Notes de début de chapitre.
L'histoire racontée par la grand-mère de Mago est un des mythes de création du monde qui constitue la mythologie coréenne. Les quatre gardiens en font également partie, et sont également plus largement issus de la mythologie chinoise. Même chose pour Bari (mais je n'en dit pas plus).
L'apparence de la "créature", ou plutôt du Croque-Mitaine, a été inspirée des monstres présents dans le films de Guillermo Del Toro, et en particulier par la figure de "l'Homme Pale" dans "Le Labyrinthe de Pan".
CHAPITRE LXIX
"Chacun de nous est le monstre d'un autre. Et puisque vous êtes si convaincu que je suis le vôtre, alors je le serai."
(Jonathan Steinberg and Robert Levine, "Black Sails")
a. Les fleurs de Bari (l'arrivée)
Le voile tomba alors qu'elle attendait le retour de Yeo Woon de la chambre de torture. D'un coup, toute la prison se fit considérablement sombre, plus obscure, et le noir l'engloutit totalement alors que Mago, recroquevillée dans un coin de la cellule, ses jambes repliées contre elle dans une attitude de protection instinctive, clignait frénétiquement des yeux pour tenter d'y voir quelque chose.
De fait, les ténèbres prirent une consistance épaisse, comme de la mélasse, ou les cheveux des sujets du royaume, d'un noir de jais profond, si ce n'était quand les rayons du soleil y jetaient des reflets plus ambrés. Le noir qui dévora l'espace autour de Mago n'avait toutefois aucune place pour la moindre lumière, même la plus infime : Mago le savait, car elle se rendit rapidement compte qu'elle connaissait cette pénombre absolue, profonde, presque autant qu'elle connaissait désormais les chemins menant à la maison des Baek et serpentant tout autour d'elle pour venir lécher les rives de la rivière Han.
Ce n'était pas un noir de nuit. La nuit pouvait être percée par la lune, par les flammes des torches. Mago était certaine qu'aucune de ces sources de lumières n'aurait eu la moindre pertinence dans les ténèbres qui vinrent à elle dans la prison du palais royal de Changdeok, près de deux heures après avoir été arrêtés avec son maître et leurs compagnons vivants aux portes Nord.
Cette obscurité-là était d'un autre ressort, d'une autre nature. Elle était impénétrable, inconnue, parfaite dans sa noirceur totale. Les murs de la prison, le sol jonché de fétus de paille, la silhouette de son voisin de cellule, un autre gwishin capturé avant elle, s'évanouirent progressivement, et bientôt, ne resta plus que l'assombrissement, le brouillard d'encre. Mago ne bougea pas, resta foncièrement terrée sur le sol, trop effrayée pour faire le moindre mouvement.
Elle avait déjà vu cette pénombre, se souvint y avoir marché, angoissée, avec une autre (morte), en proie à l'impression terriblement désagréable d'être observée de toutes parts, et de ne pas pouvoir s'échapper. Elle ne se rappelait plus où devait la conduire ses pas, mais la voix de son accompagnatrice résonnait encore dans ses oreilles, et encore plus dans le noir. Dépêche-toi, l'avait-elle supplié, en marchant plus vite, il faut continuer à marcher, il ne faut pas s'arrêter. Mago avait obéi, alors.
Mais désormais, elle se sentait strictement incapable de se lever et de reprendre la route, et attendit, attendit, dans le noir et la solitude, sans rien y comprendre.
(le passage est ouvert)
Il y eut un murmure quelque part, qui vint rebondir jusqu'à elle.
(le portail s'est ouvert la porte ce monde l'autre monde le portail est ouvert ouvert ouvert ouvert)
Le chuchotement prenait de l'ampleur, grandissait en puissance, montait vers elle, avec le bruit des fleurs qui éclosaient, qui s'ouvraient comme des portes, pétales par pétales, blanches et longues, comme les pattes des araignées, et plus le frémissement se précipitait dans sa direction, plus elle se sentait tétanisée, au point qu'elle enfouit violemment son visage dans ses genoux, avec l'idée persistante qu'elle ne devait surtout pas (regarder) ce qui était en train de s'approcher d'elle, de courir vers elle, de goûter à une liberté nouvelle, horrifiante.
(ouvert ouvert ouvert ça arrive les Yeux les Yeux viennent tous les arbres ont brûlé les fleurs et le sang et les Yeux on les appelle l'Autre et le Paon et les Fleurs et Bari dites mon nom ne dites pas mon nom pensez-le priez-le je suis je suis c'est moi les Yeux les Fleurs mon nom secret est Bari je viens je viens les morts sont à moi je viens priez-moi craignez-moi j'arrive)
Le murmure hurla près de Mago, lui arrachant un gémissement de terreur pure. Elle sentait à présent sous elle, même sans les voir, l'éclat morbide des fleurs blanches des clairières, et elles étaient ici une menace, un danger dans le noir.
(ILS SONT LÀ)
(JE SUIS LÀ)
(Ô BARI)
Mago, incapable de se retenir, poussa un hurlement d'effroi désespéré entre ses genoux, et ne releva la tête que bien plus tard, alors que le contact du bois des murs de la cellule était reparut dans son dos. Elle bougea les jambes, ses pieds froissèrent des éclats de paille, ce qui contribua à apaiser ses terreurs et lui apporta suffisamment de sérénité pour lui permettre de quitter l'abri de ses genoux afin de jeter un coup d'œil autour d'elle.
Elle constata tout d'abord que la prison était désormais baignée dans l'ambrée du soleil couchant, et le bois avait pris des teintes de feu, qui l'inquiétèrent en dépit de la disparition de l'obscurité et de ce qu'elle identifia comme un retour à la normal, tout du moins partiel. Car bien qu'elle eût réintégré le monde et que ses oreilles n'aient plus été envahies du murmure épouvantable qu'elle avait perçu dans le noir, il demeura néanmoins une chose de cette transe soudaine et hostile, une trace évidente, un souvenir très lointain aussi, dans une certaine mesure.
Derrière les barreaux de sa cage, se tenant debout, hauts, muets, le corps et la tête enveloppés dans de longues capes noires, étaient quatre individus dont Mago ne put voir les visages, car ceux-ci étaient dissimulés sous des masques de papier dont elle put néanmoins reconnaître les formes. Il y avait là un tigre, mais également une torture, entièrement peinte en noir. Elle distingua aussi la figure extraordinaire et déséquilibrée d'un dragon, dont les lignes étaient bleues, et enfin celle d'un oiseau rouge, avec des nuances de doré qu'elle compara bientôt à celles de la lumière du jour déclinant.
