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Chapitre 66

Je ne te hais pas, je t'aime, tu es une partie de moi-même, tu es mon cœur et, lorsque tu t'en vas, c'est mon cœur qu'on arrache et emporte.

Orson Scott Card, La voix des morts

Une semaine après le mariage des Lestrange, Aidlinn croisa Evan Rosier dans les couloirs du ministère. Elle écoutait patiemment les plaintes de Sloane Vaughn à propos d'un client qui lui donnait beaucoup de mal tandis qu'elles se dirigeaient vers les ascenseurs pour prendre une pause bien méritée. Les fenêtres magiques dévoilaient ce jour-là un paysage ensoleillé plus déroutant que réconfortant pour les fonctionnaires, qui hâtaient le pas pour se soustraire à sa vue.

Rosier se dirigeait vers elles et Aidlinn ralentit instinctivement, mal à l'aise à l'idée de se confronter à lui. Le voir envahir son univers était si surprenant qu'elle ne put cacher sa stupeur. Que venait-il faire au deuxième étage ? C'était celui réservé aux aurors et aux employés du Magenmagot. Devait-elle l'ignorer ? Sloane lui jeta un coup d'œil interloqué, mais déjà le jeune homme les saluait poliment. Son regard brun transperça Aidlinn.

-Mr Rosier, l'accueillit froidement Sloane. Vous avez peut-être besoin d'un renseignement ?

-Pas vraiment, je sais où je vais. Passe le bonjour à ton frère, Aidlinn.

Il continua sa route, mais Aidlinn était pétrifiée. Elle était si perturbée par cette rencontre qu'elle guetta sa silhouette dans les corridors le reste de la journée ; il lui fut impossible de se concentrer sur ses feuilles de compte.

A la suite de cette rencontre fortuite, Aidlinn se mit à croiser régulièrement Evan Rosier au ministère. Il semblait s'y rendre désormais très fréquemment ; lorsqu'il surgissait au détour d'un couloir, dans l'atrium ou même à la cafétéria, le cœur d'Aidlinn marquait toujours un sursaut fébrile. S'il arrivait à la jeune fille de se réfugier dans une autre section ou de faire demi-tour lorsqu'elle l'apercevait d'assez loin, elle ne pouvait l'éviter constamment. A chaque fois, il ne manquait pas de lui souhaiter le bonjour trop aimablement, de la retenir pour prendre des nouvelles d'Isaac, de s'enquérir sur ses affaires, sur son travail, de lui demander si son emploi n'était pas trop éreintant, si Sloane Vaughn était aussi sévère qu'elle semblait l'être, si elle-même comptait se rendre à tel ou tel évènement ou si elle avait lu tel article dans le journal. Autrefois, toutes ces attentions auraient ravi Aidlinn ; désormais, elle avait le ventre serré et ne songeait qu'à le fuir. Il feignait de ne pas remarquer son embarras quand il l'abordait, pas plus que les regards et les murmures curieux des autres fonctionnaires, qui se demandaient bien ce que l'héritier Rosier pouvait vouloir à leur discrète collègue. Même Sloane Vaughn finit par lui en parler :

-Je ne savais pas que tu connaissais si bien Evan Rosier.

Son ton avait une intonation soupçonneuse qu'elle ne parvenait pas à cacher – elle n'appréciait pas le jeune homme. Aidlinn s'empourpra légèrement.

-Oh, on ne se connaît pas tant que ça. C'est simplement un ami de mon frère.

Il lui était bizarre d'évoquer ainsi Evan, une personne qui avait pris autant de place dans sa vie. Elle repensait parfois au mariage des Lestrange et au moment où il l'avait retenue pour lui dire… pour lui dire quoi ? Rien de vraiment important, une justification douteuse destinée à le blanchir.

Sloane n'avait rien ajouté, mais à sa manière de hocher la tête, Aidlinn fut persuadée qu'elle restait dubitative.

