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Chapitre 64

Les gens ont dans la tête une certaine idée de ce que le monde va être. De ce qu'ils vont devenir dans ce monde. Le monde peut être toutes sortes de choses différentes pour eux mais il y a un monde qui n'existera jamais et c'est le monde auquel ils rêvent.

Cormac McCarthy, Des villes dans la plaine

C'était le dernier lundi de l'année 1978 et les toits londoniens scintillaient de givre. Le vent froid s'insinuait partout, jusque dans le cou découvert de Rodolphus ; il rentra le menton dans le col de son manteau pour se soustraire à sa morsure. Le Chemin de Traverse était peu fréquentée à cette heure matinale ; les volets des maisons s'ouvraient petit à petit au-dessus des échoppes, les cheminées se mettaient à souffler leur brume vers les nuages.

Il était à peine neuf heures quand Rodolphus passa le pas de la libraire Fleury et Bott. Il était sûr d'être le seul client au bonjour affairé que lui lança le libraire et il se réfugia à l'étage parmi les livres. L'endroit était envahi d'un calme assourdissant. Il n'y avait que l'immobilité des livres, le parfum rassurant du parchemin neuf, le silence feutré de la moquette à ses pieds.

Rodolphus parcourut les rayons de géographie, d'Histoire, de sorcellerie, d'herbologie, d'astronomie ; ses doigts effleuraient avec délicatesse les couvertures rutilantes des ouvrages qui s'entassaient sur les étagères. Il ne savait pas ce qu'il cherchait exactement ; il ne savait même pas pourquoi il avait eu ce besoin impérieux de se rendre dans une librairie en se levant.

Peut-être, bien sûr, que cela avait tout à voir avec Bellatrix Black.

Bellatrix Lestrange, se corrigea-t-il mentalement.

Il devait s'entraîner, s'habituer à associer son propre patronyme au prénom tranchant de la fille Black. Dans une semaine, cette créature indomptée serait sa femme ; il ne verrait plus que ses yeux de charbon encadrés par sa chevelure envahissante, n'entendrait plus que son rire dément ; il ne se sentait absolument pas près.

Ce fut alors qu'il la vit.

Elle avait le visage rêveur tourné vers les romans inaccessibles, sa main se tendait vainement pour les attraper – elle était trop petite. Elle avait toujours ses boucles auburn qui lui tombaient sur les épaules, son grain de beauté en dessous de l'œil. Pendant un instant, Rodolphus se sentit ramené à Poudlard, dans la grande librairie de l'école, et il demeura pétrifié sur place.

Maria Stebbins se tourna vers lui et parut aussi surprise :

-Rodolphus ! Qu'est-ce que tu fais là ?

Il lui dit qu'il était venu acheter un livre en haussant les épaules. Elle lui demanda ce qu'il cherchait et il répondit qu'il ne savait pas ; c'était vrai, il ne savait pas ce qu'il aurait pu trouver de mieux qu'elle ici.

Il se retrouva à l'inviter à prendre un café sur une terrasse du Chemin de Traverse. Ils étaient les seuls clients ; Rodolphus craignait que quelqu'un les surprît ensemble, mais il ne pouvait pas partir. Ils parlèrent de Poudlard, de ce qui leur manquait, de ce qu'ils faisaient désormais.

-J'écris des articles pour Sorcière Hebdo, dans la rubrique Actualités, l'informa Maria. Pour l'instant, c'est seulement de temps en temps. Le reste du temps, je suis barmaid à l'Hysteria.

Rodolphus essaya de ne pas réagir, il essaya vraiment. Cependant, la vision de Maria en train de servir à boire à la clientèle dévergondée et mal éduquée de cette boîte de nuit le dégoûta et il ne put retenir un retroussement des lèvres désapprobateur.

-On n'est pas tous nés avec une cuillère dans la bouche, siffla-t-elle amèrement. Je fais ce que je peux.

Maria Stebbins avait de l'ambition, Rodolphus le comprenait à présent. Il avait mis du temps à s'en apercevoir, s'était souvent demandé ce qu'elle faisait à Serpentard et l'avait méprisée pour son apparente frivolité, pour son sang impur, pour ses manières audacieuses. Aujourd'hui il voyait la défiance qui enflammait ses prunelles.

-Je suis sûr que tu t'en sortiras, dit-il.

Il le pensait vraiment ; elle sembla s'adoucir.

-Et toi, alors ?

-J'ai repris la direction d'une des entreprises de mon père. La Chaudronnerie.

