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Chapitre 65
Meurt-on d'aimer ? On peut le croire,
Tant c'est une mortelle histoire !
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- Pourtant il me reste toujours
La grâce, au loin, de tes contours.
— Et la douleur dont tu m'enivres,
Dont je crois que je vais mourir,
Est peut-être, ô prudent désir !
Le seul secret qui me fait vivre…
Anna de Noailles, Poème de l'amour
Il faisait un temps magnifique pour le mariage de Rodolphus Lestrange et de Bellatrix Black. Les deux riches familles avaient voulu une cérémonie qui marquerait les esprits et les abords du château des Lestrange avaient été soigneusement embellis pour l'occasion. L'endroit se situait en pleine campagne, au milieu des champs cultivés ; de hauts feuillus se pressaient de chaque côté du bâtiment principal mais ses deux façades étaient égayées par des jardins fleurissant été comme hiver. Il n'y avait aucune clôture autre qu'une petite haie pour délimiter les quelques hectares de la propriété ; les Lestrange, contrairement à certains de leurs semblables, ne semblaient pas craindre le monde extérieur.
Aidlinn cligna des yeux face au soleil d'hiver, il paraissait lointain et froid malgré le temps dégagé. A côté d'elle, Isaac se redressait déjà à la vue du château :
-Il faut que j'aille tout de suite saluer Rodolphus, il doit avoir besoin d'un peu de soutien. On se retrouve plus tard.
Ils étaient à l'avant de la propriété, à côté d'une grande statue de cerf ; l'animal plongeait son regard de pierre en direction de la limite du domaine, à la manière d'un esprit protecteur. Aidlinn laissa son frère emprunter l'escalier pour pénétrer dans la demeure, aussi à l'aise que s'il avait été propriétaire des lieux. Elle-même était déjà familière avec les environs ; les Lestrange avaient déjà invité les Rowle à de nombreuses reprises car, s'ils possédaient une belle fortune, ils n'étaient pas aussi farouches et hautains que les Rosier et s'appliquaient à entretenir de bonnes relations avec leurs semblables.
La jeune fille fit le tour en passant par le parc. Aussitôt, elle se retrouva au milieu des festivités, bien différentes du calme paisible qui régnait de l'autre côté du château. Une immense tente était dressée au centre d'une étendue herbeuse encadrée des jardins. Elle était chauffée par des boules de feu magiques qui brûlaient dans de grands globes de verre et protégée du vent par les pans abaissés sur trois côtés. Il y avait de la musique, des guirlandes brillantes et des fées qui voletaient près du plafond de toile. Des serveurs en uniforme passaient avec des plateaux d'argent et offraient verres de vins et verrines. La plupart des convives s'abritaient du froid sous le chapiteau, mais quelques réfractaires s'entêtaient à parcourir les jardins décorés de fleurs exotiques.
-Malgré les enchantements, ces fleurs seront mortes ce soir, diagnostiquait sombrement une sorcière à sa voisine. Pénélope voulait simplement nous en mettre plein la vue.
Il y avait une personne qu'elle souhaitait éviter par-dessus tout. Elle avait pensé pouvoir y arriver, comptant sur la centaine de convives, mais lorsqu'elle vit ce visage familier dépasser de la mer de physionomies, son cœur se serra douloureusement, inconscient du temps qui avait passé. Evan Rosier se tenait parmi un groupe de jeunes sorciers, un verre de vin blanc à la main. Elle fit demi-tour, fuyant une éventuelle confrontation, comme elle le faisait depuis deux ans.
Elle vit au loin Mulciber débattre joyeusement avec Ettie Bulstrode - les deux semblaient s'être rapprochés après Poudlard, unis face au dédain à peine voilé que leur montraient les sang-pur les plus aisés. En fait, Aidlinn était certaine de déceler une certaine admiration dans les yeux de l'un et de l'autre quand ils se rencontraient, si bien qu'elle décidât de les laisser ensemble.
Thorfinn vint lui tenir compagnie un moment et elle lui en fut reconnaissante, bien qu'elle n'appréciât d'ordinaire que peu son cousin. Ce moment lui en rappela un autre, bien lointain, où il était venu interrompre son échange avec un certain jeune homme, à la cérémonie de majorité de son frère.
