gelait ses entrailles et qui détruisait pièce par pièce le monde tel qu'il le connaissait.

La guerre forgeait les âmes lorsqu'elle ne pouvait les ravir. Cette certitude cueillit Draco aussi sûrement que son envie de fuir, de se trouver à mille lieues de là, avec Harry, en train de cueillir tout autre chose que les derniers lambeaux de son existence.

Quelque part, Draco abandonna dans cette ruelle bien plus qu'un corps abîmé. Il abandonna une part infime, mais curieusement intacte, de son innocence, de son insouciance, de ce que les nazis n'avaient su briser. Il conserverait les remords, la culpabilité et cette rage sourde de survivre à cette guerre.

Il avait survécu à l'enfer de cette bataille, mais de nombreuses autres l'attendaient et raviraient les existences sans compter. Pourquoi pas la sienne ?


Strasbourg, 14 décembre 1943.

Harry était sorti à l'heure où le soleil se couchait, évitant à tout prix les patrouilles et les éventuels contrôles. Il jouait avec le feu, il l'avait toujours fait et il ne mettait le nez dehors ainsi que très rarement. La demeure où il vivait toujours avec Blaise et Hermione, en reclus, appartenait à Draco et, jusqu'ici et sans doute pour cette même raison, ils n'avaient eu à subir aucun contrôle. Une chance inouïe qu'Harry ne parvenait pas à apprécier à sa juste valeur.

Dehors, les températures étaient descendues jusqu'à paralyser Strasbourg sous une épaisse couche de neige. Dans tous les esprits, c'était un hiver de trop passé sous la botte nazie et on s'apprêtait déjà à fêter à nouveau Noël difficile, un Noël amer.

Harry essayait de ne pas trop y songer. Noël n'avait plus grand sens et si les parents tachaient d'assurer le contraire à leurs enfants dans l'espoir de préserver les dernières miettes de leur innocence, la magie s'était depuis longtemps envolée. Plus de magie, plus de rêve, plus de conte de fée. Harry aurait rêvé d'un monde où un coup de baguette magique aurait suffi à éclipser l'horreur qui s'était déposée sur le monde. Parfois, il imaginait une telle folie possible… mais existait-il un monde où une baguette et quelques sorts suffisaient à chasser le mal ? Certainement pas !

Harry glissa son nez dans l'épaisse écharpe qu'il avait cousue dans les longues heures d'ennui des derniers mois. Si certains espéraient que le zèle nazi se calmerait un jour, leur acharnement à traquer les juifs et tous ceux qui seraient soupçonnés de leur résister en disait long. Il n'existait pas d'autres fins possibles que celle où ces monstres à visages humains cesseraient d'exercer leur joug sur l'Europe. Harry rassemblait deux des pires tares aux yeux des nazis. Juif et résistant. Sa survie à Strasbourg tenait du miracle et quelque part, il savait que cette situation ne pourrait durer éternellement. Sa chance tournerait et il avait vu trop de juifs arrêtés pour imaginer qu'il y échapperait toujours. Ces gens-là ne revenaient pas et, désormais, Harry savait dans quel enfer ils étaient enfouis.

La nuit tombait vite et il était à peine dix-huit heures. La gorge d'Harry se serra devant ce monde paralysé, ces maisons sinistrées et les vains espoirs qui soufflaient encore dans les rues. Durant ces derniers mois, il avait tâché de s'informer au tant que possible sur la situation hors de ce vivier hermétique et coupé du monde. Des conférences avaient rassemblé les grands de ce monde, comme la conférence de Téhéran dont on n'osait plus espérer de miracles. L'impression qui demeurait ici était l'abandon. Les britanniques n'avaient de cesse de bombarder Strasbourg et le territoire alsacien et les avancées de la Résistance paraissaient bien lointaine. Harry savait que s'il misait de solides espoirs en la personne charismatique de De Gaulle, se reposer entièrement sur ses actes et ceux des puissants qui ordonnaient depuis l'Angleterre les condamnerait tous. Ce monde avait besoin de chacun d'eux.

