Notes de début de chapitre.

Avant dernier chapitre ! Je suis en train de sacrifier des claviers d'ordinateur à la déesse de l'écriture en priant pour que le dernier ne soit pas trop long. Warnings : contenu sexuel léger et violence.


CHAPITRE LXXII


"Si je devais être pendu sur la plus haute colline,

Ma mère, ô ma mère !

Je sais de qui l'amour me suivrait toujours,

Ma Mère, ô ma Mère !"

(Rudyard Kipling, "Mother o' mine")


a. Déni de grossesse ("oh")

Le jour où elle avait annoncé à Sa-Goeng qu'elle était enceinte, elle s'était sentie comme un de ces hommes qui, se plaçant à l'arrière du corps d'un canon, observent attentivement la flamme s'enfoncer dans le petit orifice chargé de poudre puis assistent ensuite à la déflagration avec une fascination étonnée, comme s'ils ne parvenaient pas à saisir dans quelle mesure leur action avait pu déclencher un résultat d'un telle fulgurance alors que cette même conclusion avait été souhaitée, prévue et attendue avant même de survenir, à la suite d'une série de choix et d'étapes au cours desquelles la réalité de ce final grandiose et fracassant serait devenue un peu plus tangible, un peu plus assurée.

L'image n'était pas si inadéquate, alors que Huk Sa-Mo, l'ami de jeunesse, le pauvre, le boucher, les encourageait à continuer d'avancer derrière lui, tandis qu'il leur ouvrait un chemin en catimini dans les rues d'Hanyang, alors que plus crachaient les canons, tonnant comme des dieux en colère, et auquel les soldats répondaient par des exclamations plus faibles et misérables. Baek Seo-Yeon progressait dans le dos de son mari et tentait de rester concentrée sur leur fuite ainsi que sur les risques qu'elle impliquait, mais sa mémoire battait doucement en retraite, la ramenant inlassablement en arrière. C'était ainsi depuis la dernière visite qu'ils avaient effectué chez Dong Soo.

Les hurlements des boulets se fichant dans le sol lui arrachait des tressaillements, même si la chose durait depuis au moins une heure et qu'ils étaient encore trop loin des remparts pour apercevoir les destinations exactes des projectiles. Dans les faits, celle-ci n'était guère ardue à prophétiser, mais Seo-Yeon conservait un espoir tenu que la terre de Joseon absorbait davantage les tirs que les individus qui constituaient aujourd'hui ses semblables, par la force des événements plutôt que par choix. Elle s'y montrait sensible néanmoins. Une appartenance était une appartenance, en bien ou en mal. Le tout était de savoir en jouer pour faire en sorte qu'elle vous favorisât au lieu de vous desservir.

Jamais Sa-Goeng n'avait compris ça. L'honneur avait tout ce qui lui avait toujours importé, plus que sa propre survie. Plus que sa famille. Ce n'était pas le moment, elle le savait. Elle n'arrivait pas à contenir son ressentiment pour autant : celui-ci avait trop bien enflé pour être tenu en laisse, à l'image de ces vessies de porc qu'elle avait vu plus jeune être remplies d'eau par des gosses durant des étés brûlants, avant que ces derniers ne les jettent à la figure riante de leurs camarades.

Elle avait attendue un mois complet, afin d'être certaine de son fait. Le conseil lui avait été donné par sa mère, femme naturellement prudente et terre-à-terre, qui l'avait également avertie dès son adolescence des complications potentielles des grossesses, de la fragilité de ce qui grandissait dans les ventres des femmes, et des précautions infimes qu'il leur fallait ainsi prendre avant de confirmer leur soupçons auprès de leurs entourages et donner, par la même occasion, corps et âme à l'enfant à naître, en devenir.

Tu vas sans doute me trouver obscène, ma fille, lui avait-elle affirmé, mais tu dois comprendre que pour la survie des femmes en ce monde, un enfant n'existe qu'à compter du moment où elles l'ont décidé elles-mêmes. Lorsque Seo-Yeon lui avait demandé pourquoi, sa mère avait parlé de choses horribles, comme des divorces, des exécutions, des accusations d'infertilité et des renvois secs, destructeurs.

- Ne laisse jamais un homme ou quiconque n'étant pas toi annoncer le début d'une grossesse, avait-elle asséné, prenant sa fille par les épaules et enfonçant ses doigts maigres aux ongles pointus dans sa chair. Le secret est ta protection. Si tu n'es pas enceinte, tu ne décevras personne, et on ne pourra ainsi pas t'accuser. Si tu l'es, tu n'auras qu'à attendre quelques semaines pour être sûre de la force de l'enfant. Dans le cas où tu viendrais ainsi à le perdre, tu serais ainsi préservée du jugement des autres, y compris celui de ton époux. Ce qu'un homme ne sait pas ne peut pas faire de mal à sa femme.

Sa mère s'était toujours montrée exigeante avec elle, et rigide par certains moments, mais elle avait aussi été réaliste et pragmatique, et ces deux qualités avaient sans aucun doute davantage servie à sa fille que si elle avait choisi de lui bourrer le crâne d'inepties et de romantiques croyances, sans doute délicieuses aux oreilles mais incroyablement vaines dès lors qu'on les confrontait aux situations réelles.

En conséquence, Seo-Yeon avait grandi en sceptique, avait enduit son cœur de fer, et visé l'utile avant l'agréable. Elle était la progéniture d'une famille yangban, bien placée dans les sphères du pouvoir, et devait se marier comme tel.

Elle était au départ destinée au fils cadet d'un clan fortuné réparti dans les domaines littéraires et scientifiques, très en vogue à la cour. Le premier choix de ses parents s'étaient porté sur le garçon aîné, mais celui-ci étant considéré comme la fine fleur par sa famille, et faisant l'objet d'ambitions dont la démesure était inversement proportionnelle au niveau de banalité de l'héritier en question, ils avaient fini par consentir à unir Seo-Yeon au dernier fils, présenté comme étant calme, raisonnable et facile à vivre par ceux qui l'avaient engendré.

Les démarches avaient été conclues rapidement, et Soo-Yeon avait rencontré son fiancé quelques jours après la finalisation de l'accord. Il ne lui avait strictement rien inspiré, si ce n'était un certain ennui, mais elle s'était soumise aux exigences de ses parents en sachant pertinemment que ces dernières étaient motivés par des raisons utilitaires, avec lesquelles elle avait été élevée toute sa vie durant, ou presque. En somme, son plan s'était rapidement résumé de la façon suivante : épouser le fils, assurer sa descendance, prendre du pouvoir où elle pouvait en dénicher, asseoir sur son époux autant d'ascendant qu'elle en serait capable, puis attendre. Elle n'avait jamais bien su quoi exactement, car sa mère ne le lui avait dit, mais après des années de recul, Seo-Yeon pensait que celle-ci lui avait en fait conseillé d'attendre la mort, tout simplement.

Elle n'avait pas eu le temps de le lui demander. Sa mère était morte d'une crise cardiaque après avoir appris que Seo-Yeon avait refusé l'héritier cadet pour lui préférer Baek Sa Goeng, de lignée plus modeste et que ses parents ne connaissaient en rien, témoignant de son peu d'importance à leurs yeux et du choc ainsi causé par le choix de leur fille, alors que tout semblait suivre une route déjà toute tracée. Mais Seo-Yeon avait été incapable de ne pas le vouloir. Il lui avait plu dès qu'elle l'avait vu.

