Chapitre 63
Le vent sifflait à leurs oreilles. Devant eux, les cumulonimbus se fendirent. Tempête fut la première à sortir de la masse nuageuse. Depuis son dos, Astrid menait son groupe à une allure dantesque. Elle ne voulait pas perdre une seule seconde. Cela faisait maintenant des semaines qu'ils avaient quitté Beurk et ils en étaient toujours au point mort. Ils n'avaient pas réussi à obtenir une seule information digne de ce nom sur la localisation d'Harold. C'était tout juste s'ils avaient réussi à récupérer une indication par-ci par-là. La plupart du temps, il s'agissait au mieux d'une rumeur, au pire d'un simple regroupement de paroles disparates.
Une situation qui avait chaque jour plongé Astrid un peu plus dans le désarroi, mais aujourd'hui cela allait changer. Quelques jours plus tôt, ils avaient croisé la route d'un navire de la Coalition battant en retraite. L'île sur laquelle ils avaient été basés pour surveiller les manœuvres de Drago avait été reprise, les forçant à s'enfuir en toute hâte pour regagner Beurk. À cette pensée, Astrid eut une moue chagrinée. En discutant, ils avaient obtenu la localisation d'un éclaireur qui pourrait les renseigner, mais en même temps, le simple fait de les avoir rencontrés dans une telle situation démontrait que les plans de Drago avançaient. Une nouvelle bien loin de réchauffer les cœurs.
Astrid jeta un œil en arrière pour s'assurer qu'aucun de ses amis ne s'était perdu. Elle n'avait aucune inquiétude en ce qui concernait Alrik, Kirsten, Galen et Varek. En revanche, elle ne pouvait pas en dire autant de Rustik, Kognedur et Kranedur.
Heureusement ils étaient tous là.
Astrid poussa un soupir, un mélange de soulagement et d'exaspération. Ils étaient à peine sortis des nuages que déjà Rustik et les jumeaux se disputaient. Le sujet n'avait pas d'importance, c'était ainsi depuis leur départ. C'était à qui avait le dragon le plus rapide, le plus puissant et ainsi de suite. Les jumeaux ne cessaient de rappeler à Rustik qu'ils avaient eu le leur avant lui et à chaque fois celui-ci enrageait. Si au début Astrid avait été nostalgique et heureuse en les voyant se chamailler ainsi, elle en était venue à redouter ces moments. Varek tentait de jouer les médiateurs sans jamais véritablement obtenir un résultat concluant.
Astrid se félicitait malgré tout de les voir ici avec elle. C'était la preuve que le rêve d'Harold de voir vikings et dragons ensemble était possible même au sein de leur peuple d'origine. Varek avait été le premier à obtenir son dragon de la race des Gronk, parmi les plus petits, quatre mètres de long pour cinq mètres d'envergure et un poids de plus de deux tonnes. Il était assez lent, mais en contrepartie ses écailles étaient d'une plus grande résistance. Suivi des jumeaux avec un dragon de la race des Braguettaure, créature à deux têtes dont chacune avait sa propre volonté. Et finalement même Rustik sur lequel Astrid aurait difficilement misé une pièce avait réussi à se lier à un dragon de la race des Cauchemars Monstrueux, semblable en tout point si ce n'est pas la couleur et le tempérament à celui de Thorkell.
Tout cela était pour le moins surprenant quand on connaissait les traditions beurkienne.
— Je n'arrive vraiment pas à m'y habituer, déclara Alrik en se positionnant aux côtés d'Astrid.
Sortie de ses pensées par cette intervention, la jeune femme lui sourit. Elle n'était pas étonnée par ses propos, elle avait remarqué qu'Alrik n'appréciait guère ses amis d'enfance.
— Tu finiras par y arriver. Je préfère les voir ainsi, cela leur permet d'éviter de songer à tout ça, dit-elle en englobant du regard le paysage.
— Tu veux parler de la guerre ou de notre mission ?
— Les deux, la guerre, la mission. Il y a aussi la situation sur Beurk.
— Je comprends, mais j'espère qu'ils ont bien conscience de ce qu'il nous attend. Si nous perdons cette guerre, tout changera.
— Ne t'en fais pas, ils le savent. Leur manière d'agir n'est qu'une façade.
— J'imagine que c'est mieux ainsi, en plus Kirsten et Galen ont l'air de s'amuser, dit-il d'un ton plus gai qu'à l'accoutumée.
