Notes de début de chapitre.

Et voilà donc le tout dernier chapitre (phew !) de ce très long troisième arc des Gwishins ! Avec lui s'achève "L'Île des Morts", et démarrera dans peu de temps le quatrième et arc de cette histoire, intitulé "Le Paon Aux Cent Yeux", dont la longueur sera probablement encore plus dramatique que cet arc étant donné que tout (ou presque) y sera résolu.

Je vais publier l'interlude, "L'Autre Endroit" d'ici la fin de la semaine, et je prendrais ensuite une pause d'un mois afin de pouvoir préparer ce dernier arc, mais aussi d'avancer dans la rédaction finale de ma thèse, et peut-être de poster quelques histoires supplémentaires (dont au moins un one-shot pour ce fandom qui attend désespérément dans les dossiers de mon ordinateur).

En attendant, je vous remercie tous et toutes infiniment pour votre soutien et pour avoir lu cette histoire jusqu'ici, et j'espère de tout cœur qu'elle continue à vous plaire !

La scène de la seconde partie du chapitre avec la mer qui se soulève est bien entendu inspirée du récit biblique du passage de la mer rouge, et en particulier du film d'animation "Prince d'Égypte" (je ne suis pas croyante, mais ce que j'aime ce film).

Bande-son :

I Give My Consent, à partir de 3:17 (Ghost In The Shell OST by Lorne Balfe - ce génie, si vous voulez fendre la mer en deux, c'est le morceau parfait)


CHAPITRE LXXIII


" À partir de maintenant, les ombres s'allongent, les nuits aussi. Le noir s'installe et on s'accroche les uns aux autres."

(Mike Flanagan,"The Haunting of Bly Manor")


a. Marche funèbre

Aussi bien Gyo Hui Seon que la vieille shaman estimaient que la prise d'Hanyang par les gwishins avait reposé sur deux attributs majeurs n'étant en rien liés de prime abord à l'expérience militaire ou au recours à des armes de guerre particulièrement évoluées. D'une part, leur nombre considérable leur avait permis d'excéder aisément les forces militaires rassemblées au niveau de la capitale, indépendamment de leur expertise et de leur entraînement mais également de leur équipements en matière d'artillerie, sur lequel les vivants avaient vraisemblablement placé des espoirs trop grands pour repousser une armée des morts dont la densité avait fini par les dépasser totalement. D'un autre côté, la quasi-immortalité des gwishins et leur insensibilité à la douleur avait fatalement épuisé les ressources et l'endurance des vivants, dans le sens où il était presque impossible d'éliminer les morts en dehors du feu et de la décapitation.

Les flèches enflammées avaient été à l'origine du plus grand nombre de pertes parmi les gwishins, ainsi que la poix incandescente à laquelle les troupes de soldats positionnées le long des remparts avaient tous eu recours sans exception dans une tentative illusoire mais jugée cependant courageuse par plusieurs gwishins ayant assisté à la scène tandis que leurs congénères se hissaient les uns après les autres vers les sommets des murs, usant de harpons et de cordes ayant pour l'essentiel constitué le seul véritable armement dont ils se fussent équipés, en complément d'instruments plus offensifs tels que des arcs et des épées, mais dont l'usage était entré en vigueur de manière beaucoup plus extensive dès l'instant où les morts, après avoir épuisé les stocks de poudre à canon et de combustible des soldats, avaient engagé la conquête définitive des remparts et escaladé ces derniers pour se trouver nez-à-nez avec les vivants ayant survécu aux salves des archers gwishins, pour certains postés dans les hauteurs des arbres, pour d'autres protégés par leurs semblables qui veillaient cependant à s'écarter et à leur laisser le champs libre dès qu'ils amorçaient une vague de tirs.

Dong Soo était trop loin et trop entouré de gwishins pour entendre distinctement le récit que Hui Seon s'appliquait à faire à Woon du combat, mais il parvint à obtenir des renseignements de la part de la petite So-Ri, qui marchait près de lui, de Sa-Mo ainsi que de l'étudiante de Woon, Mago, en compagnie de Min-Su. Celle-ci semblait nettement moins taciturne que du temps où elle résidait à la maison du Printemps, et elle passa toute la durée de la marche vers le palais royal à converser avec une jeune femme ayant noué son bras autour de sa taille, et dont les fossettes charmantes au coin des lèvres faisaient régulièrement surface comme elle souriait aux paroles de Min-Su et ne regardait qu'elle.

