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Chapitre 62
J'étais si prêt de toi que j'ai froid près des autres.
Paul Eluard
Novembre 1978
La poussière tombait lentement du plafond comme de la neige. Dans ce petit cabinet isolé et silencieux, son îlot au milieu de la mer continuellement agitée du ministère, Aidlinn se perdait une fois de plus dans ses pensées. Elle avait suspendu sa plume au-dessus de sa feuille et une goutte d'encre tomba lourdement sur le papier, envahissant les lignes vierges aussi odieusement qu'une marée noire souille les flots clairs et purs des côtes. Elle voulut saisir un buvard, mais il était trop tard, ses dernières notes avaient été englouties, elle n'avait plus qu'à recommencer. Quelle importance ? Personne ne le saurait jamais ; elle demeurait coupée du monde dans cette pièce étroite et surchauffée, au milieu du calme assourdissant des services administratifs du Magenmagot.
Son espace de travail oscillait entre un refuge et une prison selon son humeur du moment. Certains jours, elle était heureuse de retrouver les feuilles de compte et leur rassurante monotonie ; le reste du temps, elle s'ennuyait jusqu'à ce que quelqu'un vînt lui rendre visite. Ils étaient peu nombreux à se présenter à sa porte ; son frère, désormais langue-de-plomb au département des mystères, travaillait dur entre ses recherches et ses activités pour le Seigneur des Ténèbres ; Aidlinn, quant à elle, n'avait toujours pas été appelée à grossir les rangs, bien que son frère lui eût affirmé qu'il présenterait bientôt sa candidature si c'était toujours ce qu'elle souhaitait. Elle n'avait pas su quoi répondre et avait simplement changé de sujet.
Assise derrière son lourd bureau de chêne, elle avait l'impression de ne plus rien contrôler. Les dossiers s'entassaient dans les tiroirs à moitié ouverts des meubles adossés contre les murs nus et elle effleurait son porte-plume en verre sans se résoudre à reprendre le travail. Par-delà une fenêtre magique brillait un soleil d'hiver artificiel, qui ne parvenait pas à égayer les lieux. Il y avait un autre bureau dans le cabinet, occupé par sa tutrice, la commissaire aux comptes Sloane Vaughn, et qui était recouvert d'une quantité plus grande encore de feuilles à traiter. Si Aidlinn obtenait son diplôme de gestion et finance sorcières dans deux ans, elle aurait le choix entre finir associée à Mrs Vaughn, une femme assurée et intransigeante, ou partir s'engager ailleurs. Dans tous les cas, elle pourrait espérer couler des jours paisibles et monotones à l'abri du monde extérieur, dans les bureaux qu'on lui attribuerait. Elle aurait alors de vraies responsabilités, ne se contenterait plus de copier des feuilles de compte et d'appliquer bêtement les formules qu'elle avait apprises pour remplir les colonnes vides des tableaux qu'on lui fournissait.
Pourtant, c'était pour cette impression de sécurité routinière qu'elle avait choisi cette discipline. Les chiffres ne mentaient pas, ne changeaient pas, ne sautaient pas hors de la feuille pour attaquer leurs lecteurs. Isaac, qui savait qu'elle n'avait à l'origine aucun attrait particulier pour la gestion financière, avait tenté de la dissuader de choisir cette voie.
-Tu vas t'ennuyer, assise à un bureau toute la journée, lui avait-il dit.
Il n'avait pas compris qu'elle ne désirait plus qu'un peu de stabilité. Bien sûr, si elle et son frère étaient restés vivre avec leur père, Aidlinn n'aurait sûrement pas eu besoin de travailler, mais cela ne lui déplaisait pas, elle se sentait utile d'une certaine manière. Toutes ses croyances s'étaient effondrées durant sa dernière année à Poudlard et elle avait désespérément choisi quelque chose qui l'éloignerait de ce qu'elle avait pu connaître et des gens qu'elle avait pu côtoyer.
Elle avait choisi un nouveau départ.