Cette fois-là, personne ne fit fuir Thorfinn et il lui fit la conversation si longtemps qu'elle dut se retenir de bâiller.
-Ça fait longtemps que tu n'es pas venue à la maison, remarqua-t-il. Ton père vient toujours seul.
-Tu sais bien qu'on ne se parle plus beaucoup, répéta patiemment Aidlinn.
Les Rowle et les Nott étaient bien au courant d'un conflit familial, même s'ils ne devaient jamais en connaître la raison. Tout le monde supposait que c'était la vision intransigeante de Gordon qui avait effrayé ses enfants et ces derniers les laissaient le croire.
-Si c'est à cause d'un mariage, commença Thorfinn.
-Je ne souhaite pas en parler, Thorfinn.
Malgré elle, elle chercha la silhouette de son père sous le chapiteau. Cela avait beau faire plus d'un an qu'elle ne vivait plus avec lui, il lui arrivait de le guetter du regard dans les foules lorsque les sorciers qui l'entouraient devenaient trop impressionnants. Il n'était évidemment pas là ; il n'aurait pas voulu gâcher la journée de Rodolphus en faisant fuir Isaac. Si Aidlinn avait accepté quelques dîners en compagnie de son père, son frère avait catégoriquement refusé toute interaction et déclaré qu'il ne changerait jamais d'avis - les yeux gris de Gordon s'étaient éteints ce jour-là.
-Quand on pense que si Rodolphus était né un peu plus tôt, il aurait pu finir avec Narcissa, remarqua Thorfinn avec une moue ironique. Le destin tient parfois à peu de choses.
Il désigna du menton le jeune couple Malefoy, qui attirait tous les regards. Leurs chevelures blondes avaient le même éclat glacial et ils se tenaient aussi droits et arrogants l'un que l'autre en saluant leurs hôtes.
-Lucius fait le fier, mais il rigolait moins à la réunion, l'autre soir, reprit Thorfinn d'un ton plus bas. Le Maître est furieux qu'il n'avance pas assez vite. Lucius peine à gagner le soutien des magistrats, même s'il ne l'avouera pour rien au monde.
-Et qu'a fait le Seigneur des Ténèbres ? demanda Aidlinn à mi-voix. Est-ce qu'il l'a puni ?
Dès que l'occasion se présentait, elle essayait de connaître les tenants et aboutissants de ces réunions de mangemorts dont elle était exclue. C'était le seul moyen pour elle de se faire une idée de ce que ses amis subissaient. Son cousin posa sur elle un regard grave :
-Il n'a rien fait du tout. Et crois-moi, c'est bien pire.
Plus tard, elle retrouva Andrew, seul à l'écart de la foule, qui observait une fée perchée sur son doigt. La petite créature oscillait au gré des infimes mouvements de la main du jeune homme, de la poussière étincelante tombait de ses minuscules ailes. Andrew offrit un sourire embrouillé à Aidlinn en vidant son verre de vin :
-Aidlinn ! Quelle charmante apparition. As-tu aperçu mes chères sœurs ? Nous devrions aller leur dire bonjour, mes parents n'ont pas voulu qu'elles restent après le vin d'honneur.
Il chassa la fée et prit son bras contre le sien, l'emmenant vers le centre du chapiteau. Il dégageait une forte odeur de vin, qui contrastait avec sa tenue soignée.
-Il y a tellement de monde. Rodolphus devient quelqu'un d'important. Enfin qui en doutait ? C'était écrit.
-Toi aussi, tu es important, Andrew, lui rappela Aidlinn.
-Oh si seulement ! Je ne suis qu'un humble serviteur du Maître et pourtant je n'échangerai ma place avec Rodolphus pour rien au monde.
Aidlinn se demanda ce que devait éprouver Rodolphus en cet instant, alors qu'il attendait le début de cérémonie cloîtré dans sa chambre. Bellatrix Black avait beau avoir acquis un certain prestige auprès du Seigneur des Ténèbres, elle était crainte et évitée – il se murmurait qu'elle n'avait pas toute sa tête.
