Notes de début de chapitre.

Un chapitre entièrement consacré à ces dames.

Warnings : mention de sex-toys et de masturbation (la question est : doit-on vraiment faire un warning pour ce genre de choses ?). Tous les objets cités dans ce chapitre existent et étaient en circulation à l'époque. Il n'y a malheureusement pas grand-chose sur les usages en Corée du Sud (enfin, il doit y en avoir en coréen, mais je ne connais pas assez bien la langue pour tenter la moindre traduction), mais j'ai fait au mieux avec les documents disponibles sur le net.


CHAPITRE LXX


"The fortune said,
'Flowers bloom with no regret'

Surround me, body and soul
Pull me into your glow, make me blush
Unbound me, spin me in gold
As the story unfolds in your touch
"

(Years and Years, "Hypnotised")


a. L'effet boule de neige

Elle était à peine levée, et venait de fixer sur sa tête une gache de tresses élégantes nouées les unes derrière les autres, que l'une de ses consœurs fit coulisser brusquement la porte de la chambre qu'elle partageait avec Chae-Won, sans égard pour leur intimité ou même l'avancement de leurs préparatifs. Sa compagne poussa un cri scandalisé et, étant donné qu'elle était légèrement vêtue, protégea d'une main respectable la vue de sa poitrine tout en adressant à la gamine, qui était une apprentie ayant été recrutée depuis moins de six mois à la maison du Printemps, un regard noir et désapprobateur. Go Hyang se montra en revanche plus mesurée, et tourna la tête vers elle sans la brimer pour son entrée indiscrète.

La petite avait l'air déchaînée, et proprement radieuse. Un sourire bien trop hypertrophié pour être séduisant occupait la moitié de son visage, qu'elle avait pourtant joli bien qu'il fût encore en développement, car elle n'avait guère plus de quatorze ans. Go Hyang se souvenait vaguement avoir eu son âge, mais pas son tempérament. Parmi les courtisanes, elle s'était toujours inscrite dans la catégorie des tranquilles, celles que les plus vives surnommaient les "barbantes" pour en détourner l'attention et les faveurs des clients, alors même que ces derniers jonglaient le plus souvent entre les deux opposés avec autant d'aisance qu'un coq au milieu de toutes les poules de sa basse-cour. Si certaines faisaient plus de bruit que d'autres, quelle importance ? Tant qu'il y avait le choix des gisaengs, les qualités individuelles de celles-ci entraient assez peu en ligne de compte.

Les clients appréciaient qu'elles aient de la conversation, des connaissances, de l'esprit, de la beauté et de la grâce, ainsi que des talents variés pour la musique ou la poésie, mais du reste, dès qu'on en venait aux personnalités propres des courtisanes, l'intérêt de ceux qui fréquentaient assidûment les maisons de divertissement diminuait drastiquement. Il en existait bien certains qui se plaisaient à s'arroger le privilège d'une gisaeng plutôt qu'une autre, donnant l'impression d'en apprécier les attributs plus personnels, mais Go Hyang avait engrangé une expérience suffisante pour se douter qu'il n'était pas tant question de la courtisane en elle-même, et de l'individualité qu'elle contenait, que de ce qu'elle représentait qui était poursuivi.

D'une, on voulait l'écoute, la gentillesse. De l'autre, le don pour le gayageum ou la peinture. De la troisième enfin, on exigeait le savoir et des discussions philosophiques. Quand à la dernière, c'était au lit qu'on aimait l'avoir. Dans le fond, toutes les gisaengs possédaient ces mêmes qualités, et étaient ainsi aussi tragiquement remplaçables que les poules entre elles, bien que certaines eurent de beaux plumages ou une démarche plus gracieuse.

L'apprentie portait ce matin-là un hanbok de rose et de bleu pâle, approprié à son rang dans la hiérarchie des courtisanes.

- Avez-vous entendu la nouvelle ? Leur demanda t-elle, toujours souriante, et son rictus avait quelque chose de cassé, d'estropié, que Go Hyang ne parvint pas à définir pleinement.

- Quelle nouvelle ?

Chae-Won était invariablement mal lunée dès lors qu'un intrus venait mettre à mal l'organisation de son emploi du temps matinal et son habillement. Autrement, c'était une compagne charmante, polie, discrète, que Go Hyang appréciait pour sa diplomatie et sa modestie.

Les grandes maisons de divertissements étaient le repaire d'autant de rusées et d'ambitieuses que les établissements moins bien côtés, et peut-être même davantage dans une certaine mesure, car les petites maisons cultivaient rarement autant d'exigences en vue de satisfaire les clients, et la liberté de mouvement ainsi offerte aux gisaengs atténuait par conséquent les ressentiments, les jalousies, et leur permettaient d'instaurer un climat plus amicales entre elles.

Go Hyang était l'une des rares au sein de la maison du Printemps à provenir d'un de ses établissements, et avait donc noté, au fil des années, combien ses consœurs pouvaient se montrer plus avides de richesses et d'attention que ses compagnes gisaengs de la maison du Jasmin de Boryeong. En outre, depuis le départ de Gyo Hui-Seon, la nouvelle tenancière, maîtresse Yim, tendait à accentuer les rivalités entre les résidentes de la maison, par une attitude plus sévère et plus pointilleuse quant aux services apportés aux bureaucrates et militaires qui les visitaient.

Gyo Hui Seon avait été loin d'être une sinécure dans son genre, mais depuis deux ans, Go Hyang entendait fréquemment ses consœurs la regretter, alors qu'elles s'en méfiaient et la craignaient respectueusement lorsqu'elle était encore à la tête de l'établissement.

Elle reporta son attention sur l'apprentie, car la pensée de maîtresse Gyo la ramenait toujours en arrière, et tirait dans son cœur sur des cordes infiniment plus sensibles que celles du gayageum.