Parfois, Edern Avery l'arrachait à son repaire ; il surgissait à midi et l'emmenait déjeuner à l'extérieur, dans un restaurant sorcier chic ou simplement au Chaudron Baveur avec Mulciber, ne manquant pas au passage de discuter avec Mrs Vaughn.
-Ce garçon est un aimant à problèmes, répétait Sloane Vaughn avec exaspération. J'espère que tu ne le suis pas dans ses frasques, il t'attirerait des ennuis.
Aidlinn n'écoutait pas, elle n'aurait jamais songé à refuser une invitation d'Edern. Depuis sa promesse, faite plus de deux ans en arrière dans le parc enneigé de Poudlard brillant de la lumière du soir, il ne l'avait jamais quittée et ce, malgré les doutes qu'il avait pu avoir à son encontre. Le seul changement dans leurs échanges était qu'il ne lui parlait plus autant de ce qui touchait de trop près ses convictions élitistes ; avec elle, il consentait à devenir quelqu'un d'autre, le temps de quelques heures. Cela ne durait jamais trop longtemps, il finissait toujours par repartir à l'aventure.
Contrairement à elle, Edern ne travaillait pas – ses parents étant assez riches pour lui permettre de voyager où bon lui semblait et il abusait sans remords de ce privilège. Il partait souvent de longues semaines dans des lieux lointains et obscurs où, disait-il, il allait perfectionner sa magie. Avery était aussi devenu un membre actif des mangemorts, dévoué, dénué de scrupules et terriblement efficace. On murmurait qu'il était devenu redoutable en duel, surpassant nombre de ses aînés. Quand Aidlinn lui posait des questions, il répondait toujours évasivement ; il savait que des explications précises l'auraient effrayée ou rendue nostalgique.
Mais ce jour-là, ce fut Andrew Wilkes, qui travaillait au département de la coopération magique internationale, qui se présenta dans la matinée, muni de pâtisseries et d'un gobelet de thé fumant.
-C'est l'heure de la pause, annonça-t-il joyeusement. Même les comptables ont besoin de souffler, il me semble.
Andrew n'avait lui non plus pas disparu de l'univers d'Aidlinn et elle lui en était extrêmement reconnaissante. Le jeune homme avait changé depuis leurs années à Poudlard, son enthousiasme apparaissait souvent forcé et il lui arrivait de préférer s'enfermer chez lui plutôt que de rejoindre ses amis après le travail ; Aidlinn se demandait parfois si ce n'était pas lui qui avait le plus besoin de leurs retrouvailles régulières.
Ils se rendirent dans la cafétéria jouxtant le grand atrium du ministère, davantage pour se dégourdir les jambes que par réelle nécessité. Aidlinn ne s'aventurait jamais seule en-dehors de son bureau, elle se sentait mal à l'aise au milieu de cette foule d'inconnus. L'ambiance avait changé au ministère ; la corruption et l'espionnage étaient à leur paroxysme, il n'était plus question de faire confiance à personne. Isaac lui rapportait parfois quelques anecdotes : la disparition d'un opposant à leur parti, le pot-de-vin faramineux versé à un autre, le chantage fait à un troisième. Le ministère était une tour qui s'effondrait lentement sous l'assaut des mangemorts, mais en son sein les travailleurs affluaient encore au milieu de ce chaos oppressant, continuant de faire tourner les affaires magiques, comme si les couloirs vides n'étaient pas devenus dangereux, comme si une guerre intestine sans merci ne se livrait pas entre les conservateurs et les progressistes.
Ils dégustèrent leurs pâtisseries dans la salle garnie de dizaines de tables et de banquettes abandonnées. Un serveur s'affairait à essuyer des verres au fond de la salle, il les alignait un à un sur le comptoir et les inspectait tous à chaque fois qu'il en posait un nouveau. Par la porte donnant sur le hall, on voyait les sorciers entrer et sortir en un flux continu de la douzaine d'ascenseurs.
-Tu as eu des nouvelles d'Edern ? demanda Andrew. Ça fait déjà un moment qu'il est parti.
-Non, il doit toujours être en Ukraine ou Merlin-sait-où.