-Comment se sent-il, à ton avis ?
-Pas très bien, avoua Andrew. A vrai dire, il ne veut jamais en parler – pas à moi en tout cas. Il pense que je ne peux pas comprendre. C'est une épreuve qu'il a choisi d'affronter seul.
-Peut-être que ce ne sera pas si terrible, tenta Aidlinn sans conviction.
Cependant, elle pensait à la pétillante Maria qui, à une autre époque, avait retenu un peu de l'attention fuyante de Rodolphus et elle ne pouvait en rien la comparer avec la tumultueuse Bellatrix.
-Nous verrons, acquiesça Andrew.
A son ton, il était évident qu'il en doutait fortement. Néanmoins, il n'y avait rien à dire, Rodolphus et Bellatrix allaient se marier et c'était ainsi. Ils trouvèrent finalement Patience Wilkes en grande conversation avec un jeune homme fort élégant. Andrew proposa de les rejoindre ; un poids tomba dans l'estomac d'Aidlinn, qui se déroba :
-On ne devrait pas les interrompre, je passerai la voir plus tard.
Son ami parut désorienté, mais déjà sa sœur les hélait et le jeune homme, qui n'était autre qu'Evan Rosier, se tournait vers eux à son tour. Aidlinn aurait été incapable de scruter l'expression d'Evan, tant elle se sentait mal à l'idée de l'approcher, mais elle se laissa conduire par Andrew jusqu'à Patience Wilkes, qui la complimenta sur sa toilette. Ils se saluèrent maladroitement - Aidlinn s'étonna de ne pas bafouiller en rencontrant les prunelles sombres de Rosier. Les trois jeunes gens se mirent à discuter, tandis qu'Aidlinn laissait son regard errer au-delà de leur groupe, une vaine tentative pour sécher ses paumes moites, ralentir son cœur, atténuer sa nausée. Elle aurait souhaité devenir invisible, mais c'était sans compter sur Patience qui se tourna vers elle avec intérêt :
-Tu travailles toujours au Département de la justice magique ? Comme ça a l'air intéressant ! Je voudrais tellement obtenir un stage de pré-embauche au service administratif du Magenmagot, moi aussi ! Il paraît que c'est la manière la plus simple de devenir magistrat plus tard, sous réserve d'avoir le diplôme adéquat, bien entendu.
Aidlinn sentit avec gêne les yeux de Rosier et de Wilkes se poser sur elle, l'incitant à répondre.
-Je pourrais toujours essayer de glisser un mot à mes supérieurs, voir s'ils ont un poste de stagiaire pour toi.
-Ce serait merveilleux !
-Si tu le souhaites, je pourrai en parler à Elijah Burgess, c'est un bon ami de la famille et il fait partie du tribunal. Il pourrait t'avoir une place, ajouta Rosier.
Aidlinn ne put s'empêcher de serrer les dents avec un certain agacement. Après tout ce temps, il n'avait pas manqué l'occasion de montrer sa supériorité. Comme si cela avait été nécessaire.
-C'est trop généreux de votre part à tous les deux, les remercia Andrew. Ma petite sœur devrait surtout apprendre à se débrouiller toute seule.
-Mais Andrew ! Tu sais comme il est difficile d'obtenir un poste là-bas…
-Je suis certaine qu'Evan parviendra à t'avoir la place que tu convoites, finit par dire Aidlinn avec un ton plus tranchant qu'elle ne l'aurait voulu. Il a toujours été doué pour le relationnel.
Elle ignora le regard lourd de Rosier sur elle et s'excusa. Elle n'avait pas fait plus de quelques pas quand une musique retentit. Les convives se tournèrent d'une seule traite vers le petit orchestre qui s'était installé à côté d'une estrade, placée au bout d'un tapis blanc qu'on venait de dérouler sur l'herbe. Rodolphus apparut, en compagnie de son père Dorélius, de sa mère Pénélope et de son frère Rabastan. Il avait l'air très solennel et grave : si personne n'aurait pu affirmer qu'il semblait le plus heureux des hommes, personne n'aurait pu non plus nier la détermination qui émanait de sa personne.