Les Allemands occupaient dès fin septembre les deux tiers de l'Italie afin de renverser le gouvernement italien de son allié, Mussolini. La conférence de Moscou avait réuni les Alliés le 18 octobre et si Harry ignorait exactement quelle décision avait été prise, un choix exceptionnel digne de la situation allemande se murmurait ici et là. L'Allemagne reculait, c'était un fait et les journaux clandestins, en particulier celui que Luna tenait toujours avec sa bravoure un peu sotte, un peu lunaire, en faisaient le récit. Les soviétiques étaient rentrés dans Kiev le 6 novembre, la ville ukrainienne la plus importante du pays vidée par les Allemands avant l'arrivée massive de l'ennemi. L'humiliation était insurmontable et on disait le Führer dépassé par les fronts qu'il lui fallait tenir. Les soviétiques ne reculaient pas et malgré la propagande qui permettait aux dirigeants fanatisés de galvaniser les troupes, la machine nazie s'essoufflait. Les Allemands aussi étaient las de cette guerre.

Harry ouvrit la boîte aux lettres dans un enchaînement de gestes pressés, mais minutieux. Le froid lui pénétrait jusque dans les os. Il en retira une lettre épaisse à laquelle il jeta un bref coup d'œil. Elle provenait de Belfort et il n'était pas complexe d'en deviner l'expéditeur. Harry pressa encore davantage le mouvement, pénétra dans la demeure et s'immobilisa sur le seuil. Le froid qui avait engourdi ses doigts refluait et laissait place à un picotement, puis à une brûlure. Malgré les restrictions et le rationnement auquel ils étaient soumis, ils survivaient. Hermione allait chaque semaine rapporter des vivres et quelques connaissances strasbourgeoises ajoutaient à ces maigres provisions ce qu'il manquait à nourrir trois bouches adultes maintenant que Draco n'était plus là. Parfois, ils trouvaient dans la boîte aux lettres quelques billets et une lettre venue du front. Pas de nouvelles, pas de mots, juste les initiales de Draco qui complétaient le butin. Pour Harry, cela signifiait au moins que son amant était en vie.

Le jeune médecin se délaissa de sa lourde écharpe et de son manteau rendu rigide à cause du froid. La fatigue l'engourdissait. Il avait pris par aux soins de nouveaux sinistrés, conscients que si les nazis venaient à se montrer suspicieux, il risquait davantage qu'un blâme et quelques coups bien sentis. Aux yeux d'Harry, l'inaction et l'impuissance étaient pire que bien des punitions.

Il retrouva Blaise et Hermione assis devant le dîner, un bol de soupe fumante aux arômes de navets. Rien de bien goûteux, mais Harry ne songea pas à faire la fine bouche d'autant plus que Luna cultivait seule le jardin et que les nazis prélevaient une part importante sur ses récoltes.

Hermione lui adressa un demi-sourire et Blaise leva la tête de son assiette pour le saluer d'un hochement grave de la tête. Harry s'assit à leur côté et, après un bref silence durant lequel le jeune homme trempa ses lèvres gercées par le froid dans le potage, l'Alsacienne dit :

— Tu rentres tard.

— Oui, j'avais besoin de prendre l'air.

Harry n'eut pas à accorder un regard à Hermione pour deviner qu'elle était contrariée. Le quotidien avait repris ses droits et leurs conversations ne s'en détachaient que rarement. En fait, les mois les avaient délaissés des conversations inutiles et ils survivaient ensemble sans faux semblants ni faux enthousiasmes. L'atmosphère était souvent grave et rares étaient les moments où celle-ci s'égayait vraiment, même à l'approche de Noël. Les tracas quotidiens étaient trop nombreux pour prêter attention au seul fait d'être en vie.

— Je suis prudent, Mione.

Blaise préférait se taire. Il savait désormais par expérience que s'immiscer dans une telle conversation entre ces deux esprits forts le perdrait. Il préférait de loin conserver sa place d'observateur.

— Pas assez, Harry ! Tu ne devrais même pas sortir.

— Blaise sort aussi et c'est au moins aussi dangereux pour lui que pour moi, s'insurgea Harry, grimaçant sous l'amertume des navets sur son palais.

Blaise lui adressa un regard en biais, un regard d'avertissement. Il avait toujours été un garçon calme, pas tout à fait réservé, plutôt effacé quand cela s'avérait nécessaire, mais il exécrait qu'on profite de ce trait de caractère pour parler de lui comme s'il n'était rien qu'un spectateur incapable de s'exprimer seul.