La mère de Dong Soo avançait à l'arrière, muette comme une tombe : il gardait encore le souvenir du regard qu'elle lui avait lancé lorsque Sa-Mo lui avait appris la mort de son père. So-Ri fit à sa petite audience un exposé détaillé de l'affrontement, qu'elle qualifia de relativement calme en comparaison d'autres conflits ayant façonné l'histoire et le territoire du royaume de Joseon, et dont tous les sujets de celui-ci avaient connaissance d'une façon plus ou moins étendue selon leurs rangs sociaux et les richesses dont ils disposaient, déterminant l'accès à une éducation et par conséquent à l'étude des anciennes guerres avec le Japon ou la Chine.

La plupart des gwishins ayant rejoint le nord avaient obéi à des séries d'indications relayées par le biais de la conscience collective durant les semaines ayant précédé la parution du décret Royal de 1777, et dont la diffusion avait par ailleurs continué plusieurs semaines après la divulgation des nouvelles mesures de répression jusqu'à ce que des confirmations relatives à l'utilisation de la torture par les vivants pour avoir accès aux informations partagées au sein de l'esprit commun des morts aient été retransmises au travers de celui-ci, poussant l'ensemble du peuple des morts à la plus extrême discrétion et à des usages immensément restreints du canal principal de la conscience.

Contrairement à une majorité de ses congénères qui ignoraient l'identité des premiers lanceurs d'alerte, So-Ri avait été très vite informée du rôle de la directrice de la maison du Printemps dans la communication des différents messages auprès de la population des gwishins, car celle-ci ne s'en était pas caché auprès de ses courtisanes mortes, et c'était elle qui leur avait conseillé de quitter l'établissement après sa retraite, pour venir la rejoindre ainsi que les leurs à une trentaine de miles au sud d'un petit village de pêche nommé Nampo, bâti à l'embouchure de la rivière Pae, aussi parfois surnommée Taedong, dont les courants venaient se jeter amoureusement dans la mer de l'Ouest et rencontraient parfois les rivages du Qing.

L'emplacement avait été jugé idéal de part la misanthropie bien connue du nord, où peu de vivants se concentraient en raison des luttes belliqueuses avec la Chine et des criantes qu'ils nourrissaient à la perspective de voir leurs terres être les premières impactées par l'ennemi dans le cas où celui-ci se décidait à reprendre les hostilités. Les derniers affrontement dataient certes de plus d'un siècle, mais les dégâts et les pertes avaient été si lourds pour le nord qu'il avait fallu de nombreuses années avant qu'il ne soit réinvesti, et il demeurait encore à ce jour la partie du royaume la moins peuplée, laissée presque à l'abandon alors que les côtes sud et les cités de campagne au centre du pays attiraient de plus en plus d'individus, cherchant le confort hypothétique des villes et leur protection dans un contexte instable.

De part ces caractéristiques, couplées à l'accès à la mer qu'offrait la région de Nampo, cette dernière avait été jugée propice à l'accueil de la population des gwishins, et au regroupement de leurs forces ainsi qu'à leur préparation. Là, dans les montagnes, ils avaient attendu ce que leurs rois et reines présents sur place, quatorze hommes et femmes désignés de la sorte en vertu de leurs capacités à ramener les morts et qui leur avait été conférée par une autorité dont ils percevaient tous plus ou moins l'existence au travers de mécanismes nébuleux mais dont la nature était alors indistincte et les desseins incertains, sauf peut-être pour l'Œil, avaient appelé le "signe", et qu'ils leur avaient annoncé comme étant étroitement relié à ces clairières de fleurs blanches auxquelles la plupart d'entre eux avaient été confrontés à un moment donné depuis leurs résurrections. L'une d'entre elle avait été découverte à l'est de l'endroit où ils s'étaient établis, et nombreux avaient été les gwishins qui l'avaient fréquenté et s'étaient prélassés dans ses tendres illusions.

Les années passant, d'autres gwishins étaient venus grossir leurs rangs. Il arrivait, durant la journée ou la nuit, que ceux et celles ayant le statut de roi et de reines quittent le camp bâti dans le giron d'une vallée montagnarde, non loin d'un beau lac dans les eaux duquel quelques-uns d'entre eux s'étaient baignés pendant les étés, profitant du réchauffement de sa surface tranquille par les rayons du soleil, et reviennent bien plus tard, accompagnés d'un nouveau groupe de gwishins qu'ils avaient éveillés.