Ils l'observèrent, derrière les barreaux, totalement immobiles. Elle aurait pu se ruer vers eux et solliciter leur aide, les supplier d'aller chercher les clés et de descendre dans la chambre de torture, où Yeo Woon avait été emmenée. Elle songea en vérité à une telle perspective, mais n'en fit strictement rien pour autant. Elle resta pelotonnée contre le mur, abasourdie, mais avant tout pétrifiée par une terreur croissante, allant de pair avec une compréhension graduelle des éléments qui se présentaient à elle. Les silhouettes devant elle l'épouvantaient tout autant que le murmure dans les ténèbres (les Yeux), que le noir en lui-même. C'est parce qu'ils viennent tous du même endroit, comprit-elle, enfonçant ses ongles dans la peau de ses genoux, ils viennent du noir, tous, eux et le murmure.
(et les gwishins)
Les quatre silhouettes étaient trop hautes, trop sombres, trop silencieuses. Mago regarda leurs masques, et tout en étudiant les lignes dessinées et leurs couleurs, il lui revint en mémoire une vieille histoire que sa grand-mère lui avait conté lorsqu'elle était encore toute petite, le plus souvent pour la pousser à aller se coucher sans trop de protestations.
C'était un récit aux allures de mythe, qui était par trop opulent et époustouflant pour être autre chose qu'une allégorie, mais elle s'y était régulièrement replongée étant enfant, avec un plaisir renouvelé, pour essayer d'en analyser les significations et d'en découvrir les sens cachés, les implications.
- Il était une fois, lui disait sa grand-mère, assise près d'elle, une bougie éclairant son vieux et beau visage, une grande déesse, que l'on appelait Yul-Ryeo, et qui mourut un jour en donnant naissance à une autre déesse prénommée Mago. Mago était très puissante, et engendra deux femmes et deux hommes célestes, dont l'apparition ressuscita Yul-Ryeo. Son retour du royaume des morts fut si puissant qu'il provoqua une grande explosion, et ainsi émergea le monde, les cieux, la terre et les océans, qui se mêlèrent ensuite les uns aux autres pour former tout ce que nous connaissons.
- Les arbres ? Avait demandé un jour Mago, émerveillée à l'idée d'un pouvoir de création aussi colossal.
- Oui. Les arbres, les plantes, les fleurs, le vent, le feu, les animaux, absolument tout. Le corps de Yul-Ryeo devint le monde, et Mago voulut rester avec elle tandis que ses enfants, les gens célestes, gouvernaient les êtres vivants depuis une tour gigantesque, la Magoseong. Ils régnèrent très longtemps, des millions d'années, mais ils finirent par mourir, et furent enterrés dans des tombeaux somptueux aux quatre extrémités du monde. Chacun de ces tombeau était gardé par une créature. Celui de l'est, par un dragon bleu, celui de l'ouest par un tigre blanc. Ceux du nord et du sud étaient sous la protection d'une tortue noire et d'un phénix rouge. Quiconque s'en approchait sans y avoir été autorisé était dévoré.
- Et qu'est-ce qu'il est advenu des tombeaux ? Ils sont toujours là ?
Sa grand-mère souriait toujours lorsqu'elle posait la question d'un ton impatient, curieux, avide de réponses.
- Je ne sais pas. Peut-être. On dit qu'ils ont été bâti très loin, sur une terre à laquelle les hommes ne peuvent accéder.
Mago compta les silhouettes devant elle (une deux trois quatre), puis les recompta, et ainsi de suite, encore et encore, une dizaine de fois, alors que la voix de sa grand-mère retentissait contre les parois de son crâne et martelait, sans s'interrompre (le dragon bleu le tigre blanc la torture noire le phénix rouge ils sont les gardiens les gardiens des morts).
L'histoire était vieille, le concept trop abstrait pour être purement réel, et néanmoins Mago contemplait les hautes figures en face d'elle, les masques, leur inertie évoquant celles des cadavres dans leur cercueil, et tout en se disant "non, ce n'est pas possible, non, non, non", une seconde conclusion, qui venait des profondeurs, et qui était plus railleuse, gravit l'échelle de ses réflexions en chute libre et chuchota d'une voix câline "si".
Elle entendit la porte de la prison s'ouvrir en grand, laissant entrer un large rayon de soleil, et lorsqu'elle tourna la tête pour faire de nouveau face aux quatre individus drapés de noir, elle découvrit le vide, et la cellule de son voisin, lui aussi prostré dans un coin. Il avait les yeux élargis, la bouche entrouverte, les jambes et les bras près du corps. De là où elle était, Mago aperçut les tâches sur la peau de son cou, les veines. Leurs regards se croisèrent, et elle sut. Il les a vu lui aussi.
Bien qu'elles n'en annulassent pas l'horreur pour autant, il existait néanmoins des choses pires que la prison, pires que la torture, et qui se trouvaient dans l'obscurité, cachés, muettes, patientes, aussi immobiles que des statues, car il allait sans dire que le moindre de leur mouvement déchaînait l'épouvante. Le gwishin avait les yeux trop assombris. Mago interpréta les signes, les rassembla, et le résultat de ses déductions prit la forme d'un sanglier mis en pièces, d'un cerf ouvert en deux, de villageois massacrés. Elle adressa un nouveau coup d'œil à son voisin de cellule : celui-ci hocha alors la tête, lentement, comme pour s'accorder avec elle sur une procédure à suivre. Elle nota, avec une appréhension redoublée, que ses cheveux étaient entièrement blancs, comme un nuage dans le ciel.
Elle n'avait plus rien dit sur le chemin qui les menait, elle et son maître, à la prison, entourés de soldats et attirant les regards des curieux qui se traînaient d'un bout à l'autre de la ville à une heure aussi précoce de la matinée. Elle avait cessé de se débattre, de hurler, d'essayer de mordre, à compter du moment où les soldats l'avaient lâchée après que Yeo Woon ait souligné sa maîtrise des arts martiaux et son utilité certaine pour l'armée des morts, imité par Seung-Min et Baek Dong Soo.
C'est une gamine, avait observé le commandant des renforts, en jetant sur elle un coup d'œil dédaigneux, et elle savait ce qu'il voulait dire, ce qu'impliquait son constat (à mort). Elle s'était ruée vers l'avant, avait cherché à s'enfuir, usant de sa petite taille et de l'agilité conférée à la fois par celle-ci et par son entraînement pour échapper aux griffes des soldats. S'ils avaient été en forêt, ou dans une rue plus large, elle aurait sans doute pu percer leur mur de défense et courir très loin, sans se retourner pour vérifier si ses compagnons avaient pu éventuellement profiter de sa fugue pour tenter eux aussi de s'extirper de leur enclos de militaires.