Côtoyer aussi souvent Rosier au ministère eut au moins le mérite d'accoutumer Aidlinn à sa présence. Son corps, qui avait fini par oublier la proximité d'Evan, reprit trop aisément l'habitude de son voisinage ; elle finit par ne plus avoir le cœur palpitant à sa vue – ou si peu - et si elle lui en voulait encore, elle ne rougissait plus lorsqu'il rivait son regard profond au sien avec un aplomb déconcertant. En fait, le voir la blessait tout autant qu'auparavant, mais elle avait appris à le cacher, à agir comme s'il n'avait jamais rien été pour elle qu'un camarade parmi d'autres. Chaque réponse peu intéressée qu'elle lui offrait, chaque excuse qu'elle formulait pour s'échapper lui donnaient une médiocre satisfaction qu'elle savourait comme la plus belle des victoires. Elle eut un jour assez de courage pour lui donner le coup de grâce, alors qu'elle l'avait rencontré à son propre étage – que venait-il encore faire au Département de la justice ?

Il était vêtu élégamment, mais ne semblait rien avoir amené avec lui, ni chercher personne d'autre qu'elle quand il la salua.

-Bonjour Evan, te voilà encore au ministère. Cela va devenir une habitude, peut-être qu'ils devraient te donner un bureau.

-Peut-être que je devrais me trouver un emploi par ici, oui. Cela me permettrait d'avoir des collègues agréables.

Il souriait légèrement en abaissant la tête dans sa direction ; elle n'arrivait pas à croire qu'il flirtait avec elle.

-Avant que tu ne demandes, mon frère se porte parfaitement bien et tu dois le savoir puisque tu l'as vu pas plus tard qu'hier. Je vais bien aussi, merci, au cas où tu en doutais. Et bien sûr, j'ai lu La Gazette du Sorcier ce matin, devant un café. J'ai été attristée d'apprendre que Mrs Lindsay démissionnait de son poste de directrice du Bureau de désinformation. Maintenant que nous avons échangé toutes ces banalités, tu vas pouvoir me dire ce que tu me veux ?

Elle était plutôt fière de sa tirade et de l'indifférence de son timbre, malheureusement Rosier ne sembla pas le moins du monde déstabilisé.

-Viens déjeuner avec moi, proposa-t-il simplement.

Sa voix était calme et assurée, il était persuadé qu'elle allait accepter. Elle en avait désespérément envie et en même temps, elle exécrait cette perspective de toutes les fibres de son être, alors elle refusa.

Deux jours plus tard, il l'invita en même temps que Sloane Vaughn alors qu'elles se préparaient à aller déjeuner ensemble et elle ne put se défiler. Il ne lui lança aucun sourire victorieux, mais elle le fusilla du regard ; elle savait qu'il devait jubiler intérieurement de l'avoir coincée.

Ils mangèrent au Charming God, un établissement de qualité situé près du Chemin de Traverse, que Rosier avait lui-même suggéré avec un petit sourire ironique en direction d'Aidlinn. Pendant tout le repas, il fit la conversation pour ses deux interlocutrices et, si l'effort devait lui coûter, il ne le montra pas. Ses yeux étaient deux perles d'acajou qui s'attachaient longuement à Aidlinn dès qu'elle daignait prononcer une phrase. Celle-ci était invariablement déstabilisée par le regain d'attention d'Evan à son égard et elle finissait toujours par se replonger dans son croustillant d'épeautre aux algues, laissant Sloane finir à sa place.

Sloane Vaughn n'était au contraire pas de nature à se laisser intimider. Face au ton léger de son interlocuteur, elle carrait la mâchoire et retroussait les lèvres ; cette mimique combative associée à son éternel chignon qui durcissait ses traits et à sa grande taille achevait de faire d'elle une adversaire digne de ce nom pour Evan.

Aidlinn dut écouter Rosier exposer son projet de rachat de Majesty, le deuxième bijoutier sorcier de Grande-Bretagne. Il souhaitait réaliser un audit préalable, pour rassurer ses investisseurs partenaires, qui n'étaient autres que Lucius Malefoy et Rodolphus Lestrange.

-Pourquoi ne pas demander à Mr Russel ? reniflait Sloane. C'est le commissaire aux comptes de votre famille depuis des années, il pourrait bien faire cela pour vous.

Au ton qu'elle avait employé, elle paraissait lui tenir rigueur de ne pas l'avoir désignée elle-même à ce poste.