Parfois, ils ne revenaient pas avant plusieurs jours, ayant peiné à trouver un cimetière ou à localiser des cadavres sous la terre, en accord avec les habilités conférées par leur statut. Certains de ces gwishins avaient été envoyés par leurs dirigeants pour être capturés par les vivants et emmenés au camps de l'armée des morts, afin de pouvoir en reprendre le contrôle le moment venu.

La vieille Jae-Ji venait régulièrement à la rencontre des leurs, davantage même que les autres rois et reines, et avait commencé à les recevoir tous un par un, à la chaîne, dans la hutte misérable qu'elle s'était mise à occuper en bordure de la colonie. Gyo Hui Seon venait la voir fréquemment, et la shaman s'était appliquée en outre à prodiguer ses conseils et son écoute aux gwishins qui en avaient exprimé le besoin, soit parce qu'ils venaient tout juste de se réveiller et se sentaient perdus, soit parce qu'ils désiraient le secours d'une oreille amicale.

La plupart du temps, néanmoins, c'était elle qui demandait à un tel ou un autre de se rendre auprès d'elle et de lui accorder un peu de temps.

- Elle nous faisait plonger dans la conscience, mais seulement la nôtre, pas celle que nous partageons tous, précisa So-Ri à Dong Soo. Elle regardait nos souvenirs. Je ne savais même pas que c'était une des facultés de la conscience.

- Que cherchait-elle ? Lui demanda Dong Soo.

- Je ne sais pas. So-Ri haussa les épaules. Elle ne l'a jamais dit.

À mesure que le temps s'écoulait et qu'aucune action n'était amorcée contre les vivants, l'impatience s'était répandue, ainsi que la frustration, le désespoir, et la lassitude. Puis, une nuit, tous avaient été pris de la même vision, celle d'un noir infini, profond, duquel quelque chose remontait vers eux, les appelait, amenant des fleurs et des murmures dans son sillage.

- Ça m'a terrifiée, mentionna So-Ri. J'avais peur de voir cette chose, de la contempler, même si elle venait pour nous aider et nous guider. J'ai eu la certitude qu'elle serait abominable, et que je deviendrais folle si je devais jamais la regarder en face. J'ai fermé les yeux. Nous l'avons tous fait, même l'Œil.

Ils s'étaient mis en branle dans l'heure qui avait suivi la vision, se répartissant diligemment parmi les troupes supposées venir encercler Hanyang par le nord, l'est ou le sud et marchant toute la nuit pour atteindre la capitale du royaume. Le plan d'attaque avait été conçu et adapté durant tout le temps où ils étaient resté cachés, aussi bien par les les gwishins-rois et reines que par des morts ayant reçu une éducation militaire, ou ayant eu des expériences significatives durant leurs existences vivantes.

Ces derniers avaient servi de supports techniques, conseillant des approches, des stratégies, recevant le commandement de troupes spécifiques comme les archers ou les éclaireurs, à qui on avait confié la mission de rentrer dans la ville avant le reste de leurs effectifs pour vérifier la répartition des forces militaires restantes des vivantes et en abattre autant que possible pour libérer le passage, facilitant ainsi leur victoire.

L'un de leurs gwishins-rois se trouvait être nul autre que Daejoyeong, le fondateur et souverain du royaume de Balhae qui avait repoussé les Mandchous il y avait plus d'un millénaire, et qui avait été attéré d'apprendre que ces derniers avaient finalement repris le dessus sur le royaume et conquis celui-ci. En l'apprenant, Mago interrogea derechef So-Ri sur le comportement de l'ancien roi.

- Ses manières sont quelques peu brusques et désinvoltes, nota celle-ci avec un embarras timide, et il se montre très entreprenant avec quiconque croise son regard, mais il me semble toutefois qu'il a bon cœur, et il sait se faire apprécier. Le "Bâtisseur", c'est ainsi que Jae-Ji l'a nommé.

Il avait pris sous ses ordres, avec un couple composé de deux autres gwishins-roi et d'une gwishin-reine, connus respectivement comme le Requin, le Bouclier et l'Épée, les troupes en provenance du nord, dont l'itinéraire d'arrivée à Hanyang avait été tracé pour se heurter à l'emplacement du camps de l'armée des morts. Les troupes du sud, dont la destination était les portes principales de la ville, avaient également été menée par quatre rois et reines.

