Notes de début de chapitre.
Les canons, les arquebuses et les mousquets existaient bel et bien à l'époque Joseon, qui avait déjà développé la poudre à canon.
CHAPITRE LXXI
" Du reste, des guerres, il en faut toujours ; s'il n'y en avait pas eu depuis le commencement du monde, la terre serait aujourd'hui tellement peuplée que les hommes se dévoreraient les uns les autres."
(Hans Christian Andersen, " Le Bisaïeul")
a. Baptême du feu
Nam-Kin grimpa les marches de pierres qui conduisaient tout en haut du rempart sud d'Hanyang, et en posant le pied au sommet des murs, il jeta un coup d'oeil vers le bas, apercevant les silhouettes rapetissées des bâtiments réservés au contrôle du statut des entrants au sein de la capitale et celles, encore plus minuscules, des visiteurs qui patientaient à l'extérieur, regroupés ensembles et presque serrés les uns contre les autres.
Un froid redoutable s'était abattu sur le pays depuis quelques jours, et toutes les matinées s'accompagnaient d'un manteau de givre blanc recouvrant la boue et les toits des maisons, mais qui finissait invariablement par se dissoudre à mesure que s'écoulait le jour et que les passages et les activités des hommes venaient abroger sa pâle harmonie. On avait fait mander Nam-Kin à un emplacement de la muraille situé à quelques pas à peine des portes principales Namdaemun, et il voyait la grande pagode qui avait été édifiée au dessus de celles-ci, son toit en épi, les reflets verts et d'ocre sous ses tuiles, coloris de la monarchie.
Là étaient postés plusieurs autres soldats en observation, contemplant le paysage au loin et scrutant le moindre mouvement, le moindre frémissement de feuillage, ainsi que des archers et de quoi armer les canons qui jalonnaient la dizaine de miles parcourue par les murs de la capitale, mais également des renforcements de l'artillerie, parmi lesquels une cargaison de hwacha considérée suffisante pour ralentir l'entrée de troupes ennemis dans l'enceinte de la ville durant plusieurs heures, permettant ainsi au gouvernement de gagner du temps et de préparer une contre-offensive.
Depuis dix ans, les dispositifs s'étaient multipliés, et adaptés aux nouveaux adversaires que représentaient les gwishins. Bien qu'ils n'aient jamais tenté d'actions collectives ou d'attaques contre une cité du pays, plusieurs d'entre elles, et plus spécifiquement les plus larges et là-même les mieux équipées en matière de défenses, s'étaient organisées avec les forces militaires pour préparer une riposte en mesure de tenir les morts à distance aussi bien que les vivants.
On avait investi dans des épées de feu, dans des arbalètes plus modernes et rapides, mais également dans des arquebuses et mousquets supplémentaires, ces derniers ayant jusqu'à lors été avant tout réservés aux grades les plus prestigieux de l'armée et à certaines catégories de populations spécifiques. La poix était devenue très demandée dans le domaine de la défense, car si elle n'avait pas encore pu démontrer son efficacité, on avait néanmoins estimé que la déverser brûlante sur les gwishins constituerait une aussi bonne manière de les dérouter que les flèches enflammées et les torches jetées par dessus les remparts.
Comme Nam-Ki se dirigeait vers le commandant des gardes du rempart sud, il se fit dépasser par des soldats qui couraient vers les portes et la pagode, en rang d'oignons, mais également d'autres partant dans le sens inverse, chargés pour certains de flèches, d'autres de jochongs. Le courant qui les accompagnait était glacial. Le bout du nez de Nam-Kin l'irritait sans discontinuer. Il passa devant des hommes vérifiant concisément les canons, et lut l'agitation sur leurs visages, le désir de s'enfuir.
Comme eux, il avait entendu les rumeurs dès le début de la matinée, et comme eux, la perspective des gwishins fonçant par milliers sur Hanyang l'emplissait d'une terreur sans nom. Il avait passé la nuit chez les gisaengs, dans l'un des établissements les plus renommés de la capitale. C'était la première soirée complète qu'il avait pu s'offrir après des années de service au sein de l'armée, car il n'avait jusqu'à lors pu y entrer que par le biais d'invitations à des banquets par d'autres de ses camarades dont la solde et le rang étaient plus hauts placés, mais elles n'avaient jamais été bien nombreuses, et Nam-Kin se contentait le plus souvent de contempler les courtisanes de loin, séparé d'elle par le fossé social.
Il aurait pu se rendre dans des maisons moins coûteuses, mais il n'avait pas développé pour les filles de ces institutions autant de goût que pour celles de la maison du Printemps. Se dégageait d'elle un charme riche, onctueux, sans effort, qui vous donnait l'impression de devenir l'homme le plus important du monde en leur compagnie. Elles donnaient l'illusion de l'amour et de la séduction comme aucune autre des gisaengs de la ville, et Nam-Kin, tout en le sachant parfaitement, était aussi vulnérable à leur envoûtement qu'un nourrisson.
Il avait déjà entendu certains soldats les mépriser, les traiter de sorcières, d'ensorceleuses démoniaques possédant le secret d'un amour factice et néfaste, uniquement destiné à faire cracher aux hommes leurs fortunes et leurs espoirs. Si Nam-Kin ne souhaitait pas ajouter foi à de telles allégations, il reconnaissait cependant que l'attrait des courtisanes de la maison du Printemps revêtait une allure de magie noire, mais dont il se plaignait pas, car il n'en voyait alors aucun des inconvénient cité par ses camarades, ou en avait par trop bien conscience pour s'en indigner par suffisance et naïveté.
Le commandant Sun se mouchait dans un tissu quand Nam-Kin parvint à sa hauteur. C'était un homme plus petit que lui, aux épaules très larges et qui se tenait le dos très droit, comme pour gagner en élévation. Son visage, grêlé par une maladie d'enfance, n'était pas beau, mais il avait un regard formidablement résolu, et ses compétences au combat avait été vantée par l'ensemble des hommes qui s'étaient trouvé sous son égide. Il n'était pas le supérieur direct de Nam-Kin, puisqu'il s'occupait avant tout des soldats affectés aux remparts et à la surveillance des murs, pas de ceux qu'on envoyait vérifier les statuts des entrants dans la capitale. Mais c'était par son ordre que Nam-Kin était venu.
D'ordinaire, il était dirigé par le capitaine Choi, qui avait à sa charge l'ensemble des militaires dont la tâche était de contrôler les admissions dans la ville et de s'assurer du repérage ainsi que de l'arrestation des gwishins qui auraient la mauvaise idée de vouloir tenter leur chance. Le commandant Sun était cependant situé bien plus haut que le capitaine d'un point de vue hiérarchique, et en outre, le messager qui l'avait réveillé ce matin, entre les bras de la gisaeng avec laquelle il s'était couché, avait été formel : Sun exigeait que tous les hommes à qui on avait attribué la fonction de recensement et d'inspection des visiteurs quittent immédiatement leurs postes et le rejoignent au rempart sud, près des portes Namdaemun.