Astrid se tourna vers le reste du groupe pour découvrir qu'Alrik avait raison. Kirsten et Galen s'amusaient à s'insérer de temps à autre dans la conversation pour lancer une pique bien placée au grand dam de Varek. C'est deux-là faisaient la paire.
— Ça fait plaisir de les voir ainsi, cela faisait longtemps, se réjouit Astrid.
— Oui. Tu sais, tu pourrais aussi en profiter…
Astrid lui jeta un regard dur.
— Comme si je pouvais, tant qu'Harold ne sera pas avec nous, il n'y a aucune chance. Toi, va en profiter.
— Quand la guerre sera terminée, répondit Alrik avec un grognement.
Il se retint d'ajouter qu'elle le savait très bien, mais cela aurait été hypocrite et il le savait. Ils continuèrent d'avancer en silence, profitant simplement de la présence de l'autre avant d'aborder des sujets plus sombres.
— Tu penses qu'Almar va réussir ? demanda Astrid.
Lorsqu'ils avaient rencontré Almar, ils leur avaient dit qu'il resterait sur Beurk pour maintenir tout le monde dans les rangs et pour organiser leur retour. Il espérait pouvoir garder l'Alliance intacte tout en renforçant les positions d'Harold. Un travail des plus difficiles après la trahison de plusieurs chefs du Nord.
— C'est difficile à dire, en fait c'est même impossible, il y a trop de facteurs à prendre en compte, répondit Alrik avec une grimace. J'ai confiance en lui pour maintenir la cohésion de nos hommes, mais après tout dépendra d'Hagbard. Il doit désormais être de retour sur Beurk.
— Tout comme Stoïck… Mais Almar n'était pas seul, il y avait ce chef, Durandal. Il avait l'air sincère dans sa volonté d'aider.
— C'est vrai, il nous a bien rendu service. Grâce à lui on a pu se retrouver assez facilement avec tes amis et on est reparti avec tout le matériel qu'on voulait. Tout ce qu'on peut faire maintenant c'est leur faire confiance.
Astrid hocha la tête sans ajouter un mot. Alrik avait raison. Ce qui se passait sur Beurk était de toute manière hors de leur portée. Ils ne pouvaient qu'espéraient que leurs amis réussiraient. Elle ne pouvait imaginer un autre scénario. Une fois Harold sauvé, ils le ramèneraient sur Beurk et tout reviendrait à la normale. C'était ainsi que les choses devaient se passer, c'était ce qu'elle voulait. Ils gagneraient cette guerre et pour la suite… Astrid essaya de se l'imaginer sans y réellement y parvenir. Il y avait trop de questions.
Harold allait-il retrouver son poste ? S'unirait-elle avec lui devant les Dieux ou voudrait-il patienter un peu ? Allait-elle devoir se confronter à Élia comme elle lui avait promis ? Depuis leur affrontement, elle avait de plus en plus de mal à savoir si elle devait la considérer comme une rivale ou une amie, la frontière était devenue floue.
Pendant qu'elle songeait à tout ceci, Alrik n'avait cessé de la regarder. Par moment elle rougissait, à d'autre elle dodelinait de la tête tout en marmonnant des phrases incompréhensibles. Il se retint d'éclater de rire. Lui, le sombre guerrier de la Garde Noire, ne pouvait rester insensible face aux expressions embarrassées qui apparaissaient sur le visage de sa coéquipière. Il ne savait pas ce à quoi elle songeait, mais c'était de toute évidence loin de leur situation et de la guerre qui les entourait.
Cela dura un moment, jusqu'à tant qu'Astrid remarque les yeux moqueurs et le grand sourire présent sur le visage d'Alrik.
— Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai quelque chose sur le visage ?
— Rien, rien du tout, toussota Alrik en essayant de ne pas rire.
D'un signe de sa dragonnière, Tempête fit une embardée et heurta légèrement Sidney, le dragon d'Alrik. Il lui jeta un regard furibond et à son tour il encouragea son dragon à faire de même. Pendant plusieurs minutes, les deux dragonniers voltigèrent l'un autour de l'autre en essayant de se gêner dans un ballet digne des guerriers d'élite qu'ils étaient.