À mesure que les gwishins progressaient vers le palais de Changdeok, Dong Soo nota, comme il jetait autour de lui des coups d'œil hâtifs, que les habitants d'Hanyang, probablement rassénérés par l'interruption des coups de canons et par l'absence du vacarme chaotique et assourdissant habituellement associé aux guerres, sortaient de plus en plus de leurs cachettes à l'intérieur de leurs logis, et venaient observer, avec une anxiété allant crescendo comme ils prenaient la mesure de leur nombre, la marche des morts sur le seuil des portes.

Des enfants passaient timidement la tête de derrière les jambes des adultes pour admirer la longue procession blanche, au cœur de laquelle les quelques rares vivants qui l'avaient rejointe s'illustraient par les coloris plus variés de leurs vêtures. Devant chaque nouvelle porte, un gwishin du cortège s'arrêtait et se postait en surveillance, glanant des regards inquiets de la part des résidents qui n'osaient pas avancer plus avant. Bientôt, des accumulations prirent place dans les petites ruelles adjacentes aux avenues principales, et des gwishins se postèrent à trois ou quatre devant leurs délimitations, empêchant les vivants d'approcher le cortège.

Un cri retentit soudain, brisant l'harmonie des conversations ayant jusqu'à lors eu lieu à voix basse.

- Grand-mère !

Dong Soo tourna la tête, à l'instar de Sa-Mo, de Mago, de So-Ri, et de nombreux autres gwishins composant la procession. Une petite fille, qui ne devait guère avoir plus de cinq ans, aux jambes et aux bras encore adorablement potelés, déboula depuis l'intérieur d'un hanok, si vite que les adultes campés devant sa porte ne parvinrent pas à la retenir. Les gwishins, en revanche, ne firent aucun geste pour l'arrêter dans sa course. Intégrant la masse des morts, elle se faufila jusqu'à une vieille femme qui la souleva dans ses bras, et s'exclama "Areum-ah !" en la serrant contre elle.

L'appel de l'enfant avait attiré l'attention des gwishins qui marchaient en première ligne. Tout en indiquant la scène à Gyo Hui Seon et à ses semblables, un sourire éclot sur les lèvres de Jae-Ji. Woon se retourna lui aussi, et Dong Soo constata qu'il avait enlevé en cours de route les bandages appliqués contre son visage. Depuis son emplacement dans la foule, Dong Soo ne put distinguer clairement les ravages de la torture, mais il supposa néanmoins que la peau de Woon devait s'être suffisamment régénérée pour qu'il en vienne à retirer ses bandages.

Les yeux de Woon croisèrent les siens. Il lui offrit un sourire en coin. Ses cheveux étaient entièrement blancs, désormais, comme ceux de tous les autres gwishins, comme le jour où Dong Soo, malade et éreinté, l'avait vu dans les couloirs du palais, penché au dessus de lui, son visage entre ses mains glacées (mon amour mort).

La petite fille et sa grand-mère furent doucement extraites du cortège par deux gwishins, et ramenées près de la maison de laquelle était venue l'enfant. Aussitôt, les adultes entamèrent la conversation avec la vieille femme, lui prirent les mains, la touchèrent. On se serait cru dix ans en arrière, durant les premiers jours des résurrections, où les vivants avaient majoritairement exprimé leur joie de revoir des êtres autrefois aimés.

La marche se faisait en ligne droite, traversant les plus larges voies d'Hanyang d'un pas serein. Le spectacle de la grand-mère et de sa petite fille se répéta plusieurs fois : des femmes et des hommes retrouvèrent leurs maris et leurs épouses, des parents leurs enfants et réciproquement, des amis de longue date se repérèrent, des soeurs et des frères s'ouvrirent mutuellement les bras. Des exclamations retentirent fréquemment, signalant la présence d'un proche au sein de la procession, et provoquant quelques fois des retrouvailles touchantes.

À chaque reprise, les gwishins étaient ôté au cortège par des congénères, mais leur absence n'imputa pas de façon trop dramatique les effectifs totaux des morts. Parfois cependant, les vivants se mettaient à les suivre. Les rues semblaient n'avoir jamais abrité le moindre soldats vivants, bien que Dong Soo aperçut des cadavres ça et là, alignés contre les murs des habitations comme si on les y avait placé pour dégager le passage des gwishins.