Elle l'avait rencontré dans les élévations du Bukhansan, un jour qu'il faisait une chaleur insupportable et qu'elle et ses amies d'alors avaient reçu la permission d'aller se rafraichir auprès d'une jolie rivière qui coulait-là, formant des cuvettes d'eau merveilleusement tiède là où la roche était suffisamment large et creusée pour l'accueillir. Sa-Goeng était quant à lui venu avec ses amis, dont le fameux Sa-Mo. Ils avaient ôté leurs vêtements et se baignaient, insouciants, s'aspergeant les uns les autres à grands renforts d'éclats de rire.

C'était Seo-Yeon qui les avait entendu s'esclaffer près de l'endroit où elle et ses compagnes s'étaient installées, et c'était elle qui était allée voir, écartant les branches pour jeter un coup d'œil furtif. Sa-Goeng était nu alors, luisant d'une pellicule d'eau translucide, superbe, solide, et plus fort que son fiancé timide dont les bras ne paraissaient bon qu'à tourner les pages des livres. Seo-Yeon avait tout vu de lui, ses jambes musclées, le dessin de son torse, ses mamelons, les poils qui descendaient entre ses jambes, couvrant son membre d'une toison épaisse. Elle l'avait voulu entre ses jambes et en elle pour toujours dès cet instant fugace, où il avait tourné la tête vers elle et avait souri aimablement, sans gêne, et par la suite rien n'avait pu la détourner de ce désir.

C'était elle qui l'avait cherché, qui l'avait retrouvé, qui lui avait fait la cour. Elle pensait que jamais femme n'avait autant entrepris un homme avec une telle ardeur, pas même chez les gisaengs. L'affaire avait duré deux mois, durant lesquels elle avait déployé des trésors d'ingéniosité pour ralentir la procédure de mariage avec son fiancé initial, prétextant des maux de toute sorte, quand en réalité elle s'éclipsait dès la nuit tombée et s'empressait de rejoindre Sa-Goeng.

C'était elle qui avait fixé les rendez-vous, elle qui l'avait embrassé la première fois, elle qui avait glissé une main dans son pantalon et saisit sa verge avec passion, éprouvant sa lourdeur, le contact de la peau si fine, les pulsations qu'elle produisait entre ses doigts. Lui s'était simplement laissé faire. Dans le fond, elle songeait qu'elle aurait du y voir un premier signe. Elle avait pris son apathie pour de la réserve timide, son indifférence pour du respect des convenances. Elle avait manqué de jugeote, et de sens pratique. Tout s'était envolé dès qu'elle l'avait vu, et tout revenait à présent, aussi cuisant qu'un tisonnier avec lequel on se serait amusé à la piquer, de plus en plus fort.

C'était elle qui l'avait demandé en mariage. Il avait dit oui. Elle n'avait pas cherché à en savoir davantage. Elle s'était rendue compte, bien plus tard, qu'il avait accepté parce qu'elle était "la fille de", et qu'une union avec elle lui assurerait la sécurité. Outre l'honneur, c'était tout ce dont Sa-Goeng avait jamais rêvé. La sécurité, la stabilité. Et pas de changement. Surtout, aucun changement.

Il était orphelin, ou presque. Ses deux parents étaient morts, et c'était son grand-père qui l'avait élevé en homme du monde. Il était militaire, ce qui lui convenait très bien. Les premiers temps de leur mariage, soit avant sa grossesse, il avait été égal à lui-même, ne repoussant jamais ses avances mais ne les initiant pas pour autant. Elle le chevauchait, la plupart du temps. Ça lui était égal. Il était en elle, et tant qu'il l'était, elle ne désirait rien d'autre. Il avait sa carrière à cœur, et lui racontait le déroulement de certaines missions.

Parfois, il ramenait chez lui un camarade, prénommé Kim Gwang-Taek, dont les bonnes manières et la réputation d'escrimeur de talent, en plus de ses origines yangban, lui avait valu l'appréciation de Seo-Yeon. Rien n'importait, tant que Sa-Goeng était à elle. Et puis il y avait eu ce matin où elle avait été malade, l'interruption de ses saignements, et cette certitude intime, ce savoir profond qu'elle portait en elle quelque chose, un ensemble d'elle et de Sa-Goeng. Elle avait attendu un mois, et le lui avait dit.

De ce jour-là, elle conservait essentiellement le souvenir du chant d'un oiseau perché sur les rebords du toit de leur maison, et dont la ballade, de mélodieuse, s'était progressivement transformée en des cris stridents à mesure que Seo-Yeon considérait les traits du beau visage régulier de son époux si aimé, si désiré. Il avait répondu "oh". Juste "oh". Pas de sourire, pas de grandes exclamations, pas d'étreinte joyeuse ni d'entraînement vers son lit, pas de baiser. Juste "oh". Le "oh" s'était répercuté dans tous les coins de la tête de Seo-Yeong depuis le moment où Sa-Goeng l'avait prononcé. Ça avait été un "oh" bref, cinglant. Le bruit d'un boulet de canon.

C'était ensuite que les choses s'étaient dégradées. Il était devenu infiniment plus distant, et son caractère déjà assez renfermé s'était aggravé. C'était un homme dont le tempérament avait toujours été un peu éloigné des autres, très posé, très observateur plutôt qu'acteur. Dans le cadre de sa position de garde royal, il s'était certes montré volontaire et enthousiasme, mais en dehors des couloirs du palais et de sa fonction, il était reculé, assez peu sociable comparé à d'autres hommes que Seo-Yeon avait côtoyé.

Il parlait doucement, assez peu, préférant écouter, et ses interventions contenaient rarement des marques d'émotions prononcées. Il était comme une montagne, aussi paisible et figé dans sa structure. Il avait besoin de beaucoup de calme, n'aimait pas les cris, pouvait passer des heures enfermé dans son bureau à lire ou bien à la caserne, pour ses entraînements. Au début, c'était tout ce que Seo-Yeon avait aimé, car il la contenait alors, la maintenait sur la terre ferme, apaisait ses colères et était le réceptacle parfait de ses désirs parfois violents. Elle pouvait lui tirer les cheveux en le montant, ou mordre sa jugulaire, et il ne réagissait jamais autrement que par une expression indolente, un petit sourire, quelque fois un rire léger.

C'était parce qu'il était si distant, si secret, que Seo-Yeon avait éprouvé une telle envie de l'atteindre. Elle avait cru qu'elle avait réussi quand il avait consenti à l'épouser, mais elle s'était trompée. Sa-Goeng était toujours demeuré en retrait, et ce même de ses amis. Elle n'avait jamais bien su pourquoi. Un jour, elle avait posé la question à son camarade, Kim Gwang-Taek, et celui-ci avait répondu vaguement. Il est ainsi depuis toujours, avait-il affirmé, sans rien ajouter de plus précis. Elle avait essayé de se renseigner, de savoir, mais en vain. La vie de Sa-Goeng avait la rivière était encore à ce jour un mystère pour elle.

Dans les rues d'Hanyang retentirent des exclamations, et Seo-Yeon comprit qu'elles provenaient de soldats qui les avaient vu et se lançaient à leurs trousses. Huk Sa-Mo grimaça, leur fit signe de courir. Sa femme, la bavarde Jang-Mi, était absente depuis trois jours. Elle était partie à la campagne, pour voir sa nièce dont elle n'avait plus de nouvelles depuis un certain temps.

Seo-Yeon n'avait pas besoin de bien connaître l'homme pour se douter qu'il était mort d'inquiétude, terrifié à l'idée que son épouse soit entrée en contact avec l'armée des morts qui assiégeait à présent Hanyang, et ait été tué par eux, ou même dévorée. Ses tics verbaux s'étaient accentués, et ses gestes aussi, quand il parlait. Son attitude était parlante. Qui plus est, il paraissait couver leur gamine encore plus que de raison, comme pour compenser.