Des éclaireurs, installés dans des postes d'observation en amont de la capitale, avaient vu s'approcher des troupes non identifiées mais assez massives pour représenter une menace. Après deux guerres successives contre le Japon puis les Mandchoues, chacune dévastatrice, suivie de l'apparition des gwishins, le pays avait développé des procédures d'urgence et de recalibrage des unités militaires qui étaient désormais automatiques et parfaitement assimilées par les soldats des différents corps de l'armée. En cas de possible attaque sur la capitale, l'ordre était pour les postes les moins nécessaires de venir prêter main forte à la défense des remparts. La commande venait aussi bien de Sun que du gouvernement. Il n'y avait même pas à eu à discuter ou à se poser des questions.
Nam-Kin avait eu vent de ce qui s'était passé à la caserne de manière brève et incomplète, essentiellement parce qu'il avait manqué de temps pour en apprendre davantage. L'essentiel de ses connaissance se résumait à l'occurrence d'une prétendue attaque sur la caserne et les soldats qui s'y trouvaient, avec des pertes non négligeables et plusieurs blessés.
L'origine de l'assaut n'était pas encore précisément connue, mais les mots "Croque-Mitaine" et "gwishins" avaient atteint les oreilles de Nam-Kin. Des brigades avaient été lancées dans toute la ville, pour débusquer et éliminer les morts prétendument cachés qu'on estimait responsable du désastre. Il espérait malgré lui que le commandant Sun accepterait de lui en dire davantage.
Celui-ci observait l'horizon, gardant les yeux fixés sur un point fixe vers le sud, droit devant lui. Nam-Kin, attendant qu'il prenne la parole, suivit son regard. Là s'élevaient plusieurs colonnes de fumées noirâtres, épaisses, en volutes grossiers, et en plissant les yeux, Nam-Kin distingua comme une forme qui avançait vers eux, se rapprochant à chaque battement de cœur.
- Tu les vois ? Lui demanda le commandant Sun. Ils seront là d'ici une heure, peut-être deux si nous avons de la chance.
Il n'avait pas bougé. Nam-Kin formula une confirmation respectueuse et succinte. En contrebas, par delà les portes, la route qui serpentait vers le sud et quotidiennement fréquentée par des voyageurs et des commerçants était à présent foulée par une cohorte de soldats qui exhortaient les gens à rentrer à l'intérieur des murs de la ville, à grands renforts de gestes de bras et d'éclats de voix sonores.
D'autres étaient occupés à creuser des tranchées, à disposer des hwachas et des pieux taillés en pointe. Ces hommes constitueraient la première barrière contre laquelle se heurteraient les troupes en approche. Installés hors de la ville, ils manipuleraient les fusées, mettraient le feu aux pieux placés dans les tranchés, et repousseraient au mieux l'invasion jusqu'à ce qu'elle les décime, ouvrant ainsi le champs sur les remparts de la cité.
- La fumée que tu aperçois, ce sont les postes d'observation, lui apprit le commandant d'un ton sombre. Ils sont très certainement en train de brûler. On a plus reçu le moindre éclaireur depuis que les premières alertes ont été données. À mon avis, ils sont tous morts. Ceux qui ont pu atteindre la ville sont les derniers survivants.
- Ont-ils pu dire à qui les troupes appartenaient ? S'enquit nerveusement Nam-Kin, sans lâcher des yeux la masse qui grandissait à mesure qu'elle descendait la route vers la capitale, dans un silence et un calme infiniment plus lugubre que si tous ces ennemis potentiels s'étaient mis à hurler et à accourir vers eux.
C'était l'incertitude qui causait l'angoisse, les appréhensions et la terreur. Une fois confirmés la nature de la menace, le protocole pourrait être enclenché, rassurant aussi bien qu'absorbant par ses étapes strictes et répétitives au milieu du chaos, mais en attendant demeurait le doute, les questions, la peur. Le commandant Sun eut un rire dédaigneux, mais pas véritablement méchant.
- Tu penses. Ils sont partis bien avant d'avoir pu voir le visage de l'ennemi. Autrement, nul doute qu'ils auraient flambé avec les autres. Mais bon, en l'état des choses, ce n'est pas bien compliqué de deviner. Regarde donc un peu mieux.
Nam-Kin s'exécuta.
- Je ne vois rien de particulier, admit-il.
- Ta vue doit être moins bonne que la mienne. Ou alors, il te faudrait un poste plus élevé. Tu monteras au dernier étage de la pagode avant de te rendre à ton poste. Tu le verras à ce moment-là.
- Voir quoi ?
- Le blanc, asséna le commandant. Ces troupes sont blanches, de la tête aux pieds. Dis-moi, parmi nos ennemis, lesquels d'entre eux pourraient avoir recours à une couleur aussi visible dans un contexte de bataille ?
- Les morts, répondit Nam-Kin sans hésitation, comme un frisson d'angoisse lui parcourait l'échine et lui causait un spasme dans les doigts (le blanc est la couleur des morts). Ce sont donc bien les gwishins qui encerclent la ville.
- Par le sud, l'est et le nord. Aucun mouvement n'a pour le moment été repéré à l'ouest et du côté de la mer. D'après les éclaireurs, il semblerait qu'ils soient plus nombreux en provenance du sud. S'ils viennent effectivement pour un affrontement, le plus gros aura lieu ici.
- Ils n'ont pas transmis leurs intentions ?
- Soit ils sont restés totalement silencieux et souhaitent nous laisser mariner dans l'inquiétude pour mieux nous écraser, soit le gouvernement aura reçu un messager mais aura gardé pour lui la véritable raison de leur venue. Mais je doute de la seconde possibilité. Ils doivent savoir que venir aussi nombreux leur est nettement défavorable, et à moins de chercher le conflit, je ne vois pas ce qui les pousserait à se présenter en masse, du jour au lendemain, en étouffant toutes les issues de la ville.
- Vous ne pensez pas qu'ils pourraient vouloir nous pousser ainsi à la négociation ?
- En nous menaçant par leur nombre ? Non, soldat, je n'y crois pas. J'aimerais, mais il me semblerait très étonnant, étant donné la façon dont nous les traitons depuis leur apparition, qu'ils aient choisi l'option de la paix et du dialogue. Quoi qu'il en soit, dans le doute, mieux vaut se préparer au pire.