(je t'ai dit de ne pas me trahir)

Elle n'avait reçu aucune nouvelle en quatre ans, aucune lettre, aucun message, pas même par le biais de maîtresse Gyo ou d'une des autres gisaengs mortes tant que celles-ci étaient demeurées au sein de l'établissement.

Elles étaient parties depuis longtemps, désormais : Go Hyang avançait dans le silence, et s'il avait changé de forme comparativement à celui qui l'avait accompagné durant les dix années ayant précédé la résurrection de Yeo Woon, se teintant d'espoir, ses bords étaient cependant toujours aussi pleins d'incertitudes et de craintes.

- La caserne a été attaquée, leur raconta la petite en se penchant un peu plus par l'entrebâillement de la porte. Tous les militaires qui ont dormi ici cette nuit ont reçu la visite d'un messager très tôt, et sont tous partis là-bas en courant comme des forcenés. Certains ont même oublié des vêtements ou leurs épées.

Go Hyang échangea un regard sceptique avec Chae-Won. Toutes deux avaient effectivement été réveillées très tôt par des bruits de pas lourds et rapides dans les couloirs de la maison du Printemps, mais il fallait admettre que depuis la mise en place des interrogatoires anti-gwishins et des perquisitions il y avait de cela quatre ans, les courtisanes avaient quelque peu perdu l'habitude d'être franchement étonnées par un peu plus d'agitation que d'ordinaire dans les couloirs des établissements où elles logeaient.

Les premiers temps, elles se levaient sans discontinuer pour observer le remue-ménage, mais depuis, la pratique leur était passé, et elles préféraient largement privilégier le peu de sommeil dont elles disposaient, quitte à être réveillées par des consœurs en cas d'événements extraordinaire.

- Que veux tu dire par là ? L'interrogea Go Hyang, alors que Chae-Won s'efforçait de continuer ses préparatifs tout en écoutant d'une oreille.

La fille s'introduisit franchement dans leur chambre, et referma la porte derrière elle. On entendait à présent des voix s'élever par delà le papier de mûrier, des gloussements, des murmures, des exclamations.

- C'est Hwa-Young qui me l'a raconté. Elle recevait un capitaine de brigade pour la nuit, et ils ont été réveillés en urgence par le messager. D'après ce qu'elle a compris, une partie de la caserne a été détruite, et il y aurait eu beaucoup de blessés, ainsi que plusieurs morts.

- Je n'ai pourtant pas entendu d'explosion, observa Chae-Won, cherchant l'explication la plus logique.

L'apprentie tendit le doigt vers elle, l'agitant comme si sa consœur venait de dévoiler une vérité fondamentale.

- C'est là toute la question, déclara t-elle avec enthousiasme. En vérité, personne ne sait encore véritablement ce qui s'est passé. Toutes les filles qui ont dormi avec des militaires sont en ce moment même en train d'être cuisinées par les autres pour mieux comprendre la situation.

- Et ? Intervint Go Hyang, tout en appliquant de la poudre sur ses joues, son front et son menton, car elle ne se faisait aucune illusion sur la continuité des activités des courtisanes même si la ville devait subir un siège. Quelles conclusions pour le moment ?

- Pour l'instant, ce n'est pas très probant, soupira la gamine. Il y a deux théories qui circulent. Selon la première, ce serait l'œuvre d'un réseau pro-gwishin qui aurait souhaité interrompre les patrouilles, mais on ne parvient pas encore à déterminer comment ils auraient pu s'y prendre sans avoir recours à des explosifs, et plus généralement comment ils auraient réussi tout court étant donné la concentration de soldats à la caserne.

- Et la deuxième hypothèse ? Quelle est-elle ?

Le sourire de l'apprentie retrouva son aspect disloqué, qui avait déplu à Go Hyang au moment où elle l'avait identifié.

- Vous avez entendu les rumeurs à propos du Croque-Mitaine, n'est-ce pas ? Celles qui disent qu'il rôde dans Hanyang la nuit ?

Ses deux consoeurs plus âgées hochèrent la tête d'un même mouvement, visiblement à la plus grande joie de la gamine.

- Eh bien, il semblerait qu'il ne se contente plus de venir la nuit, leur révéla t-elle lentement, avec un plaisir morbide évident. Apparemment, il aurait débarqué à la caserne et s'en serait pris aux soldats ainsi qu'aux bâtiments. Yebin a affirmé avoir entendu le messager dire à son amant du moment, vous savez, le commandant qui aime bien qu'on le malmène de temps en temps, Chae-Won, je crois que c'était un des tiens...

- Oui, oui, s'impatienta celle-ci, congédiant sèchement la mention de son ancien prétendant comme si celui-ci n'avait pas été davantage d'une mouche venue l'agacer en voletant autour d'elle. Et quoi ?

- D'après Yebin, le messager aurait dit que les soldats avaient été "massacrés". Comme ceux qu'on retrouve parfois dans les forêts ou dans les montagnes.

Cette fois, elle gagna l'attention complète et définitive de ses consœurs, qui lui offrirent un visage horrifié, dont la vision sembla vraisemblablement l'enchanter, car elle sourit plus largement après sa révélation.

- Et ce n'est pas tout, reprit-elle. Certaines d'entre nous ont entendu d'autres choses, à propos d'une évasion de gwishins qui auraient été détenus à ce moment-là en prison, et du fait que leurs cheveux seraient maintenant tout blancs.

Go Hyang fut traversée par le souvenir des mèches blafardes qu'elle avait découvert dans la chevelure de Yeo Woon (elle m'a tué), mais également dans celles de maîtresse Gyo, de Su-Jin, de Min-Su et de So-Ri.

- Et le Croque-Mitaine ? S'enquit Chae-Won, que Go-Hyang savait particulièrement effrayée par la perspective d'une créature inconnue et hostile se promenant dans les rues de la capitale. Savons nous autre chose ? Sait on si on l'a capturé ?

L'apprentie secoua la tête.