Seo-Yeon courut derrière lui, sentant l'absence de son cœur dans sa poitrine, le manque de battements effrénés qui avaient jadis rythmé ses ébats avec son mari. Au détour d'une rue, celui-ci s'arrêta, provoquant l'immobilisation du reste du groupe.

- Sa-Goeng, qu'est-ce que tu fais ? S'exclama Huk Sa-Mo d'un ton inquiet.

Il les emmenait chez Dong Soo, même après lui avoir fait le serment de ne pas revenir avec eux. La crise qu'ils vivaient présentement avait changé la donne. Il avait estimé que Dong Soo, par son rang, sa position au sein de l'armée et son affiliation avec les pro-gwishins, aurait sûrement des solutions pour leur permettre de se cacher durant l'assaut ou pour quitter la ville en toute impunité, éventuellement en empruntant des passages souterrains, creusés sous la ville.

Il y avait toujours eu des rumeurs sur le sujet, jamais vérifiées pour autant. Le gouvernement avait gardé le silence sur ce point, et Seo-Yeon aurait parié que les politiciens, dans le cas où des souterrains existaient bel et bien, souhaitaient sans doute garder pour eux une telle découverte plutôt que de la rendre publique.

Ils rasaient les murs depuis leurs sorties, tous la tête couverte d'un chapeau pour cacher leurs cheveux devenus blancs la veille, sans aucune justification à l'exception d'une vision abominable qu'ils avaient tous subi au même moment, celle d'un endroit plus noir que les fonds de l'océan, et d'une chose qui arrivait, précédée de milliers de fleurs laiteuses, aussi captivantes que repoussantes.

Elles avaient terrorisé Yeo Cho-Sang, ce qui n'avait pas été pour déplaire à Seo-Yeon. Pour sa part, c'était le murmure qui lui avait fait peur avant tout, ce chuchotement qui avait paru s'élever vers elle et devenir insupportablement proche (les Yeux le Paon Bari). Elle avait fermé les yeux, dans le noir. Elle ne voulait pas voir. Quelque chose en elle, un instinct profond ayant la voix de sa mère, lui avait aussi vivement conseillé de ne pas regarder, sans quoi elle risquait de devenir folle.

Elle n'appela pas Sa-Goeng comme les autres, au début, et regarda à la place Sa-Mo le tirer par le bras pour lui faire suivre leur mouvement. Puis elle comprit, comme elle avait compris pour le jour où elle lui avait révélé sa grossesse, et comme elle avait aussi compris le jour où Huk Sa-Mo était venu lui annoncer que son mari, coupable de trahison, était condamné à mort et qu'elle devait absolument le suivre pour se mettre à l'abri, sous peine de se voir exécuter elle aussi, avec l'enfant qu'elle portait. Sa-Goeng avait cette même expression, le "oh" était de retour. Ça n'avait pas été de la stupeur, contrairement à ce qu'elle avait cru. C'était un "oh" de peur, de résignation, de compréhension soudaine et amère. C'était le "oh" des condamnés à mort.

Elle avait un tressaillement au coin de ses belles lèvres, une tension dans sa mâchoire, une ombre dans ses yeux. Tout avait été là, et elle avait refusé de le reconnaître. Il s'était mis à la fuir, à refuser ses caresses, et petit à petit elle en était venue à maudire ce bébé qui n'était pas né, à regretter l'avoir rendu existant, à ne plus le vouloir. Elle avait envisagé un temps de se rendre subrepticement chez une chaman, dont elle savait qu'elles s'occupaient de ces problèmes-là. Sa mère l'avait toujours mise en garde contre ce qu'elle qualifiait de leur "délires mensongers, uniquement bons à vider les poches de leurs clients tout en leur insufflant des espoirs inutiles", mais lui avait aussi indiqué qu'elles pouvaient se montrer plus précieuses sur d'autres plans, et notamment en ce qui concernait les opportunités de se débarrasser de quelque chose dont on ne voulait plus.

Mais le bébé avait bougé dans son ventre, pour la première fois alors, et elle s'était mise à pleurer alors que sa volonté se fendait en mille morceaux et qu'elle se demandait ce qu'elle avait pu faire de mal, où était sa faute pour que son mari la rejette ainsi, ne l'aime plus comme avant, ne lui ait pas souri, comme ce jour béni à la rivière, quand elle lui avait dit "je porte notre enfant, mon aimé".

Les soldats atteignirent le bout de la rue, vinrent sur eux. Sa-Goeng sortit l'épée que lui avait prêté Sa-Mo de son fourreau.

- Allez, leur ordonna t-il, repoussant doucement Sa-Mo, lui adressant un sourire en réponse à son air éperdu. Je m'occupe d'eux. Fuyez.

Puis il tourna la tête vers Seo-Yeon, et quand elle vit ses yeux, vit le "oh" à nouveau, mais cette fois accompagné de ce sourire qu'elle avait tant voulu jadis, elle sentit monter en elle un ouragan, une bile étouffée de rancœur et de douleur, et elle se mit à hurler son prénom, eut l'impression de perdre pieds, laissa libre court à une rage et à un désespoir qui n'avaient trouvé aucun échappatoire trente ans plus tôt. C'était la même chose, encore et toujours, le schéma se répétait indéfiniment.

Elle l'aimait. Elle le haïssait. Elle pensa qu'elle devait avoir l'air d'une folle, pleurant et hurlant ainsi, et résista aux mains de Sa-Mo et de Yeo Cho-Sang qui la saisissait pour l'entraîner au loin, pour mettre entre elle et son époux de la distance, alors qu'elle n'avait jamais rien voulu d'autre qu'être tout près de lui, de réduire cet écart, de pouvoir frôler son âme. Dong Soo avait représenté ce rapprochement, cette fusion, et Sa-Goeng l'avait refusé, les avait rejetté tous les deux. Elle griffa Sa-Mo, gifla le père de l'ami de Dong Soo, Yeo Woon, avec les yeux si tristes, qui ressemblaient tant à ceux de Sa-Goeng (parce qu'ils sont fait de la même étoffe d'humeur noire oh j'ai été idiote idiote idiote idiote).

Ils ne la lâchèrent pas, la forcèrent à plier, à détourner le regard. Elle n'avait pas pu assister à l'exécution de son mari. Comment était-il ? Avait-elle demandé à Sa-Mo, alors qu'il la guidait dans les bois, sous la pluie. Digne, avait-il répondu, en évitant son regard, avant d'ajouter : il paraissait en paix. La mort pour Sa-Goeng avait été la paix. Seo-Yeon arrêta de crier, cessa de se débattre. Les soldats étaient trop nombreux, et ils venaient avec des torches. Seul, et même entraîné comme il l'avait été, Sa-Goeng n'avait aucune chance, et il le savait aussi bien qu'elle et les deux autres.

Il ne comptait pas survivre. Ça n'avait jamais été son but. Son but était l'honneur, et la fuite. La fuite honorable. Mourir pour autrui l'était à ses yeux, et il l'avait fait pour fuir ce changement trop important qu'avait été Dong Soo, comme il le faisait de nouveau, pour la même raison, avec cette fois l'ajout de la résurrection. Mon amour, pensa t-elle, avec fureur, avec dégoût et regret, mais aussi avec passion. Mon égoïste d'amour, je t'aimais tellement tellement tellement. Ils l'avaient été tous les deux, dans un sens : elle parce qu'elle n'avait pas voulu voir, et lui parce qu'il n'avait pas voulu accepter.

Sa-Mo pleurait aussi, tout en continuant d'avancer. Même cet ivrogne de Yeo Cho-Sang semblait perturbé. Ce fut la seule fois où il ne lui inspira aucune animosité. Il y eut comme de la compréhension dans son regard, quand il croisa le sien. Au détour d'une rue, appuyé contre un mur, ils découvrirent Dong Soo. Sa-Mo se précipita vers lui, visiblement soulagé de rencontrer un visage amical.