Nam-Kin se tint silencieux après cette observation, glacé par le froid ambient, les courses des hommes le long des remparts, la préparation des armes de défense et l'expression de plomb du commandant Sun, proprement indéchiffrable.
- Tu viens des postes de contrôle des portes Sud, c'est bien ça ? Reprit celui-ci, daignant s'arracher à la contemplation du paysage environnant et de l'ombre approchant pour lui accorder un coup d'œil. Ton nom ?
- Moon Nam-Kin, commandant, répondit-il en s'inclinant. Je suis effectivement affecté à la vérification des statuts des visiteurs d'Hanyang.
- Le messager t'a dit informé en détails de la situation avant de te demander de me rejoindre ?
- Non, commandant. Il n'en a pas eu le temps. Il devait se presser d'avertir les autres militaires, et il a priorisé cette mission avant tout. J'ai cependant compris l'essentiel, et je suis prêt à accomplir mon devoir.
Le commandant hocha alors la tête doucement, et lui sourit. C'était la première fois que Nam-Kin voyait un sourire aussi résigné et bienveillant à la fois, et la façon dont le commandant le lui adressa, alors même qu'il ne l'avait jamais rencontré auparavant et ne le connaissait pas, fit naître en lui une vive dévotion et un respect tout aussi ardent.
- C'est bien, dit le commandant. Sachant que tu as l'habitude de ces portes, tu resteras ici. J'ai déjà envoyé suffisamment de tes camarades aux autres portes. Es-tu bon archer ?
- Assez, oui, déclara t-il, gardant sous silence le fait qu'il n'avait jamais particulièrement excellé en la matière, mais parvenait à toucher des ennemis de façon relativement efficace sur de courtes distances.
- Alors je veux que tu ailles prendre un arc et que tu te fournisse en flèches. Tu en trouveras à l'intérieur de la pagode, et si besoin, nous sommes en train de préparer une réserve en bas, dans les baraquements de surveillance. Elles sont déjà badigeonnées de combustible, mais si besoin est, les hommes sont en train d'en disposer des pots sous les flambeaux des remparts. Si tu devais tomber à court, tu auras ainsi de quoi faire.
- Merci, commandant.
- Et les armes à feu ? As-tu déjà utilisé une arquebuse ? Un mousquet ? Ou même tiré avec un canon ?
Cette fois, Nam-Kin ne put dissimuler la confusion paniquée qui s'inscrivit sur ses traits avant même qu'il ait pu prononcer le moindre mot. Il lui avait été donné l'occasion de s'essayer à l'ensemble des mécanismes déployés par l'artillerie du royaume au cours de sa formation, mais l'instruction sur ce point avait été bien plus maigre que pour les armes traditionnelles qu'étaient l'épée ainsi que l'arc.
- Eh bien, je...
- Si tu ne sais pas, il n'y a pas de honte à l'avouer. Tu fais partie des soldats de basse classe, je me trompe ? Si c'est le cas, tu as probablement à peine eu la possibilité de toucher à ces instruments. Ne t'en formalise pas. Depuis ce matin, j'ai une cinquantaine de gars dans ton genre qui ont rejoint les rangs de mes troupes. Mes hommes savent manier ces armes. Profite du temps qu'il reste pour apprendre avec eux. Tu prendras quand même avec toi une arquebuse, et tu iras rejoindre le premier emplacement avec canon où tu verras un ou deux hommes maximum. Jusqu'à maintenant, j'ai envoyé plus de soldats du côté gauche, tu suivras donc le rempart vers la droite et tu t'y maintiendras sauf ordre contraire de ma part. Tu as compris ?
- J'ai compris, commandant.
- Va, alors. Ne perds pas de temps.
Nam-Kin obéissait lorsqu'un messager se précipita vers le commandant Sun, lui coupant la route et l'obligeant à s'immobiliser. Il tendait au commandant une courte missive, qui fit se plisser le front de celui-ci avant qu'il ne lui jette un regard sévère.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Gronda t-il. D'abord la caserne, ensuite les troupes, et maintenant ça ? Celui qui a écrit ça n'aurait pas un peu forcé sur le soju, à tout hasard ?
- Le fait a été constaté par des pêcheurs d'Incheon hier en fin de journée, et a ensuite ensuite été confirmé par les militaires et les officiers de la ville qui se sont rendus sur les lieux pour en prendre connaissance par eux-mêmes. Le message a été transmis à Hanyang dans la nuit, et est arrivé auprès du roi ce matin. C'est le ministère de la Guerre qui envoie ce pli. Il y a des spéculations selon lesquelles ce serait la raison du déplacement massif des gwishins jusqu'ici.
- Mais une île entière ? En une nuit ? C'est impossible, disait le commandant, serrant convulsivement la missive entre ses doigts et broyant le papier délicat.
- Ils disent qu'elle est entourée par la brume, continua le messager. Une brume entièrement blanche, et incroyablement dense. Il y aura eu des tentatives d'accostage, mais aucun des bateaux qui n'a bravé le brouillard ne serait revenu. Et ce n'est pas du tout. Il y aurait eu aussi du grabuge au camps de l'armée des morts. Apparemment, elle a été reprise par les gwishins, et serait en train de marcher sur Hanyang.
Le commandant poussa un soupir lourd, fatigué. Il parut se rendre compte que Nam-Kin était encore là, et lui ordonna de se rendre à la pagode, sans ajouter rien d'autre à propos du message ou de son contenu. Nam-Kin ne posa pas de question, bien que la curiosité eût alors gagné du terrain sur sa peur et sa nervosité. Le temps ne le permettait pas. Il marcha vers la pagode, sentant son ventre se nouer, ses entrailles se liquéfier.
En entrant dans le bâtiment, où des soldats s'agitaient, récupérant armes et protections armurées, cuir bouilli, brigandines et casques, Nam-Kin s'autorisa à jeter un oeil à l'extérieur conformément à ce que lui avait conseillé le commandant Sun, car il se trouvait alors plus en hauteur. Sa nouvelle position lui permit de voir plus loin, et plus distinctement, et alors apparut plus nettement le halo blanchâtre qui venait avec la forme des troupes leur faisant face.
Nam-Kin repensa au gwishin qu'il avait frappé de coups de pied un soir, à celui qu'il avait vu bien plus tard, sur le point de subir la colère d'autres militaires. Malgré le nombre important des gwishins qui se dirigeaient vers eux, ils ne paraissaient produire aucun des sons habituellement provoqué par des mouvements de foule importants, et par les bataillons sur le point d'assiéger une ville, transportant avec eux des armes, des chevaux, des outils de défense lourds et sécurisés.