Elle s'en était toujours plus ou moins sortie ainsi jusqu'à présent, en priorisant sa survie, en s'échappant sans penser à rien d'autre qu'à sa volonté de s'éloigner, de disparaître. Dans l'étroite allée dans laquelle les avait conduit Baek Dong Soo, afin d'éviter de croiser d'autres patrouilles comme celle venue les arrêter aux portes nord, elle n'avait même pas pu franchir la première ligne de soldats que déjà ils l'agrippaient par les bras, la soulevaient, la tenaient dans un étau de fer et la forçaient à s'agenouiller, tirant sur le col de sa tunique pour dévoiler son cou.
Elle avait senti la chaleur de leurs doigts vivants contre sa peau morte, avait pensé aux gwishins qu'elle avait vu mourir ainsi, à plusieurs reprises, tandis qu'elle se tenait à l'abri un peu plus loin, dans un bosquet, derrière un arbre, un mur, ou qu'elle courait, toujours plus vite, pour s'enfuir. En y songeant, elle avait conscience que c'était avant tout son manque d'alternatives et d'échappatoire qui l'avait terrifiée, plus que le fait d'être décapitée, et peut-être aussi, en partie, l'impression angoissante que sa résurrection se soldait finalement par une immense perte de temps, si tant étant qu'elle n'avait même pas eu le temps d'en profiter pleinement, bien qu'elle eût disposé d'un délai plus allongé que d'autres de ses congénères.
Ils avaient emmenés Yeo Woon immédiatement après leur arrivé à la prison, et c'était alors seulement, à l'instant où ils avaient ouvert la porte de la cellule pour l'y faire entrer, qu'elle s'était remise à protester et à vociférer, luttant contre les poings qui la forçaient à l'intérieur, se cramponnant à la tunique de son maître, l'appelant, puis criant aux soldats de ne pas l'emmener à la salle de torture. Rien n'y avait fait.
Elle aurait été infiniment surprise si la moindre de ses tentatives avait provoqué une rébellion parmi les militaires, mais elle n'avait pas été en mesure de contenir sa panique et sa peur, que la vue de la cellule aux barreaux de bois et au sol de paille avait fait grimper à un niveau dangereusement vertigineux pour ne pas menacer l'équilibre de son esprit. Elle avait crié longtemps, toute seule, dans le silence lugubre de sa cage.
Yeo Woon, à l'inverse, était resté si calme et si discipliné alors que les soldats le dirigeaient en dehors de la prison et vers la chambre de torture, qu'elle en avait conçu une vive inquiétude, que le temps passé à attendre en solitaire, contre le mur, sans la moindre nouvelle, n'avait guère contribué à diminuer. La lumière du soleil que filtrait la petite fenêtre de la prison devint rapidement son seul moyen d'estimer le passage du temps.
Et comme la nuit commençait doucement à tomber, elle perçut les grincements la porte principale qui s'ouvrait de nouveau. Elle se jeta sur les barreaux de la cellule en voyant son maître approcher, entouré de deux soldats. Elle désespérait de voir son visage, et plus spécifiquement de constater les dégâts, dont la simple pensée avait suffit au cours des dernières heures et avant les (Yeux) à distiller en elle une détresse proche de la folie. Durant son attente, elle s'était souvenu des récits de Baek Dong Soo, et des détails affreux, barbares, contenus par ces derniers.
Yeo Woon se tenait tête baissée tandis que l'un des soldats faisait tourner la clé dans le cadenas et ouvrait la porte de leur cellule, mais elle lui trouva la démarche effroyablement chancelante, les épaules voûtées, et sa tunique était poisseuse de sang noir à différents endroits, ravivant férocement ses angoisses. Avec horreur, elle remarqua que, comme pour leur voisin de cellule, les cheveux de son maître avaient eu aussi complétement blanchi.
Elle ne disposait d'aucun miroir, mais elle perçut cependant les regards en biais des soldats vers sa propre crinière, et devina sans peine la cause de la perplexité qu'ils exprimèrent. Elle aussi, sans aucun doute, devait avoir les cheveux entièrement aux couleurs des fleurs des clairières des morts.
- Tu passeras demain, la prévint l'un des militaires d'un ton froid, en poussant Yeo Woon à l'intérieur.
Mago ne répondit pas. Son maître fit un pas, puis deux, vacilla, et s'effondra sur le sol tandis qu'elle se précipitait vers lui et, dans un réflexe idiot mais primitif, passait vivement une main sous sa tête pour ne pas qu'il la cogne trop violemment contre la terre. Les soldats étaient déjà repartis, refusant d'assister au spectacle de la douleur, d'entrevoir la culpabilité qu'il leur aurait renvoyé.
Elle repoussa très doucement, avec des gestes délicats et prudents, les longues mèches d'ivoire obstruant le visage de Yeo Woon, et sentit les larmes lui monter aux yeux, lentement, convulsivement.
- Maître, appela t-elle dans un chuchotement, ou plutôt le supplia t-elle. Maître, c'est Mago. M'entendez-vous ?
Dans un premier temps, elle fut prise de court, car la droite de son visage était couverte de bandages maladroits, rouges de sang, qui semblaient indiquer un soin plutôt qu'un supplice. Mais en soulevant légèrement l'un d'eux, Mago constata ensuite que la peau de Yeo Woon était abominablement cloquée, noircie par les flammes, et elle s'arrachait par lambeaux comme celle d'un lézard ou d'un serpent en pleine mue.
Les brûlures descendaient le long de son cou, semblaient se prolonger vers son torse et, possiblement, beaucoup plus bas. Ses deux mains étaient entièrement bandées, et Mago nota qu'il lui manquait sept doigts, trois à la gauche, et quatre à la droite. Ses yeux étaient clos, et chacun de ses traits était contracté de souffrance. Elle diminua la pression de ses propres doigts autour de sa tête, par crainte d'aggraver la douleur de ses brûlures.
Elle pensa aux plantes médicinales données par l'Herboriste, bien à l'abri dans leur petite pochette de cuir, et suivi le fil de rêverie qui l'amena jusqu'entre les murs sécurisés de la chambre dans la demeure des Baek, vers les petits déjeuners de viande chaude, odorante, le sourire matinal de Baek Yun-Seo, les dessins de Yoo-Jin, et ses séances d'entraînement sous l'oeil attentif de Yeo Woon dans le secret du jardin arrière.