Tout à l'arrière de la file, So-Ri lui avait indiqué la présence de soldats du rempart sud, ayant été fait prisonniers en attendant l'arrivée des gwishins au palais. Dong Soo leur jeta un coup d'œil : s'il ne les vit pas bien de part la distance, il remarqua toutefois leurs airs affligés, les traces sombres de poudre sur leurs visages, et l'état déplorable de leurs habits.

Alors que So-Ri expliquait à Dong Soo comment le feu des canons et des flèches des soldats du rampart sud avait été vidé sur des vagues successives de gwishins "sacrifiés", envoyés avant les autres en guise de cavalerie pour essuyer les tirs et les plus risques les plus importants, et dont la plupart avaient survécu pour avoir été récupéré et soigné rapidement par leurs semblables comme le reste des troupes continuaient d'approcher des murs, les troupes du nord firent leur apparition à leur tour, aussi abondantes que les bataillons surgi du sud.

Les gwishins qui les composaient portaient des armures plus sophistiquées, et brandissaient, en plus d'épées, des armes à feu. Leurs meneurs étaient deux hommes et une femme, et la carrure large et impressionnante de celui du centre trahissait son identité. Sous ses larges sourcils broussailleux, ses yeux étaient petits, mais perçants, et sa barbe sombre entourait une bouche à la lèvre inférieure tombante. Il était vêtu d'une armure épaisse et argentée, à longue cape blanche doublée de fourrure. Son casque, bien que d'aspect antédiluvien, était admirablement décoré d'un motif de croissant de lune inversé.

À son côté se tenait Chun : il adressa à Dong Soo un sourire dont l'inclination se voulait sarcastique, ainsi qu'un salut de la tête léger. Comme le gwishin-roi et tous ceux issus du camps de l'armée des morts, sa tenue de combat était d'un gris profond, dont la formalité tranchait avec ses anciens atours d'un noir de nuit, et qui lui donnait paradoxalement l'air plus jeune. Ses cheveux blancs avaient été rassemblés en un chignon haut et strict, qui mettait les traits de son visage en relief.

Les lignes élégantes et majestueuses des murs du palais de la Prospérité se dessinèrent en amont de la procession, et bientôt s'élevèrent les hautes portes de bois rouge. Une troupe de gwishins se trouvaient déjà devant elles, et Dong Soo en découvrit d'autres parsemant les alentours du palais, se regroupant autour de lui comme autour d'Hanyang, l'enserrant dans une poigne ferme, définitive.

Dong Soo songea aux fleurs blanches de la clairière entre les pins du Cheonmasan, à la façon dont elles s'étaient refermées sur l'arbre brûlé en leur centre et le long des corps de Woon et de Mago. Les gwishins y ressemblaient à présent, encerclant patiemment le roi de Joseon par leur multitude, devenant plante grimpante, toile d'araignée engluant la capitale et le siège de son autorité politique.

- Vont-ils demander une audience avec le roi ? S'inquiéta Sa-Mo, alors même qu'il se tenait proche du père de Woon, derrière lequel avançait son épouse morte et le gwishin qui l'accompagnait au moment où ils s'étaient tous rencontré dans la rue, chacun sur le qui-vive.

Woon ressemble à sa mère, songea Dong Soo distraitement, en se remémorant le sourire de celle-ci quand elle avait quitté la boutique de la gwishin dessinant des cartes de territoires inconnus, dont l'étudiante de Woon avait mentionné la mort comme elle racontait à Sa-Mo et à leurs parents les circonstances dans lesquelles ils s'étaient échappés de la prison royale.

- Pas une audience, le corrigea doucement So-Ri. Une audience se doit d'être accordée par le roi et dépend de sa volonté seule. Notre peuple ne lui laisse pas le choix. Il doit nous écouter.

Sa-Mo ne l'interrogea pas sur le sujet des paroles que les morts souhaitaient adresser au monarque, en devinant probablement la teneur. Dong Soo détourna le regard des poutres élancées et sanguines des portes, pour le tourner vers l'est, en direction de la caserne. Là-bas montaient gracieusement des débris fuselé de nuages de fumée. Il se prit à espérer que Seung-Min n'avait pas été blessé durant l'attaque, et qu'il avait pu s'enfuir pour rejoindre un endroit plus sécurisé.