C'est parce qu'ils n'en ont pas, réalisa t-il avec une horreur grandissante, ils n'en ont pas parce qu'ils n'en ont pas besoin, ils sont morts, ils sont si nombreux, ils vont venir et nous envahir et oh par les dieux, la mort vient sur Hanyang, elle vient et elle ne fait pas un bruit.
b. Parti Pris
La femme, Ji-Seon, tint parole et garda les soldats aussi éloignés de la réserve qu'elle le put durant toute la durée de leur inspection au sein de la petite boutique. Ils s'en approchèrent bien à un moment, lui demandant ce que contenait la pièce, et l'autre femme qui les avait accompagnés à l'intérieur, que la première avait désignée comme "Jin-Ju", leur intima alors de reculer vers une autre porte dans le fond de l'arrière boutique, dont elle les avait prévenu qu'elle s'ouvrait sur la cour extérieure et la rue.
Quelques instants plus tôt, elle avait donné un tour de clé dans la serrure de la porte, estimant qu'il y avait là une manière efficace de gagner suffisamment de temps pour pouvoir vider les lieux et aller se réfugier au dehors, à l'abri derrière le mur d'une autre maison ou à l'angle d'une petite allée, demeurant assez proche pour pouvoir ensuite regagner la boutique après le départ des soldats mais également assez loin pour éviter d'être identifié par ces derniers.
En fin de compte, ils ne cherchèrent pas à vérifier le contenu de la réserve, en partie parce que la gérante parvint à en détourner leur attention par des questions sur les événements prenant place en parallèle aussi bien entre les murs de la capitale qu'au delà de ceux-ci. Mago avait écouté anxieusement les pas des hommes sur le plancher de la boutique, leurs voix puissantes, autoritaires mais tendues. Ils étaient venus jusque devant la porte de la réserve, s'y tenant tout en discutant avec Ji-Seon, et avaient finalement parut décréter qu'une exploration plus détaillée n'en valait pas la chandelle.
- C'est parce que tu es toute menue, avait fait remarquer plus tard la dénommée Jin-Ju à sa compagne. Personne ne te soupçonne d'être capable de faire quoi que ce soit de frauduleux.
Son constat l'avait faite sourire, puis secouer la tête. Elle avait agi d'une manière remarquablement similaire à celle de Yeo Woon quand Baek Dong Soo, durant le temps que Mago et lui avaient passé dans sa demeure, tentait une plaisanterie ou une moquerie douce.
Les soldats étaient demeurés quelques instants à peine dans la boutique, échangeant avec la propriétaire sur la raison de leur présence, mais également, par la suite, sur la situation extérieure de manière plus globale. Lorsqu'ils s'en étaient retournés dans la salle principale, Mago n'avait plus été en mesure d'entendre leur conversation, mais elle avait néanmoins réussi à en saisir quelques brides, selon lesquelles l'armée s'était vraisemblablement mis à leur recherche.
Ils évoquèrent aussi le fait que l'ensemble des forces militaires d'Hanyang étaient submergé par un autre problème paraissant leur causer davantage d'émoi, et dont la mention provoqua des fléchissements incongrus dans la voix du capitaine de brigade qui s'exprimait alors. Une fois leur départ confirmé et après s'être assurée de leur éloignement définitif, la femme était venue toquer à la porte de la réserve, derrière laquelle attendait sa partenaire.
Peu avant que les soldats ne s'introduisent dans la boutique, celle-ci s'était armée d'une longue épée qu'elle avait serré avec détermination dans son poing et dont elle avait à moitié dégagé la lame de son fourreau lorsque les voix des hommes étaient devenus plus audibles, signes qu'ils venaient en direction de la pièce. Tenez-vous prêts, avait-elle chuchoté, avant de poser un long doigt sur ses lèvres pour leur intimer le silence. La manœuvre avait été quelque peu superflue, dans le sens où Mago, son maître et leur nouveau compagnon étaient devenus muets dès l'instant où ils avaient investi la réserve, mais néanmoins compréhensible.
En ouvrant par la suite la porte sur l'autre femme, elle lui avait tout d'abord demandé d'un ton pressant si elle allait bien, et si les soldats ne l'avaient pas malmenée. La gérante de la boutique l'avait tranquillisé d'une voix douce, affirmant qu'ils s'étaient montrés courtois et peu intrusifs comparativement à d'autres militaires auxquels elles avaient été confrontées, notamment au début de la mise en place des mesures de répressions renforcées dès la fin 1777.
Elle avait entrepris dans un second temps de les informer de ce qu'elle avait pu apprendre au cours de son échange avec le capitaine de la brigade, comme ils s'extirpaient tous de la réserve avec prudence, particulièrement attentifs aux bruits et aux éclats de voix en provenance du dehors qui auraient pu les alerte d'un retour des soldats.
- Il m'a confirmé les mouvements de troupes tout autour d'Hanyang, ainsi que les suspicions selon lesquelles il s'agirait uniquement de gwishins, leur signala t-elle, regardant tantôt sa compagne, tantôt Yeo Woon. Il avait l'air très inquiet. Les portes de la ville ont été fermées, et toute sortie ou entrée est strictement interdite.
Mago croisa le regard de son maître, y discerna des préoccupations similaires aux siennes, alors que sur la figure de Jae-Bum s'inscrivaient des marques d'impatience et de satisfaction dont l'origine était de toute évidence la validation de ses propos antérieurs relatifs à l'arrivée imminente de renforts pour les gwishins.
- Donc on ne peut pas quitter la ville ?
La nouvelle était singulièrement dichotomique, en ce sens qu'elle impliquait aussi bien leur enfermement dans l'enceinte de la capitale, à la merci des soldats qui s'étaient lancés à leur poursuite, qu'une possibilité prochaine de libération définitive et de protection apportée par les bataillons de gwishins ceinturant Hanyang, à condition que ces derniers viennent à bout des remparts vivants et parviennent à briser leur riposte pour s'engouffrer ensuite à l'intérieur des murs.
- Non, avait déclaré la femme d'un ton que Mago perçut comme sincèrement navré. Tous les accès sont condamnés, et les remparts ainsi que les portes principales sont en ce moment-même investis par la quasi-totalité des forces armées de la capitale, qui préparent la défense de la ville durant le temps qu'il leur reste. Le palais fait envoyer des crieurs et des messagers pour avertir tous les habitants d'Hanyang du risque de siège, et leur ordonner de se barricader chez eux et de se préparer. Il semblerait également que l'armée fasse le tour des maisons à la recherche d'hommes valides qui pourraient rejoindre ses rangs.