- Dong Soo-yah ! S'exclama t-il, la voix tremblante encore d'émotion. Qu'est-ce que tu fais ici ?

Tout en semblant rajuster l'uniforme qu'il portait, comme s'il venait de le remettre après l'avoir ôté, il leva la tête vers eux en entendant son nom, frappant Seo-Yeon des similitudes insupportables et parfaites que son visage présentait avec celui de son père. Quand il était né, il l'avait déchirée de l'intérieur, et elle se souvenait l'avoir aimé et haï autant que Sa-Goeng, qui les avait abandonné tous les deux.

S'il avait été vivant, et présent, les choses auraient sans doute été différentes. Mais il avait tout pris avec lui. Seo-Yeon se rappelait de son fils, du bébé qu'on lui avait montré, de la tristesse qui l'avait envahie en le regardant, si petit, si cassé, si seul. Peut-être avait-elle aussi choisi la fuite en se laissant mourir, en refusant de prendre soin de cet enfant dont l'existence avait tout chamboulé.

Souvent, depuis qu'elle était sortie de sa tombe, elle avait pensé que tout était de sa faute. Qu'elle aurait du se taire, aller chez la chaman, boire une potion et regarder Dong Soo s'écouler entre ses jambes, venir au monde déjà mort. Elle aurait pu l'aimer avec Sa-Goeng, car les choses auraient alors fait sens. Mais Sa-Goeng était mort, et son fils était devenu un rappel, une douleur permanente, une monstruosité qui disait "c'est de ta faute". Elle ne l'avait pas supporté.

L'enfant n'y était pour rien. Mais mieux avait-il fallu pour lui qu'il soit élevé par un homme qui l'aimait, qui ne l'associait avec aucun fantôme, chez qui aucune culpabilité n'était renvoyée. Seo-Yeon préférait qu'il lui soit étranger. Tout était plus facile ainsi.

- Où est père ? Demanda l'enfant devenu un homme, celui qu'ils avaient déçu, qui les avait congédié hors de chez lui, les sauvant ainsi tous sans le savoir de la catastrophe.

Sa-Mo secoua alors la tête, posa sur le bras de Dong Soo une main paternelle, soutenante. Il y avait des réunions heureuses. Les premiers jours, Seo-Yeon avait été transportée de joie de revoir son mari, avant que le reste ne remonte à la surface, que la colère prenne le pas sur la félicité, et que les traits figés du visage de Sa-Goeng ne lui ramènent en tête cet horrible "oh".

Il avait tout emporté dans son sillage, en s'ôtant la vie de cette façon. Lui parti, Seo-Yeon n'avait plus eu de place pour Dong Soo, plus la moindre énergie. Elle s'était demandé, à plusieurs reprises, si Sa-Goeng avait ressenti un épuisement du même acabit jusqu'à ce que le bourreau mette fin à ses tourments en lui tranchant la tête.

- Je suis navré, Dong Soo-yah, dit Sa-Mo, les larmes aux yeux.

- Oh, fut tout ce qu'il répondit.

Il était son fils. Il était son père. Il était sa culpabilité, sa colère, sa douleur. Il l'appela un instant, d'une voix d'enfant (mère). Cette fois, elle soutint son regard, et lui offrit la vision de ses larmes, n'ayant rien d'autre à lui donner. Elle se rendit compte au même moment que la complainte de fer des canons avait totalement cessé.


b. L'Armée des Morts

La femme vint des toits et frappa alors que Woon allait achever celui qui était, à en juger par les broderies très localisées de son uniforme, le capitaine de la brigade les ayant découvert devant la boutique du père de Na-Young, peinant à conforter le vieil homme alors que celui-ci pleurait sa fille, enlacé par Ji-Seon. Mago avait chargé dès l'instant où elle les avait vu, avec un hurlement d'adulte alors que son corps chétif d'enfant filait droit sur eux, tenant dans ses deux mains la garde de son épée, et Woon avait repensé à cette unique flèche qu'il avait envoyé près de deux décennies plus tôt, à la fragilité des flammes sous la pluie, ainsi qu'aux cris que Dong Soo avaient poussés pour l'encourager (va et brûle), sur la force desquels la flèche avait paru prendre de la vitesse et de la hauteur avant de se ficher dans l'interstice de la balise, allumant le bûcher et déclenchant l'alerte.

Le feu de ce jour-là, contrairement à celui de la torture, avait été un soulagement, et un miracle. Woon avait vu le doute et les craintes sur le visage de Dong Soo, la façon dont les gouttes de pluie paraissaient le rendre plus sérieux, plus vieux. C'est moi, la pluie, avait-il pensé sur un ton d'excuses comme Dong Soo lui tendait l'arc et la flèche, mais aussi longtemps après, à Heuksa Chorong, alors que son flanc le lancinait impitoyablement et qu'il observait par la fenêtre de ses nouveaux appartements de seigneur des hommes l'étendue assombrie du ciel chargé d'orage et d'averses, en se demandant si Dong Soo le haïssait, s'il pensait à lui parfois, s'il avait envie de le tuer comme il l'avait exprimé après la découverte du corps du prince héritier Sado.

Les seules blessures que Woon avait jamais reçu avaient été celles qu'il s'était laissé infligé, et toutes venaient de Dong Soo. Personne d'autre n'était parvenu à l'atteindre. Deux d'entre elles, son flanc et sa joue, avaient été produites sous l'impulsion d'une fureur aveugle. La dernière était autre chose. Woon avait porté la marque au fer rouge d'Heuksa Chorong au dos de son omoplate, mais jamais elle n'avait été un gage aussi profond de son appartenance que les cicatrices que lui avait laissé Dong Soo. Sa loyauté avait toujours été inscrite sur son corps. Immédiatement après sa résurrection, dans son lit de la maison du Printemps mais aussi plus tard, dans la campagne de Joseon et au Qing, Woon avait passé des heures à les suivre du bout des doigts, à les presser, à se remémorer la souffrance qu'elles lui avaient causé (la vie d'un assassin c'est la douleur).

Il avait suivi Mago comme Dong Soo avait crié jadis, pour s'assurer que la flèche arrive à bon port. Il avait ordonné à Jae-Bum de rester avec Ji-Seon et le père de Na-Young, et les emmener loin, en lieu sûr, pendant que son étudiante et lui entravaient les soldats. Ils étaient un peu moins d'une dizaine, ce qui constituait un effectif relativement peu menaçant à première vue, si tant était que les niveaux individuels et les aptitudes de chacun au combat n'étaient pas pris en compte, et il s'étaient armés de torches comme la majorité de leurs camarades.

Ils avaient eu un mouvement de recul en voyant Mago s'élancer vers eux en rugissant, sans doute surpris comme la plupart des militaires qu'elle avait affronté par sa petite taille, son statut féminin et sa véhémence. Le mécanisme ne manquait jamais de jouer en sa faveur, car il entraînait fréquemment chez ses adversaires une paralysie temporaire dont il lui avait appris à se servir, bien qu'elle possédât déjà des connaissances avancées en la matière. Elle avait tué ainsi un premier soldat, dans le ventre duquel elle avait enseveli la lame de son épée, avant de la retirer vivement tandis que les autres prenaient conscience de la réalité de son assaut et commençaient tout juste à riposter.

Woon avait intercepté de sa propre celle d'un soldat fondant sur Mago, alors qu'elle assiégeait un second militaire. La plupart d'entre eux étaient jeunes, mais avaient été entraînés correctement, et montraient une résistance qui aurait sans doute fini par user les forces de Woon, eût-il été encore vivant. Mais les gwishins ne sentaient pas l'épuisement, et encore moins la douleur quand elle n'était pas causée par le feu.