Quand les deux dragons s'éloignèrent lors d'une accalmie, des applaudissements retentirent. Les deux amis tournèrent la tête. Les jumeaux frappaient dans leurs mains, vociférant des encouragements comme s'il était agi d'une compétition sportive.
— Je mise tout sur le gars en noir ! s'exclama Kranedur.
— Tout le monde sait que c'est Astrid qui va gagner ! Vas-y Astrid ! répliqua Kognedur.
Astrid dut cligner des yeux plusieurs fois pour s'assurer que c'était la réalité.
— Mes Dieux… Pourquoi les ai-je emmenés ?
— Heureusement qu'une fois tout cela terminé je retournerai dans le Nord, je ne suis pas sûr que je pourrais les supporter toute ma vie, maugréa Alrik avant de demander à Sidney de reprendre leur route.
Astrid le regarda s'éloigner, songeant à ses paroles. Elle ne lui en voulait pas de ne pas apprécier les jumeaux, tous avaient des affinités différentes, on ne pouvait être amis avec tout le monde. Cela devait être d'autant plus dur pour Alrik qui était un Nordien avec des principes. Leur culture n'était pas celle du Sud, elle était plus formelle, plus stricte. Il était difficile pour Alrik de s'amuser en cette période. En réalité, s'amuser tout court était pour lui exceptionnel depuis la chute de Raina. Les quelques sourires qu'elle avait obtenus un peu plus tôt étaient déjà beaucoup. Il en serait ainsi jusqu'à la fin de cette guerre, jusqu'à ce qu'il ait pu se venger. Elle lui avait promis de l'aider, de rester à ses côtés, mais elle redoutait de plus en plus de le voir aller trop loin et de tout sacrifier pour sa vengeance.
— Allez Tempête, rattrapons-le, murmura Astrid.
Sa dragonne prit de la vitesse. Ils se positionnèrent côte à côte et continuèrent leur route.
Une heure plus tard, une île faisant un peu moins de dix kilomètres carrés apparut. Ils la survolèrent une première fois sans s'y poser. Elle était majoritairement recouverte de végétation sans aucune particularité naturelle distinctive. C'était très certainement leur destination, Astrid préféra cependant s'en assurer avant d'y mener son groupe.
— Varek, tu peux sortir la carte et me confirmer que c'est bien là qu'on doit se rendre.
À la demande d'Astrid, son ami farfouilla dans ses sacoches de selles. Il en sortit un parchemin qu'il déroula, le maintenant fermement des deux mains.
— D'après les informations des soldats qu'on a rencontrés l'autre jour c'est bien ici. En regardant attentivement, on peut même voir le fortin dont ils ont parlé.
Suivant les indications de Varek, Astrid se concentra sur l'île. Après un moment à chercher, elle trouva ce dont il parlait. Depuis un embarcadère composé d'un simple ponton où était amarré un navire, un chemin de terre menait à une zone un peu surélevée où on pouvait distinguer une palissade de bois entourant quelques baraquements. Comme l'avait dit Varek, il s'agissait d'un fortin. Au mieux il devait être possible d'y faire séjourner une dizaine homme.
— Ils ont dit si l'éclaireur utilisait un navire ou un dragon ? demanda Alrik, visiblement peu sûr de lui.
Maintenant qu'il le mentionnait, Astrid ne se souvenait pas d'avoir posé la question. Elle se tourna vers le reste de son groupe. Tous haussèrent les épaules dans un signe d'ignorance. Ils avaient complètement oublié de se renseigner à ce sujet.
— Dans ce cas, on n'a pas trop le choix, on se pose à l'écart et on va vérifier discrètement, déclara Astrid.
Elle s'apprêtait à demander à Tempête de plonger vers le sol quand elle fut interrompue par Rustik.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Ça sert à quoi d'y aller discrètement ? On a qu'à foncer avec les dragons. On verra bien de qui il s'agit.
— On pourra toujours tout cramer, intervint Kranedur.
— Je te reconnais bien là frérot, avec tout ce bois ça brillera de mille feux… T'as compris, tout brûler, mille feux… répliqua Kognedur.
Astrid entendit un grincement de dents sur sa droite. En tournant la tête, elle vit Alrik hésiter entre le désespoir et la décision radicale de faire tomber les jumeaux de leurs dragons. Pousser quelqu'un de son dragon était une méthode abrupte, mais simple pour tuer un dragonnier.
— On va faire comme j'ai dit, plus de discussions, on y va.