— Justement, insista Hermione. Je… Je pense que la situation n'a que trop durer.

— Où veux-tu qu'on aille ? Personne n'a jamais mis les pieds ici ! On ne sera en sécurité nulle part ailleurs. On ne sera en sécurité qu'une fois cette guerre finie et il n'est pas question de fuir jusqu'à ce que cela arrive !

Le feulement d'Harry, qui venait tout juste de déchirer le silence, précéda un nouveau mutisme étudié. Cette conversation, ils auraient dû l'avoir des mois plus tôt et ils en étaient tous conscients. En fait, le départ de Draco les avait compromis indirectement et bien qu'ils survivaient ici bien avant qu'il ne revienne en Alsace. Cette discussion les guettait, mais aucun d'entre eux n'avait eu le courage de l'aborder, par peur de ce à quoi elle mènerait sans doute. Ils formaient un bloc uni, un bloc incassable, si l'un disparaissait, les autres s'effondreraient sans doute. Harry, Hermione et Ron avaient été ce même trio il y avait bien longtemps. Le départ précipité de Draco faisait écho à sa première disparition à l'automne 1940 et, cette fois, l'incertitude quant à son retour régnait plus sûrement encore.

— Harry… souffla Hermione, un ton plus bas. Je ne veux pas que ce qu'il s'est passé se reproduise.

Harry se renfrogna et son attention abandonna complètement son dîner malgré la faim qui le tiraillait. L'Alsacienne ne prononçait jamais le nom exact. En fait, aucun d'eux ne mettait les mots justes sur ce qui avait bouleversé une nouvelle fois leurs existences quelques mois plus tôt. La mort de Severus, la détention d'Harry à Dachau et le départ de Draco pour le front. Ils mettaient un point d'honneur à ne citer aucun de ces événements et surtout pas l'enfer des camps. Jamais Harry ne s'était confié à ce sujet, à peine en avait-il dit un mot lorsqu'il avait regagné Strasbourg.

— Je ne pensais pas qu'on puisse revenir de l'enfer, je pensais qu'on en mourait forcément. Je me suis trompé, Mione, il y a des enfers sur cette terre et, parfois, on y survit.

On y survit, mais on en portait les stigmates. Les insomnies d'Harry le prouvaient, tout comme les peurs irrationnelles qui le saisissaient parfois, sans raison. Il revoyait les squelettes vivants qui s'accrochaient désespérément à la vie, ces loques humaines qui, quelque part, se savaient déjà condamnées. Hermione comme Blaise n'avaient jamais poussé Harry à la confidence. Peut-être un jour mettrait-il des mots sur les camps et l'horreur sans nom qu'ils refermaient ?

— On ne sera pas plus en sécurité ailleurs. Où on irait d'ailleurs ? Ici, Draco sait où nous retrouver et il reviendra, assura-t-il, avec une assurance factice qui ne dupa personne.

— Et s'il ne revenait pas ?

La voix de Blaise, profonde, quasi gutturale comme si elle n'avait pas été utilisée depuis de longues heures, arracha un frisson à Harry. Un frisson d'horreur pure. Il repoussait cette possibilité depuis si longtemps que l'entendre lui fut insupportable. Cela paraissait bien trop réel, bien trop probable. Le silence s'étira, à peine perturbé par le tintement des cuillers sur l'émail des bols. Incapable d'endurer tous les non-dits de ce silence, Harry brandit le pli dont il avait jusqu'alors oublié l'existence.

— Elle doit être de Ron, souffla Hermione qui venait d'interrompre tout geste. Ouvre-la !

Blaise se raidit imperceptiblement. Harry crut deviner une once de jalousie dans l'expression neutre et lisse de ses traits métissés. Jamais il ne l'avait entendu prononcer le nom de ce qui semblait être son rival. La relation qu'il entretenait avec Hermione était aussi discrète qu'indéniable. Il s'aimait probablement ainsi, tout doucement, avec toute la tendresse que la guerre pouvait épargner. C'était si différent que ce qu'Harry et Draco partageaient, ces éclats, cette passion qui les enflammait, que le juif n'était pas certain d'en comprendre les subtilités. Ils s'aimaient pourtant, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.