Woon avait ouvert leurs chairs, éprouvé de nouveau la réluctance des muscles lorsqu'ils étaient transpercés (le fait avait étonné Mago la première fois, car elle s'était attendue à pouvoir faire pénétrer la lame avec facilité, alors qu'il fallait au contraire forcer le passage au travers des couches de peau et de viande), retrouvé les gestes d'avant, comme aux portes Nord, fait tourner son épée entre ses doigts et avait un instant plongé une main dans son dos pour saisir la deuxième, avant de se souvenir qu'elle avait disparue, détruite avec l'arme qu'il avait extraite du harpon de son père.

Il avait regretté ses aiguilles. Mago virevoltait, impossible à saisir, dans la rue suffisamment grande pour lui permettre de déployer ses parades et ses offensives sans contrainte. Elle sautait beaucoup. Woon le lui avait conseillé, pour compenser les difficultés techniques que sa petite taille pouvait lui imposer.

Le capitaine avait une épée de feu, et Mago était déjà aux prises avec deux autres soldats. La lame de Woon rencontra dans un sifflement celle de leur chef, la repoussa sèchement. Il était de stature plus imposante que Woon, mais ça n'avait jamais constitué un problème. Nombreux avaient été ceux qui, se fiant à sa carrure jugée trop fine pour véritablement impressionner ses adversaires, l'avaient amèrement regretté dès qu'ils s'étaient retrouvés avec un couteau sous la gorge.

Quand il avait été promu seigneur du ciel par l'assassinat de son prédécesseur, Woon avait fait face aux réticences des associés de la guilde à travailler avec lui, à leur mépris et à leurs critiques. Certains avaient plié dès le début, convaincus sans trop de difficultés, mais il avait essentiellement été obligé de faire ses preuves auprès de la majorité d'entre eux, qui sortaient de l'ère de Chun et avaient refusé la transition, incapables de comprendre comment un gamin de vingt trois ans avait pu abattre si aisément celui qu'ils percevaient alors comme un monument, et qu'ils craignaient sans doute davantage qu'ils respectaient (mais dans le monde des assassins aguerris, la peur tendait nécessairement à provoquer le respect).

Ils avaient travaillé avec Woon en tant que seigneur des Hommes et n'avaient jamais eu à se plaindre de lui, se montrant même le plus souvent aimables et tolérant, mais sa montée en grade leur avait au contraire parut insultante, car elle avait alors impliqué qu'il avait l'ascendant sur chacun d'entre eux, et s'ils avaient pu supporter Chun, qui avait leur âge et leur expérience du monde en dépit de ses défauts, la plupart d'entre eux avaient en revanche refusé nettement la prise de pouvoir de Woon, et ne s'étaient pas privé pour le lui faire savoir, le traitant de tous les noms, souvent proches de celui qu'avait utilisé son père chez Dong Soo ou encore plusieurs de leurs camarades du camps d'entraînement.

Lors de sa première année sur le trône d'Heuksa Chorong, la guilde avait perdu une dizaine de partenaires, essentiellement dans le milieu aristocratique. Woon ne les avait pas empêché de partir. Il les avait cependant empêché de parler. La notion de "perte" d'associés avait été aussi bien symbolique que littérale, dans le sens où ces mêmes anciens alliés avaient tous été tués de façon singulièrement inexpliquée, les uns après les autres, à des intervalles suffisamment éloignés pour que la chose demeure encore assez discrète. Woon y avait veillé.

Quant aux autres, il les avait mis au pas, tous, tout en éliminant les potentielles menaces pour s'arroger le soutien de partenaires plus soumis. Il leur avait inspiré la peur. Par extension, il avait immanquablement fini par leur inspirer également du respect.

Le chef de brigade se battait bien, ses parades étaient rigoureuses et performantes, ses frappes précises. Woon n'en vint à bout qu'en sacrifiant une partie de ses défenses, ouvrant l'accès à sa gorge et laissant les flammes de l'épée lécher douloureusement son bras, celui-là même qui n'avait pas subi les soins du bourreau, comme il se reculait pour plonger sa lame plus bas, entre les côtes du capitaine. Il émit un son étouffé, presque de surprise. Woon l'avait entendu des dizaines, des centaines de fois auparavant.

Lorsqu'il la retira, sa lame était visqueuse de sang (tu seras un tueur). Il eut envie de la nettoyer avec sa langue, de goûter le sang à même le fer. Dae Ung le faisait tout le temps. Chun se moquait fréquemment de lui, et lui avait dit qu'il finirait par se couper la langue s'il continuait à agir de la sorte. Le sol de la rue était jonché de soldats morts, éviscéré, ensanglanté. Woon pensa au moine, à ses entrailles chaudes, à celles du sanglier dans la forêt, à celle de la (villageoise rappelle-toi tu étais sorti des bois et il y avait cette maison avec cette femme si pleine de chairs).

Le dernier souvenir était encore diffus, et Woon estimait qu'il remontait à sa perte de conscience ayant suivi sa résurrection. Sa mémoire lui avait renvoyé des choses au Qing, mais par brides incomplètes. Le capitaine était toujours debout, se tenant le ventre d'une main déjà rougie de sang, et trop faible pour lever proprement son épée. Woon s'était décidé à l'achever quand l'autre soldat arriva dans son dos, avec un hurlement étrangement semblable à celui que Mago avait poussé antérieurement, et la lame de son jingum perfora le ventre de Woon.

Il ne sentit absolument rien (souviens-toi). Il s'en rendit compte simplement en constatant que la pointe de l'épée ressortait de sa tunique, tâchée d'un jet de noir gluant. Le capitaine avait souri en entendant le cri de son homme de main, mais son allégresse agonisante se changea en doute et en terreur en voyant que l'attaque se soldait par un échec, et que Woon ne réagissait pas.

Je ne sens rien, songea t-il, observant l'épée en lui, fichée dans son ventre, étrangère et ridicule dans son inutilité, je ne sens rien je ne sens rien je ne sens rien. Il avait senti le feu, mais le fer était muet. Et pourtant il arrivait que la cicatrice sur son cœur lui fasse encore mal, de façon douce, comme si un fragment de l'épée de Dong Soo y était demeuré.

Woon se tournait vers l'autre soldat quand la femme jaillit des hauteurs et décapita celui-ci, le coupant dans son élan et lui causant un instant d'hésitation alors qu'une gerbe de sang frais éclaboussait son visage et qu'il se retenait de le collecter du bout de la langue. La femme retomba sur le sol avec souplesse, se rattrapant sur ses deux mains, et quand elle se releva, lui faisant face avec un sourire amical, il reconnut la gwishin du nom de So-Ha qu'ils avaient croisé chez Na-Young durant leur première visite, et qui était alors à la veille de son départ vers le nord.

Elle était vêtue d'une tenue de combat blanche, maculée néanmoins de traces vermillons, et brandissait une longue épée incurvée. Sans un mot, elle le contourna pour déloger doucement l'épée enfoncée dans son ventre.

- Merci, lui dit-il, tandis qu'elle jetait l'arme par terre et lui intimait de rester tranquille pour qu'elle puisse examiner la plaie. Je croyais que vous aviez décidé de quitter Hanyang.

- C'est ce que j'ai fait. Je suis partie au nord, j'ai retrouvé les autres, et nous avons attendu ensembles que la dernière clairière soit embrasée, et que le portail s'ouvre. La chose a été accomplie. Nous sommes donc revenus.

Mago en avait terminé avec ses deux soldats, et venait vers lui, l'air inquiète. De la brigade, il ne restait plus un seul homme vivant. Certains avaient fui quand le massacre des leurs était devenue une évidence. La rue avait regagné son calme, et au loin, les canons que Woon avait entendu durant l'affrontement paraissaient avoir cessé toute activité.