- Mais presque tous les hommes en mesure de se battre effectuent déjà un service auprès de l'armée, objecta Jin-Ju. À l'heure qu'il est, la population de Joseon est composée de davantage de soldats que de paysans, et la plupart d'entre eux, de même que les plus expérimentés, sont à Hanyang. Pourquoi recruter de nouveau ?
- Pour la raison la plus simple, intervint Jae-Bum. Parce que les forces adverses sont considérablement plus nombreuses.
Sa déclaration fut suivie d'un silence pesant, congestionné de crainte et d'implications alarmantes.
Ils repassèrent dans le foyer central de la boutique, et sa propriétaire poursuivit son récit de la visite des militaires, répondant par la même occasion aux interrogations formulées par Jin-Ju. À l'extérieur, l'agitation paraissait avoir laissé place à une véritable ébullition, et Mago entendait à présent les sonorités distinctives du pas de course dans la rue adjacente, des exclamations, quelques cris aussi, à la tonalité angoissée. Le caractère paniqué et désordonné des manifestations se déroulant au delà des murs de l'échoppe tendait à venir corroborer les indications que le capitaine de milice avait transmis à Ji-Seon.
Alors qu'ils venaient tout juste d'atteindre le comptoir où la gérante se tenait au moment où Mago et ses compagnons avaient pénétré dans la boutique, ils furent un instant pris complétement de court par l'entrée en trombe d'un homme âgé, possédant une belle barbe grisonnante et ressemblant à la laine d'un mouton, qui ne portait aucun attribut de l'armée mais arborait au contraire une vêture commune, sans ornement et aux teintes quelconques, dont la vision contribua à atténuer en partie l'affolement que leur provoqua sa venue inopinée et fit en sorte que tous abaissent les épées qu'ils avaient levés presque sans réfléchir devant eux, à défaut d'un véritable bouclier.
Le nouveau venu s'excusa de son interruption, puis vint à la rencontre de la gérante dont il saisit les mains avec ardeur et à laquelle il décrivit l'approche jugée imminente des troupes gwishins, ajoutant que ces dernières étaient, d'après de très récentes allégations qu'il disait avoir entendu en passant près d'un groupe de soldats se dirigeant vers les remparts sud, soutenues par l'armée des morts, dont ils avaient vraisemblablement pris le contrôle depuis le camps où celle-ci était retranchée.
Il ne fit aucun commentaire à propos de Mago, de son maître ou Jae-Bum. Il venait simplement proposer à Ji-Seon et à sa compagne de venir se mettre à l'abri chez lui, car il avait estimé dangereux qu'elles demeurent seules à la boutique, et déclara qu'il serait "honoré de pouvoir les protéger en remerciements des services qu'elles lui avaient rendu et de leur longue collaboration commerciale". D'après ses dires, les résidents de la capitale, avertis aux quatre coins de la ville de la possible attaque des morts, se réunissaient avec leurs familles et leurs proches en vue de se défendre ensembles et, dans le cas où la cité était perdue, de mourir les uns avec les autres.
Durant sa conversation avec la gérante et sa compagne, Yeo Woon garda le silence, et observa fixement le plancher de bois de la pièce. Mago trouvait sa contemplation inhabituelle, et s'apprêtait à venir l'accoster, lorsqu'elle vit passer sur son visage une crispation de douleur, et le flot de ses propres raisonnements fut lui-même subitement traversé par une litanie foudroyante et éperdue (pitié pas ça pitié pitié pitié pas ça pas pas).
Elle vint immédiatement près de lui, persuadée qu'il souffrait de ses brûlures, tout en notant que Jae-Bum semblait lui aussi perturbé par une manifestation du même genre.
- Tout va bien, maître ? Lui demanda t-elle. Vos blessures vous font mal ?
Elle lui suggéra de changer ses bandages, et d'y appliquer des onguents cette fois à base de plantes. Elle avait aperçu une collection visiblement étendue de flacons et de coffrets sur une étagère dans la réserve de la boutique des deux femmes, qui contenait très certainement des extraits de quelques-unes des herbes médicinales dont l'Herboriste gratifiait les gwishins ayant supporté son mélange épouvantable, et qui étaient en mesure de leur procurer un peu d'apaisement en cas de souffrances, même si leur efficacité ne valait guère celle du sang, des vivants comme des animaux.
Yeo Woon secoua néanmoins la tête, refusant la proposition.
- Non, répondit-il. Ce n'était pas ça. J'ai eu l'impression que...
Il s'interrompit, ne termina pas sa phrase. Mago le vit lever le main puis la porter à son front, comme si la douleur avait été localisée entre les parois de son crâne.
Elle voulut en savoir davantage, et lui enjoindre de s'expliquer, mais sa requête se vit abrogée par la gérante de la boutique qui venait d'achever sa discussion avec l'homme entré quelques instants plus tôt, et s'approchait d'eux, mains jointes à hauteur de son ventre. L'homme parlait avec la seconde femme, de façon saccadée, tout en pointant régulièrement le doigt vers l'extérieur.
- Monsieur Lim est un de nos plus fidèles fournisseurs, leur dit-elle avec un sourire qui se voulait rassurant. Il m'a assuré que si vous en aviez besoin, sa porte vous était également ouverte.
- Il dit ça parce qu'il ne sait pas que nous sommes des gwishins, répliqua sombrement Mago, en regardant l'homme en biais.
Ji-Seon répondit par un hochement de tête, lui accordant l'argument.
- Comptez-vous aller vous abriter chez lui ? Lui demanda Yeo Woon, et c'était la première fois qu'il s'adressait à elle depuis qu'elle les avait envoyé dans la réserve.
- Très probablement. S'il arrive quoi que ce soit, nous serions sans doute plus en sécurité en compagnie d'autres habitants que si nous décidions de faire cavalier seul. Jin-Ju et moi n'avons pour le moment rien confirmé. Nous voulions savoir ce que vous comptiez faire avant de donner notre réponse, et tenter de vous venir en aide autant que possible afin de garantir votre sécurité.
- Je vois.
Mago nota la déférence avec laquelle son maître s'adressait à la femme, la façon qu'il avait de la regarder directement, puis de détourner ensuite les yeux vers un tout autre point, le plus souvent situé au sol. Il montrait une immense politesse et une pudeur dans ses interactions avec elle, que Mago ne lui avait jamais vu présenter avec quelqu'un d'autre, y compris Baek Dong Soo.
Les rapports de son maître avec ce dernier s'étaient certes parfois teintés d'une grande retenue, en particulier durant le jour de leur rencontre aux portes de la ville et par la suite, au cours des premiers jours de leur cohabitation, mais cette réserve avait toujours été accompagnée d'une sorte de ferveur et d'affection trahissant l'inclination de Yeo Woon pour son camarade, et un désir de proximité évident.