- Pas la moindre idée. Plusieurs filles sont d'avis que si tous les militaires ont été requis par le messager, c'est que le monstre, ou quoi que ce soit d'autre qui ait causé les dégâts à la caserne, est toujours en liberté. Il s'est peut-être échappé de nouveau dans la forêt. Qui sait ? En attendant, nous sommes nombreuses à penser que nous n'aurons pas beaucoup d'activités aujourd'hui. Si les rumeurs sont fondés, vous pouvez prendre votre temps avec vos préparatifs.

- Maîtresse Yim ne le permettrait pas, objecta Go Hyang. De plus, les bureaucrates peuvent encore nous rendre visite.

- Apparemment, eux aussi sont sur le pied de guerre, et de manière littérale.

À cette annonce, Go Hyang vit, dans son miroir, Chae-Won abandonner pour de bon l'étape de son maquillage.

- Quoi ? Siffla t-elle. Que se passe t-il, encore ? Un autre Croque-Mitaine ? Le roi était un gwishin depuis le début ?

De manière générale, Chae-Won avait les matinées acariâtres, surtout lorsque celles-ci débutaient par des nouvelles fâcheuses. Le visage de l'apprentie prit une expression plus grave, plus pensive.

- Rien de tout cela, déclara t-elle. Mais quelques-unes des filles ont entendu d'autres choses, plus inquiétantes.

- Est-ce possible de faire plus inquiétant qu'une monstruosité flânant en liberté dans la ville ?

Mais la gamine ne réagit pas à la provocation, ce que Go Hyang interpréta comme un signe néfaste.

- Beaucoup de choses, répondit-elle simplement en haussant les épaules. Il y avait un officier affecté aux portes du sud. D'après la fille avec qui il a passé la nuit, on lui aurait signalé des mouvements de troupes approchant d'Hanyang. Et de tous les autres côtés de la ville, apparemment.

Il y eut un instant de bref silence, durant lequel la déclaration de l'apprentie gonfla dans la pièce, atteignit pleinement ses deux consoeurs. Elle contenait une implication particulièrement lugubre, un présage calamiteux, qui sentait la poudre à canon, la famine, le sang. Go Hyang sentit ses épaules et son dos se tendre violemment.

- Des mouvements de troupes, souffla Chae-Won, avec l'air encore plus terrorisée que par le Croque-Mitaine.

- Ce ne sont que des rumeurs, s'empressa d'ajouter la fille, mais sa voix trahissait son manque de croyance dans une telle perspective. Pour l'instant, rien n'est certain. Maîtresse Yim attendrait des confirmations du palais royal.

- Mais sait-on déjà de quelles troupes il s'agit ? Lui demanda Go Hyang. En provenance du Qing ? Du Japon ? Une insubordination ?

Les rébellions de certaines cités de provinces n'étaient pas demeurées inconnues dans les maisons de divertissements, où les langues se déliaient plus facilement sous le charme souple et sagace des courtisanes.

- Non, dit la fille. Ce serait des gwishins.

Nous nous reverrons, lui avait dit maîtresse Gyo peu avant de quitter l'établissement, alors que se mettaient en place les nouvelles mesures de répression et qu'elle s'apprêtait à les fuir. Nous reviendrons. Lorsqu'elle était partie, la vie de Go Hyang ne s'en était pas vue aussi bouleversée que lorsque l'ancienne directrice de la maison du Printemps s'était présentée à elle en automne 1776, pour la prier de venir prendre soin de Yeo Woon.

Elle avait conservé sa place, s'était accommodée de la nouvelle gérante, avait parfait son intégration auprès de ses autres consœurs, cette fois bien vivantes. Contrairement à un bon nombre d'autres établissements de divertissement de la capitale, les autorités n'avaient trouvé aucun gwishin à la maison du Printemps. Le personnel mort qu'avait engagé Gyo Hui Seon avait été remplacé, peu avant la retraite de celle-ci et très certainement à sa demande, par des individus plus susceptibles de cocher les exigences des nouvelles mesures de répression.

La dernière à s'en être allée avait été Su-Jin. Finalement, ce n'est pas toi qui a été obligée de nous quitter, lui avait-elle fait remarquer avec un sourire malicieux, mais les yeux pleins d'appréhensions et de chagrin. Souvent, Go Hyang suivait le chemin dans les couloirs menant à la chambre qu'avait occupé Yeo Woon, ou s'attendait en se retournant à découvrir la petite So-Ri.

Les morts n'habitaient plus la maison du Printemps, mais Go Hyang n'avait cependant jamais eu à ce point l'impression de vivre entourée de fantômes, tout en se demandant par intervalle si elle n'en était pas devenue un elle-même. Le départ de maîtresse Gyo puis ceux de ses consœurs gwishins, progressifs et plus discrets, avait entraîné la résurgence du détachement et de la mélancolie qu'elle avait éprouvé jadis, avant que la directrice de la maison du Printemps ne lui annonce la résurrection de Yeo Woon.

Go Hyang jeta un coup d'œil à son reflet dans le miroir, à ses yeux écarquillés par la peur, à sa pâleur soudaine (ce serait des gwishins). Si la rumeur s'avérait fondée, et que les morts se présentaient effectivement en masse aux portes de la ville, il était probable que maîtresse Gyo serait des leurs, car Go Hyang se souvenait d'elle comme ayant toujours eu un engagement très prononcé vis-à-vis de leur situation, et peut-être qu'avec elle reviendrait aussi son jeune seigneur, et avec lui le trouble, la culpabilité, l'angoisse, la tendresse, ainsi que toutes ces choses qui avait coloré l'existence de Go Hyang du temps où elle était son bras droit, et qui s'étaient étiolées pour ne laisser qu'un abîme terne.

Elle songea à ses journées à la maison du Jasmin (terne), puis à celles qui avaient composé sa première année à la maison du Printemps (couleurs), et enfin aux dernières, ayant succédé à l'exil de Yeo Woon (terne). La comparaison s'établissait sur une dichotomie profonde, allant à l'encontre des communications officielles du gouvernement, des plaidoyers contre les gwishins, de la vision commune qui voulait qu'ils fussent des monstres et des abominations. Elle disait que les morts ramenaient la vie, et la reprenaient avec eux dès qu'ils partaient.