(nous venons mon chéri)

- Vous êtes blessé, maître ? S'enquit Mago, jaugeant le sang qui s'écoulait de son ventre. Vous avez besoin d'un bandage ?

- Ne t'en fais pas, lui répondit So-Ha. Je m'en occupe.

Elle s'agenouilla près d'un soldat affaissé sur le sol et déchira un long pan de son uniforme, qu'elle trempa ensuite copieusement dans la flaque de sang qui s'était répandu sur son torse et dans son cou.

Une fois le tissu imbibé, elle entreprit de l'enrouler autour de la taille de Woon, de sorte à ce que le sang vivant soit en contact avec sa plaie, puis noua solidement les pans du bandage de fortune dans son dos. Elle avait des mains fines, dotées de très longs doigts semblables aux branches les plus élancées de certains arbres.

- Et les autres ? L'interrogea Woon. Comment avez-vous réussi à entrer dans la ville ?

- Les défenses des vivants au niveau du rempart sud viennent de tomber, déclara t-elle. Presque tous les soldats sont morts, et ceux qui ne le sont pas se sont rendus dès l'instant où leur chef a été abattu. Ils ont épuisé leurs réserves de poudre à canon et d'huile pour le feu. Les portes nord sont assaillies par notre armée, et celle de l'est se devraient plus tarder à s'effondrer. J'ai été envoyée avec une trentaine d'autres gwishins en reconnaissance sur les toits, pour retrouver nos semblables qui auraient été coincés dans la ville, comme vous, et pour dégager le terrain autant que faire se peut afin de préparer l'entrée des autres et de limiter nos pertes. Nous devrions les rejoindre : ils s'apprêtaient à passer la porte Namdaemun quand je les ai quitté.

Elle se mit à marcher, les invitant à sa suite, mais Woon la retint par le bras.

- Nous n'étions pas seuls. Un troisième gwishin était avec nous, ainsi qu'un femme et un vieil homme, tous les deux vivants.

- Je ne les ai pas vu.

- Je leur avait dit de fuir.

Les sourcils de la femme se plissèrent, gage de réflexion, puis elle haussa les épaules et conclut :

- Dans ce cas, ils ne doivent pas être loin. La ville est entre nos mains, désormais. Ou en tout cas, elle le sera définitivement d'ici peu. Ils ont très certainement déjà été trouvés par l'un des nôtres patrouillant depuis les toits, et si les deux vivants sont des alliés, ils n'ont rien à craindre. Venez, maintenant. Nous sommes attendus.

Elle reprit sa marche d'un pas rapide, son épée ceignant son flanc droit. Ses cheveux étaient noués en un chignon strict, quelque peu défait par les affrontements, et aussi blancs que ceux de Woon ou de Mago.

- Pourquoi vous ont-ils choisi ? S'étonna cette dernière, avant de préciser sa question : Pour les toits.

La femme sourit. Woon crut distinguer quelque chose de familier dans sa courbure.

- À cause de mon entraînement de jadis, expliqua t-elle. Fût un temps où je maniais l'épée quotidiennement, pas nécessairement pour les bonnes raisons. La plupart des gwishins qui ont été sélectionnés pour entrer en premier dans la ville étaient d'anciens assassins, des voleurs, des bandits, qui avaient l'habitude de se mouvoir discrétement et de déployer des stratégies efficaces pour ne pas être vu. Nos rois et reines ont pensé que l'occasion était adéquate pour mettre ces talents à profit.

- Nos rois et reines ?

(gwishin-roi)

- Oui. Ils sont tous là. Elle fit une pause, puis jeta un coup d'oeil en biais à Woon, avec un petit sourire. Tous ou presque.

L'air était lourd d'odeurs de fumées, de feu et de poudre. Les relents métalliques du sang remontaient depuis la terre où une multitude de traces de chaussures s'était ancré, formant de petits cratères. La grande artère dans laquelle ils avançaient était plongée dans le silence, et totalement vidée de ses passants, qui devaient très probablement se cacher à l'intérieur de leurs maisons et des échoppes, s'appliquant à ne pas révéler leurs présences tout en épiant le déroulement des événements et l'issue du siège de la capitale.

Woon aperçut le visage d'une petite fille dans l'entrebâillement d'une porte, qui disparut presque instantanément en les voyant passer. Comme ils se rapprochaient d'un croisement, un autre gwishin vint à leur rencontre, sautant du toit sur lequel il s'était déplacé jusqu'à lors et atterrissant gracieusement, quasiment sans un bruit, à l'image d'un chat. So-Ha le gratifia d'un signe de tête en guise de salut.

L'homme devait être à peine plus âgé que Woon et il était bâti de manière similaire, mais ses traits étaient plus plus durs. Il se présenta comme Wo Chang-Hoon, avec une révérence un peu brusque, hâtive.

- Le rempart nord a été conquis, informa t-il So-Ha. L'armée des morts est entrée dans Hanyang et progresse pour rallier nos troupes au sud.

- Et l'est ?

- D'ici peu de temps. Les nôtres y sont moins nombreux, mais l'équipement militaire des vivants y est plus léger. La Voix a commandé aux généraux de l'armée de leur venir en renforts pour accélérer la prise.

La mention du titre de Hui Seon raviva l'intérêt de Woon, alors que ses réflexions, profitant du retour au calme somme toute relatif, se mettaient à dériver de nouveau vers la caserne et vers Dong Soo. Il se demanda si Jin-Ju était parvenue à atteindre le bâtiment, et avait pu glaner des informations complémentaires avant que les gwishins ne fassent irruption dans la ville.

- Et le reste des vivants ? Continuait So-Ha à l'adresse de son interlocuteur.

- Le gouvernement est enfermé au palais royal, flanqué de ses légions personnelles, mais étant donné notre nombre, il ne sera pas difficile d'en venir à bout et de forcer le roi à écouter nos doléances. Le problème viendrait plutôt de la population en ville, mais pour le moment, aucun mouvement de contre-attaque n'a été amorcée, et si nous maintenons le gros de nos effectifs dans les rues, il ne devrait pas y avoir de heurts.

Ils avaient atteint le croisement, et de la rue de droite, qui menait vers des habitations plus privées, surgit un petit groupe qui s'immobilisa sur place en avisant leur présence. So-Ha et Chang-Hoon dégainèrent tous deux leurs épées, prêts à riposter dans le cas où il était question d'une autre brigade de soldats, mais une voix d'homme s'écria "nous avons des gwishins avec nous !" et Woon la reconnut, ainsi que le tressaillement délicat qu'elle infligea à la cicatrice de son cœur.

- Maître, c'est Baek Dong Soo et les autres ! S'exclama Mago, la voix vibrante de joie, avant de se tourner vers les deux autres gwishins : rengainez vos épées, ils sont avec nous !

Elle se précipita en avant, courant pour les rejoindre. Woon la suivit, incapable de détacher ses yeux de Dong Soo, qui venait d'apparaître entre Sa-Mo et son père et le regardait fixement, comme s'il ne pouvait pas y croire non plus. Il lui semblait de ne pas l'avoir vu depuis une éternité, presque équivalente au temps qu'il avait passé au Qing, et plus généralement dans la tombe.

Mago s'assigna derechef le rôle d'intermédiaire et s'attacha à présenter tout le monde, débutant par le groupe de Sa-Mo et terminant par So-Ha et son compagnon, restés en retrait et qu'elle montra par conséquent aux premiers du doigt, tout en ponctuant ses introductions d'éclaircissements quant aux liens qu'elle et Woon possédaient avec les deux parties. Le père de Dong Soo manquait à l'appel, ce dont elle s'étonna.