Elle pensa à Danggeum, qui s'était bien accoutumée à la compagnie du cheval de Baek Dong Soo et dont l'inactivité lui avait valu de prendre un peu de poids et de gagner encore davantage en flegme. Tu passeras demain. Avant de partir en direction de la clairière d'Hanyang, elle avait passé la main dans la crinière de Danggeum, sentit les longs crins noirs entre ses doigts, et la poussée affectueuse que la jument avait donné contre sa paume. Sois gentille avec les bêtes, lui avait dit sa grand-mère, elles te le rendront bien. Mago se mit à pleurer pour de bon, penchée au dessus de son maître, comme elle prenait l'entière mesure du désastre.
Plus tôt, elle l'avait vu combattre, épée en main, la lame et les joues éclaboussés par le sang d'une gorge qu'elle-même avait tranché. Aucun des soldats d'alors n'avait été capable de le soumettre, ou même de l'effleurer de la pointe de leurs armes. Hormis Baek Dong Soo, que Mago considérait comme une exception, elle ne l'avait jusqu'à jamais vu affronter réellement qui que ce fut, mais avait conservé un souvenir net du premier soir où elle l'avait admiré reprendre son entraînement, et de la manière dont il avait fini par arracher l'écorce des arbres autour d'eux.
Avec les soldats, ses mouvements avaient été tout aussi précis et lapidaires, et contrairement à Mago, qui n'avait eu que faire de modérer la force de ses coups, il n'avait presque pas répandu de sang dans son sillage.
Elle passa ses mains sur ses propres joues, les retira mouillées de noir, puis souleva légèrement la tête de son maître afin de la poser sur ses genoux. Elle avait de trop petites jambes pour que celle-ci put tenir entièrement sans risquer de plonger vers le sol, mais elle la retint des deux mains. En face d'eux, dans l'ombre, l'autre gwishin les regardait, mais ne prononça pas un mot de réconfort.
Elle ne l'en blâma guère : elle-même ne trouvait rien à dire qui eût pu leur apporter un peu de sérénité. Il était également possible qu'il conservât ses forces dans un but plus obscur, relié aux éléments que Mago avait distingué plus tôt.
- Maître, appela t-elle encore, la voix tremblante et pleine de sanglots. Oh, maître.
Elle savait, pour l'avoir vu mais aussi entendu au sein de la conscience collective, que le sang des vivants était encore la meilleure manière de traiter et de refermer les blessures éventuelles d'un gwishin, mêmes celles qui ne leur provoquaient aucune douleur. Les bandages le long du visage de Yeo Woon étaient frais, gorgées de carmin.
Après la torture, leur avait Baek Dong Soo, il est d'usage de faire venir un médecin pour soigner les suppliciés en vue de les rendre plus rapidement opérationnels pour le transfert au camps de l'armée des morts. Elle se demanda où était leur hôte, ainsi que Seung-Min, et s'ils pensaient à eux, surtout le premier. Elle aurait voulu pouvoir se transformer en souris, en chose minuscule, rampante, invisible, et s'enfuir par une fissure dans le bois, ou creuser un trou dans le sol.
C'est fini, songea t-elle avec amertume, cette fois, c'est vraiment fini.
Puis Yeo Woon émergea finalement de l'épuisement causé par la douleur de ses brûlures, et quand il se mit à parler, Mago l'écouta sans l'interrompre, avidement, avec une fascination lugubre, un mélange d'anticipation, de crainte et de rage.
b. Inquisition
Les grognements du troisième gwishin débutèrent à l'aube, et les toutes premières marques de la crise de faim suscitèrent chez Mago, bien qu'elle s'y attendît après les explications de Woon, un tressaillement d'appréhension si puissant que celui-ci le sentit se réverbérer juste sous sa tête, dans les muscles des cuisses de son étudiante, où elle l'avait tenu installé durant toute la nuit avec des précautions immenses.
Les élancements de ses brûlures commençaient à peine à devenir supportables, et le moindre de ses mouvements en ranimait la douleur, hurlante et incessante en dépit des l'onguents de sang appliqués soigneusement par le médecin que les soldats avaient introduit dans la chambre de torture une fois le travail du bourreau achevé. Un capitaine se trouvait là, contre le mur, et avait tout observé comme Dong Soo avait du le faire des dizaines, peut-être des centaines de fois, à la même place.
Il n'avait rien fait pour interrompre le bourreau, et n'avait pas davantage prononcé la moindre parole tandis que les flammes grillaient et dévoraient tout ce qu'elles pouvaient de Woon, affamées de chair et de consommation, exigeantes, atroces. Le feu occupait toute la pièce, depuis les flambeaux le long des murs jusqu'au petit foyer où le bourreau faisait chauffer ses instruments. Mais en dehors de sa présence, l'endroit était plongé dans l'ombre.
En descendant les marches qui y menaient, tenus par deux soldats, Woon avait capté la puanteur de la chair carbonisée, de la souffrance, du désespoir et de la colère. Ces choses-là restaient dans les pièces où elles prenaient naissance, s'y greffaient, se gravaient dans la terre du sol, dans les meubles, dans l'expression des gens qui s'y rendaient régulièrement. La chaise sur laquelle on l'avait attaché en avait été imprégnée.
Plus tard, lorsque le bourreau enfermait son mollet dans une armure de fer chauffée à blanc et que Woon, sous le poids de la souffrance aigüe, cumulée à toutes les autres, avait eu l'impression que ses nerfs explosaient les uns après les autres et rugissaient, tel un milliers de tigres tenus prisonniers entre les parois de son crâne (ça fait mal ça fait mal ça fait mal ça fait mal arrêtez par pitié ça fait mal ça fait mal), il avait cru sentir venir à lui d'autres hurlements, des cris qui n'étaient pas de lui, mais des gwishins qui s'étaient trouvé assis là avant lui, et avait également subi la torture. À aucun moment le capitaine, debout dans l'angle de la pièce souterraine, n'était intervenu. Il avait gardé les bras croisés, et parfois détourné le regard.
Woon s'était demandé, délirant de douleur, si Dong Soo avait agi de même avec tous ses congénères, avant de se rendre compte qu'il avait parlé pour la première fois des morts comme étant les siens.
Il n'avait aucune idée du nombre exact d'outils mobilisés par le bourreau pour perpétrer son oeuvre, mais il était presque certain, avec le recul et le regain de lucidité engendré par la guérison progressive de ses plaies, que l'homme avait du vider son arsenal sur lui. C'était un vieillard, mais ses doigts étaient vifs, précis, ses gestes efficaces et rapides. Il ouvrait les mécanismes promptement et les ôtait tout aussi rapidement, pour les remplacer aussitôt par d'autres, au point que vous finissiez par perdre totalement le compte et par vous persuader que les tourments ne prendraient jamais fin.