Avery n'était pas le genre de personne à envoyer des lettres pendant ses voyages, bien souvent il n'envoyait aucune nouvelle et réapparaissait à la porte du bureau d'Aidlinn avec un sourire joyeux, sans donner la moindre explication, comme s'il ne s'était écoulé que deux jours depuis leur dernière rencontre. Elle détestait quand il faisait cela, mais elle savait qu'il aurait été inutile de le lui faire remarquer. Edern était un esprit libre, lui demander de s'enchaîner davantage l'aurait rendu malheureux.
-On se retrouve tous au Chaudron Baveur vendredi soir, reprit Andrew après un hochement de tête compréhensif. Rodolphus a loué la salle arrière pour annoncer son mariage. Il m'a demandé si tu voulais venir.
-Ainsi, ça y est, il va se marier ? dit Aidlinn d'un ton lointain. C'est difficile à croire.
-Il est encore jeune, mais ses parents ont insisté pour accélérer les choses, parce que Bella est plus âgée et qu'ils tiennent à se garantir un héritier. Alors qu'en dis-tu ? Il n'y aura pas trop de monde, seulement les gens que Rodolphus apprécie.
Aidlinn frissonna en pensant à cette époque où ils se retrouvaient tous ensemble et qui lui semblait désormais si lointaine. Elle voulait refuser, invoquer une charge de travail excessive, un mal de tête handicapant – ce qu'elle faisait très souvent quand Isaac l'invitait à sortir de leur appartement pour rejoindre leurs anciens camarades -, mais le sourire d'Andrew l'en dissuada. Il avait toujours été gentil et prévenant avec elle ; quand il prenait le temps de s'asseoir à son côté et qu'il l'écoutait, elle avait l'impression qu'il était le seul à la comprendre. Et puis, Rodolphus était aussi son ami, elle devait être là pour lui.
-C'est d'accord, je viendrai.
Et son cœur se serra un peu à la perspective de revoir quelqu'un en particulier.
Ils allaient partir quand ils virent la silhouette carrée de Manfred Parkinson se diriger vers eux avec une tasse de café à la main. Il semblait en proie à une vive agitation ; il avait le teint verdâtre et ses lèvres étaient fortement pincées.
-Salut Andrew, fit-il. Et Aidlinn, c'est ça ? Tu es la sœur d'Isaac.
L'intéressée acquiesça.
-Qu'est-ce qui t'amène Manfred ? demanda cordialement Andrew. C'est bien la première fois que je te vois au ministère.
Manfred regarda suspicieusement autour d'eux, lança un sort destiné à soustraire leur conversation aux oreilles indiscrètes, puis il épongea son front perlé de sueur du dos de la main.
-On m'a convoqué au tribunal, chuchota-t-il en s'asseyant. Je ne sais même pas pourquoi. Merlin Andrew, et s'ils avaient quelque chose contre moi ? Lucius m'a assuré que c'était impossible et que je devais m'y rendre, mais s'il se trompait ? Et si Croupton me fait enfermer pour l'histoire des Bowers ? Ce n'était même pas moi qui les ai tués, j'ai juste aidé les autres à cacher les corps. Ils ne peuvent pas m'envoyer à Azkaban à cause de ça ?
Il roulait vers Andrew de gros yeux suppliants et épouvantés.
-Tu oublies d'autres choses, Manfred, remarqua doucement Andrew. Il n'y a pas que les Bowers.
-Je sais, je sais, mais ils n'ont pas de preuve, n'est-ce pas ? Je n'étais pas tout seul, ce pourrait être n'importe qui. On était masqués à chaque fois, on n'a jamais laissé de traces.
-Je ne sais pas. Quelqu'un a peut-être avoué.
-Merde, Andrew, qu'est-ce que je vais faire ?
Parkinson semblait totalement paniqué et Wilkes, étrangement calme.
-Tu vas te rendre à la réunion et plaider ton innocence.
-Et si ça tourne mal ?
La voix de Manfred était étranglée et plaintive alors qu'il serrait les poings sur la table.