Harry l'ouvrit docilement et en extirpa le pli. Il le rompit et ses yeux parcoururent les lignes avec avidité. Ron le manquait et s'il le gardait pour lui, l'absence de cet homme était pénible malgré tout ce qui les éloignait désormais. Le mensonge autant que la distance. L'incompréhension se forma alors et il dut relire plusieurs fois l'écriture brouillonne de son ami pour comprendre le sens de ce qu'il lui relatait. Le silence saturé d'attente qui formait une atmosphère étouffante dans la cuisine le touchait à peine.

— Harry ? s'enquit Hermione, trahie par l'hésitation et le doute de sa voix.

— Il… Il dit que…

Les mots ne vinrent pas et Harry dut prendre une profonde inspiration pour dissiper le nœud qui se formait dans sa gorge. La lèvre inférieure d'Hermione tremblait et elle craignait déjà le pire. Le front de Blaise était barré d'un pli anxieux.

— Fred est mort et… il écrit cette lettre pour nous… pour nous inviter à le rejoindre à Belfort.

Hermione porta sa main à sa bouche comme pour recueillir un cri. Rien ne vint, mais l'horreur s'imprima dans ses prunelles noisette. Fred… Un des deux jumeaux, un garçon sans peur qui se dévouait corps et âme à la Résistance. Sa mort avec des allures d'irréaliste. Elle imagina un peu hébétée Georges sans Fred tandis que la portée de l'information se frayait un chemin pénible dans son esprit vif.

— Comment ?

— Il ne le précise pas, ânonna Harry d'une voix blanche.

Puis le silence revint, colossal, impérial. Rien ne semblait prêt à le briser, pas même la volonté sordide d'Harry. Il avait peu connu Fred et il n'avait pas la prétention de le nier. Une association d'idées, de réflexions avortées, déferlèrent. L'Homme agissait étrangement à la proximité de la mort et il agissait différemment en fonction de si celle-ci le touchait tout personnellement. Il n'y avait rien de plus égoïste que cela et Harry en avait conscience. La disparition de celui dont le souvenir était accompagnée de son humour, éternel et déplacé, léger et mutin, lui fit mal. Il ne réalisa pas immédiatement et cela justifia en partie ce long mutisme.

— Il dit que… qu'on devrait le rejoindre, qu'on a besoin de nous là-bas et que…

Harry secoua la tête. Les mots de Ron le touchaient plus encore que la nouvelle de la disparition de Fred. Il y avait un tel recul, un tel détachement, comme si la disparition de son frère ne le touchait pas et qu'il estimait son sacrifice nécessaire. Il l'était sans doute, mais une telle lucidité dans la douleur lui sembla presque absurde. Rien que le papier lui brûlait les doigts alors évoquer le décès de son propre frère comme s'il s'agissait d'un fait commun ? Il ne parvenait pas à le comprendre. Reconnaîtrait-il seulement son ami ou la guerre avait-elle tout dérobé, tout ravagé au point de le laisser méconnaissable ?

— On doit le rejoindre, asséna Hermione, dans un croassement douloureux.

Les yeux humides de la jeune femme brillaient d'une résolution qu'Harry lui connaissait bien. Il lui serait bien difficile d'imaginer cette volonté se briser sur la sienne. Pourtant, égoïstement, il se persuada qu'il le fallait. Il refusait de quitter ce nid, ce lieu où le souvenir de Draco accrochait les murs et l'âme du lieu.

— Il évoque la mort de son frère comme il évoquerait une perte malheureuse, mais nécessaire. Es-tu vraiment prête à quitter ton Alsace natale, Hermione ? Je peux t'assurer que Ron n'est plus le garçon que tu as connu !

— Qu'en sais-tu ? s'écria Hermione, repoussant sa chaise comme si elle était prête à bondir. Trois ans que tu ne l'as pas vu, trois ans, et tu le juges sur une malheureuse lettre ! Tu sais bien qu'il ne pouvait pas simplement écrire que la Résistance avait besoin de nous ou même qu'il avait besoin de nous à ses côtés pour surmonter la mort de son frère !