Il ne savait pas combien de temps avait duré la torture, et n'y avait accordé aucune importance lorsque celle-ci s'était achevée. Tout autour de lui, et en lui, était alors un brasier. Il pensait avoir commencé à crier en milieu de session, quand le vieil homme, à l'apparence si frêle, que Woon aurait pu tuer d'un tour de poignet s'il avait eu les mains libres, avait forcé les flammes dans sa bouche.
Du reste, il gardait une conscience abominablement confuse, fiévreuse. Mais il avait vu les quatre silhouettes aux capes noires devant lui, statiques et sombres, et avait reconnu le masque de tigre qui lui était apparu à la maison du Printemps, au moment de la première vague d'Hiver Mort. Chaque fournaise avait amené des souvenirs, des images de plus en plus anciennes, de vieilles sensations, le faisant se rétracter de plus en plus loin, de plus en plus profond.
À l'instant où le bourreau avait retiré les flammes de sa bouche, l'esprit de Woon s'était précipité vers le bain du temple du Qing, entre les montagnes, vers l'eau tout juste tiède, vers le moine, et vers la douceur sanglante de la peau de son crâne entre ses (dents). Le sang des vivants guérissait tout, soignait tout, et combattait l'Hiver Mort infiniment mieux que la chaleur des corps.
Mago et lui s'étaient éveillés le lendemain, blottis contre le cadavre percé de morsures béantes, la tête plongée dans ses entrailles, et baignés de sang chaud. Il est temps que je paye, avait affirmé Dong Soo, des années plus tôt, dans le bureau du palais royal, alors que le prince Sado était emprisonné et qu'il venait d'accepter de se sacrifier pour assurer sa survie.
Alors que les soldats détachaient les clapets de fer qui le maintenaient à la chaise pour le ramener auprès de Mago, Woon, dans un état d'épuisement et de faiblesse tel qu'il n'en avait jamais connu, même après avoir été blessé par Dong Soo le jour de la mort du prince héritier, même lors de sa résurrection, avait conclu que la torture devait être sa propre punition, pour avoir cherché des excuses, pour Heuksa Chorong, pour le prince Sado, pour ses dix-sept ans. Il n'avait presque pas pensé à Dong Soo entre les mains du bourreau.
Il n'en avait été capable qu'à la fin, quand toutes les douleurs étaient devenues une seule et même pulsation, et avaient produit les mêmes battements que son coeur dans les champs, alors que l'épée de Dong Soo s'y était logée. La souffrance n'avait pas été la même. Il avait voulu celle-ci, et elle avait été plus belle que brutale, tandis que l'autre, celle du bourreau, était grossière et inutile.
Il lui avait posé des questions, sur les prétendus dirigeants des gwishins, sur l'endroit où ils se cachaient, sur la conscience collective et, bien plus tard, sur Dong Soo et les Yeogogoedam. Woon avait crié, gémit, vomit du sang noir, mais n'avait rien répondu. Chun avait été sur la chaise, avant lui. Dong Soo lui avait raconté qu'il n'avait pas dit un mot au bourreau. Son ignorance quant aux résurrections avait sûrement joué un rôle majeur dans son mutisme, mais Woon se doutait également que Chun aurait refusé de parler même s'il avait disposé des connaissances adéquates. La chaise portait encore, dans une moindre mesure, certaines de ses marques. Le bois conservait une odeur de pluie et de tempête.
C'est moi la pluie, avait pensé Woon, alors que la partie droite de son visage le lancinait cruellement, c'est moi la tempête, c'est mon tour, mon trône, mon ciel, je l'ai fait mien, c'est à moi. Au camps d'entraînement, Dong Soo avait dit "ton prénom signifie nuage", un jour qu'il pleuvait des cordes et que des masses sombres transportaient les averses et les inondations. Les nuages faisaient l'eau, les nuages gouvernaient. Ils produisaient les éclairs, le feu dans le ciel, et Woon avait été le seigneur du ciel, avait été un assassin, avait infligé la mort et la souffrance, les avait tenu au creux de ses mains, avait (aimé ça).
La torture était aussi bien l'apanage des meurtriers que des bourreaux. Elle était l'outil de ceux qui maîtrisaient la douleur et la mort. Woon avait été un maître de la mort, comme Chun, comme les autres seigneurs du ciel avant eux, comme tous les assassins d'Heuksa Chorong, comme les artistes martiaux (Dong Soo-yah). Vivant, il ne la craignait pas, mais avait travaillé avec elle, comme une vieille amie, ou une vieille amante.
Il s'était toujours plus ou moins préparé à l'éventualité d'être capturé, torturé, puis exécuté pour ses crimes. Ne pars jamais du principe que tu vas toujours gagner, lui avait dit Chun, les yeux tournés vers les épées de ses prédécesseurs, il y a toujours un moment où la roue tourne, et où de chasseur tu deviens gibier.
Les silhouettes s'étaient tenues devant lui, éthérées, sinistres, et Woon avait entendu les voix de Hui-Seon et de Jae-Ji tout près de lui. Tiens le coup, disaient-elles, sois fort, sois courageux, tiens le coup, nous venons à toi, nous arrivons, tout est complet, tout est accompli, nous viendrons et ils ploieront le genou devant nous et ils paieront tous.
Il y avait eu la descente dans le noir, attaché sur sa chaise, le murmure grinçant qui s'était hissé à toute vitesse vers lui, lui rappelant sa propre carcasse et ses orbites vides, les fleurs et l'horreur absolue qui venait avec elles (Les Yeux Le Paon Bari), et qui lui avait causé plus d'effroi encore que n'importe quel appareil que le bourreau aurait pu mettre sous son nez. Il avait fermé les yeux pour ne pas voir.
Puis les torches des murs de la salle de torture avaient flamboyé de nouveau, et le vieillard lui avait demandé s'il allait obéir et rejoindre l'armée des morts. Woon avait à peine réussi à hocher la tête. Sa réponse, unique, avait marqué la fin de la séance. Il a bien tenu, celui-là, avait fait remarquer le capitaine d'un ton sec, avant de s'enfuir à l'air libre.