-Justement, j'aimerais cette fois-ci un point de vue différent.

-C'est que nous avons déjà beaucoup de travail…

-Allons, Mrs Vaughn, votre prix sera le mien.

Aidlinn se demandait bien à quoi jouait Evan, à surgir ainsi dans sa vie et lui imposer sa présence à un repas où elle n'avait pas sa place. Après tout, cette affaire semblait être entre Mrs Vaughn et lui. Sa responsable finit par accepter après encore quelques flatteries de Rosier ; Aidlinn ne put que regretter de voir que même l'inflexible Sloane Vaughn ne résistait pas à sa volonté.

Ils se séparèrent en bons termes, Mrs Vaughn de bien meilleure humeur qu'au début du repas. Rosier n'accorda aucune attention à Aidlinn, mais s'attarda pour remercier Mrs Vaughn, qui, si elle ne semblait pas totalement dupe du manège du jeune homme, y paraissait assez sensible pour s'adoucir quelque peu. La jeune Rowle pensait en avoir fini avec Evan : il n'était sûrement venu l'amadouer que pour faire bonne impression auprès de Sloane Vaughn et obtenir ce qu'il désirait. Et cette constatation la peinait plus qu'elle n'aurait dû.

Pourtant, quelques jours plus tard, il reparut au ministère pour lui suggérer un restaurant en tête-à-tête, inconscient des émotions contradictoires qu'il avait levées en elle.

-Arrête de faire ça.

Elle avait tenté de prendre un air sévère, mais déduisit que ce n'était pas assez convaincant en constatant l'amusement visible de Rosier.

-Arrêter quoi ?

-Arrête de m'inviter, arrête de venir me voir, arrête de venir ici tout court. Je ne sais pas à quel jeu tu espères jouer, ou quel dessein tu as en tête, mais je ne veux pas que tu me mêles à ça.

-Je partirai quand tu auras accepté une de mes invitations à dîner.

Il avait toujours ce vague sourire enjôleur qui irritait Aidlinn. Elle voyait bien qu'il était persuadé de l'emporter et malgré toute sa volonté, elle n'était plus sûre de pouvoir lui donner tort. Elle avait attendu avec un fol espoir sa venue, pour se convaincre que ses précédentes visites n'avaient pas été seulement destinées à flatter Sloane Vaughn.

-C'est un dîner cette fois ?

-Je préfère mettre toutes les chances de mon côté, s'il doit n'y en avoir qu'un, la nargua-t-il.

Il avait une telle confiance en lui et mettait une telle chaleur dans ses paroles qu'elle accepta.

oOo

Le fameux soir venu, elle mit tant de temps à choisir sa tenue qu'Isaac lui demanda avec suspicion si elle était bien sûre de retrouver Ettie Bulstrode et non un prétendant secret. Elle avait choisi une robe élégante, mais longue et chaste, car elle refusait l'idée qu'il pût penser qu'elle s'évertuait à le séduire. Elle n'avait pas l'ambition d'impressionner Evan – elle se savait incapable de réussir -, mais sa toilette était la seule arme qu'elle avait contre lui, pour lui prouver qu'elle avait de la valeur, qu'elle était forte, qu'elle n'avait plus besoin de lui.

Un vent du nord remontait les rues de Londres et balayait tout sur son passage. Au-dessus des toits assombris, de lourds nuages s'accumulaient, annonciateurs d'une prochaine chute de neige. L'enseigne de The Silent Whale brillait de mille feux au milieu des immeubles résidentiels ; ses grandes baies vitrées étaient éclairées par les jolies lanternes posées sur chaque table, les banquettes vermeilles s'accordaient avec les rideaux de velours et les dorures du plafond. L'atmosphère était feutrée et secrète, un réceptionniste attendait à l'entrée en costume cérémonieux et s'inclina quand elle entra. Rosier ne s'était pas moqué d'Aidlinn, le cadre, d'un raffinement discret, témoignait de la fortune de ses habitués.

Evan l'attendait à une table placée contre une baie vitrée donnant sur la rue, et il se leva quand elle approcha. Elle réalisa qu'il l'avait sûrement vu arriver.

-Tu es très jolie, la complimenta-t-il.