— Mais…
— Il n'y a pas de ''mais'' Rustik. Si ce sont des hommes de Drago, ils pourraient avoir des balistes ou d'autres trucs dans le genre. On ne prend pas de risques !
Ils n'ont pas assez combattu, ils n'ont pas vu assez de morts pour comprendre ce qu'il peut en coûter…
Sa réprimande faite, Astrid ordonna à Tempête de plonger vers une clairière se trouvant à l'écart du fortin. Le reste du groupe ne tarda pas à suivre et peu de temps après tous se posèrent au sol.
— On ferait mieux de laisser les dragons ici, proposa Varek. Ça sera plus discret et ils nous entendront si on crie.
— Varek a raison, laissons les dragons ici, répondit Alrik. On devrait aussi se séparer en deux groupes. L'un ira observer l'avant du fortin et l'autre passera par l'arrière, on ne sait jamais, mieux vaut être prudent.
Astrid hocha la tête.
— Très bien, alors…
— Rustik et les deux clowns vont venir avec moi, la coupa Alrik. On va s'occuper de l'arrière.
Sans plus attendre, il les poussa en avant et commença à se diriger vers le fortin. Astrid le regarda s'éloigner sans savoir comment réagir. Son regard et la manière qu'il avait eue de le dire ne la rassuraient pas. Elle était certaine qu'il avait une idée derrière la tête.
— Vous croyez qu'il va les tuer ? demanda Kirsten d'un ton amusé.
Varek écarquilla les yeux. Il n'avait pas compris que c'était ironique. Le problème, c'était qu'Astrid commençait à se demander s'il n'aurait pas été plus sage de le prendre au premier degré. Si on lui demandait de donner un pourcentage de survie de Rustik et des jumeaux, elle aurait misé sur du 90%, peut-être même seulement 80%. Tout dépendrait de leur attitude. Cette vague de pensée irrationnelle passée, Astrid se reprit. Elle ne voyait pas Alrik faire ce genre de chose, c'était plutôt évident, mais elle ne pouvait écarter l'hypothèse où il serait poussé à bout. Au-delà de cela, la question était de savoir pourquoi il avait réellement voulu les avoir avec lui…
— Rassure-toi Varek, il ne ferait jamais ça, enfin… qui n'a pas déjà eu envie de tuer l'un de ces trois-là ?
Astrid ne s'attarda pas plus longtemps sur cette question malgré les doutes qui subsistaient dans les yeux de Varek. Elle avait confiance en Alrik et ils n'avaient pas de temps à perdre sur des futilités.
Leur quatuor se mit en marche. Ils traversèrent la forêt en avançant d'un bon pas au son des pépiements des oiseaux. Sur leur passage des brindilles craquèrent tandis qu'ils écartaient les fougères d'une main, les yeux aux aguets. En voyant l'orée de la forêt se rapprocher, ils ralentirent le pas et finirent le chemin accroupi. Astrid avait repéré un rocher recouvert de mousse parfaitement positionné pour observer l'entrée du fortin sans être vu. Elle y conduisit son groupe. Caché derrière le rocher, il leur suffisait de se lever un peu ou de se pencher pour voir ce qu'il se passait plus avant.
Comme ils l'avaient vu depuis le ciel, le fortin possédait une palissade de bois. Maintenant qu'ils étaient plus près, ils se rendirent compte qu'elle était dans un piètre état. Certains poteaux étaient portés disparus. D'autres, dangereusement penchés, prêts à tomber au sol. Les portes étaient manquantes.
— Ce n'est clairement pas un lieu utilisé à plein temps, il n'y a aucun entretien, commenta Galen.
— Je confirme, ils se sont seulement arrêtés ici pour se reposer et faire le plein de provisions, commenta une cinquième voix.
— Je vois, ils chassent et…
Astrid s'arrêta en plein milieu de sa phrase, réalisant qu'elle ne reconnaissait pas la personne qui venait de parler. Immédiatement, elle se retourna son arme en main. Ses compagnons l'imitèrent une seconde plus tard pour constater qu'ils avaient réagi légèrement trop tard.
Un homme d'une trentaine d'années aux cheveux noirs et au visage buriné leur faisait face. Vêtu de vêtements sombres et fonctionnels, il tenait dans ses mains une arbalète dont le carreau était pointé vers Astrid. Son armure était faite d'un cuir souple, il avait une épée à la ceinture ainsi que plusieurs dagues. Il avait une allure de chasseur, mais pas celle du tueur d'animaux, plutôt le genre chasseur de prime traquant des hommes pour de l'argent.