La foule se rassembla d'elle-même près de l'estrade en chuchotant. Aidlinn vit Walburga Black se pencher à l'oreille de sa belle-sœur Druella ; elle se rappela avec amertume ce qu'avait affirmé son père à propos de sa mère : elle était dépressive, tout le monde était au courant ; elle était devenue la risée de Walburga Black et de ses partisantes. Et si des personnes comme Walburga avaient poussé sa mère à partir ? Contrairement aux apparences, Aidlinn n'avait pas totalement tourné la page, une part d'elle ne pouvait s'empêcher de ressasser son drame familial – elle avait maintenant ses propres démons.
-Bellatrix arrive, chuchota Isaac en se faufilant à sa hauteur. Il paraît qu'elle a fait une scène horrible tout à l'heure - une histoire d'ourlet je crois.
En effet, la mariée se montra, vêtue d'une longue robe blanche dont la traîne la suivait comme un serpent. S'il était difficile de la qualifier de belle en raison de la cruauté qui s'attachait à ses traits, elle était en tout cas très impressionnante. Elle s'avança d'un pas très digne jusqu'à Rodolphus, qui l'avait suivie des yeux sans bouger. Les deux promis échangèrent un long regard dont ils étaient les seuls à comprendre la signification, puis Abraxas Malefoy s'avança pour les marier. Les serments furent rapides, le baiser expéditif.
-Ils forment quand même un assez joli couple, commenta Isaac au milieu des applaudissements.
Il avait raison. Rodolphus et Bellatrix Lestrange ressemblaient à deux grands oiseaux de malheur ; même en plein soleil, ils étaient très intimidants. Tout le monde se pressa pour les féliciter. Quand ce fut le tour d'Aidlinn, elle eut à peine le temps de faire plus qu'un sourire à Rodolphus, qui chercha pourtant ses yeux avec insistance et elle fut navrée de devoir le laisser au bras de Bellatrix.
Les Lestrange n'avaient pas regardé la dépense ; tous ceux qui étaient invités au vin d'honneur furent conviés au repas et bientôt on vit elfes de maison et serveurs s'activer de concert pour diriger les invités dans le château.
Deux salles avaient été réquisitionnées et aménagées pour l'occasion ; la principale était évidemment la salle de réception originale, la plus vaste et la plus majestueuse, qui accueillait les Lestrange, leur famille proche et les membres de la société les plus influents sous la surveillance de leurs vieux portraits de famille ; dans un salon attenant avaient été ajoutées d'autres tables pour les amis de la famille ainsi que les enfants et les portes avaient été largement ouvertes afin que tous pussent avoir une vue sur le couple marié.
Aidlinn, Isaac, Mulciber, Andrew et Severus Rogue, qui était arrivé en retard, furent placés dans l'une des tables du salon, ayant tous en commun la caractéristique de ne pas avoir de figure parentale présente à la réception.
-Evan a été bien placé, lui, remarqua Isaac avec dépit. On nous a relégué avec les marmots, les fous et les célibataires.
Il montra d'un doigt dédaigneux les tables où parlaient avec enthousiasme les plus jeunes rejetons sang-pur qui n'avaient pas trouvé de place auprès de leurs parents, ainsi que certains mangemorts les moins appréciés de la bonne société.
-Bien placé, peut-être, mais nous sommes bien mieux entre nous, remarqua Wilkes. Je ne sais pas vous, mais j'aurais détesté être assis à côté de Xerina Rosier, Walburga ou le vieux Malefoy, à devoir dire amen à chacune de leurs paroles.
-Les Bulstrode n'ont pas eu de place dans la salle à manger non plus, remarqua Mulciber. Ils sont avec mon oncle.
-C'est déjà beau qu'ils aient été invités, marmonna Isaac, s'attirant un regard noir de son ami.
L'oncle de Mulciber, le seul autre mangemort de sa famille, sirotait son verre de vin sans manifester aucun signe d'intérêt pour ses voisins de table. Théomantine, la grande-sœur d'Ettie, ne cessait de jeter des regards courroucés à ses vêtements simples et ses manières rustres.