Aidlinn le remercia mais ce compliment lui apparaissait vide, elle était certaine que c'était simplement de la politesse. Elle aurait pu lui retourner la flatterie aussi ; vêtu d'une chemise sombre, ses yeux réduits à deux foyers de braise et les traits altiers de son visage illuminés par l'éclairage, il dégageait une aura ensorcelante. Elle se contenta de l'étudier en évitant son regard, incapable de parler en premier.

-Alors tu n'as rien à me dire ? Depuis… le mariage de Rodolphus. Cela fait un moment que nous n'avons pas eu de petit tête-à-tête.

-Ça te manquait tant que ça ? ironisa-t-elle.

Il sourit, amusé. C'était le même sourire qu'elle l'avait vu offrir à Délia Abbot quatre années plus tôt - un sourire d'excellent comédien, elle l'aurait parié.

-J'aime bien ce petit côté mordant, mais tu sais que ça ne marchera pas avec moi.

Elle ne répondit pas. En son for intérieur, l'admiration avait cédé la place à l'irritation. Le serveur vint pour prendre leur commande. Ils échangèrent quelques banalités sur le temps menaçant, dégustèrent un jeune vin rouge à la mode, le nectar grenat envahissant agréablement la bouche d'Aidlinn. Elle sentait déjà l'alcool lui tourner légèrement la tête, mais ne s'alarmait pas de voir Evan remplir une troisième fois son verre.

-J'ai vu Mulciber en compagnie d'une fille, la dernière fois. La petite Bulstrode… Comment s'appelait-elle déjà ?

-Ettie, dit Aidlinn. Elle a fréquenté la même salle commune que toi pendant six ans, Evan.

-Je ne me souviens que des gens importants.

Il lui fit un clin d'œil, mais elle voyait clair dans son jeu et leva les yeux au ciel.

-Arrête, s'il te plaît. N'utilise pas tes vieux tours de magie éprouvés sur Délia Abbot ou je ne sais qui d'autre sur moi.

Il se mit à rire et malgré tout, elle savoura ce son.

-Mes tours de magie ?

-Tu sais très bien de quoi je parle, fit-elle en agitant la main. Ça ne prend pas avec moi.

Il l'observa un moment en se balançant sur sa chaise, apparaissant finalement comme le garçon de vingt-et-un ans qu'il était.

-Ça te met mal à l'aise, c'est amusant.

Cependant quand il reprit la parole, sa voix avait perdu ce ton enjoué artificiel et était redevenue la voix du Rosier qu'elle avait connu ; elle put se détendre.

-Ce n'est pas comme ça que j'ai appris à te côtoyer, alors bien sûr que ça me gêne.

Il acquiesça sans faire de plaisanterie et elle lui en fut reconnaissante. Le serveur apporta leurs plats. Aidlinn plongea sa fourchette dans son risotto, préférant se concentrer sur son assiette plutôt que sur le jeune homme en face d'elle, mais comme il ne parlait plus, elle se fit un devoir de relancer la conversation :

-Alors, tu disais que tu avais vu Ettie et Mulciber ensemble ?

-Oui. Ils sortaient d'un bar branché dans Camden Town. Je ne savais pas qu'ils se fréquentaient.

Evan avait pris un air méditatif ; sans doute trouvait-il l'anecdote extraordinaire. Elle n'était pas étonnante pour Aidlinn, qui, au contraire de Rosier, prêtait attention à ses amis.

-Je sais que tu n'aimes pas les Bulstrode, mais tu ne vas rien dire à Mulciber, n'est-ce pas ? Il ferait la bêtise de t'écouter, mais il l'apprécie. Il ne fait rien de mal et sa famille est à peine moins désargentée que les Bulstrode.

Il se contenta de jouer avec son verre pendant un moment.

-Je ne vais rien dire. J'étais surpris, c'est tout. C'est quand je les ai vus que j'ai réalisé que le temps passait.

Il releva les yeux et son regard se riva au sien. La lumière de la lanterne avait glissé des éclats d'or au fond de ses iris. Elle finit par se détourner pour boire une gorgée de vin.

-Le temps file pour tout le monde. Je suis heureuse pour eux.