Quant à son audience avec le roi, Dong Soo n'en avait pour sa part jamais vu la couleur. Il y avait là un abysse de sa mémoire, des incertitudes dérangeantes, mais il était à près certain d'avoir été assommé par les soldats qui l'emmenaient alors vers le palais, car il avait ressenti une très vive douleur à l'arrière de son crâne, évoquant une masse qu'on lui aurait abattu sur la tête.

Il avait repris connaissance, épouvantablement désorienté, dans une ruelle de la ville, immédiatement en face de celle où Sa-Mo et les autres l'avaient découvert. Que les soldats l'aient frappé pour lui faire perdre conscience et l'aient amené plus loin lui semblait encore une éventualité plausible, puisqu'il n'ignorait rien des violences clandestines des militaires envers les gwishins, et savait que certains d'entre eux n'hésitaient pas non plus à s'en prendre aux vivants qui exprimaient un tant soit peu de compassion pour eux.

Il avait également envisagé la possibilité que le roi ait décidé, de part ses choix récents, sa trahison évidente, et son attitude des années ayant précédé sa prise de fonction en tant que chef de brigade et procureur adjoint au Bureau d'Investigation Royal, de le faire assassiner dans le feutré, ou bien qu'un de ses ministres ou conseiller ait pris cette décision pour protéger quelque intérêt que Dong Soo, par sa déloyauté, mettait à mal. La chose était certes peu plausible, mais elle demeurait une option.

Restait enfin une hypothèse selon laquelle le monarque avait voulu le sauver dans le plus grand secret, sans l'avertir, et lui rendre sa liberté en exigeant des soldats qu'ils simulent une agression. Depuis qu'il s'était réveillé, Dong Soo avait considéré chaque cas de figure : dans chacun d'eux néanmoins, deux détails se refusaient à coller à l'ensemble, et la persistance de leur indépendance ainsi que leur caractère d'anomalies embrumait sa résolution de l'affaire, le désarçonnant et le plongeant dans un désarroi croissant chaque fois qu'il proposait une nouvelle hypothèse et cherchait à l'intégrer dans le squelette des événements.

Le premier de ces détails avait été son réveil tout à côté du cadavre fraichement démembré d'un soldat. Le second, ayant encouragé sa subtilisation de l'uniforme du défunt, avait été qu'il s'était découvert sans ses vêtements, la peau à vif, couverte d'une couche grasse de sang, et ce deuxième élément demeurait le plus perturbant, le plus inexplicable, celui qui l'angoissait par dessus tout, car il n'y percevait aucune logique, aucun sens. Il n'avait vu aucun des deux gardes qui l'avaient escorté vers le palais quand il avait émergé de la ruelle, ajustant avec peine l'uniforme trop petit pour lui. Seuls les tirs des canons lui étaient parvenu, et son ouïe était étouffée, comme si un boulet avait explosé juste à côté de lui.

Des gwishins vinrent à la rencontre de la première ligne du cortège formée par Woon et Gyo Hui Seon, ainsi que les autres gwishins-rois et reines ayant dirigé les troupes du sud. Dong Soo comme Sa-Mo tendirent l'oreille.

- Le roi fait ouvrir les portes, dit l'un d'eux, après s'être incliné devant ses dirigeants. Les troupes réunies dans l'enceinte du palais sont maigres et ne peuvent faire le poids contre les nôtres, ils viennent de capituler par ordre de Jeongjo. Comme vous nous l'aviez demandé, nous avons averti le souverain des vivants que toute la ville avait été conquise, et que le palais serait rasé dans le cas où il ne se montrait pas coopératif.

- Il a choisi la voie de la sagesse, observa Jae-Ji. Il préserve ainsi une partie de ses forces militaires et de son pouvoir. Elle se tourna vers Im Ji-Ho. Je t'avais dit qu'il se rendrait.

- Il ne dispose pas de l'intégralité de l'armée du pays, Dong Soo entendit-il le vieillard objecter sur un ton peiné. Des nombreux soldats sont stationnés dans les villes de campagne et le long des côtes. La surprise aura été notre meilleur atout, mais si Jeongjo avait su plus tôt que nous approchions, il aura fait mander toutes ses forces vers Hanyang, et nous aurions été submergés à notre tour. Il est même très probable qu'il l'ait fait, et qu'il soit en train de gagner du temps en ouvrant le dialogue avec nous.