-Mieux vaut ça que d'être placé à la table de Macnair, Dolohov et Selwyn, observa Rogue.
-Ils n'ont été placés dans la salle à manger que parce que tout le monde les craint, approuva Isaac. Macnair n'aurait pas hésité à faire un scandale dans le cas contraire.
-La mère de Rodolphus s'est quand même bien débrouillée en ajoutant les Carrow à leur table ; elle a littéralement créé une zone à risque, plaisanta Wilkes.
Amycus et Alecto Carrow avaient la mine aussi sombre l'un que l'autre alors qu'ils étaient obligés d'écouter Walden Macnair. Le frère et la sœur Carrow se ressemblaient fortement, arborant deux silhouettes trapues, des visages rougeauds aux traits de travers et des regards obliques qui incitaient à la méfiance. Macnair dut dire quelque chose de drôle car Amycus s'esclaffa soudainement, sortant de son apathie.
-On dirait que Macnair vient de raconter son dernier meurtre à Amycus, grinça Andrew.
-Ça m'étonnerait, il n'y a qu'un bon Doloris pour le faire sourire comme ça, objecta malicieusement Isaac.
-Lothaire a l'air de s'ennuyer, remarqua Aidlinn.
-Je n'ai jamais compris ce qu'il faisait avec Macnair et les Carrow, approuva Andrew. Mais il faut dire qu'il a lui aussi un sens de l'humour assez particulier.
Aidlinn ne pouvait qu'être d'accord avec lui en repensant à l'étrange mangemort.
-Et Dolohov ? Qu'est-ce qu'il fait avec eux ? demanda Aidlinn.
Antonin Dolohov paraissait grand et mince, avec des cheveux d'un noir de jais et des yeux de même couleur. Il y avait un certain raffinement dans ses manières, qui détonnait lorsqu'on le comparait à la brutalité avide de Macnair ou la méchanceté grossière des Carrow.
-C'est un solitaire, dit Andrew. Mais un solitaire qui s'entend bien avec Lothaire.
-Ce qui équivaut à être dérangé, non ? conclut Rogue, faisant rire ses camarades.
-Il a étudié à Durmstrang avec Karkaroff, il y a quelques années, expliqua Isaac. Il paraît que c'est un descendant de la noblesse russe.
La pièce montée arriva après trois heures de réjouissances passées à déguster des plats exquis préparés par un grand chef français. Entre les services, les invités pouvaient assister aux spectacles des humoristes engagés pour l'occasion et admirer les artistes venus de toute l'Europe qui passaient entre les salles. Certains convives étaient déjà bien éméchés ; il y eut de nombreux discours plus ou moins aboutis, dont trois tentatives provenant de Macnair et des Carrow, qui furent toutes interrompues à temps par Dorélius Lestrange en personne. Les plus jeunes enfants quittèrent leur table pour aller jouer dans les jardins, épargnant ainsi les tympans éprouvés des sorciers placés dans le salon. A la table d'Aidlinn, Andrew avait désormais les joues rouges, tant il avait bu et mangé, dépassant Mulciber, qui venait bon deuxième et Isaac, qu'Aidlinn avait surveillé de près afin d'éviter d'avoir à le porter pour rentrer. Quant à Severus, il n'avait pris qu'un seul verre et était demeuré en retrait.
Il y avait toujours une distance entre lui et les autres, Aidlinn le voyait bien. Il avait beau avoir rejoint les mangemorts, porter la Marque et assister à leurs réunions secrètes, il restait réservé et mesuré - Aidlinn se demandait parfois si ce n'était pas à cause des durs traitements que lui avait infligés Rosier à Poudlard.
Dorélius Lestrange et Cygnus Black III, en dignes chefs de famille, prononcèrent des discours très similaires sur l'honneur et la satisfaction qu'ils éprouvaient à l'idée de lier leurs deux anciennes et nobles familles par ces temps troublés. Ils furent généreusement applaudis, puis les convives finirent par se lever pour sortir dans le jardin. Le ciel s'était un peu assombri, indiquant l'imminence de la fin d'après-midi.