-Tu connais le sort réservé aux traîtres, souffla sombrement Andrew.
Manfred hocha précipitamment la tête, mais il semblait sur le point de pleurer. Andrew se leva avec raideur de sa chaise et Aidlinn l'imita.
-On doit y aller. Courage Manfred, ça va bien se passer. Comme tu l'as dit, ils n'ont rien contre toi.
Ils abandonnèrent Parkinson seul à la table de la cafétéria et Wilkes raccompagna Aidlinn à son bureau.
-Il ne fallait pas qu'on nous voie trop longtemps avec lui, expliqua Andrew alors qu'ils se hâtaient dans un corridor. Il va sûrement être arrêté, le pauvre bougre, et si c'est le cas, nous ne pouvons plus rien pour lui - du moins, pour le moment.
-Pourquoi est-ce qu'il parlait de Lucius Malefoy ?
-Oh, Lucius est censé s'occuper d'infiltrer le département de la justice avec Dorélius Lestrange et quelques autres. Mais Croupton veille, ils n'ont pas encore réussi à prendre le contrôle. On raconte que ses plus fidèles partisans sont testés au veritaserum toutes les trois semaines, bien que ce soit illégal.
Il s'interrompit quand l'ascenseur s'immobilisa et qu'une sorcière entra en même temps qu'eux. Lorsque l'ascenseur desservit le niveau 2, Aidlinn et Andrew descendirent. Le hall du département de la justice magique était vide ; plus loin, un couloir passait devant plusieurs portes hébergeant le service administratif où Aidlinn travaillait et menait ensuite au bureau des aurors. C'était étrange pour Aidlinn de se dire qu'elle côtoyait d'aussi près les ennemis de son entourage.
-Le plus difficile, c'est Croupton lui-même. Il faudrait sûrement le tuer, mais le problème est que son assassinat mécontenterait beaucoup de monde dans le parti, la famille Croupton reste très respectée. Sans compter qu'il est accompagné par des aurors jour et nuit – de bons aurors, pas de simples policiers de la Brigade.
-Est-ce qu'Azkaban est si terrible ? demanda Aidlinn. Manfred avait l'air terrorisé.
-Oh oui, ce n'est certainement pas un endroit où on a envie de finir, mais ce n'est rien en comparaison de ce que Manfred risque de subir s'il dénonce qui que ce soit. Et il le sait pertinemment, il n'est pas si bête, il ne dira rien.
Plus tard dans la journée, des cris et les rumeurs d'une course-poursuite retentirent dans les longs couloirs du ministère ; c'était Manfred Parkinson qui tentait désespérément d'échapper aux gardiens. Il parvint jusqu'aux cheminées du grand atrium, mais fut immobilisé par une troupe d'aurors qui avait été appelée en renforts pour bloquer les sorties. Aidlinn, qui avait accouru comme bien d'autres badauds, le vit se débattre alors que d'épaisses menottes retenaient ses bras et que des chaînes s'étaient enroulées autour de ses jambes.
-Je n'ai rien fait, je suis innocent, suppliait-il. Ne m'emmenez pas là-bas.
De grosses larmes coulaient le long de ses joues. Les aurors le poussèrent pour l'emmener dans une petite salle de détention, alors que d'autres policiers ordonnaient à la foule de se disperser. Aidlinn fut forcée de se détourner, alors même que les supplications de Manfred s'élevaient encore derrière elle.
oOo
Le vendredi, Aidlinn attendait son frère sur un trottoir sale de Charing Cross Road, piétinant pour repousser le froid qui encerclait ses jambes sous sa jupe. Elle regardait en silence de rares moldus passer dans la rue sans un regard pour elle, inconscients de l'ennemie mortelle qu'elle aurait pu être pour eux. Elle devait pourtant offrir un spectacle singulier, habillée de son élégant uniforme du ministère, à patienter devant un pub d'apparence miteuse, coincé entre une libraire et une boutique de disques désertes.
-Dure journée, s'excusa Isaac en la rejoignant. Tu aurais dû entrer sans moi.