Certaines traces de ces éléments se retrouvaient dans les échanges de ce dernier avec Ji-Seon, mais Mago avait néanmoins l'impression d'un attachement nettement plus guindé et distant, dont chacun des deux partis avait connaissance mais qui était délibérément ignoré et même potentiellement méprisé, ce qui n'avait jamais été le cas avec Baek Dong Soo, où la réciprocité se devinait aisément en dépit de l'apparente sobriété de certains de leurs contacts.
La femme demanda à Yeo Woon si lui et ses compagnons avaient effectivement eu pour projet de quitter Hanyang pour échapper aux patrouilles militaires. Celui-ci le lui confirma, et l'interrogea sur un éventuel passage discret dont elle aurait pu avoir connaissance et qui leur aurait permis de s'enfuir sans éveiller l'attention des soldats, afin de rejoindre ensuite les troupes gwisins qui marchaient sur la ville.
- Hélas, non, reprit-elle. Ni moi, ni Jin-Ju ne savons s'il existe des moyens de sortir d'Hanyang en dehors des canaux principaux, et ceux-ci sont malheureusement hautement surveillés à l'heure qu'il est par l'armée. La seule option qui me paraît pour le moment la plus sûre serait que vous veniez avec vous chez monsieur Lim, au moins le temps que la situation évolue et libère l'accès aux portes, d'une manière ou d'une autre.
(si les vivants gagnent ou meurent)
- C'est une éventualité risquée, admit Jae-Bum. J'imagine que nous serons entourés de vivants si nous acceptons, et si notre condition est révélée, j'ai bien peur que les autres ne montrent guère autant de bienveillance que vous à notre égard, en particulier étant donné la menace désormais représentée par nos semblables pour la cité.
Le visage très fin et délicat de la gérante exprima sa compréhension des inquiétudes soulevées par le gwishin.
- N'avez-vous aucun contact dans Hanyang qui pourrait éventuellement vous accueillir et vous permettre d'être à l'abri des brigades ? S'enquit-elle doucement.
Mago songea à des tracés de cartes dépliés sous ses yeux, à l'odeur inélégante de peaux animales séchant contre un mur. L'initiative avait été celle de son maître en premier lieu, après tout.
- Si, déclara t-elle, s'insinuant dans la conversation. Il y aurait peut-être quelqu'un. Une gwishin, comme nous. Elle vit à quelques rues d'ici, avec son père.
- Ce n'est pas une bonne idée non plus, lui renvoya Yeo Woon.
- Pourquoi cela ?
- À cause de ça, lui répondit Jae-Bum, en pointant du doigt le foulard qui dissimulait les cheveux blancs de Mago, et qui était un pan d'uniforme arraché à un soldat qu'ils avaient tué en s'échappant du palais royal, alors qu'ils venaient de parvenir aux portes de celui-ci. Nous sommes totalement à découvert, à présent. Le bruit s'est répandu.
- C'est ce que paraissait sous-entendre le capitaine avant de partir, intervint la femme. Il m'a conseillé d'être très prudente, et de n'ouvrir ma porte qu'à des individus ayant la tête nue ou bien d'exiger de la part de ceux portant des chapeau de les enlever en restant à l'extérieur de la boutique. Lorsque je lui ai demandé la raison de ces exigences, il m'a déclaré avoir reçu des rapports selon lesquels les cheveux des gwishins avaient selon toute vraisemblance totalement blanchi durant la nuit.
- Ce ne sont pas des rumeurs, dit Yeo Woon.
- Si des rapports sont déjà parvenus auprès de capitaines de brigades, il y a fort à parier que toute l'armée ou presque est déjà au courant du phénomène, leur fit remarquer Jae-Bum. La traque des gwishins va très certainement reprendre en ville, et de manière beaucoup plus extrême. Il n'est pas exclu qu'elle ait déjà été déployée.
Mago lui opposa que le risque était minime de part l'approche de l'armée des morts et la priorité que constituait un tel danger aux yeux des vivants, outrepassant de ce fait la recherche active de gwishins à l'intérieur de la ville. Jae-Bum lui rappela cependant que la potentialité d'un siège d'Hanyang n'avait pas empêché des milices de se lancer à leur poursuite après leur évasion.
Suivant les directives de Yeo Woon, qui avait déclaré l'avoir déjà emprunté des années auparavant, ils s'étaient rendu jusqu'à la porte des cadavres, aussi dite Shigamun, dont l'avantage majeur était d'être l'une des moins bien gardées du palais royal, et par conséquent la plus apte à leur permettre de s'échapper sans créer de commotion. Mago, en pensée seulement, avait trouvé le passage de morts par la porte des morts un bon sujet de gausserie, mais s'en était soigneusement abstenue comme elle se plaquait à l'image de ses compagnons contre les murs des bâtiments, et ouvrait l'œil dans le cas où un soldat devait surgir au coin de deux édifices et les trouver ainsi, dans une posture hautement suspecte, et ce d'autant plus qu'ils avaient revêtu des uniformes militaires et que rien ne justifiait a priori d'adopter une attitude aussi furtive.
Ils n'avaient alors rencontré personne dans leurs déplacements, et découvrirent les portes entourées de six gardes à peine, à l'air somnolents, qui s'était défendus mollement et qu'ils avaient tués les uns à la suite des autres, profitant de l'effet de surprise renforcé par la confiance initiale que les hommes avaient accordé aux uniformes militaires quand ils les avaient vu marcher dans leur direction, et de leur état à moitié assoupi après avoir passé toute la nuit à veiller pour assurer la surveillance des portes.
L'un d'eux avait cherché à s'enfuir, mais Mago l'avait rattrapé et avait plongé son épée dans son dos. C'était à ce moment-là qu'elle avait vu, au loin, un petit groupe de soldats. Eux aussi l'avaient vue, postée devant le corps inerte d'un de leurs camarades, et ils avaient accouru, sortant leurs propres épées, criant pour qu'elle ne bouge pas, pour qu'elle s'arrête, mais elle s'était empressée d'aller rejoindre ses compagnons et les avait tiré par delà les portes, vers les rues de la capitale.
Les éclats de voix des soldats avaient du en alerter d'autres, qui s'étaient eux aussi mis à les talonner. Au début, ils avaient couru, et ce n'était qu'une fois dans les rues plus peuplées d'Hanyang qu'ils avaient ralenti l'allure et à marcher vite, pour ne pas attirer l'œil d'un vivant ou d'un autre soldat alors que ceux qui les poursuivaient peinaient à les identifier dans la foule compacte qui encombrait la rue et s'y frayait difficilement un chemin.