Elle aurait pu ne rien ajouter, mais comme deux ans plus tôt, la présence tranquille d'Evan l'incitait à essayer de capter son attention.

-Isaac sort avec une fille, aussi.

Il lui semblait être revenue dans le passé. Son cœur s'ouvrait de nouveau trop facilement à Rosier, elle ne pouvait s'empêcher de lui confier ce qu'elle éprouvait.

-Tu pourrais savoir si c'est sérieux, toi, continua-t-elle. Moi, il ne me dira rien.

En fait, son frère ne parlait jamais des jeunes filles qu'il fréquentait, c'était sa manière de la préserver des affaires qu'il estimait trop dégradantes pour elle. Toutefois, combien de fois l'avait-elle aperçu lors des mondanités s'échapper dans la foule pour quémander un sourire de la grâcieuse Fanny Yaxley ? Combien de fois avait-elle vu ses yeux gris la suivre pensivement quand elle était dans la même pièce ? Aidlinn approuvait son choix. Fanny n'était pas aussi resplendissante que Melyna Moon avait pu l'être, mais elle était d'une nature bien plus tendre et conciliante ; c'était une belle-sœur idéale.

-Avec l'aînée Yaxley ? Ça l'est, enfin je pense. Difficile de savoir avec ton frère, c'est un éternel rêveur.

Aidlinn comprenait ce qu'il voulait dire. Isaac avait tendance à se passionner pour les nouvelles histoires puis à se lasser soudainement, avant de passer à une autre passion. Il avait toujours été inconstant dans les affaires de cœur et cela n'avait jamais dérangé Aidlinn, mais elle avait désormais secrètement peur de le voir partir vivre avec sa future femme et de devoir se débrouiller toute seule.

-Il finira par partir, tu sais, remarqua posément Rosier. Tu devrais t'occuper de ton avenir aussi.

C'était incroyable comme il semblait encore deviner ses états d'âme, après tout ce temps. Était-elle si prévisible ? Elle se rappela les affreux propos d'Evan à son sujet. Bien sûr qu'elle l'était.

-J'ai un emploi, je peux m'assumer toute seule.

-Je parle de mariage. Les filles de ton âge sont censées commencer à y réfléchir dans notre société. Tu recevras bientôt des demandes.

Et voilà qu'il lui donnait de nouveaux conseils, tentait de contrôler sa vie.

-Je ne pense pas. Et quand bien même, ce ne sont que des propositions.

Une ombre passa sur le visage d'Evan.

-Je ne dirais pas ça. Que crois-tu qu'il se passerait si un individu comme Macnair venait te faire la cour ? Si tu te refusais à lui sans te donner à personne d'autre ? Ce n'est pas aussi simple que tu sembles le penser.

-Macnair ? rigola-t-elle. Impossible.

-Si je te le dis. Loin de ton père, à l'écart, tu es facile d'approche. Ce genre d'hommes n'accepte pas facilement les refus et ne respecte personne.

Il ne semblait pas plaisanter du tout et le rire d'Aidlinn mourut sur ses lèvres. Elle n'aurait jamais pensé que l'affreux Macnair aurait pu avoir des projets de mariage. Elle frissonna et son ventre se serra.

-Ça ira, si je me fais discrète aux prochaines réceptions…

Rosier haussa les épaules. Ils continuèrent à discuter, mais leur échange avait perdu en facilité et ils se sentaient étrangers l'un pour l'autre ; le gouffre qui les avait séparés deux ans plus tôt était toujours béant, impossible à ignorer. Au dessert, après une longue pause seulement troublée par le tintement des couverts, Aidlinn finit par reprendre :

-Alors tu vas me dire ce que tu veux maintenant ?

Evan avait abandonné son ton charmeur depuis longtemps et il lui exposa son projet sans détour :

-Je voudrais que tu m'aides sur une affaire. Ta tutrice, Sloane Vaughn, est soupçonnée de faire partie de l'Ordre du Phénix.

Aidlinn se mordit la langue. En posant la question, elle avait espéré qu'il ne l'avait invitée qu'en proie à une lubie temporaire de s'amuser un peu avec elle – elle savait bien qu'elle ne pouvait plus espérer davantage d'intérêt venant de sa part - ; voilà qu'il lui avouait facilement son véritable dessein, sans le moindre remord, en admettant qu'il était revenu vers elle uniquement par intérêt. Elle aurait dû s'y attendre, comment aurait-il pu en être autrement ?