Le troisième gwishin était un de ceux que Woon avait tiré hors des profondeurs de la rivière, il y avait de cela plusieurs nuits. Ils avaient échangé un regard bref avant que Woon ne soit amené au bourreau, et comme celui de l'homme disait "vôtre", Woon avait éprouvé de nouveau le contact de toutes les mains qui avaient saisi la sienne, les remous à la surface de l'eau, la façon dont les gwishins à peine ressuscités l'avaient ensuite regardé, paisiblement, comme dans l'attente de quelque chose (gwishin-roi). Il n'avait plus entendu parler d'eux par la suite, ne les avait plus vu ni n'avait su où ils étaient partis.
L'homme au fond de sa cellule, replié sur lui-même, était le premier dont Woon croisait de nouveau la route. Il avait noté sa lividité, les ombres sur son visage qui avaient des airs d'ecchymoses, et qui annonçaient la montée en puissance d'un appétit impitoyable. Le gwishin qu'il avait éveillé du fond de la rivière Han l'avait regardé, avait compris. Woon se demanderait longuement, par la suite, s'il n'avait pas été capturé et emprisonné simplement pour remplir cette fonction, pour leur permettre à lui et Mago de s'en extirper.
Laisse faire le Murmure, avait déclaré Hui-Seon, et le Murmure, avant de ramener Woon chez Dong Soo, avait peut-être susurré d'autres choses aux gwishins alors rassemblés autour de lui, des commandes ou des prédictions, à l'image du conseil de se laisser prendre par l'armée. L'homme émit un grondement sec. Mago ne le quittait plus des yeux, et elle le lâcha à peine du regard lorsque Woon, en entendant la porte de la prison s'ouvrir, ôta sa tête de l'oreiller de ses genoux pour se redresser et se tenir prêt. Ils n'auraient qu'une seule chance.
Bien qu'étant tout juste conscient, et très certainement ravagé par la faim, l'autre gwishin le savait aussi, et il s'était tenu remarquablement calme durant la nuit, limitant ses mouvements pour le lendemain, pour ce qu'il devait accomplir.
Les morts en prison étaient nourris avec le minimum, pour éviter les occurrences de crise de faim et les nombreux risques impliquées par ces dernières pour les soldats qui se chargeaient des gwishins, plus spécifiquement de leur faire effectuer le trajet entre la prison et la salle de torture, mais également, une fois terminés les soins du bourreau, la route entre Hanyang et le camps de l'armée des morts.
Mago lui avait confirmé le passage d'un soldat la veille, qui lui avait apporté une quantité infinitésimale de nourriture en fin de journée, et lui avait annoncé qu'il repasserait le lendemain matin pour la même besogne. Dong Soo avait lui aussi mentionné une organisation similaire lorsqu'il avait raconté à Woon et à son étudiante les sévices auxquels étaient soumis les gwishins. En dehors de cet unique soldat, aucun autre n'occupait l'intérieur de la prison.
Son accès était contrôlé par deux gardes qui se tenaient tout en haut des marches menant vers l'entrée du bâtiment. Woon écouta le bruit des bottes du militaire qui descendait vers eux, les bras chargés d'une viande insipide. Il ne savait pas depuis combien de temps l'autre gwishin avait cessé de manger, mais imaginait aisément qu'il s'y était attelé depuis sa capture. Il avait probablement dissimulé les portions non ingurgités, afin de ne pas éveiller les soupçons de ses geôliers.
Il cessa de produire le moindre son dès que les pas du soldat retentirent sur les marches de pierre. Tout le corps de Mago se tendait à mesure qu'il approchait. Les brûlures de Woon semblèrent même s'atténuer, annulées par son degré de focalisation. Son estomac lui semblait un abîme. La torture lui avait donné faim, et de manière considérable.
Le soldat entra dans leur champs de vision, et alors l'autre gwishin émit un hurlement enragé, aliéné, puis se rua en avant, émergeant furieusement de l'angle où il avait été jusqu'à lors pelotonné, les bras tendus, ses doigts pris de spasmes dans leur volonté de se saisir de la proie qui venait d'apparaître. Les barreaux n'y changèrent rien.
Son assaut fut assez violent, et surtout inattendu, pour susciter chez le militaire un mouvement de recul convulsif, et quand son dos vint heurter les barreaux de la cellule de Woon et Mago, ils bondirent ensembles, comme jadis sur le sanglier, ou sur le moine du Qing. Le plateau de nourriture apporté par le soldat s'écrasa au sol. Woon le retint contre les barreaux en l'agrippant d'un premier bras autour de sa taille, puis d'un second autour de son visage, bloquant la bouche du militaire, avant de mordre dans la chair de son cou, bien que l'angle fut mauvais et qu'il ne put lui arracher que des fragments de peau infimes.
Le sang dégringola dans sa gorge, chaud, épais, grisant. La douleur arracha à l'homme des cris humides, gargouillant, qui se virent totalement étouffés par le bras de Woon. Pendant de temps, l'autre gwishin se déchaînait derrière les poutres de bois de sa cage, ivre de faim, et Mago détachait vivement le trousseau de clés qu'elle avait aperçu la veille, pendant à sa ceinture, au moment où il était venu avec leur pitance.
Dès qu'elle l'eut en main, elle courut ensuite ouvrir la porte de leur cellule, en sortit à toute allure, et appliqua le même traitement à la cage qui leur faisait face, libérant leur voisin affamé qui fondit aussitôt sur le soldat et enfonça ses dents dans sa nuque, déchiquetant les chairs, lui soutirant des hurlements de souffrance et de peur que le bras de Woon empêcha de se diffuser au delà des escaliers, vers les autres gardes, et ce jusqu'à ce que l'homme ait cessé de ses débattre dans son étreinte et que ses cris se fussent réduits à des borborygmes, noyés dans son propre sang.
Le gwishin avait frappé là où il avait senti le sang, là où Woon avait mordu. La règle avait été l'une des premières qu'il avait appris à Heuksa Chorong : il n'existait rien de comparable à l'égorgement dès lors que l'on souhaitait se débarrasser d'un adversaire aussi silencieusement que possible.
Quand l'homme se fit mou et plus lourd dans son étau, Woon le céda totalement à leur voisin de cellule, qui attaqua alors son visage de ses dents. Le sang avait trempé la manche de Woon, son bras, et là où il avait coulé, ses brûlures le tourmentaient déjà moins. Il sortit à son tour. Mago se tenait derrière la porte de la cellule d'en face, protégée par ses barreaux de bois. Elle contemplait l'autre gwishin dévorer le militaire avec une lueur d'appétit dans les yeux. L'odeur du sang était massive, entêtante.
Woon la laissa l'engloutir, s'approcha du corps sanguinolent. Le troisième gwishin (à moi) leva alors les yeux de son festin, lui adressa un regard ahuri, puis se recula respectueusement, tête baissée, à quatre pattes, lui laissant le champs libre. Woon s'accroupit, entrouvrit les pans de l'uniforme du soldat pour dévoiler son ventre, et se tourna vers Mago, l'invitant à inaugurer le repas.