S'ils agissaient de manière irréfléchie ou si l'inconnu venait seulement à trembler de la main, alors Astrid serait perdue.
— Qui êtes-vous ? demanda Astrid.
Elle tenait sa hache prête à en découdre tout en sachant qu'à cette distance il lui serait impossible d'éviter le trait.
Avec de la chance, je pourrais peut-être le dévier…
— Vous n'êtes pas vraiment en position de poser les questions. Dites-moi d'abord qui vous êtes, puis j'envisagerai de vous répondre.
Les membres du groupe regardèrent Astrid, attendant sa décision.
— On dirait que je ne me suis pas trompé en te prenant pour cible, c'est toi leur chef. Il faut dire que c'était plutôt évident, je vous observe depuis votre arrivée.
Depuis notre arrivée ? Je n'avais rien remarqué. Pourrait-il être aussi doué qu'Eldrid ?
— Pourquoi avoir attendu dans ce cas ?
— Je voulais voir si vous étiez avec eux, répondit l'inconnu en désignant de la tête le fortin.
— Vous n'êtes donc pas non plus l'un d'eux. Qui sont-ils ?
L'inconnu resta silencieux un moment. Jugeant certainement qu'il y avait peu de risque, il répondit.
— Des hommes de Drago, et vous ? Il est temps de répondre, dit-il d'un ton sous-entendant qu'il n'admettrait pas un refus.
— Des Nordiens, membres de la Garde Noire.
— Vous trois peut-être, mais pas lui, répliqua-t-il en désignant Varek.
Astrid vit dans le regard de l'inconnu le reflet de son intelligence. Il en savait clairement plus qu'on n'aurait pu le croire au premier abord.
Peut-être qu'il s'agit de l'éclaireur qu'on cherche.
S'il ne faisait pas partie du camp de Drago et qu'il connaissait la Garde Noire, c'était l'explication la plus probable. Elle baissa son arme et fit signe à ses amis de faire de même.
L'homme resta cependant sur ses positions. Il se montrait extrêmement prudent.
— Varek fait partie de la Coalition. Toi, de quel camp viens-tu, le Nord ou la Coalition ? demanda Astrid en passant au tutoiement.
Elle commençait à en avoir marre de ce petit jeu. Pour elle, il n'y avait que deux possibilités, soit il était ennemi soit il ne l'était pas. Une personne indifférente à cette guerre n'aurait eu aucune raison d'être seule sur cette île. Il aurait fallu être ermite et de toute évidence il ne l'était pas. S'il avait voulu les tuer, il l'aurait sûrement déjà fait, alors à quoi bon continuer à les menacer ainsi ? Elle comprenait sa méfiance, mais de tous ceux présents il était le seul avec une arme à distance. Il lui suffisait de reculer de quelques mètres, peu importe ce qu'il se passerait, il aurait toujours le temps de lever à nouveau son arme avant qu'ils n'aient pu faire un pas.
— Qui a dit que je devais choisir entre ces deux-là ?
— Tu as su distinguer les membres de la Garde Noire. Si tu ne fais pas partie des hommes de Drago, c'est la seule solution qu'il reste.
— Pas vraiment… éluda mystérieusement l'inconnu.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Répondez d'abord à ma question et j'envisagerai de discuter avec vous.
C'est déjà ce qu'on est en train de faire…
— C'est quoi la question ?
— Qu'êtes-vous venu faire ici ? La vraie raison, pas un mensonge sinon… vous n'avez pas envie de savoir.
Astrid sentit son corps se tendre et la colère la gagner, la forçant à la réprimer durement. Elle n'appréciait pas la menace, et surtout elle n'avait pas le temps pour ça. Elle devait aller sauver Harold. Si l'homme qui leur faisait face blessait l'un d'entre eux, ce serait une catastrophe pour la suite de leur mission.
— On cherche quelqu'un. On nous a dit qu'il se trouverait ici et qu'il pourrait nous donner des informations. Je ne peux pas en dire plus.
— Quatre membres de la Garde Noire et quatre membres de la Coalition… vu la situation… je comprends. Vous voulez des informations sur la localisation du Protecteur du Nord, c'est ça ?