Il y avait une fissure dans le mur de leur chambre, fine, sinueuse, procession de chenilles ou corps de serpent déplié, se glissant entre les interstices jusqu'à atteindre le plafond. De là où Go Hyang la contemplait, elle ressemblait à la cicatrice de Yeo Woon, celle que lui avait faite l'épée de Baek Dong Soo. Celui-ci n'était revenu qu'en de très rares occasions à la maison du Printemps après le départ du seigneur du ciel, puis avait cessé totalement ses visites suite à la démission de maîtresse Gyo.

Go Hyang aurait menti si elle avait déclaré qu'il lui avait manqué, et quand ils s'étaient entre-aperçu le peu de fois où celui que ses partisans nommaient autrefois l'épée sacrée de Joseon avant que son ivrognerie ne le rende indigne de son titre, ils avaient échangé des regards noirs, ennemis. La colère de Yeo Woon l'effrayait, la mettait au supplice, mais celle de Baek Dong Soo attisait sa propre rage, et elle rêvait encore, très souvent, du poison qu'elle versait dans sa tasse ainsi que dans celle d'Hong Guk-Yeong.

Elle espérait que ce dernier était mort, oublié de tous, et pourrissait sous la terre sans aucun espoir de s'en extirper un jour. Son dernier grand moment de joie de ces quatre dernières années avait été d'apprendre que le précieux conseiller du monarque, le "faiseur-de-roi", avait perdu sa faveur, son prestige, sa position, et tout son honneur. Dans tous les établissements de gisaengs, des bruits avaient couru, des ragots parfois sans queue ni tête, et d'autres dont la précisions frôlait la révélation dangereuse.

Un soir, Go Hyang avait entendu un fonctionnaire du Bureau d'Investigation Royale, dont elle s'était réservé le soin de dérider en sachant parfaitement qu'il appartenait à la même institution que Baek Dong Soo, affirmer que la chute d'Hong Guk Yeong avait été principalement entraînée par des informations compromettantes transmises à son sujet par son camarade de jeunesse.

- C'est Baek Dong Soo qui a signé la déclaration principale selon laquelle Hong Guk Yeong avait fomenté la mort de sa propre sœur pour gagner davantage de pouvoir, avait-il déclaré à son auditoire, alors cramponné à ses commérages comme une marée de carpes dont les bouches s'ouvrant et se fermant auraient produit des sons mouillés, déplaisants. Et c'est Baek Dong Soo qui a apporté au roi toutes les preuves du complot. Personne ne sait exactement d'où il les a sorti, mais le roi a parut largement s'en contenter, et Hong Guk Yeong avait perdu trop de soutiens pour provoquer encore un mouvement de compassion parmi les autres conseillers.

Go Hyang ignorait si les dires de son client étaient véridiques, mais si tel était le cas, elle avait estimé que Baek Dong Soo et elle disposaient dès lors d'au moins un terrain d'entente, à défaut du reste.

La voix de la gamine, dans sa chambre, des années plus tard, l'arracha à ses réflexions.

- Tenez-vous prêtes, leur notifia t-elle. On ne sait jamais.

(elle m'a tué)

Go Hyang rangea la poudre blanche. Ses mains tremblaient. Des fragments d'ivoire se répandirent sur sa jupe, sur la paume de sa main délicate, marquée par l'épreuve du feu, et sur le bois décoré de son coffret de beauté.


b. Iphis et Ianthé

Ji-Seon ne le reconnut pas lorsqu'il entra avec ses compagnons dans la boutique. Elle était alors accaparée par un problème d'une toute autre envergure, consistant à s'interposer aussi finement et ingénieusement que possible dans la discussion que Jin-Ju menait avec un des associés de son père, qui leur faisait régulièrement livrer des produits et objets rares qu'il dénichait lors de ses nombreux voyages aussi bien tout autour du pays qu'au Qing.

Après avoir obtenu le pardon royal et avoir assisté aux noces d'Huk Sa-Mo et de Jang-Mi, Hwang Jin-Gi avait vécu trois ans à Hanyang, en compagnie de sa fille, avant de décider qu'il disposait encore d'assez de temps pour, selon ses propres termes, "faire quelque chose de ses dix doigts", et avait décidé de contribuer au développement du commerce de Ji-Seon, auquel Jin-Ju venait tout juste d'être rattachée de façon permanente, en mettant à profit son expérience nomade sur le territoire de Joseon et en repérant pour elles des pièces intéressantes, particulières, d'une beauté anticonformiste, tout en les informant des demandes nationales qu'il percevait par le biais de ses déplacements en vue de leur permettre d'adapter leur offre et de maintenir ainsi une activité soutenue.

Lors des deux premières vagues de résurrections des gwishins, durant lesquelles l'économie du royaume avait plongé, c'était par le biais des renseignements généraux transmis par Hwang Jin-Gi que Ji-Seon et Jin-Ju avaient été en mesure de modifier leurs stocks et de se procurer les denrées ainsi que les matériaux les plus recherchés. C'était également lui qui leur avait conseillé, aux commencements de la crise, de réduire leurs prix volontairement dans l'objectif d'attirer une clientèle plus variée et ainsi de conserver des revenus acceptables, alors qu'autour d'elles tombaient les échoppes et leurs propriétaires, comme les têtes des coupables lors des exécutions publiques.

Le nombre de ces dernières s'était considérablement réduit depuis que les gwishins étaient devenus le nouvel ennemi à abattre, et Ji-Seon ne se souvenait pas avoir vu placardé le long des façades et jetés dans la rue des tracts annonçant telle ou telle condamnation puis mise à mort. La plupart d'entre elles se déroulaient désormais en huit-clos, et le peuple se nourrissaient des rumeurs, à défaut du sang de ceux qui étaient monté sur l'échafaud.