Au début, ils avaient voulu continuer ainsi en ligne droite, jusqu'aux portes sud de la capitale, mais une autre brigade, probablement avertie elle aussi de leur évasion, s'était dessinée au bout de la rue, les forçant à se réfugier à l'intérieur de la première échoppe qu'ils avaient pu trouver afin d'éviter de les croiser.
Mago insista pour se rendre à la boutique du père de Na-Young, jouant sur l'aspect purement hypothétique de la reprise immédiate de la chasse aux gwishins dans la capitale, et sur le manque d'autres alternatives dont ils disposaient. Après une brève négociation, Yeo Woon accepta finalement d'aller voir dans un premier temps l'état de la boutique, et de jauger en fonction de qu'ils verraient si une prise de contact avec Na-Young et son père pouvait être envisagée.
Jae-Bum se plia à sa décision, comme il l'avait fait toutes les autres fois précédentes, et Mago s'étonnait de cette allégeance, dont elle ne parvenait pas à situer l'origine étant donné que l'homme n'avait jamais semblé avoir rencontré Yeo Woon auparavant, comme en avait témoigné le fait qu'il se soit présenté aussi bien à Mago qu'à celui-ci. En outre, elle gardait un souvenir aigu de ce qu'il lui avait dit en montant les marches de l'escalier de la prison (ne pouvez-vous ramener celui-ci), et les sous-entendus amenés par sa question avait éveillé en elle de puissants soupçons, mais aussi, bien que plus ténu, une forme d'espoir qui avait pris l'aspect d'une des prophéties énoncées par le Prêcheur (les morts ramèneront les morts).
La gérante de la boutique, assistant à leur prise de décision, choisit de les accompagner sur les lieux, faisant valoir qu'elle pourrait leur servir de garantie et user de son statut de vivante pour leur permettre d'arriver sans encombres à leur destination.
- Je viens avec toi, asséna sa compagne lorsqu'elle fut mise dans la confidence après le départ de leur fournisseur, à qui elle avait fait savoir qu'elle et sa partenaire appréciaient grandement son aide et viendraient se joindre à lui un peu plus tard, sous le prétexte qu'elles devaient mettre leur stock à l'abri autant que possible. Hors de question que tu y ailles seule.
- Jin-Ju-ah, je suis certaine que tout ira très bien. Et si d'aventure ce n'était pas le cas, il serait plus prudent qu'une seule d'entre nous soit arrêtée, pour que la boutique continue à fonctionner.
- Si tu es arrêtée, je serais bien incapable de faire marcher cette affaire à moi toute seule, protesta fermement Jin-Ju. De toute façon, les soldats finiraient par m'emmener aussi pour m'interroger, puisqu'ils estimeraient très probable que je sois ta complice, et ils auraient raison. Et tu sais que je peux me battre. Je viens.
Elle n'autorisa plus aucune discussion par la suite, et se montra inflexible face aux arguments de sa compagne, qui céda en fin de compte. Elles leur offrirent avant de partir de changer leurs vêtements, domaine dans lequel elles précisèrent avoir investi depuis moins d'un an, et ouvrirent dans la réserve deux vastes et imposants coffres de métal noir où avaient été rangés des vestes, des pantalons, des robes, des chapeaux, des chaussures, se déclinant dans de nombreuses catégories d'âges et qui leur rapportaient vraisemblablement des revenus importants.
Elles les laissèrent faire leurs choix librement parmi des articles adaptés à la saison hivernale, leur prêtèrent des miroirs pour vérifier que les chevelures blanchies étaient bien rendues invisibles sous les couvre-chef doublés de fourrure, et lorsque Yeo Woon, une fois son uniforme troqué pour des habits moins voyants, s'inclina très bas devant elles pour les remercier, Mago vit Ji-Seon poser une main sur son bras, et lui sourire avec sollicitude.
La maison de Na-Young et de son père ne se trouvait pas si éloignée de leur échoppe, et après avoir reçu la confirmation de Jin-Ju qu'aucun soldat ne se trouvait dans la rue, ils sortirent l'un après l'autre, la gérante en dernier pour donner un tour de clé dans la porte. La rue était tristement déserte, abandonnée à l'armée par les passants du quotidien. On aurait dit que toute la ville s'était vidée d'un seul coup. La compagne de la gérante était vêtue d'un pantalon et d'une tunique sous son épaisse veste molletonnée, à l'image des gwishins, et Ji-Seon était de ce fait la seule à porter une chima sous son long durumagi bleu de nuit.
Tout en s'efforçant de ne pas paraître trop pressés, ils avançaient néanmoins à un rythme rapide, jetant des coups d'œil autour d'eux. Mago entendit Ji-Seon demander à Yeo Woon quelles circonstances les avaient amenés à être pourchassés par des soldats, et celui-ci lui raconta alors leur emprisonnement, leur capture aux portes nord, et mentionna finalement Baek Dong Soo.
- Vous étiez avec Dong Soo ? S'étonna de suite l'autre femme. Donc il sait que tu es revenu ?
- Oui, lui confirma le maître de Mago. Depuis le début. Mago et moi vivons chez lui depuis novembre, mais cela va faire quatre ans qu'il est au courant. Nous nous sommes revus à Hanyang en 1777, alors que j'étais hébergé par une connaissance gwishin. Cela n'a duré que quelques mois. J'ai quitté la ville au début de l'été de la même année.
- Attends un peu, reprit Jin-Ju en fronçant les sourcils, et en lui adressant un regard soudainement défiant. Dong Soo a eu l'air d'aller beaucoup mieux un jour, sans explication. Je déjeunais avec lui, à ce moment-là. Il m'a parlé d'une gisaeng. C'était toi ?
Yeo Woon hocha simplement la tête en guise de réponse, après quoi Jin-Ju retomba dans un silence durant lequel elle semblait digérer l'information, tandis que Ji-Seon s'enquérait de la situation de Baek Dong Soo.
- Il a été emmené à la caserne pour son interrogatoire, répondit Yeo Woon. Je n'ai pas eu de nouvelles depuis.
- À la caserne ?
La gérante avait répété le nom de l'endroit avec une nuance d'inquiétude dans la voix, et sa réaction éveilla les alarmes du maître de Mago.
- En effet. Pourquoi ?
- Jin-Ju et moi avons entendu des choses, articula lentement la femme. La caserne aurait subi une attaque. Plusieurs bâtiments auraient été endommagés, et il y auraient eu des morts, ainsi que plusieurs blessés.
- Quoi ?