Dans le jardin, Aidlinn repéra Lothaire Selwyn, mystérieux et inquiétant, qui l'observait à distance. Elle ne lui avait jamais reparlé depuis qu'il était venu lui rendre visite chez elle deux ans plus tôt, et avait été soulagée de constater qu'il n'avait pas demandé davantage de détails sur la mission de Rosier. Lothaire ne lui adressa aucun sourire, mais elle se dirigea vers lui, incapable de résister à cette volonté maléfique. Dans ses yeux fous qui luisaient, Aidlinn croyait reconnaître l'éclat d'autres yeux, bruns et rougeoyants. La similitude l'électrisait.
-Rodolphus peut être très fier, c'était une très belle réception, commenta-t-il. Et sans incident.
Il eut un léger sourire devant le malaise d'Aidlinn, qui repensa tout de suite à Melyna Moon et regretta de s'être approchée de lui.
-Alors, tu es venue sans ton cher père ? enchaîna-t-il avec un rictus.
Elle tressaillit comme s'il l'avait frappée. Savait-il quelque chose ? Mais il n'y avait aucun indice sur le visage de marbre de Lothaire.
-C'est assez facile de remarquer que Gordon ne se montre plus là où ses enfants se rendent, se justifia-t-il.
-Et toi ? Pourquoi es-tu toujours le seul Selwyn ? attaqua plutôt Aidlinn. Tu as de la famille, non ?
C'était une question qui lui était venue pendant le repas ; elle savait que Lothaire devait posséder un cousin portant le même nom de famille, mais, en-dehors de Lothaire, aucun membre de la famille Selwyn ne se présentait jamais à un évènement public. Le jeune homme eut un rire amer en hochant la tête.
-C'est toujours impressionnant de voir comme un sang-pur peut réciter l'arbre généalogique de n'importe lequel de ses semblables. J'imagine que tu veux parler de mon cousin Thadéus. Il a toujours vécu en Nouvelle-Zélande, ses parents sont partis là-bas peu après sa naissance.
-Pourquoi n'es-tu pas parti les rejoindre ?
-Pourquoi l'aurais-je fait ? Nous ne sommes pas très proches et il reste ma mère, quelqu'un doit bien s'occuper d'elle.
Aidlinn ne s'était pas attendue à ce qu'il lui répondît aussi franchement. Elle avait conscience que sa présence n'était due qu'à l'étrange rayonnement de son interlocuteur, cette ombre de malheur qui lui avait arraché ses espérances. Pourtant, sous ses abords dangereux et implacables, Lothaire semblait aussi avoir des soucis et des peines.
Il l'emmena cordialement voir la meute de chiens de chasse des Lestrange, dans le chenil situé derrière les arbres, après le cottage. C'était déroutant pour Aidlinn de se promener ainsi avec Lothaire Selwn, l'homme qui avait très probablement agressé Melyna Moon, et elle n'aurait su dire pourquoi elle l'avait suivi à l'écart de la foule. Elle avait signé sans réfléchir le pacte fragile qu'il lui tendait, malgré les regards méfiants des convives tournés dans sa direction. Il avait paru aussi perdu qu'elle au milieu de l'assistance et cela lui suffisait pour le moment.
Au nombre de douze, les chiens somnolaient en boule, enfermés dans de grandes cages. Quand les deux sorciers s'approchèrent, ils se mirent à aboyer avec agitation et à sauter contre les grilles.
-Ils sont énormes, commenta Aidlinn, impressionnée.
Les molosses avaient été améliorés magiquement ; ils atteignaient la taille de robustes poneys et leurs crocs étaient aussi longs que l'index d'Aidlinn.
-Les Lestrange les utilisent pour une chasse particulière, à chaque pleine lune, expliqua sérieusement Lothaire.
Il sembla guetter sa réaction, puis s'étonna de ne rien voir apparaître :
-Tu n'en as jamais entendu parler ? Tu devrais venir, une fois ; si tu demandais à Dorélius, il serait heureux de te faire participer.