C'était une des dernières acquisitions de la famille Lestrange et il avait comme tâche de la faire prospérer. Une affaire plus difficile que prévue, l'entreprise avait depuis longtemps une réputation de qualité médiocre et n'attirait que les potionnistes amateurs en quête d'un premier chaudron. Il était censé changer cela, mais il ne savait pas encore tout à fait comment.

-J'ai entendu que tu allais te marier, reprit Maria plus bas. C'est Kenneth Adamson qui me l'a dit. Il fréquente encore Mulciber.

-C'est vrai.

Elle avait semblé attendre sa confirmation, comme si elle n'y croyait pas, et protesta :

-Mais tu n'as que vingt ans !

-Les choses se font ainsi dans ma famille.

Il aurait pu lui expliquer que c'était davantage une promesse d'union que l'établissement d'un foyer, qu'il ne serait pas obligé de vivre tout de suite avec Bellatrix, mais il était fatigué de se justifier ; il n'avait plus la force de défendre quelque chose qu'il n'approuvait pas lui-même. Si on avait donné le choix à Rodolphus, il ne se serait pas marié avec Bellatrix, ni avec personne d'autre. Il serait resté avec son frère, dans la demeure de leurs parents, à passer des soirées paisibles au coin du feu à jouer à des jeux de société, il serait retourné faire de la barque avec son frère sur leur étang, il aurait même appris à jouer au Quidditch pour faire plaisir à Rabastan.

Maria n'osa rien ajouter et Rodolphus lui en fut reconnaissant.

-Tu vois encore Aidlinn ? demanda doucement Maria.

Aidlinn avait toujours été leur point de discussion commun, leur liaison à Poudlard. Ils étaient tous les deux des camarades d'Aidlinn, rien de plus ; tout avait commencé comme cela.

-Bien sûr. Pas toi ?

-Non. Sylvia m'avait prévenue que ça arriverait, nous ne sommes pas vraiment du même monde. Je voulais simplement savoir si elle allait bien.

Rodolphus pensa au silence gêné d'Aidlinn quand il lui avait demandé pourquoi elle n'habitait plus avec son père ; il avait compris ce jour-là qu'il s'était passé quelque chose chez les Rowle, quelque chose qui ne le concernait pas. Quand il apercevait la face fatiguée de Gordon Rowle, il ne pouvait s'empêcher de se demander ce que c'était. Toutefois, il ne demanderait jamais ; les amis fidèles ne forçaient pas leurs proches à révéler leurs secrets, ils leur permettaient de vivre plus facilement avec.

-Elle va bien, je pense. Tu devrais lui rendre visite, ça lui ferait plaisir. Elle travaille au ministère. Au service administratif du Magenmagot.

-Rien que ça. J'imagine que c'est son père qui lui a eu le poste, marmonna Maria en rougissant. C'est bien pour elle.

-Je ne crois pas. Plutôt son oncle.

Il fit un clin d'œil à Maria, il comprenait la jalousie qu'elle devait éprouver envers les gens mieux nés qu'elle. Elle lui sourit timidement.

Ils finirent leur café et Rodolphus l'accompagna un peu dans la rue. Il appréciait son parfum fleuri et léger, son charme lumineux ; il se rendit compte qu'il aurait pu se promener à ses côtés dans la rue tous les jours.

-Je vais par-là, dit Maria en s'arrêtant au croisement suivant. Je loue une petite chambre quelques rues plus loin.

-Dans ce cas, je te souhaite une bonne journée. Je dois aller à la banque.

Les mots rappèrent douloureusement la gorge de Rodolphus.

-Peut-être qu'on pourrait se revoir, insista Maria.

Elle le fixait de ses grands yeux noisette et il déglutit. Il fut tenté de lui dire que c'était une mauvaise idée, qu'il ne pouvait pas, que Bellatrix serait furieuse et que Merlin seul savait ce qu'elle pourrait lui faire si elle l'apprenait ; mais le temps était morne et humide, les pavés étaient crasseux, la laideur et l'inconfort les entourait. Maria était bien le seul soleil ce jour-là.

-D'accord, acquiesça-t-il.

Il sut qu'il avait eu raison quand il la vit sourire.


Voilà trois nouveaux chapitres ! Désolée pour l'attente un peu plus longue que ce qui était prévu, j'espère que ça vous aura plu tout de même.

Un énorme merci à LeleMichaelson, jane9699, RhumFramboise, pupperfect, Baccarat V, feufollet, FelicityCarrow et MarlyMckinnon pour leurs encouragements qui m'ont donné la force de continuer ! Bon cette fois, les prochains chapitres arriveront très certainement la semaine prochaine, puisqu'ils sont presque prêts.