Prenant un air terriblement chagriné, Sa-Mo leur rapporta alors leur fuite de la maison pour rallier celle de Dong Soo, leur interpellation par une troupe de soldats dans les rues d'Hanyang, et le sacrifice de Baek Sa-Goeng pour leur permettre de s'enfuir. Ils étaient tombés sur Dong Soo en chemin. Durant son récit, le visage de celui-ci n'arbora aucune marque d'affliction.

Ses cheveux étaient défaits, et venaient frôler ses épaules en boucles tumultueuses, indomptées. Sa mère, en revanche, avait les joues striées de noir, et se tenait en retrait, silencieuse et visiblement affectée. Woon aperçut même une émotion compacte dans les yeux de son père. Mago formula des condoléances polies, qu'elle exprima en son nom et en celui de Woon, comme elle avait l'habitude de le faire pour de nombreuses autres occasions.

Tournant la tête vers lui, Woon remarqua que Dong Soo le dévisageait, examinant sans doute les bandages gorgés de sang qu'avait appliqué le médecin après la torture, devinant sans peine leur signification, avant de descendre vers la bande de tissu enroulée autour de sa taille.

- Woon-ah, dit-il, comme toujours, et quand ses doigts se pressèrent contre la compresse le long de sa joue, Woon résista à l'impulsion de les mordre et de sentir leurs os sous ses dents.

- Ne t'inquiètes pas, assura t-il à son expression désemparée. C'était moins horrible que ça en a l'air.

Ça l'avait été, mais mieux valait lui mentir, car il se reprochait déjà suffisamment, et le plus souvent à tort, pour que Woon lui concède une nouvelle opportunité de se déclarer coupable. Dong Soo ne le crut pas. Woon le vit à ses yeux, et à la façon dont sa mâchoire se crispa.

Il ne semblait pas blessé : Woon l'avait parcouru rapidement du regard de la tête aux pieds en venant vers lui, et n'avait trouvé aucune tache de sang et pas davantage d'entaille dans le tissu bleu de son uniforme.

- J'aurais du être plus prudent. C'est un des gardes aux portes nord qui nous a dénoncé. Il avait trop bu.

Encouragé par le hochement de tête de Woon, et par la centration des autres sur le siège de la capitale et la victoire présumée des gwishins, il amorça un récapitulatif elliptique des événements à la caserne, mentionnant avoir été questionné par des membres du Bureau d'Investigation Royale, des capitaines de brigades, et avoir du spécifier la nature de ses liens avec Woon ainsi qu'avec Mago, la manière dont il en était venu à les aider à rentrer dans la ville, s'il s'agissait de la première fois.

Il n'avait rien dit de leur escapade dans la montagne Cheonmasan, et s'en était tenu au mensonge que Woon avait servi au commandant lorsqu'ils avaient été arrêtés, selon lequel lui et son étudiante avaient vécu abrités par les ruines du palais de Gyeongbok. Ils ne l'avaient pas soumis à la moindre torture physique, tout du moins pendant le temps qu'il était resté à la caserne, et avaient fini par l'emmener au palais royal, où le roi, ayant accepté sa demande d'audience exceptionnelle, avait exigé de le rencontrer.

Mago les ayant rejoint, il lui signala qu'il n'avait pas pu voir Seung-Min avant d'être escorté en direction du Changdeokgung, et pensait que celui-ci était demeuré là-bas, attendant les résultats de l'enquête et la conclusion de son échange avec Jeongjo pour être fixé sur son sort.

- Il n'est pas yangban, et les sanctions pour les soldats aux origines modestes sont plus graves, affirma Dong Soo avec une inquiétude non dissimulée.

- Il a peut-être réussi à s'échapper du fait du siège et de l'attaque de la caserne, proposa Mago.

Dong Soo lui adressa un coup d'œil effaré.

- La caserne a été attaquée ?

- Oui, répondit Woon à la place de son étudiante. Si tu as été emmené au palais, alors tu n'étais pas sur place aux moments des faits, mais c'est ce qui a été signalé par des soldats et de nombreuses rumeurs.

- On vous l'a confirmé ?

- Pas véritablement. Mais nous étions supposé retrouver Jin-Ju à la boutique de Ji-Seon, elle s'y rendait pour essayer de te trouver.

- Tu..tu les as vu ? Toutes les deux ? Le ton de Dong Soo se fit plus timide, plus étonné.

- Nous sommes entrés dans leur boutique pour nous cacher des soldats après notre évasion. Elles nous ont aidé à nous cacher, et Ji-Seon nous accompagnait chez Na-Young.

Il était sur le point de lui raconter la manière dont ils avaient fui la prison et le palais royal par la porte des morts, aidés de Jae-Bum, ainsi que leur rencontre avec Jin-Ju et Ji-Seon (je ne savais que vous étiez revenu), quand la voix de So-Ha, qui venait vers eux suivi de Wo Chang-Hoon, interrompit le fil de leur conversation.

- Nous devrions rejoindre les autres, lança t-elle. Nous aurons bien le temps de parler plus tard.

Elle s'immobilisa soudain, fixant le père de Woon qui semblait s'être pétrifié lui aussi en la voyant approcher avec son compagnon. Sa-Mo, ayant déjà perdu un camarade de jeunesse, s'en inquiéta d'emblée.

- Cho-Sang, qu'est-ce que tu as ? Demanda-il avec urgence. Qu'est-ce qui t'arrive ? Réponds-moi !

Le père de Woon tendit alors un index tremblant devant lui, et, les yeux écarquillés de peur, articula :

- S...So-Ha...

Il la regardait comme on contemple un fantôme, et Woon se sentit envahi d'une suspicion effroyable, comme il évoquait le sourire que la femme lui avait lancé tantôt et la façon dont celui-ci avait eu la résonnance d'un souvenir profond, ancien, perdu sous la pluie et les coups de son père.

(il a tué sa mère il a toujours été un meurtrier ta mère est morte à ta naissance c'est moi qui l'ai tué)

- Vous la connaissez ? Intervint Mago.

Mais la femme bondit subitement en avant, aussi vive que lorsqu'elle avait raccourci le soldat ayant transpercé Woon, et elle tenait épée levée, dirigée contre le père de ce dernier, tandis que ses traits, de doux et avenants, étaient désormais déformés par la colère et les yeux luisants de larmes.

Sa lame s'enfonça dans le bas-ventre de celui-ci sous les yeux horrifiés de Sa-Mo, qui ne parvint pas à réagir assez promptement, et le père de Woon émit un hoquet, davantage imprégné de surprise que de douleur.

- Toi, cracha la femme avec venin. Tu es revenu.

Woon ne se souvenait pas avoir jamais vu son père si terrorisé. Sa-Mo tenta de s'interposer, alors que le compagnon de la femme faisait de même, s'efforçant de la tirer en arrière.

Au même moment retentirent les bruits de pas d'un foule marchant d'un même mouvement vers eux, des éclats de voix, et Woon, arrachant son regard à l'épée fichée dans le ventre de son père, et à la femme qui en agrippait férocement la garde, découvrit une foule dense d'individus vêtus de blancs qui approchaient de leur position, parmi lesquels il entrevit les visages de Hui-Seon, venant en première, mais également de la vieille Jae-Ji et du libraire, Im Ji-Ho, qui trottinait à son côté et observait autour de lui avec l'air d'explorer une cité inconnue et dont l'architecture ainsi que la structure l'auraient profondément intimidé.