Yeo Woon s'immobilisa dans la rue, faisant peu de cas de leur volonté précédente de se hâter jusque chez le père de Na-Young, et ses yeux s'emplirent de désespoir. Oh, pas maintenant, s'affola Mago, devinant sans grand peine la ligne de conduite en direction de laquelle il était sur le point de bifurquer. Sa seconde inquiétude fut pour Seung-Min.
- Apparemment, il s'agirait du Croque-Mitaine, ajouta Jin-Ju tout en dévisageant le maître de Mago avec prudence, jaugeant sa réponse. Mais rien n'a encore été confirmé et on ne sait pas...hé, où tu vas ?
Elle n'avait pas été en mesure d'en dire davantage, car Yeo Woon avait pivoté sur ses talons et avait commencé à marcher dans le sens inverse, celui par lequel lui et Mago étaient venus auparavant, qui menait vers le palais, vers la prison, mais surtout vers la caserne et, comme il devait le penser, vers Baek Dong Soo.
Mago lui bloqua la route, se plaçant devant lui et écartant les bras pour l'empêcher de passer. Elle savait qu'elle était trop petite pour faire la moindre différence, et qu'il allait très certainement la dépasser malgré tout, mais elle obtint son arrêt durant un instant, et c'était là tout ce qu'il lui fallait.
- Vous ne pouvez pas y aller maintenant, maître. Si la caserne a été attaquée, elle doit grouiller de soldats. Vous allez droit au massacre. Attendez les renforts.
Yeo Woon lui jeta à peine un coup d'œil, et le bref aperçu qu'elle en eut contenait tout à la fois du dédain, de la colère et de l'urgence. Comme elle l'avait prévu, il la contourna et la dépassa.
- Je n'ai pas le temps pour ça, asséna t-il froidement. Je vais le chercher. S'il est blessé ou s'il est...
Il s'interrompit, pinça les lèvres, ou plutôt de les mordit, et Mago nota que son regard se voilait de panique.
- Je vais le chercher, répéta t-il.
Cette fois, ce fut Jin-Ju qui se posta en travers de son chemin, levant une main devant elle pour l'arrêter.
- Laisse-moi y aller, dit-elle. Je suis vivante, et je suis son amie, donc je ne risque rien. Je vais me renseigner et essayer de le voir. Si j'y arrive, retrouvez-moi à la boutique au début d'osi. Je vais faire de mon mieux. Et si je ne suis pas là à l'heure convenue, tu pourras y aller autant que tu veux, avec ou sans renforts dans le cas où les autres gwishins ne seraient pas rentrés dans la capitale.
Yeo Woon ne prononça pas un mot pour valider la suggestion de la femme, mais il demeura à l'arrêt, et Mago le vit baisser la tête. Jin-Ju, analysant sans doute son mutisme et son immobilisation comme une approbation, leur intima d'être prudents, en particulier Ji-Seon, puis se mit à courir dans le sens inverse, son épée toujours en main. Ils l'observèrent s'éloigner progressivement, à grandes enjambées, avant que la gérante ne les invite à reprendre leur route d'une voix douce. Yeo Woon se tint silencieux durant tout le reste du trajet, ruminant ses inquiétudes.
En approchant de leur destination, ils tombèrent sur le corps étendu du sol d'un homme que Mago reconnut, d'après sa maigreur, son habillement, et sa presque absence de cheveux, comme le Prêveur dont elle avait écouté les sermons quelques semaines plus tôt, en se rendant également chez Na-Young. L'homme ne bougeait pas. Ses yeux étaient vitreux, sa bouche entrouverte, comme s'il avait crié avant de s'effondrer. Ses bras, ramenés tout contre son torse, levaient des mains aux doigts horriblement crispés.
Il est mort, remarqua Jae-Bum après s'être agenouillé près de lui et avoir placé une main contre sa nuque. Mago trouva qu'il avait l'air terrorisé. Ils se remirent à marcher, aperçurent enfin la façade de la maison du père de Na-Young. Là, en s'approchant, ils virent celui-ci, à genou devant sa porte, les yeux baignés de larmes. Mago se précipita vers lui.
- Qu'y a t-il ? Le pressa t-elle. Que s'est-il passé ? Na-Young est là ?
Les autres virent l'entourer, les traits de leurs visages arrangés en des expressions affligées. Ji-Seon se baissa à la hauteur du vieil homme, comme Mago. Celui-ci posa sur elles des yeux vides, absents.
- Ma fille, prononça t-il après ce qui parut un long moment de silence épouvanté. Ils sont venus, ils ont vu qu'elle avait les cheveux blancs. Ils ont pris ma petite fille, et ils l'ont tuée. Ils ont coupé sa tête, puis ils l'ont brûlée. Ils ont brûlé ma petite fille. Ils l'ont brûlée juste là, devant moi, et je n'ai rien pu faire, rien !
(ils ont brûlé ma petite fille)
Le père de Na-Young se mit à sangloter. Ji-Seon passa un bras autour de ses épaules, et Mago, avec un saisissement terrifié, se rendit compte qu'elle ne trouvait pas la force de se relever ou même de dire quelque chose. Il lui semblait qu'il y avait là une impossibilité, une contradiction, une aberration dont la logique refusait de se graver dans son esprit.
Na-Young ne peut pas être morte, songea t-elle, tout en ayant conscience de la stupidité de sa propre réflexion, puisqu'elle était déjà morte, ça n'a aucun sens. Une goutte d'eau vint s'écraser sur le tissu de son pantalon, y laissant une tâche ronde et sombre. Mais elle n'avait rien fait de mal. Mago comprit qu'elle s'était mise à pleurer. Elle leva les yeux vers son maître, et alors elle vit, aussi distinctement que s'il le lui avait dit verbalement, qu'il avait senti la chose se produire, que sa douleur passagère dans la boutique y avait été liée, de même que les plaintes qu'elle avait entendu dans sa tête. Na-Young était morte, et les gwishins l'avaient senti mourir.
Elle entendit du bruit sur sa gauche, une sorte de carambolage, une tumulte de fer et de bruits de pas. Une voix s'éleva, tonitruante, insultante.
- Ne bougez pas ! Levez-vous doucement, sans mouvements brusques, et enlevez vos chapeaux pour que nous puissions voir vos cheveux !
Oh, tout était parfait dans le cortège de soldats qui leur faisait face, depuis leur uniforme bien mis jusqu'à leurs épées, et leurs figures où suintaient la haine et les monstres. Les doigts de Mago allèrent caresser le pommeau de son épée, l'encerclèrent langoureusement (le prix du sang).
Du coin de l'œil, elle vit Yeo Woon qui faisait de même. Au loin sonnèrent les mugissements des canons, les échos du début de bataille, comme les frémissements que Mago avait entendu dans le noir, ceux qui étaient venus avec les fleurs.