Elle ne lui dit pas qu'elle avait préféré l'attendre car elle aurait été trop intimidée d'entrer seule à l'intérieur. Contrairement à ce qu'avait promis Andrew, il y avait beaucoup de monde dans l'arrière-salle du Chaudron baveur. On avait disposé diverses tables de bois noirci, où des groupes bavardaient déjà autour de leurs breuvages sur un fond musical entraînant. La faible luminosité de la fin de journée peinait à traverser les carreaux sales des fenêtres et des lampes à huile avaient été installées à toutes les tables, illuminant étrangement les visages des convives. La plupart étaient des mangemorts ou des amis de mangemorts, comme Aidlinn s'y était attendue. Certains se tournèrent vers elle et Isaac en les voyant apparaître, adressant à son frère un signe de tête ou de la main. Rodolphus se fraya un chemin jusqu'à eux, ignorant les multiples sollicitations dont il était l'objet :
-Je suis content que vous ayez pu venir. Installez-vous, c'est moi qui invite.
Aidlinn et Isaac prirent place à la table d'Augustus Rookwood et des frères Travers, qui les saluèrent amicalement – Rookwood travaillait aussi comme langue-de-plomb au ministère et semblait apprécier Isaac. Un jeune serveur affublé d'un tablier taché de vin prit leur commande – une Bièraubeurre pour Aidlinn et un verre de whisky Pur Feu pour Isaac.
-Vous avez entendu pour Manfred ? Il va être envoyé à Azkaban, reprit le mangemort Jaurel Travers à ses voisins de table.
Aidlinn hocha distraitement la tête, l'arrestation encore fraîche dans son esprit. Elle chercha Séphronie Parkinson, la sœur de Manfred, dans l'assistance, mais ne la trouva pas.
-Mr Parkinson est furieux, il va demander au Seigneur des Ténèbres l'autorisation d'organiser un attentat pour le libérer, continua Jaurel.
Encore jeune, les yeux très verts et les lèvres charnues, il se dégageait de sa personne une sensualité entêtante, qui avait séduit de nombreuses sorcières, selon les rumeurs.
-Il le fera avec ou sans l'autorisation du Maître, grogna Hilard Travers.
Jaurel était bien plus séduisant que son frère Hilard, qui était plus courtaud et avait la figure déformée par une horrible cicatrice, vestige d'une rencontre houleuse avec un clan de géants. Pourtant c'était Hilard et non Jaurel qui était marié ; Aidlinn se rappela la lointaine confidence d'Evan sur la jalousie de Travers, qui le poursuivait depuis que sa femme lui avait montré un peu trop de sympathie. Elle eut un léger pincement au cœur et chassa ce souvenir ; heureusement pour elle, Rosier n'était pas présent.
-Je ne serais pas contre un peu d'action, dit Rookwood. Ça fait deux mois qu'on m'a affecté à la surveillance de la résidence de Minchum. S'ils organisent un attentat, je veux y participer.
Le serveur revint avec leurs boissons et elle s'abrita derrière sa chope, attentive en dépit de l'air distrait qu'elle affichait. A une autre table, Réselda Beurk, Théomantine et Ettie Bulstrode chuchotaient avec gravité en compagnie d'un jeune homme un peu plus âgé qu'elles, vêtu d'un gilet de soie raffiné, qu'Aidlinn ne reconnut pas. Il était assis dans une posture arrogante, ses yeux en amande furetaient de tous les côtés et il ne cessait de recoiffer frénétiquement ses cheveux blond vénitien.
-Qui est-ce ? souffla Aidlinn à son frère.
Ce fut Jaurel Travers qui répondit avec un rictus :
-C'est Mézélias Moon.
-Moon ? répéta Aidlinn avec étonnement.
-Il est revenu des Etats-Unis pour aider ses parents. Ils ne sont plus les mêmes depuis que leur fille a…
Il fit une horrible grimace en se passant un doigt sous la gorge, ce qui fit glousser Rookwood et Hilard.
-On dit qu'il veut venger sa sœur, ajouta Rookwood. Il devrait pourtant avoir tourné la page.