-Alors tu veux me faire espionner Sloane pour te rendre service ? résuma-t-elle lentement. Ce n'était pas très malin de te montrer au ministère avec moi, dans ce cas.

-Au contraire, c'est parfait, elle savait déjà quel genre de personne tu étais. Maintenant, elle croit que je t'embête. Et puis, toi qui voulais être au cœur de l'action.

-Peut-être que j'ai changé d'avis, pour ce que tu en sais.

Elle lui asséna un regard peu amène pour lui rappeler que pendant deux ans, il n'avait pas été là, qu'ils n'avaient plus rien partagé par sa faute et qu'ils ne pourraient jamais rattraper le temps perdu. Il comprit car ses traits se figèrent, ses yeux se voilèrent.

-Écoute, je joue cartes sur table avec toi. J'ai besoin de ton aide, je t'ai tout expliqué, je ne t'ai rien caché, tu as ma parole.

Elle était de nouveau humiliée ; humiliée d'avoir accepté son invitation ; humiliée d'avoir failli tomber une nouvelle fois dans la toile qu'il s'était appliqué à tisser depuis qu'il venait la voir au ministère.

-Pourquoi je te rendrais service ? Qu'est-ce que j'y gagne ?

-Qu'est-ce que tu veux ?

C'était une bonne question. Que désirait-elle ? Evan sourit légèrement face à son hésitation, mais il s'abstint de tout commentaire.

-Je te le ferai savoir en temps voulu, finit-elle par dire. Je veux simplement ta promesse.

-Je ne peux pas promettre une chose dont j'ignore les tenants et aboutissants, objecta-t-il.

-Tu vois ? C'est exactement ça. C'est exactement la différence entre nous. J'aurais accepté.

Elle se leva, rassemblant ses affaires. Elle avait été idiote de venir et d'avoir espéré.

-Ce n'est pas juste et tu le sais, s'agaça Evan en hésitant à l'imiter. J'ai risqué beaucoup pour toi par le passé.

-Tu sais que je ne t'aurais pas demandé l'impossible, je suis trop humble et impressionnable pour cela.

-Alors c'est cela ? fit-il en s'arrachant à sa chaise et en la poursuivant à l'extérieur. C'est encore à propos de cette histoire.

Il fit signe à un serveur interloqué qu'il revenait, tandis qu'Aidlinn passait la porte et se retrouvait sur le trottoir dans l'air gelé de la nuit. Dépourvu d'éclairage et d'animation, le fond de la rue apparaissait sombre et désolé.

-Tu n'as toujours pas tourné la page, insista-t-il en la retenant par le bras. Tu m'en veux encore, après tout ce temps. C'est ridicule, nous ne sommes plus des adolescents.

-Évidemment que je t'en veux encore ! Et quand bien même cela ne serait pas le cas ? Il est assez évident que nous n'étions pas même amis pour toi, alors je ne vois pas pourquoi nous nous devrions quelque chose.

Il commençait à neiger, les petits flocons tourbillonnaient autour d'eux dans le noir. Rosier la fixait de ses yeux insondables et reprit d'une voix plus douce :

-Pas même amis ? Alors pourquoi es-tu venue ce soir ?

Comment osait-il jouer la carte de l'amitié, après ce qu'il lui avait fait ?

-Le problème ne venait pas de mon côté, Evan, nous le savons tous les deux.

-Dans ce cas, donne-moi une seconde chance. Qu'est-ce que tu risques ?

Il ne comprenait pas qu'elle risquerait tout en lui faisant de nouveau confiance.

-Une nouvelle chance ? Tu reviens uniquement car tu as besoin de moi.

Il s'impatientait, elle le voyait dans la façon dont il se rapprochait d'elle et serrait les poings. Elle percevait sa contrariété comme un nuage électrique qui les entourait.

-Et alors ? rétorqua-t-il. N'est-ce pas ainsi que les liens se créent ? Les gens ont toujours besoin les uns des autres.