Pendant un court instant, Astrid resta figée par la surprise. Il avait tout compris de la situation avec le peu qu'elle avait bien voulu donner. Cela venait de confirmer son hypothèse.
— Tu es l'éclaireur qu'on cherche, affirma Astrid.
L'inconnu baissa son arme et se présenta.
Il s'appelait Fylkir Ernason, un Nordien des plus prudents. C'était ainsi qu'il s'était lui-même décrit. S'il était encore vivant aujourd'hui c'était grâce à son extrême vigilance. Il ne restait jamais longtemps au même endroit ni n'avait mis les pieds sur l'un des territoires de l'Alliance depuis le début de la guerre. Il avait néanmoins réussi à se tenir informé grâce aux renseignements qu'il récupérait chez l'ennemi ainsi qu'aux navires qu'il croisait.
Astrid et son groupe avaient joué de chance en rencontrant les soldats qui battaient en retraite, si ce coup du sort ne s'était pas produit ils n'auraient jamais rencontré Fylkir. Deux jours de plus et ils auraient arpenté cette île en vain. Il avait prévu de partir sous peu récolter de nouvelles informations. Un hasard dont les conséquences étaient à même de changer le destin du groupe.
Sous l'impulsion de Fylkir, ils avaient fait chemin inverse et se trouvaient désormais dans la clairière aux côtés des dragons. Un endroit moins dangereux pour une discussion que l'arrière d'un rocher face à un fortin ennemi.
— Avant de commencer, il faut qu'on aille chercher nos amis, déclara Astrid.
— Ce n'est pas la peine, ils ne tarderont pas. Je travaille avec quelqu'un d'autre, il est parti les chercher.
— Quelqu'un d'autre ? demanda Astrid avec suspicion.
Les soldats n'avaient pas parlé d'une deuxième personne. Au contraire ils avaient seulement mentionné un seul éclaireur.
Est-ce qu'il pourrait s'agir d'un piège ? Je me serais trompé ?
Discrètement elle fit un signe de main que seuls les membres de la Garde Noire pouvaient comprendre. Un simple geste qui venait de donner l'ordre à Kirsten et Galen de ne pas baisser la garde. S'ils venaient à distinguer la moindre chose suspecte, ils prendraient immédiatement les mesures qui s'imposeraient.
— Vous n'avez rien à craindre, répondit Fylkir d'une voix calme.
Il semblait avoir compris le fond de la pensée d'Astrid. Il n'en était pas le moins du monde affecté, il faisait preuve d'une grande sérénité. Soit il n'avait rien à se reprocher soit il avait une confiance totale dans son compagnon et dans leur capacité à éliminer tout le groupe. Astrid avait néanmoins du mal à imaginer que deux personnes puissent tenter de s'en prendre à eux, surtout que Fylkir les avait reconnus comme des membres de la Garde Noire. À moins d'être complètement fou, il devait savoir que cela était impossible.
Le problème c'est que mon instinct me dit me méfier de lui, j'ai le sentiment que je n'apprécierai pas de devoir le combattre. C'est quelqu'un de dangereux…
— Si ça peut vous rassurer, je suis aussi un dragonnier, dit Fylkir, coupant court aux pensées d'Astrid.
— Vraiment ? Où est ton dragon ?
— Visiblement pas ici, répondit-il ironiquement. J'étais en repérage quand vous êtes arrivé, je suis venu à pied pour ne pas me faire repérer.
Il enchaîna avec quelques autres informations que seul un véritable Nordien aurait pu donner. Que ce soit des noms ou encore le fonctionnement et la description de certains lieux. Kirsten et Galen purent confirmer la véracité de ses dires, rassurant Astrid. Il semblait bel et bien être celui qu'il prétendait être.
— Alors comment vous appelez-vous et que vouliez-vous savoir exactement ? demanda-t-il.
Astrid présenta tour à tour ses amis, finissant par elle-même. Quand elle eut dit son nom, Fylkir fit une moue contrariée.
— C'est donc toi… Désolé de t'avoir visé avec mon arme, si j'avais su…
Astrid avait du mal à comprendre, l'aura menaçante Fylkir avait quasiment disparu. Il faisait toujours montre de prudence, mais en même temps il avait l'air de s'en vouloir pour son comportement.
— Tu sais qui je suis ?