Le ventre de Ji-Seon était pris de crampes proches de l'intolérable, et qui lui infligeait une douleur répétée depuis la veille, où elles s'étaient manifestées dans le courant de la nuit, alors qu'elle faisait descendre sa main vers son entrejambe et effleurait la moiteur qui se trouvait là, avec toujours une retenue qui découlait de son éducation pré-commerce.

Elle n'en avait jamais parlé, et ne s'était guère accordé trop de focalisations sur le sujet, avant que Jin-Ju n'aborde la problématique en compagnie de gisaengs de la maison de l'Été, avec lesquelles elles venaient de conclure un accord de fourniture de tissus et de thé au ginseng non négligeable, leur garantissant un avancement appréciable en matière de finances. Les maisons de divertissements étaient parmi les clients les plus recherchés dans le domaine des ventes, de part la concentration de population qu'elles impliquaient ainsi que la diversité des activités et par conséquent des accessoires et plus généralement des objets et matériaux mobilisées par les courtisanes et les personnels ayant la charge du ménage, des cuisines, et de l'entretien des jardins.

Le marché avait été finalisé après deux mois de négociations relativement musclés entre Jin-Ju et la maîtresse de l'établissement, une femme considérée comme inflexible et peu ouverte aux nouvelles perspectives, mais que le discours de l'associée de Ji-Seon, combiné à ses manières directes, avaient séduite suffisamment pour la convaincre d'accepter une période d'essai ayant duré un an, et au bout de laquelle sa satisfaction avait été telle qu'elle avait accepté de prolonger le contrat sur le long terme.

Ce soir-là, Ji-Seon et Jin-Ju avaient été reçues pour une célébration fastueuses, en compagnie d'une dizaine de gisaengs leur ayant déjà commandé des articles, pour certaines de leurs apprenties, et enfin de la directrice. C'était à cette occasion, après avoir mangé et surtout bu joyeusement, que Jin-Ju et les courtisanes s'étaient lancé sur un débat enflammé à propos des plaisirs féminins et des possibilités dont elles disposaient bien en dehors du recours à l'affection des hommes.

Au début effacée, tenant une conversation polie et plus orientée vers la médecine avec une des gisaengs ayant reçu une formation dans le domaine, Ji-Seon s'était laissée attirée par les rires et les éclats de voix de sa partenaire, et avait écouté sans trop intervenir ses échanges avec les courtisanes, tout du moins au début.

Jin-Ju parlait avec aisance, et confiance, tandis que les autres gisaengs répondaient sur des tons tout aussi assurés. La discussion avait été pour Ji-Seon une expérience nouvelle, inattendue, car jamais son entourage n'avait jusqu'à lors évoqué ces questions avec elles.

Les prêtres du temps où elle était encore une samini n'en avaient jamais parlé, et Ji-Seon s'était parfois demandé, depuis cette soirée, si la plupart d'entre eux n'avaient pas volontairement évité le sujet, par gêne, ou bien par sincère ignorance, car il fallait bien reconnaître que les hommes qui l'avaient éduqués avaient dû eux-mêmes cruellement manquer d'instruction sur les choses de l'amour, ou du tout moins sur celles du plaisir charnel, et si le leur avait été ignoré ou avait fait l'objet de peu de cas, Ji-Seon se doutait qu'aucun de leurs enseignements n'avait du même effleurer l'éventualité des désirs des femmes.

La sexualité n'entrait pas en ligne de compte dans l'apprentissage des moines et des nonnes bouddhistes, pour la simple et bonne raison qu'elle n'était pas destinée à être envisagée par ces derniers. On avait expliqué à Ji-Seon les étapes de la grossesse et le processus de l'acte permettant d'obtenir un tel résultat, mais du reste, elle n'avait jamais rien entendu. On les formait à l'amour religieux et spirituel, pas à celui des corps et de leur lascivité.

Et même après son départ forcé de l'ordre, Ji-Seon n'avait jamais été confrontée aussi directement à la thématique dans des conversations familières avec d'autres femmes, pourtant non adhérentes au culte, et donc supposées plus portées sur la chose. Il lui était arrivé d'entendre des gloussements gênés, des mots à voix basse, mais jamais rien qui pût se comparer à la bruyante et très crue conférence menée entre les courtisanes et Jin-Ju.

- Ma foi, en la matière, les doigts font bien mieux le travail que n'importe quel artifice, disait l'une des gisaengs, exhibant au passage ses très longs doigts fuselés qu'elle fit glisser en une caresse délicate le long du menton d'une de ses consœurs, lui arrachant un petit rire fripon, mais non point embarrassé.

- Tu n'as pas assez de curiosité, affirmait une autre. Ni d'imagination. Si tu savais les merveilles que peuvent faire quelques plumes, tu laisserais rapidement tomber tes doigts.

- Les plumes ne vont nulle part, avait objecté la première en secouant la tête. Elles sont bonnes à faire frémir, voilà tout.

Plusieurs de ses consœurs, visiblement ferventes partisanes de la méthode des plumes, avaient protesté vivement à cette observation. S'étaient élevées dans le même temps les opinions de celles qui préféraient la chaleur et les mouvements langoureux des langues.

D'autres avaient déclaré que les plumes comme les doigts ne valaient pas les splendeurs accomplis par les dokatas, des objets en provenance du Japon que certaines d'entre elles avaient pu acquérir, et dont la forme était celle d'un phallus d'homme en écaille de tortue, "qui ne vous laissait jamais tomber quand vous en aviez envie et ne s'imposait jamais sur vous quand vous ne le vouliez pas, tout en faisant exactement ce que vous vouliez qu'il fasse", ajouta une gisaeng aux lèvres peintes d'un rouge profond, en provoquant l'hilarité mais aussi l'approbation générale et philosophique de ses consœurs. Il en existait aussi en bois, à un niveau plus local, mais les femmes s'accordèrent sur le moindre plaisir apportés par ces derniers, dont l'aspect rugueux et massif leur convenait moins.