Lothaire sourit en avisant deux silhouettes qui émergeaient du bois pour les rejoindre. Isaac et Evan arrivaient à grands pas, le premier, déterminé, et le second, impassible.
-Ton frère va pouvoir te dire de quel genre de gibier raffolent ces chiens, reprit narquoisement Lothaire.
-Aidlinn, qu'est-ce que tu fais là ? Avec…
Il ne finit pas sa phrase.
-Avec moi ? compléta Selwyn avec ennui.
Malgré sa nonchalance apparente, Aidlinn sentait qu'il était vexé.
-Ces chiens traquent les hommes sans pouvoir, les moldus, intervint Rosier.
Il était resté à l'écart, les bras croisés, et ne semblait avoir parlé qu'à contrecœur. Aidlinn recula aussitôt d'un pas des grilles derrière lesquelles se pressaient les impressionnants canidés.
-Ils ne te feraient pas de mal, précisa Selwyn avec réprobation. Ils sont bien dressés.
-Les Lestrange organisent des chasses aux moldus ? répéta Aidlinn avec incrédulité.
Un frisson d'horreur la parcourut alors qu'elle examinait du regard les environs.
-Bien sûr, mais pas ici, dit Lothaire. Ils les organisent dans la forêt de Sherwood, dont une partie est d'ailleurs la propriété des Rosier.
L'interpellé ne répondit rien.
-Aidlinn n'a pas besoin d'en savoir davantage pour le moment, déclara fermement Isaac en posant une main sur l'épaule de sa sœur. D'ailleurs, nous rentrons.
Il salua froidement Selwyn puis entraîna Aidlinn vers le château, loin du vacarme des chiens et de la silhouette immobile de Lothaire. Quand ils furent assez proches du château, il l'arrêta :
-Qu'est-ce que tu faisais avec Selwyn, Aidlinn ? C'est un malade.
-Je ne sais pas… C'était un hasard, je t'assure.
Elle se rendait bien compte qu'elle n'avait aucune raison valable à présenter à son frère. Mais depuis quand fallait-il une raison pour parler à quelqu'un ?
-Je me fiche du hasard, ne t'approche pas de lui !
-Je sais, je suis désolée, soupira Aidlinn.
A quoi bon lui expliquer que Lothaire n'avait rien fait de mal ? Dans le fond, il avait raison, elle n'aurait pas dû le suivre. Et s'il s'était mis en tête de lui arracher des informations compromettantes, qu'aurait-elle fait pour l'en empêcher, ainsi isolée de ses pairs ? Il s'en est pris à Melyna, ne l'oublie pas. Pourquoi était-ce si facile pour elle d'oublier le monstre qui se cachait en lui ?
-Attends-moi là, je vais juste dire un mot à Andrew et on rentre, se radoucit Isaac.
Elle acquiesça, mais se raidit quand Rosier s'approcha, revenant du fond du parc. C'était si déconcertant qu'elle se contenta de le fixer en silence. Il lui semblait avoir remonté le temps et pourtant tout était différent. Elle ne nourrissait plus aucune illusion quant au jeune homme ; l'affection et la confiance qu'elle avait pu lui porter avaient depuis longtemps laissé place à un tourbillon de chagrin, d'amertume et de honte. Leurs yeux se croisèrent. Ceux d'Evan étaient deux abîmes brunes et froides, mais incroyablement plus vivantes que celles de Lothaire ; deux abîmes qui la fascinaient encore, apaisaient son angoisse, illuminaient son existence.
-Qu'est-ce que tu veux ? fit-elle, sur la défensive.
Il leva les yeux au ciel, méprisant sûrement sa rancœur persistante, sa blessure toujours purulente qu'il ouvrait par sa simple présence.
-Tu devrais porter le collier que je t'avais offert, c'était un beau cadeau. Surtout si tu te décides à fréquenter quelqu'un comme Lothaire.
Elle cligna des yeux, se rappela la soirée magique de ses dix-sept ans, le pendentif qu'il lui avait offert.
-Je l'ai cassé, il y a longtemps.