-Ce genre de besoin-là ne compte pour personne, je n'en veux pas.

-Arrête, je suis le meilleur ami de ton frère ! Tu ne vas pas me refuser ce service ? Aidlinn allez, en souvenir du bon vieux temps !

Le bon vieux temps.

-Je regrette, je ne peux pas. Trouve quelqu'un d'autre.

Elle voulait fuir mais la présence de Rosier la clouait au trottoir.

-Tu sais que le Seigneur des Ténèbres pourrait te l'ordonner, menaça-t-il.

-Je ne suis pas à son service.

-Tu bénéficies de sa protection, comme tous les sang-pur ralliés à son parti. Il peut exiger le paiement de cette protection quand il le souhaite.

-Il ne me demanderait rien.

-C'est ce que tu crois, ricana Evan.

Il soupira, regarda rapidement autour d'eux et reprit à voix basse.

-Écoute, je me suis porté volontaire pour cette mission. J'ai été choisi car j'ai certifié que nous étions amis et que je me suis engagé à ce que nous collaborions.

Aidlinn le fixa sans rien dire. Elle s'était attendue à beaucoup de choses de la part de Rosier, mais certainement pas à un aveu ressemblant de près ou de loin à de l'intérêt pour quelque chose d'autre que lui-même.

-Quoi, tu aurais préféré être approchée par Macnair ou Parkinson ? s'irrita Rosier.

-Pourquoi est-ce que tu t'es porté volontaire ? finit par demander Aidlinn. Ça n'a aucun sens, tu savais que je n'accepterais pas.

-Eh bien, peut-être que justement, je pensais que tu ne serais pas aussi fermée à la question.

Il semblait assez vexé et peu désireux de continuer sur ce sujet, ce qui apaisa un peu le ressentiment d'Aidlinn.

-Nous ne nous parlons jamais, Evan, continua-t-elle avec moins de conviction.

-Peut-être que nous pourrions parler et même bien nous entendre si tu n'étais pas bloquée sur la même affaire depuis deux ans.

Elle se rembrunit. Il osait jeter la faute sur elle.

-Tu ne t'es jamais excusé. Et si je me souviens bien, tu avais été horriblement insensible.

-Tu m'avais giflée, rétorqua Rosier.

-Tu méritais bien pire.

-Soit. Tu veux que je m'excuse ? Très bien. Je suis désolé, Aidlinn, je te demande pardon.

Ces excuses auraient pu paraître fausses si quelqu'un d'autre que Rosier les avait prononcées, mais avec l'inflexion plus grave de sa voix et le silence attentif qu'il observa ensuite, Aidlinn en déduisit qu'une forme de sincérité existait peut-être sous ses abords agacés. Cependant, ce n'était pas suffisant et peut-être qu'aucune parole ne serait jamais suffisante pour lui faire oublier ce qu'elle avait ressenti lorsqu'elle avait lu la correspondance de Rosier.

-J'accepte tes excuses, mais ça ne change rien. Je ne vais pas accepter ton offre.

-Pitié, Aidlinn ! C'est ridicule. Je ne m'abaisserai pas plus longtemps. Comme tu voudras, ne m'aide pas, mais assumes-en les conséquences. Toi aussi, tu te retrouveras toute seule.

En prononçant ces mots, il tourna les talons et regagna la chaleur du restaurant, laissant Aidlinn seule dans la rue noire où tombaient les flocons. Les dernières paroles d'Evan résonnaient étrangement en elle, la ramenant à ce qu'elle lui avait souhaité deux ans en arrière. C'est tout ce que je te souhaite, de finir tout seul.


Me voilà déjà de retour ! Avec ces deux chapitres, je vous permets de remplir votre quota de restaurants et de réceptions malgré la situation actuelle haha.

Comme toujours un énorme merci à Zod'a, LeleMichaelson, Baccarat V, MarlyMcKinnon, feufollet et RhumFramboise qui ont pris le temps de laisser leurs impressions sur les derniers chapitres ! J'espère que vous aurez apprécié ces petites retrouvailles entre Aidlinn et Evan.

PS : Oui Sloane Vaughn a changé de nom de famille, l'ancien était une erreur, désolée !

La suite arrivera dans une ou deux semaines.