Elles avaient également évoqué les usages d'autres accessoires tous plus inconnus à Ji-Seon les uns que les autres, comme les miracles des higo zuiki, tressés à partir de plantes aphrodisiaques, ou encore des taigaita, que quelques-unes des courtisanes admirent avoir déjà utilisé entre elles, et en avoir retiré une pleine et entière satisfaction. La plupart de ces objets provenaient du Shogunat, et se frayaient un chemin jusqu'aux courtisanes par des chemins secrets, consacrés uniquement à leurs plaisirs ignorés.

Jin-Ju, d'une voix forte, avait alors suggéré l'hypothèse d'un mécanisme qui allierait les qualités des différentes démarches citées, ce à quoi elle avait obtenu des regards particulièrement intéressés et presque énamourés de la part de son assistance, qui avait longuement débattu avec elle sur la possible fabrication et mise en vente d'un tel objet.

- Et toi, Ji-Seon ? S'était-elle ensuite tourné vers elle, ses longs cheveux de jais noués en une haute queue de cheval passant d'une épaule à l'autre. Qu'en penses-tu ?

Elle avait hésité à répondre que de toute évidence, les Japonais étaient considérablement plus avancés sur la question que les sujets du royaume de Joseon, mais s'en était abstenue, trop habituée à user de modération dans ses propos pour formuler une opinion aussi tranchée.

- Je ne sais pas, avait-elle avoué. Je ne me suis jamais penchée sur la question.

Toutes les gisaengs s'étaient alors tournées vers elle dans un froissement délicat de soie, l'avaient gentiment questionnée, sans la presser, et Ji-Seon s'était bientôt trouvé à évoquer avec elles son existence passée en tant que samini et le peu d'informations qu'elle avait par conséquent pu glaner sur le sujet.

Jin-Ju avait affiché une expression atterrée, et s'était excusée de ne pas avoir pris le temps d'en discuter franchement avec elle depuis qu'elles étaient associées.

- Mais n'avez-vous jamais essayé de...? L'avait interrogé la gisaeng aux lèvres rouges, dont la brillance sous la lumière des bougies avait un instant donné à Ji-Seon l'envie de les embrasser.

- De quoi ?

La courtisane avait souri avec bonté, puis avait pris la main de Ji-Seon et avait entremêlé ses doigts aux siens, lui causant un trouble profond, grisant.

- De vous toucher, avait-elle murmuré gentiment. De vous plaire, de vous séduire. Essayez. Vous êtes libre, désormais.

Depuis, Ji-Seon se souvenait d'elle quand elle menait ses doigts vers la chaleur entre ses jambes, de ses lèvres rouges. Mais quand elle plongeait à l'intérieur d'elle, c'était Jin-Ju qui occupait toutes ses pensées, et elle s'en était voulu les premiers temps, se trouvant sale, impolie, décadente, avant de constater que le phénomène ne concernait qu'elle, n'appartenait qu'à elle, et qu'elle était libre d'en faire ce qu'elle souhaitait, à l'image de ce que lui avait dit la courtisane. Parfois, il y avait eu aussi, fugacement, l'image de Yeo Woon et de ses yeux tristes.

Le jour où lui et Baek Dong Soo étaient venus au temple, elle se rappelait s'être demandée, en l'observant balayer le sol tandis qu'il s'efforçait de toute évidence à ne pas croiser son regard, quelle serait la nature du contact de ses mains sur sa peau, si elles seraient cailleuses, dures, ou au contraire aussi douces et prudentes que ses coups d'œil vers elle. À Heuksa Chorong, elle n'y avait pensé qu'une seule fois, s'égarant vaguement du chemin de sa douleur et de sa tristesse. Elle ne pensait jamais s'être autant haïe que ce soir-là.

La veille, ses doigts étaient revenus trempés de sang, et sa vue avait ôté tout plaisir à Ji-Seon. Depuis, les douleurs étaient apparues, comme à chaque fois, et elle se faisait violence pour se tenir debout et de ne pas grimacer. Elle avait emprunté ce matin-là des gaejims à Jin-Ju, après s'être rendue compte avec irritation qu'elle avait omis de renouveler sa propre réserve. Jin-Ju lui en avait donné une cargaison titanesque, et était allée lui en racheter avant l'arrivée de leur livraison.

Ji-Seon avait eu envie de l'embrasser lorsqu'elle lui avait tendu le petit coffret avec un sourire entendu, avant d'aller accueillir leur hôte, et ce désir vif, couplé à l'irritation générée par la douleur de ses crampes, par l'inconfort du sang qu'elle sentait s'écouler hors d'elle, par la persistance agaçante de l'impression d'être devenue impure après avoir entendu répété durant sa jeunesse que le saignement des femmes était un signe de leur faiblesse et de leur imperfection, rendait d'autant plus désagréable la vision de Jin-Ju riant avec le jeune coursier, même s'il n'y avait probablement là rien de trop inquiétant.

Mais depuis qu'elle avait quitté Hong-Du, Jin-Ju avait eu d'autres amants, et si Ji-Seon n'avait jamais rien dit, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un pincement de souffrance aigre dès qu'elle constatait que sa compagne prenait un plaisir trop évident à se trouver avec un homme.

Elle était trop concentrée sur leur discussion, qu'elle écoutait de loin tout en envisageant une manière de les interrompre sans paraître impolie ou sèche, et ne l'avait pas vu pénétrer dans la boutique. Il régnait depuis le début de la matinée une effervescence bouillonnante dans les rues d'Hanyang, et l'un de leurs fournisseurs était passé les avertir des dernières rumeurs à propos de la caserne qui aurait subi une attaque dévastatrice, qu'on attribuait à la créature appelée le Croque-Mitaine, déjà tenu responsable des meurtres violents de plusieurs soldats durant des patrouilles en extérieur.

En outre, des bruits circulaient à propos d'une approche massive de gwishins vers la capitale, et d'une possibilité de siège de la ville.