Tous trois étaient vêtus des longues robes blanches à capuchon desquels ils étaient déjà affublés lors de la vision de Woon près de la rivière Han, la nuit durant laquelle il avait réveillé des gwishins, mais ils n'étaient pas les seuls. Woon identifia les traits particulièrement fins et superbes d'une femme qu'il se souvenait avoir vu également ce soir-là, et était accoutrée du même habillement, mais aussi d'autres visages qui lui parurent tout aussi familiers.

Le reste des gwishins composant l'immense cortège qui s'arrêta devant eux, dont la masse emplissait l'intégralité de la largeur de la grande rue et qui paraissait sans fin tant Woon ne pouvait en apercevoir les limites, portait des tenues de combat ressemblant à celle de So-Ha et de son compagnon.

Hui-Seon, souriant de ses lèvres rouges qui détonaient entre ses cheveux et ses vêtements d'ivoire, se détacha du large groupe, accompagnée de Jae-Ji et d'Im Ji-Ho. Derrière elle, Woon discerner les grands yeux de la petite So-Ri, mais aussi les traits plus austères de Min-Su. Toutes deux inclinèrent la tête en le voyant, et Woon nota qu'elles paraissaient heureuses de ces retrouvailles en dépit des circonstances délicates, ou peut-être justement à cause de ces dernières.

Hui-Seon, faisant halte devant eux, posa sur So-Ha et le père de Woon, toujours unis par l'épée de celle-ci embrochée dans le ventre du second, un regard quelque peu moqueur, aux fondations néanmoins compatissantes.

- J'ai bien peur que le moment soit mal choisi pour régler tes comptes avec ton mari, ma chère, lui dit-elle, avant de vriller ses yeux sur Woon et de jauger sa réaction comme sa remarque faisait irrémédiablement mouche et que, dépassant les soupçons, il se laissait gagner par ce qu'elle sous-entendait, à la manière d'une rivière qui aurait soudainement débordée de son lit après des pluies plus intenses.

(son mari c'est son mari mon père était son mari c'est ma)

- Il m'a tué, objecta So-Ha (ma mère). Il a tué notre fils.

- C'est faux ! Répliqua le père de Woon. Je ne l'ai pas tué, je n'ai pas pu ! Il est là, juste là ! Regarde-le, So-Ha !

Il eut un geste agressif de la main en direction de Woon, et la femme (mère) tourna lentement vers lui un visage qui s'effondrait sur lui-même, dévasté par une émotion violente, un choc commun, à n'en point douter visible aussi bien chez elle que chez Woon. Il nota, avec une détresse émerveillée, que ses yeux étaient les mêmes, et que la courbure de ses lèvres ressemblait aux siennes.

Il sentit la main de Dong Soo qui s'appuyait sur son omoplate, caressante et soutenante, ainsi que le regard anxieux de Mago levé vers lui.

(ma mère ma mère ma mère ma mère ma mère mère mère mère mère mère)

Ne penses pas si fort, mon chéri, le coupa doucement la voix de Hui-Seon en se frayant un chemin habile dans sa tête mais également dans la rue d'Hanyang pour l'atteindre, je parie que je serais capable de t'entendre même si tu étais à l'autre bout du monde.

Comme So-Ha (mère) acceptait enfin, sous l'impulsion prudente d'autres gwishins qui vinrent l'entourer avec gentillesse, de retirer son épée du ventre de son époux de jadis, l'ancienne directrice de la maison du Printemps tendit les mains, prit celles de Woon, et en profita pour saluer Dong Soo d'une inclination légère de la tête. Son sourire écarlate s'élargit quand il lui répondit de la même façon.

- Je suis très heureuse de te revoir sain et sauf, commença t-elle, jetant un œil à ses bandages. Jae-Ji et moi étions inquiètes, et surtout après ce qui s'est passé avec Na-Young. Nous l'avons entendu aussi, tu sais. C'était l'une des nôtres. Jae-Ji l'appelait la Cartographe. Il faudra que nous récupérions croquis, ils sont absolument essentiels.

- C'était une autre gwishin-reine ? Comprit Woon.

- En effet. Comme toi, comme moi. Comme seize autres d'entre nous. Nous sommes tous venus du nord, où nous avions regroupé nos bastions et nos forces. Jae-Ji et moi te les présenterons, même si tu connais déjà leurs visages depuis la nuit à la rivière Han, n'est-ce pas ?

Woon hocha simplement la tête, ne trouvant rien d'autre à dire.

- Je te demande pardon d'avoir été si silencieuse, continua Hui Seon. À tous les deux, ajouta t-elle en regardant Mago avec bienveillance. Nous devions absolument éviter les transmissions trop facilement détectables par les vivants, et nous avons essentiellement communiqué via les canaux profond de la conscience collective, auxquels seuls les gwishins comme toi et moi peuvent accéder. Nous n'avons repris les échos plus traditionnels que depuis notre arrivée à Hanyang. Cela nous semblait plus prudent ainsi.

Jae-Ji apparut à sa gauche, et les fossés qui sillonnaient son visage paraissaient avoir été redéfinis par le blanchissement des cheveux, prenant un aspect plus aigu et rendant encore plus difficile l'estimation de son âge véritable.

- Nous devons avancer, prévint-elle Hui-Seon, et Woon fut frappé de constater combien sa voix était encore plus rauque qu'auparavant. Il n'y a pas de temps à perdre. Nous devons nous rendre auprès du roi.

- Le danger a été écarté, répliqua Hui-Seon. Les vivants se sont rendus, et l'armée des morts est en train de nous rejoindre. Nous te devons par ailleurs des remerciements, indiqua t-elle à Woon. Tu nous auras fourni un général remarquablement compétent en plus de ceux que nous avions déjà recrutés chacun de notre côté.

- Un général ?

- Ton prédécesseur, précisa t-elle. Celui qui régnait sur le ciel avant toi.

(Chun)

Le nom échappa verbalement à Dong Soo, lui valant une confirmation plus directe de la part de Hui-Seon.

- Il a très bien su manœuvrer les troupes avec les autres, et c'est lui qui aura excité le germe de la rébellion au camps, après son ensemencement par certains de nos propres généraux qui s'y trouvaient également. C'est une recrue de talent. Il ne devrait plus tarder à nous rejoindre.

- Les vivants peuvent encore trouver un moyen de nous repousser, intervint de nouveau Jae-Ji, posant une main crevassée par le temps sur son épaule. Il nous faut nous dépêcher si nous voulons ensuite accéder librement aux plages d'Incheon.

- J'imagine que tu as raison, soupira Hui-Seon. Fort bien, dans ce cas. Allons chez le roi pour lui imposer nos conditions. Woon, suis-nous donc. Les vivants peuvent également nous accompagner, s'ils le désirent. Nous ne refusons aucun allié, et aucun mal ne leur sera fait.

Elle prit son bras, l'attira près d'elle tout en reprenant sa marche, comme des années plus tôt à la maison du Printemps, et lui annonça qu'elle allait en profiter pour lui raconter le déroulement de leur affrontement contre les forces armées dépêchées au rempart sud, qui s'était selon elle soldé par un résultat hautement satisfaisant, soit une victoire dépourvue de pertes trop alarmantes.

Elle, Jae-Ji, Im Ji-Ho et les autres morts vêtus comme eux formaient la première ligne de la marche, et leur mouvement amorça celui du reste des gwishins. Lorsque Woon l'interrogea sur leur nombre, elle répondit qu'ils étaient "des milliers, bien plus qu'il ne l'imaginait". Dong Soo et Sa-Mo avaient été relégués à l'arrière, avec Mago, la mère de Dong Soo, ainsi que le père et la (mère) de Woon.

Hui-Seon le vit regarder par dessus son épaule, et le sourire qu'elle lui adressa à l'instant il se concentra de nouveau sur elle était privé, symbole d'une plaisanterie grivoise et partagée (tu voulais qu'il soit ton amant).