Elle se laissa tomber près de lui, se pencha, ouvrit largement la bouche. Ils s'empiffrèrent de ses entrailles fumantes, glissantes, et autorisèrent l'autre gwishin, en guise de remerciement, à terminer de décimer le visage et le cou de l'homme.
Lorsque Woon s'extirpa finalement des boyaux du soldat, que lui et Mago vidèrent en totalité, le troisième gwishin avait repris conscience, et se tenait agenouillé près du corps, le visage inondé de sang frais, ses yeux parcourant les crevasses laissées par ses dents, les morceaux de chairs manquants, les déchirures aux parois d'un rose écœurant, luisant.
- Il faut que nous sortions, lui dit Woon. Et vite, avant que les autres ne commencent à se poser des questions.
L'autre hocha la tête docilement, avec une sérénité presque inappropriée. Les deux gardes qui chaperonnaient chacun des côtés de la porte de la prison ne constitueraient pas en soi une difficulté majeure. Le véritable problème viendrait essentiellement du fait de s'échapper du palais sans être vu par d'autres militaires, et de rejoindre ensuite la caserne pour récupérer Dong Soo, en espérant que ce dernier s'y trouvât toujours et n'eût pas été transféré ailleurs.
Une fois Mago revenue pleinement à elle, Woon lui donna l'épée du soldat mort, et lui commanda de s'occuper du garde qu'elle verrait à sa droite, tandis que lui et le troisième gwishin, qui se présenta alors d'une voix rauque sous le nom de Jae-Bum, attaqueraient ensembles celui de gauche. Avant d'entamer leur ascension des marches menant aux portes de la prison, Woon déchira un fragment de l'uniforme du soldat à terre, et s'en servit pour nettoyer son visage des traces de sang, avant de la faire passer à son étudiante ainsi qu'à Jae-Bum.
Les taches sur leurs vêtements ne pouvaient être lavées de la sorte, mais il serait toujours possible de les faire passer pour autre chose le temps d'une diversion, car elles étaient suffisamment sombres pour être confondues, ce qui n'était pas le cas des éclaboussures vermeil sur leurs joues, leurs nez, leurs fronts, et autour de leurs yeux et de leurs bouches. Une fois débarbouillés, ils se levèrent et se dirigèrent vers les escaliers.
- Ne pouvez-vous ramener celui-ci ? Lui demanda Jae-Bum, en désignant le soldat étendu sur le sol, ensanglanté. Il pourrait nous être utile.
Woon secoua la tête.
- Je ne crois pas, répondit-il, posant le pied sur la première marche. Il est mort par notre fait, en croyant que les gwishins sont l'ennemi. Il serait plus dangereux de le ramener que de le laisser ici.
Il n'ajouta pas qu'il ne savait pas comment faire pour aboutir à une nouvelle résurrection. Jae-Bum parut le comprendre, et approuva d'un signe de tête. Mago et lui le suivirent le long des escaliers, s'efforçant de demeurer silencieux et discret alors que la lumière du jour gagnait en intensité, et les silhouettes des deux gardes se découpèrent bientôt dans l'éclat du soleil d'hiver, confiantes, ignorantes de ce qui venait vers elles.
Mago sauta la première dans le dos de celui de droite, d'un bond souple et redoutable, favorisé par sa petite taille et son gabarit léger. Elle appliqua une main contre sa bouche et enfonça la lame de l'épée de son confrère dans son dos, tandis que Woon et Jae-Bum réduisaient au silence le deuxième garde, utilisant un procédé similaire. Jae-Bum le bâillonna d'une main ferme pendant que Woon, ignorant les tiraillements de ses brûlures, tirait l'épée que le soldat portait à sa taille hors de son fourreau, où elle avait été jusqu'ici sagement rangée, pour ficher sa lame dans le flanc de son propriétaire.
Il poussa un gémissement étranglé, offrit une résistance maigre, avant de s'affaisser comme son camarade. Woon jeta un coup d'œil rapide aux alentours, constatant l'absence de témoins et autres sentinelles. Il devait être encore tôt, car le ciel était assombri. Une fois les deux gardes morts, le calme qui s'abattit fut total, et inhabituel, au point que Jae-Bum en fit la remarque.
- Il devrait y avoir plus de bruit, estima t-il. La prison n'est pas si isolée des autres bâtiments du palais, où se concentre l'agitation quotidienne.
- Il est peut-être trop tôt, observa Mago.
- Non, objecta Jae-Bum. D'ordinaire, même à cette heure, il persiste une certaine effervescence, et les passages demeurent fréquents entre les différents édifices.
- Et vous le savez parce que vous étiez employé au palais, j'imagine ?
- J'étais jadis de surveillance aux portes principales, confirma Jae-Bum à Mago, avec un sourire amer. Il faut croire que la mort ne manque pas d'ironie, car j'aurais tout aussi bien pu être à la place de ces hommes que nous avons tué.
Woon coupa court à toute réponse éventuelle de la part de son étudiante. Le temps ne jouait pas en leur faveur.
- Nous devons aller à la caserne.
Ils pouvaient revêtir les uniformes des soldats morts, à l'exception de Mago à qui les mesures ne risquaient guère de convenir, puis prendre leurs armes et se frayer un chemin ainsi costumés jusqu'à la caserne pour y trouver Dong Soo, peut-être Seung-Min s'ils en avaient l'opportunité.
- Ce n'est pas une bonne idée, maître, argua Mago après qu'il leur eût exposé ses arguments. Il y a trop de soldats là-bas, ce serait nous jeter dans la gueule du loup. Nous devrions prioriser notre sécurité et nous concentrer sur notre sortie du palais.
Si tant est que nous y parvenons, ajouta Jae-Bum. Il y a des gardes dans les moindres recoins, et la défense a très certainement été consolidée après l'apparition des gwishins. Même si nous prenons leurs vêtements, nous devrions autant que possible faire profil bas, et éviter de nous montrer, encore moins dans les endroits où se concentre le gros de l'armée.
Woon leva la tête de la dépouille du soldat auquel il était en train d'ôter son uniforme. Mago le fixait d'un air pressant, la garde de son épée toujours étroitement logée entre ses doigts. Jae-Bum avait lui aussi entamé le dévêtement de l'autre garde, et le chapeau de celui-ci se trouvait déjà sur sa tête.
- Je ne laisse pas Dong Soo avec eux, déclara Woon. Partez sans moi si vous le souhaitez, je peux me passer de vous.