— La future souveraine du Nord. À moins qu'il ne faille parler de Protectrice du Nord ? Je n'ai jamais été très doué avec toutes ces conneries de titres.
Encore une fois, Astrid fut complètement incapable de réagir. C'était comme si son cerveau s'était déconnecté, son esprit était resté bloqué sur le mot ''souveraine''. Ce n'était pas la première fois qu'elle entendait ce genre de chose. Galen et Kirsten en avaient déjà discuté, mais Astrid ne les avait pas pris au sérieux, elle avait plutôt vu cela comme une taquinerie de leur part. Almar avait fait un sous-entendu en affirmant son soutien envers elle et Harold, mais il n'avait jamais prononcé de tels mots.
Le fait d'entendre ces paroles de la bouche d'un inconnu venait de leur donner une consistance par trop réelle. Si un éclaireur ou peut-être aurait-il fallu parler d'espion, loin de toute l'agitation des clans avait eu vent de ce genre de chose alors il y avait fort à parier que cela s'était répandu au sein de chaque chaumière.
— Encore va-t-il falloir sauver le Protecteur… ajouta Fylkir après un moment. C'est pour cela que vous êtes venu, vous voulez savoir où il se trouve, je me trompe ?
Astrid chassa ses pensées précédentes, Fylkir avait raison, il fallait d'abord sauver Harold. Le reste pouvait attendre.
— Oui, tu sais quelque chose ? demanda-t-elle avec espoir.
— Pas vraiment.
— Et les soldats de Drago qui se trouve dans le fortin ? intervint Kirsten. Si on capture leur chef, on pourrait peut-être obtenir des informations.
— Pas ce genre-là. Je les ai observés, il s'agit d'une simple patrouille de reconnaissance. Pour Drago ils sont remplaçables, ils ne sauront rien. À mon avis sa flotte ne doit plus être très loin.
L'inquiétude gagna Astrid.
— Il se dirige par ici ?
— Vers Beurk à n'en pas douter. Je comptais aller vérifier avant d'envoyer un dragon messager. Ce n'est pas étonnant vu la situation.
— La situation ?
Fylkyr leur demanda depuis quand ils étaient partis et ce qu'ils savaient. Une fois le récit du groupe terminé, il reprit la parole.
— Je vois, il y a eu pas mal de changement depuis. Si mes informations sont bonnes, le chef Hagbard est reparti dans le Nord avec toute l'armée Nordienne moins les troupes commandées par le chef Almar. Il aurait désobéi et serait resté sur Beurk.
— Hagbard reparti dans le Nord, c'était le pire des scénarios, murmura Astrid. Almar est donc resté comme promis. Sais-tu ce qu'a décidé la Garde Noire ?
Fylkir secoua la tête, il n'en savait rien.
— En revanche, je peux vous dire que la Coalition semble avoir tenu. Le chef Stoïck serait en train de rassembler toutes les forces disponibles sur son île.
— Pour un dernier baroud d'honneur, réalisa Astrid. Sans l'armée du Nord, battre Drago est quasiment impossible.
— Ce sera difficile, dit Fylkir sans pour autant être aussi défaitiste qu'Astrid. J'ai d'autres informations, mais je vous préviens elles tiennent plus des rumeurs.
— Quelque chose qui pourrait changer l'issue de la guerre ?
— Qui sait ? Il semblerait que le chef Leif ainsi que ses hommes soient toujours en vie. Ils auraient été faits prisonniers après votre défaite.
— Sais-tu où ils se trouvent ?
— Malheureusement non.
De toute façon, libérer autant de monde en étant si peu est infaisable… mais… si on pouvait, cela nous aiderait.
— Il y a encore une chose, ajouta-t-il. Le Protecteur… il aurait accepté de se joindre à Drago.
Tous le regardèrent avec une forme d'incompréhension au fond du regard, ils n'étaient pas sûrs d'avoir bien compris.
— Harold aider Drago ? C'est impossible ! s'exclama Kirsten.
— Je suis d'accord, c'est n'importe quoi ! renchérit Galen.
Varek n'avait pas l'air de savoir quoi dire.
Astrid garda son calme, tout du moins en apparence. À l'intérieur elle était paniquée. Était-elle en train de risquer sa vie pour rien ? Les paroles de Fylkir semblaient irréelles, elles ne pouvaient pas les accepter, en même temps elle se demandait si Harold aurait pu agir ainsi. Il ne manquait jamais de courage, toujours il faisait face au danger, cependant si tout était réellement perdu elle ne pouvait exclure totalement la possibilité. Pour protéger les siens, elle le savait prêt à tout.