Les mots d'Hermione giflèrent Harry aussi durement que l'aurait fait un vrai coup. La bêtise de sa propre réflexion le frappa. Ron ne pouvait simplement énoncer les faits tels qu'ils étaient et, d'ailleurs, c'était un faux nom qui figurait sur l'enveloppe. Les précautions étaient nombreuses et, malgré cela, Harry avait préféré accuser son ami d'une manière aussi odieuse. Il le connaissait pourtant suffisamment pour le savoir mal à l'aise avec ses émotions, sinon pudique, incapable de les exprimer. Il avait été incapable de déverser sa peine sur le papier et cela n'avait rien de bien étonnant.

Devant la mine déconfite d'Harry et la honte qui s'y peignait, Hermione se radoucit :

— Nous ne pouvons pas rester.

— Les anciens collègues de Draco ont dû être tenus informés de son départ, souligna Blaise, qui tâchait de respecter la peine des deux autres. Ils ont sans doute d'autres priorités que celle-là, mais cette maison est inoccupée pour ce qui est de la version officielle.

Draco avait émis la demande de reprendre la demeure qu'il avait occupé en 1940 à son retour en Alsace et sa requête n'avait pas été rejetée. Harry, Hermione et Blaise occupait les lieux clandestinement et ne lésinaient pas sur les précautions. Le voisinage se taisait et était rare dans ces quartiers tranquilles de Strasbourg. Les quelques voisins qui apercevaient des signes de vie s'extirper de cette vaste habitation n'en voyaient qu'Hermione qui savait se faire la plus discrète possible.

— Ils finiront par mettre les pieds ici, poursuivit Blaise, et il vaudra mieux pour nous que nous soyons loin ce jour-là.

Hermione acquiesça en silence et tous les regards convergèrent vers Harry. La décision finale lui revenait et lui ne réalisait pas qu'un tel choix lui soit demandé sans précaution, dans l'urgence. Il était attaché à cet endroit. En fait, il s'y sentait plus chez lui que nulle part ailleurs.

— Nous reviendrons, Harry, assura Hermione, appuyant sa parole de sa main qui recouvrit celle d'Harry et d'un sourire triste.

Ils reviendraient sans doute, mais le compromis semblait bien insuffisant. Harry songea à Draco, puis à cet égoïsme qui ne lui ressemblait pas, cet égoïsme délibéré qu'il détestait tant. Il n'était pas question d'imposer à Hermione et à Blaise une situation qui ne leur convenait pas tout comme il ne pouvait considérer d'éclater le bloc soudé qu'ils formaient. Un bloc inouï auquel personne n'aurait choisi de croire. Blaise ne s'exprima pas et la perspective d'un départ ne le réjouissait sans doute pas non plus. S'intégrer à un foyer de résistants qui haïssaient tous profondément les Allemands comprenait un danger personnel. Malgré cela, Harry ne le vit pas protester un seul instant et il balaya durement la vague d'égoïsme qui lui dictait ses actes. Il refusait d'y succomber. Il posa la lettre sur la table, rassembla un courage sur lequel il pouvait à nouveau compter, considéra sa soupe délaissée et réalisa qu'il avait eu tort, une fois de plus. Il était tant pour eux d'accepter l'évidence et de partir.

— Très bien, souffla-t-il. Je vais répondre à Ron, lui dire qu'on va préparer nos bagages et organiser… organiser notre venue.

Hermione esquissa un sourire aussi triste que le précédent. Cette décision ne la réjouissait pas non plus, mais elle devait s'y plier elle aussi, laisser ce conflit maudit manipuler leur destin à sa guise.

Puisqu'ils n'avaient guère le choix.


Un nouveau chapitre cette semaine et on rentre, dès le prochain, dans le décompte des cinq derniers. Je ne sais pas si je dois dire "déjà" ou "enfin", mais je dois bien avouer que ce constat me fait tout drôle après des années d'écriture et de publication. La fanfiction est achevée depuis décembre et je pourrais poster encore plus souvent, mais j'aimerais avoir de la marge avec mon prochain Drarry afin de vous le proposer directement à la fin de la publication de Cueillir les étoiles. J'espère pouvoir retrouver certains d'entre vous pour ce nouveau projet !

Quant au contenu de ce chapitre cinquante-quatre, j'espère de tout coeur qu'il vous a plu. Il s'y passe pas mal de petites choses, notamment un passage difficile sur le Front Est et le départ d'Hermione, Harry et Blaise pour Belfort. Du dépaysement en perspective.

Je vous souhaite une belle semaine !