Mago s'agenouilla en face de lui.
- Vous n'avez aucune chance, lui opposa t-elle. Vous le savez parfaitement. Les trois hommes ici étaient du menu fretin, et très probablement de nouvelles recrues. Regardez leurs visages. Ils ne doivent pas avoir plus de vingt-cinq ans, alors que la caserne est pleine à craquer de soldats expérimentés, et je ne vous parle pas des armes.
- Je serais discret. J'ai l'habitude. Ce ne sera pas la première fois, et si vous n'êtes pas là, ce sera plus facile.
- Maître...
- Emmène Jae-Bum chez Na-Young, dans un premier temps, continua t-il, en passant la veste de l'uniforme militaire par dessus ses propres vêtements maculés de sang, puis en rassemblant ses cheveux vers le haut pour les faire rentrer intégralement dans la calotte de celui-ci. Si notre dénonciation n'a pas été perpétrée par un membre des Yeogogoedam ou par quelqu'un qui la connait, et qu'elle n'a pas été arrêtée, vois auprès d'elle si elle peut vous fournir de la nourriture et du matériel. Ensuite, sortez de la ville, et rendez-vous dans la maison où nous nous sommes installés le jour où nous sommes arrivés devant les portes. Nous vous rejoindrons là-bas.
- Qui, "nous" ?
- Moi. Dong Soo. Et Seung-Min, si nous le trouvons.
Mago soupira en secouant la tête.
- Maître, vous ne parlez pas sérieusement. Ils vous repéreront, et ils vous tueront pour de bon. Vous devez à tout prix venir avec nous.
- Elle a raison, intervint Jun-Bum, tandis qu'il achevait sa transformation en garde de la prison royale. D'ici peu, la relève devrait venir pour ces hommes, et ils découvriront notre fuite. Tout le monde sera alors sur le qui-vive. Nous ferions mieux de nous éloigner maintenant, quitte à revenir plus tard, lorsque les renforts seront là.
Cette fois, ce fut Mago qui posa sur lui un regard dubitatif.
- Quels renforts ? S'enquit-elle, instantanément plus méfiante.
- Les autres, répondit Jae-Bum en haussant les épaules, comme si son affirmation était une évidence. Ils devraient être là dans quelques heures. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas ?
(nous venons à toi)
- Ce n'est pas certain, lui fit remarquer Woon sèchement, en se levant à son tour, vêtu de l'uniforme complet du soldat.
- Ça l'est, répliqua Jae-Bum calmement. Les Yeux sont arrivés. Notre heure a sonnée, et celle des vivants est en train de s'affaiblir. Si vous voulez récupérer votre ami, attendez d'avoir les forces nécessaires. Elles sont proches. Vous ne lui serez d'aucune utilité si les soldats vous capturent à nouveau, et encore moins s'ils vous exécutent sur place. Vous risquez même de le mettre davantage en danger, puisqu'ils l'associeront très probablement à votre fuite et estimeront qu'il doit aussi être supprimé.
Mago observait les corps des militaires, semblait perdue dans ses pensées. Woon se souvint des quatre masques dans la chambre de torture, des fleurs, du murmure venu de nulle part. Qu'est-ce que tu veux dire ? S'était inquiété Dong Soo, mains sur ses épaules, dans sa chambre, alors que Mago et lui venaient à peine d'émerger de la transe qui les avait tous saisis. Qui a toujours été là ?.
Woon sentit la chaleur de sa main sur son genou, la texture de ses cheveux contre ses lèvres, l'odeur de fumée, la peau parcheminée des creux entre ses doigts, les os de ses hanches entre ses cuisses (oh Dong Soo-yah). Vinrent ensembles, comme une même sensation opaque, le découragement, la colère, et l'apprêté cuisante de la renonciation.
- Il est vivant, maître, lui rappela doucement Mago. Il a des responsabilités au sein du gouvernement, et de ce que j'ai compris, il est proche du roi. Je suis certaine qu'ils ne le traiteront pas comme un vulgaire criminel.
- S'il appartient effectivement à une institution reliée au palais, il doit faire l'objet d'une enquête, renchérit Jae-Bum. C'est la procédure.
Mago hocha vivement la tête pour appuyer les observations du troisième gwishin.
- Vous voyez ? Je suis sûre qu'il va bien, en tout cas pour l'instant. Il doit sûrement s'inquiéter davantage pour nous que pour lui-même, et il préférerait sans aucun doute vous savoir en sécurité plutôt qu'en train d'éviter toute une armée pour venir le chercher. Dès que les autres seront là, nous irons le récupérer.
- S'ils viennent.
- Ils viendront, lui assura Jae-Bum avec un sourire qui se voulait encourageant. Plus que quelques heures à peine, je vous le promets. Vous savez que j'ai raison. Vous les avez senti tout autant que moi.
(nous viendrons et ils ploieront le genou)
Woon se souvint, un instant seulement, de la ruelle d'Hanyang, du visage de Dong Soo quand il avait annoncé leur réédition, et du désarroi qui était apparu dans ses yeux lorsque Woon lui avait dit qu'il ne pouvait plus se battre comme avant, comme lors du coup d'état du ministre de la Guerre, avant que Woon ne se jette dans la mêlée pour lui prêter main forte.
Il y avait un réflexe en lui, profond, intime, dans son désir de s'interposer entre Dong Soo et tout le reste, de le garder contre son ventre, entre ses jambes, et de réduire toute autre chose à néant.
- Très bien, concéda t-il aux autres, et l'instinct s'accrocha malgré tout, douloureusement.
Jae-Bum et lui firent descendre les corps des deux gardes dans les escaliers de la prison, en vue de gagner un peu de temps sur la relève. Puis ils se mirent en route, restant à proximité des murs, le long de leur surface solide et sous leurs ombres généreuses. Des échos assourdis leur parvinrent, depuis un bâtiment plus éloigné du palais. Woon se retourna après quelques pas pour vérifier.
Sur les toits, une silhouette tordue, disloqué, au dos aussi rond qu'une cerise, avançait à quatre pattes, rapidement. La clameur paraissait venir de là où elle se trouvait. Sa tête se leva. Woon n'en distingua pas les traits, car il était trop loin, mais il lui sembla qu'elle regardait dans sa direction.
(croque-mitaine)
Je suis là, pensa t-il soudainement, fébrilement. Je suis là, tout va bien, ne fais rien, je suis là. La créature sur les toits ne bougea pas, ne l'entendit pas. Woon se détourna, et suivit Mago et Jae-Bum vers la sortie du palais.