- Ce ne sont que des rumeurs, leur avait assuré l'homme, mais elles se répandent de plus en plus vite, et aucun démenti n'a été fait pour le moment.

- Donc vous pensez qu'il y a véritablement un risque ? L'avait questionné Jin-Ju, les sourcils froncés.

- Ma foi, mieux vaut se préparer au pire que de minimiser le danger, avait-il répondu avec pragmatisme.

Après son départ, Jin-Ju avait fait cliqueter ses ongles contre ses dents, ainsi qu'elle le faisait souvent lorsqu'elle était nerveuse, puis avait pris la décision de leur préparer une route de sortie en cas de besoin, sous le prétexte qu'il n'y avait "jamais de fumée sans feu".

Elle avait espéré pouvoir se rendre à la caserne pendant leur pause de fin de matinée, afin de voir Dong Soo et de lui demander ce qu'il en était. Ji-Seon et elle ne l'avaient plus vu depuis un certain temps. Sa femme était venue plusieurs fois à la boutique comme à son habitude, mais Dong Soo, lui, persistait à se faire très discret, et Ji-Seon comptait sur les doigts de ses mains le nombre d'occurrences où elle était sortie en sa compagnie, avec Yoo-Jin, ou l'avait vu rentrer dans la boutique.

Il a beaucoup de travail, en ce moment, leur avait expliqué Baek Yun-Seo la dernière fois qu'elle était entrée dans la boutique. Jin-Ju avait déduit de l'agencement de ses traits, de son ton et de ses manières, qu'elle avait menti. Ji-Seon, pour sa part, lui avait accordé le bénéfice du doute.

Lorsque Jin-Ju avait posé une main sur le bras de leur livreur pour le raccompagner à la porte arrière de la boutique et vérifier le stock, Ji-Seon avait décrété qu'elle avait passé beaucoup trop de temps à les observer, et s'était par conséquent tourné vers les visiteurs qui s'était introduits dans la boutique quelques instants plus tôt. Deux d'entre eux portaient des uniformes militaires, ce qui l'avait inquiétée de prime abord avant qu'elle ne remarque la fille.

Elle devait avoir treize ou quatorze ans, pas davantage, et portait enroulé autour de son visage et par dessus ses cheveux un long pan de tissu épais. Derrière la façade de la boutique, Ji-Seon entendait des voix puissantes qui interpellaient visiblement les passants, des bruits de course. Elle vit la gamine se tendre, et constata alors que ses vêtements comportaient des tâches sombres, étranges, et qu'elle tenait dans les mains une épée.

- Puis-je faire quelque chose pour vous ? Avait-elle lancé prudemment, en se tenant suffisamment loin pour s'enfuir en cas de danger.

- Rien, je vous remercie, avait dit l'un d'eux, en inclinant la tête respectueusement vers elle. Nous ne faisons que regarder.

- Cherchez-vous quelque chose en particulier ? Avait-elle insisté, sans bien savoir pourquoi à l'exception du fait que la présence de ces visiteurs, vêtus aux couleurs de l'armée, et qui étaient entrés si précipitamment dans sa boutique, avait amené avec elle un brouillard de menace et d'angoisse.

- Rien de spécifique, ne vous en faîtes pas, avait répondu le même homme, avec cette fois un sourire bienveillant.

Ji-Son s'apprêtait à retourner à son comptoir, en vue de consulter ses registres tout en gardant un oeil sur les clients, quand son prénom avait soudainement retentit dans la pièce, et elle avait reconnu la voix, le timbre, la timidité et l'admiration.

- Ji-Seon...

Elle devint statue derrière la surface solide du comptoir, figée dans le temps, ou plutôt dans le passé, et incapable de prononcer un mot ou une parole qui lui eût semblé adéquate. Un instant, elle crut avoir simplement été victime d'un tour de son esprit fatigué et irrité, puis elle avait levé les yeux, et alors elle l'avait vu, tourné vers elle, la regardant cette fois de manière directe.

Sous le chapeau militaire, son visage, malgré des bandages qui en couvraient une partie, était le même, avec ses joues creusés, le nez étroit, les lèvres qui paraissaient ne jamais sourire, et avoir été faites uniquement pour la sévérité malgré leurs courbes. Les yeux, en particulier, lui causèrent un émoi et une panique dense, terrible, comme elle imaginait que d'autres avaient du en éprouver en voyant revenir des êtres perdus, morts depuis des années.

Pour sa part, elle n'avait jamais été confronté à la résurrection d'un de ses proches. Elle n'en avait guère eu beaucoup, pour commencer. Elle avait peut-être attendu son père durant un temps, avant que les élancements passagers dans son dos, résultant de la brûlure du tatouage, ne l'amènent à conclure que le retour de celui-ci d'entre les morts ne signifiait pas nécessairement pour elle une bonne nouvelle. Elle savait que Jin-Ju avait espéré pour le retour de sa mère, Ga-Ok, bien qu'elle eût été parfaitement avertie du fait que les morts dont les dépouilles avaient été incinérer étaient les seuls à ne pas se réveiller.

Ji-Seon n'avait jamais su ce qu'il était advenu du corps de Yeo Woon. Elle avait appris sa mort à distance, avait été tenue loin des événements. Tout ce qu'elle savait se réduisait à ce qu'elle avait entendu, au fait que Baek Dong Soo avait exécuté le seigneur du ciel d'Heuksa Chorong conformément aux directives royales, après une énième trahison de la part de celui-ci et son agression de Yang Cho-Rip. Elle n'avait rien vu, n'avait pas pu faire d'éventuels adieux.

Et Baek Dong Soo, lorsqu'il avait été cherché le corps de Yeo Woon et l'avait volé pour l'enterrer ailleurs, ne lui avait jamais révélé où il l'avait emmené. Ji-Seon, tout en n'osant pas bouger, se demanda depuis combien de temps Yeo Woon était revenu, et surtout si Dong Soo le savait.