-Il paraît qu'il revient d'une longue expédition en Amazonie.
-Il ne sait pas dans quoi il s'embarque, ricana Hilard Travers.
Aidlinn tenta d'évaluer Mézélias Moon : pourrait-il affronter l'effrayant Lothaire Selwyn ? Elle se demanda si Hilard et les autres savaient qui était responsable de l'agression contre Melyna Moon, ou s'ils avaient seulement des soupçons. Contrairement à ce que Hilard semblait penser, Mézélias Moon avait l'air sur ses gardes, complètement détaché de la conversation dans laquelle il était embarqué.
Rodolphus s'avança finalement pour faire un discours sous les applaudissements de l'audience. Il remercia chaleureusement tous ceux qui étaient venus, déclara qu'il serait bientôt un nouvel homme et qu'ils étaient tous conviés à son mariage avec Bellatrix Black le 5 janvier prochain, dans la demeure principale des Lestrange, puis il leur enjoignit de profiter encore des boissons offertes, ce qui fit de nombreux heureux. A le voir aussi jovial, n'importe qui aurait pu le trouver satisfait.
Aidlinn et Isaac rejoignirent Andrew et Severus Rogue, qui écoutaient Mulciber raconter avec animation sa dernière journée de travail au service des nuisibles du ministère.
-C'était le plus gros licheur que j'ai vu de ma vie ! Diggory a réussi à le coincer dans une cage à l'aide des chiens, mais il a récolté une vilaine morsure. Sa main était déchiquetée.
Mulciber appréciait énormément son emploi au département de contrôle et de régulation des créatures magiques, qui semblait toujours riche en aventures et rebondissements. Aidlinn s'était au début demandé si cela ne risquait pas de l'éloigner des autres mangemorts, puis elle avait appris que Walden Macnair, un mangemort excessivement chevronné, travaillait aussi dans ce service, et que Mulciber se retrouvait régulièrement avec lui.
-Walden est complètement dingue, avait l'habitude de répéter Mulciber avec excitation. Mais c'est ce qui fait son génie.
En l'absence d'Avery, il semblait avoir choisi Macnair comme son nouveau modèle, ce qui inquiétait Aidlinn. Pourquoi Rodolphus, Andrew et Evan ne veillaient-ils plus sur le garçon ?
Plus tard, lorsque les invités se furent levés de table et mélangés, Mézélias Moon s'approcha d'Isaac et Aidlinn, restés avec Severus Rogue. Moon tendit une main rigide vers Isaac :
-Tu es Isaac Rowle, n'est-ce pas ? Je m'appelle Mézélias Moon, j'ai cru comprendre que tu avais fréquenté ma sœur à Poudlard.
Isaac demeura totalement impassible, à l'exception d'un léger durcissement de sa mâchoire :
-C'est vrai, elle était dans ma promotion. J'espère qu'elle se remet, ça fait un moment que je n'ai pas eu de nouvelle.
Mézélias afficha un sourire ironique alors que ses yeux glissaient malicieusement sur Aidlinn et Severus :
-Non, elle ne s'en remet pas, du moins pas pour l'instant. J'ai dans l'idée qu'une juste condamnation de son agresseur allègerait sa douleur.
Voyant qu'Isaac ne réagissait pas, Mézélias se tourna vers ses compagnons :
-J'ai passé ces dernières années à sillonner la forêt amazonienne du Venezuela à la Bolivie. J'étais à la recherche d'une créature très rare, peut-être en avez-vous déjà entendu parler ? Il s'agit du suaire vivant, aussi appelé Moremplis. Une ombre noire qui dévore ses victimes dans leur lit et qui disparaît sans laisser de trace. J'étais en compagnie du magizoologiste brésilien Manoel Henriques Guimarães, un expert incontestable de ces forêts. Son nom vous dit-il quelque chose ? Il est l'auteur d'Apports animaliers des plus grandes potions d'Amérique du Sud, un ouvrage incontournable.
Severus Rogue hocha la tête avec intérêt.