— Tu es sûr de ce que tu dis ?
— Ce sont des rumeurs, je ne peux rien confirmer. Il pourrait très bien s'agir d'une ruse de Drago ou de propos déformés. Pour le reste mes informations sont trop disparates, je peux néanmoins vous donner une dernière chose. Je ne sais peut-être pas où est le Protecteur, mais je peux restreindre votre zone de recherche. Vous avez une carte ?
Astrid fit signe à Varek, lequel sortit la carte, la déroula et l'amena devant Fylkir. Il leur donna diverses informations sur les îles de la zone ainsi que sur les positions de Drago qu'il avait repéré. Par élimination, il enleva toutes celles qui n'accueilleraient jamais un prisonnier de la valeur d'Harold ou même Drago lui-même, ne laissant que peu de candidates.
— Merci, grâce à toi nos chances de sauver Harold sont bien meilleures.
Astrid venait de finir de le remercier quand des pas se firent entendre. En tournant la tête, elle vit sortir de la forêt le groupe d'Alrik. Ils étaient accompagnés d'un homme habillé de manière légèrement similaire à Fylkir si ce n'est qu'en plus il portait une cape sombre dont la capuche venait cacher ses traits. Une fois qu'il fut plus près, Astrid se ravisa. La silhouette ressemblait à celle d'une femme.
Alrik avait la main sur son épée, ses traits dénotaient la méfiance. Quand il vit Astrid discuter calmement avec Fylkir, il se détendit. En revanche, Rustik et les jumeaux avaient le regard fuyant, ils se montraient extrêmement calmes, bien plus qu'à leur habitude.
Arrivé à leur niveau, Alrik s'adressa à Astrid.
— Tout va bien ?
— On a trouvé ce qu'on cherchait, et vous ?
— On a… un peu discuté, répondit Alrik avec une hésitation, comme s'il cherchait la bonne formulation pour décrire ce qu'ils avaient fait.
Astrid se tourna vers l'inconnue avec l'intention de l'interroger sur son identité, mais Fylkir intervint avant.
— Maintenant que votre groupe est au complet, je pense qu'il va être temps de faire nos adieux. Il pourrait être dangereux de rester ici plus longtemps avec des hommes de Drago dans le coin. On a tous du travail à faire.
Sans laisser le temps à quiconque de le contredire, il salua tout le monde, leur souhaita bon courage puis entraîna son compagnon avec lui vers la forêt où leurs silhouettes finirent par disparaître.
— Vous pensez qu'on les reverra ? demanda Varek.
— Quand tout sera fini… peut-être… répondit Astrid. En tout cas, ce n'étaient pas de simples éclaireurs.
— Je suis d'accord, confirma Alrik. Je sais qu'au début de la guerre Harold avait envoyé des espions, peut-être en font-ils partie.
Une interrogation dont ils n'auraient pas la réponse aujourd'hui. Au moins avaient-ils obtenu une piste, rien que cela était une petite victoire en soi.
— Elle t'a dit comment elle s'appelait ? demanda Astrid avec curiosité.
— Non, tout ce que j'ai vu c'est une tresse de longs cheveux noirs. J'ai essayé de me souvenir, mais je ne crois pas avoir déjà entendu sa voix. En fait, je ne suis même pas sûr qu'elle soit une Nordienne.
— Peut-être qu'il l'a rencontré pendant sa mission.
— C'est possible. On leur demandera si on les revoit.
Ils laissèrent cela de côté et commencèrent à avancer vers leurs dragons.
— Il faut que je te raconte ce qu'on a appris, mais avant ça, qu'as-tu fait à Rustik et aux jumeaux pour qu'ils soient aussi calmes ? demanda Astrid.
— Une mise au point, rien de bien méchant.
— Une mise au point ?
— On a juste discuté un peu.
— Discuté, vraiment ? demanda-t-elle sans y croire.
— Discuté, répondit Alrik avec un sourire entendu.
Il n'en dirait pas plus. Si Astrid voulait obtenir une réponse, il lui faudrait demander directement aux trois intéressés, mais cela pouvait attendre.
Ils avaient encore fort à faire.