Elle avait brisé la chaîne le jour-même où elle avait découvert toutes ses manipulations et relégué au fond d'un tiroir, incapable de le jeter. Rosier prit un air las, regarda derrière elle, là où était parti Isaac et où la fête diminuait dans le début de soirée qui s'éternisait.
-Tu n'es pas obligée d'écouter ce que je vais te dire, mais je pense que tu ne devrais pas t'approcher de Lothaire. Il n'est pas comme nous, il ne t'apportera rien de bon. Il est dangereux.
-J'étais juste…
-Je te connais, Aidlinn. Je sais ce que tu penses apprécier en lui, mais il n'y a rien. Il t'aurait tuée, s'il avait su pour… S'il avait su. Il te tuerait à la seconde si le Seigneur des Ténèbres le lui demandait.
-Pas toi, peut-être ?
Elle n'avait pas pu s'en empêcher. Il se rembrunit.
-Tu ne peux pas dire ça.
-Tu m'as assez fait comprendre que je n'ai jamais rien signifié pour toi, Evan. Je ne vois pas en quoi te fréquenter ou fréquenter un psychopathe comme Lothaire serait différent.
C'était trop difficile. Elle tourna les talons pour fuir les souvenirs désagréables ramenés à la vie par Rosier.
-Aidlinn, attends, résonna la voix d'Evan. S'il te plaît.
Elle continua, à moitié sûre de réellement l'entendre. Elle avait rêvé des centaines de fois d'Evan courant après elle pour s'excuser et ce n'était jamais arrivé. Mais lorsque sa main, chaude et puissante, s'empara de son poignet, elle se retourna, trop surprise pour être en colère.
-J'ai menti pour toi. Je ne te l'ai jamais dit, mais j'ai menti à tout le monde pour ta mère. J'ai dit au Seigneur des Ténèbres que je n'avais rien trouvé. Autrement, il aurait pu vous torturer, Isaac et toi.
Le geste était noble, mais la mention de son frère heurta Aidlinn.
-Je sais que tu tiens à Isaac, Evan. C'est pour ça que je ne lui ai rien dit et je ne vais pas lui dire maintenant, tu peux être rassuré.
-J'ai menti pour vous deux, insista-t-il. Merlin, c'est si dur de le croire ?
Elle examina l'air sincèrement exaspéré qui humanisait son visage. Cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas été aussi proches l'un de l'autre et elle constata que son visage était maintenant celui d'un jeune homme endurci. Rosier n'avait pas l'air d'un enfant quand ils se côtoyaient encore, mais comparer ce nouveau Rosier à l'ancien faisait réaliser à Aidlinn ce qu'il avait sûrement dû endurer, à quel point il avait pu être protégé alors et grave à présent. Il paraissait plus sombre, plus glacial et pourtant inchangé, fidèle à lui-même, comme si deux longues années n'avaient pas creusé d'abîme entre eux. Elle réalisa que c'était parce que Rosier avait déjà cette noirceur au fond de lui à l'époque, qu'elle avait déjà vu toute la cruauté qui l'habitait ; elle ne pouvait plus avoir peur de lui.
Et en cet instant, alors qu'elle plongeait avec incertitude dans ces iris bruns auxquels elle avait tant songé, elle décela une autre lueur, plus fragile, éphémère – un fragment de fragilité qu'elle avait cherché des années en lui sans jamais le rencontrer. Était-ce son imagination ? Ou bien, après tout ce temps, Rosier avait-il repris son pouvoir manipulateur sur elle, alors qu'elle avait perdu l'habitude de sa personne ?
-Si tu le dis, capitula-t-elle finalement.
Discuter n'aurait servi à rien, elle avait eu le temps d'en faire l'expérience avec lui. Evan ne la laissa pas repartir. Il captura son regard, pressa ses doigts contre sa peau.
-Tu peux me croire.
Elle n'était pas sûre de pouvoir.
-Isaac m'attend.
Elle était fatiguée de leur confrontation. Essayer de comprendre les motivations d'Evan était devenu depuis longtemps une tâche trop ardue.
-Très bien.
Il estima sans doute avoir fait assez d'efforts car il la lâcha.