-Quand vous dites « apports animaliers », commença Aidlinn en fronçant les sourcils.
-Je pense aux matières animales utilisées dans le cadre de la préparation de potions, en effet. Vous n'êtes pas sans savoir que la poudre de corne de Grapcorne vaut une petite fortune ? Sans parler de l'albumen de Runespoor, qui est par ailleurs un excellent fortifiant. Manoel a écrit un livre qui parle des propriétés exceptionnelles de la faune magique de cette région. Je vous le conseille fortement, j'ai moi-même aidé à en rédiger une partie.
Il lui offrit un sourire aimable, papillonna un instant des paupières, puis se ressaisit :
-Où en étais-je ? Ah, l'Amazonie, le Moremplis, Manoel. Nous avons passé un temps infini à chercher une preuve de l'existence de cette créature. Trois ans à camper dans les forêts humides et inhospitalières de cette région du monde ; trois ans à chercher une légende, qui n'avait pas été observée depuis 1782. Où que nous allions, il n'y avait que les mêmes arbres immenses qui nous cachait le soleil, la terre humide qui trempait nos chaussures et ces grandes feuilles dégoulinantes de rosée tous les matins. C'était comme se frayer un chemin dans le même enfer, jour après jour. De quoi rendre fou n'importe qui, n'est-ce pas ?
Il fixa ses interlocuteurs tour à tour, à la recherche d'un soutien qui ne vint pas.
-Alors, quand je suis sorti, j'étais impatient de revoir ma famille. Vous pouvez sûrement imaginer mon chagrin et ma confusion quand j'ai appris que ma propre sœur avait essayé de mettre fin à ses jours d'une manière aussi violente. N'importe qui connaissant assez Melyna aurait su que ce ne pouvait être qu'une grossière mascarade.
Il y eut un silence. Mézélias hocha la tête avec une expression exagérément affligée, mais ses yeux vibraient de colère.
-Il se trouve que l'enquête exigée par mon père s'est soldée par un échec. La brigade a rangé les documents dans un placard avec un « Cas non élucidé » tamponné en rouge dessus. Ma sœur est clouée à un lit d'hôpital et tout ce que la justice a pu faire pour elle, c'est tamponner quelques documents ! Vous pensez bien que je ne peux pas laisser cette affaire s'arrêter là. Ce serait une insulte à sa mémoire. Je lui ai promis de comprendre ce qui lui était arrivé, même si elle ne pouvait pas m'entendre, bien sûr, la pauvre.
Il soupira longuement.
-A dire vrai, je suis un peu déçu de ne pas avoir rencontrer l'aide que j'espérais de la part de mes semblables sang-pur. Depuis que je suis arrivé, on me fait tourner en rond. Ce qui ne peut signifier qu'une seule chose, à mon humble avis : le coupable est un autre sang-pur. Mais vous trois, vous avez connu ma sœur, n'est-ce pas ? Je compte sur vous pour m'aider. Après tout, vous savez maintenant à quel point je peux me montrer persévérant.
Son visage affichait toujours une expression polie, mais une ombre menaçante creusait ses traits. Maintenant qu'Aidlinn l'examinait de plus près, sa ressemblance avec Melyna était glaçante ; elle avait l'impression que le fantôme de la jeune fille était revenu l'accuser. Et si Mézélias découvrait qu'elle connaissait le coupable, mais n'avait rien dit ? Valait-il mieux affronter Mézélias ou Lothaire ?
-Est-ce que vous avez fini par trouver la créature ? demanda Severus. Le Moremplis.
Mézélias lui adressa un regard réjoui, comme s'il avait espéré que quelqu'un poserait la question.
-Oh, oui. En quelque sorte. Je l'ai surpris une nuit en train d'achever Manoel, mais il s'est échappé. Il s'est évaporé dans la jungle comme ça.
Il claqua des doigts. Une flamme de folie s'alluma brièvement dans ses yeux et il eut un pouffement hystérique alors qu'il rentrait la tête dans les épaules et se plongeait dans ses souvenirs.
-J'ai pensé qu'il était temps de rentrer.