Elle eut envie de dire "monsieur", comme elle l'avait fait à chaque fois qu'elle s'était adressée à lui. Lui-même ne l'avait jamais appelée autrement que "mademoiselle", alors que Dong Soo avait usé rapidement de son prénom. Il y avait toujours eu entre eux une distance polie, précautionneuse. Un temps, Ji-Seon l'avait attribué à sa propre volonté, et si c'était en partie le cas, elle avait fini par comprendre que l'espacement entre eux avait avant tout trouvé racine dans une décision de Yeo Woon.

Elle avait montré avec lui moins de froideur qu'avec Dong Soo, parce qu'il avait été plus respectueux, plus calme, moins arrogant, plus prompt à éveiller son intérêt, mais il ne s'en était jamais saisi, préférant la tenir au loin, à une distance qu'il pouvait contrôler et moduler indépendamment des désirs de Ji-Seon. Il lui était arrivé de l'interpréter comme un signe de timidité et de déférence.

Après le meurtre du prince Sado, quand Yeo Woon s'était lui-même retranché dans sa chambre après avoir été blessé par Dong Soo, à l'image de Ji-Seon, elle s'était interrogé sur la possibilité, mesquine et sombre, que l'attitude de celui-ci n'eût pas été teintée d'une grande part de calcul, comme si la fascination qu'il paraissait alors exprimer pour elle avait été une couche étendue sur un jugement plus inhospitalier, sur une opinion moins plaisante, et qui n'avait pas été sans lui rappeler celle qu'elle avait établi à partir du comportement que Baek Dong Soo exhibait alors, une attirance excessive et égoïste qui lui avait semblé beaucoup trop fulgurante et exacerbée pour être totalement honnête.

Elle se souvint, tout en contemplant Yeo Woon, vivant, gwishin, de l'impression d'avoir été une carcasse sur laquelle se serait jetée deux charognards, désespérés de trouver une nourriture salvatrice pour échapper à une issue plus fatale.

Yeo Woon s'inclina devant elle, et son geste lui rendit sa mobilité, suffisamment du moins pour qu'elle lui réponde de la même façon.

- Je ne savais pas, articula t-elle. Je ne savais pas que vous étiez revenu.

- Je suis navré de vous imposer ma présence, dit-il simplement. Mes compagnons et moi allons partir.

- Vous vous connaissez ? Intervint la fille, en s'approchant à son tour à pas lent.

Ji-Seon ouvrait la bouche pour répondre par l'affirmative, et observait Yeo Woon faire de même tout en tournant la tête vers la fille, mais s'était élevé une clameur à l'extérieur, une série de voix puissantes et dangereuses, qui s'écriaient "Cherchez toutes les maisons, cherchez les boutiques, ils ne doivent pas être loin !".

Au même moment revint Jin-Ju, et elle s'immobilisa près de Ji-Seon dès qu'elle aperçut leurs clients, les seuls de cette fin de matinée, et plus particulièrement Yeo Woon.

- Oh, dit-elle, et Ji-Seon songea "Oui. Oh.", aussi bien avec amertume qu'une forme d'amusement provoquée par la réaction succincte de son associée.

Les voix se rapprochaient de la boutique, semblaient sur le point d'investir les lieux. Jin-Ju ne réagissait pas, visiblement toujours en proie à la surprise et à l'incompréhension, alors qu'elle fixait Yeo Woon et les deux autres comme si elle avait voulu vérifier de manière répétée la réalité de leur existence.

- Ces hommes sont-ils à votre recherche ? S'enquit Ji-Seon, bien qu'elle se doutât de la réponse.

Yeo Woon hocha la tête, sans dire un mot. Celui qui l'accompagnait prit la parole.

- Nous sommes entrés dans votre boutique afin de nous cacher, avoua t-il, puis il se plia en deux dans une révérence implorante. Je vous en prie, laissez-nous y rester tant qu'ils sont à l'extérieur. Nous promettons de partir dès qu'ils se seront éloignés.

Il y eut de nouveaux éclats de voix, plus près cette fois. Ji-Seon fit un pas en direction de Yeo Woon, et se glissa jusqu'à elle le souvenir de l'arc, de la flèche, de la corde tendue entre ses doigts.

- Vous êtes visibles si vous demeurez ici, affirma t-elle. Allez vous cacher dans l'arrière-boutique. Jin-Ju, emmène-les, et reste avec eux pour les faire sortir en cas de besoin.

Sa compagne, revenant à elle, s'anima aussitôt.

- Quoi ?

Ji-Seon pivota vers elle, la regarda droit dans les yeux.

- Les soldats vont entrer dans la boutique. C'est certain. Je m'occupe de les tenir loin de l'arrière-boutique, mais j'ai besoin de toi pour les aider dans l'éventualité où ils ne se contenteraient pas de la pièce principale. Je ne pourrais pas faire quoi que ce soit sans avoir l'air suspecte.

La bouche de Jin-Ju s'entrouvrit puis se referma, comme si elle avait souhaité dire quelque chose ou protester avant de déduire que l'idée était mauvaise, et ce plusieurs fois. Ses yeux se précipitèrent de Yeo Woon, immobile près d'une étagère contenant des objets de décoration du Qing, jusqu'à Ji-Seon.

- Tu es sûre de toi ? Lui demanda t-elle finalement, après un soupir vaincu. Je peux m'occuper de les recevoir si tu préfères.

Ji-Seon posa ses mains sur les siennes, sentit la chaleur rassurante de leur finesse.

- Je suis sûre. Ne t'inquiètes pas.

Jin-Ju fit signe à Yeo Woon et à ses compagnons de la suivre. En passant près d'elle, il murmura un "merci". Son épaule frôla la sienne, glacée, morte. Ji-Seon lui adressa un sourire, puis lissa sa jupe, et prit une longue inspiration, avant de retourner se poster derrière le comptoir.

Quand les soldats firent irruption à leur tour, avec davantage de fracas, elle les accueillit avec cordialité, et s'employa à mentir du mieux qu'elle le pouvait.