- Peut-être, lui accorda Jae-Ji. Mais il y a trop de distance entre Hanyang et les autres cités, et nous avons dominé les troupes qui occupaient Suwon et les villes les plus proches. Si nous hâtons les négociations, et je pense que la tâche sera aisée, nous éviterons de nous confronter au reste de l'armée.

En parallèle, le gwishin qui était venu des portes les informait que le roi demandait à ne recevoir que les chefs des gwishins dans la cour de la salle du trône, confinant ainsi le reste de leurs forces à l'extérieur du palais et s'arrogeant une sécurité relative.

- On ne peut le blâmer de jouer la carte de la prudence, décréta Gyo Hui Seon avec désinvolture. Le risque étant que nous serions ainsi vulnérables dans le cas où il choisirait de nous exécuter.

Sa tête se tournait vers Jae-Ji et ses semblables pour recueillir leurs opinions.

- Si le palais est encerclé, il est peu probable qu'il tentera quoi que ce soit, intervint Woon. Sa priorité est d'assurer la pérennité du royaume et des vivants. La menace est trop grande.

- Je suis du même avis, nota une autre gwishin-reine, au visage résolument splendide, doté d'un long nez très fin, d'une bouche pulpeuse et de hautes pommettes délicates qu'encadraient sa longue chevelure blanche noués très simplement dans son dos. Qui plus est, il s'agit aussi pour nous de démontrer notre bonne foi. Accepter la requête du roi des vivants agirait en ce sens, et nous rendrait potentiellement plus dignes de confiance.

- Qu'il en soit ainsi. Accordant à nouveau son attention au gwishin des portes, Gyo Hui Seon annonça : Faîtes savoir à Jeongjo que les gwishins-rois et reines viendront négocier avec lui conformément à sa demande, à condition qu'il n'attente rien contre nous. Prévenez-le aussi que manquer à sa parole le rendrait responsable de l'annihilation d'Hanyang et de ses résidents, mais également de la monarchie du pays.

- Il me semble qu'il en est déjà conscient, lui fit remarquer Jae-Ji avec un sourire en coin.

- Un petit rappel lui fera considérablement moins de mal qu'un oubli définitif.

Le gwishin retourna vers les portes, et Dong Soo le vit échanger quelques mots avec un soldat portant l'uniforme de la garde royale, ayant été désarmé pour mieux servir de messager. Celui-ci disparut derrière les portes, et celles-ci s'ouvrirent ensuite en grand, dans un grincement rauque et puissant, pour laisser entrer les meneurs des morts.

Woon jeta un coup à Dong Soo par dessus son épaule, tandis que Gyo Hui Seon se mettait à avancer avec les autres gwishins-rois et reines, y compris ceux venus du nord. Dong Soo répondit par un signe de tête, recourant au langage silencieux dont ils avaient usé des années auparavant, après l'avoir développé au camps d'entraînement et perfectionné au point que chaque mouvement de tête, chaque geste de la main, en était venu à signifier quelque chose.

Ils y avaient initié Cho-Rip pendant un temps, mais jamais celui-ci n'avait autant communiqué avec eux de cette façon qu'ils ne l'avaient fait tous les deux. Dans les yeux de Woon, Dong Soo lut "tout se passera bien, attends-moi ici". Son propre hochement de tête disait "Fais attention, je t'attends". Il se demanda si Jeongjo reconnaîtrait Woon, ce qu'il penserait en le voyant de nouveau en sa demeure, mort et réel.

- Que veulent-ils exiger du roi ? S'enquit Mago à l'adresse de So-Ri.

- Tu n'as pas écouté les échos de la conscience ? S'étonna celle-ci.

Mago secoua la tête, et ajouta qu'elle n'en avait pas eu le temps, invoquant le manque d'interactions qu'elle et son maître avaient perçu dans la conscience depuis leur départ au Qing, leur absence de maîtrise des niveaux les plus profonds et leur impossibilité à pouvoir y recourir à la suite de leur emprisonnement.

- Je vois. Pardonne mon ignorance, s'excusa So-Ri. Les revendications des morts ont été listées durant ces dernières années, comme nous grandissions en nombre dans le nord. Tout d'abord, le roi doit nous permettre d'avoir accès aux plages d'Incheon en toute sécurité, et nous garantir la paix durant tout notre trajet et une fois sur place, jusqu'à notre départ. Nous exigeons également qu'il admette que nous ne sommes pas des ennemis du royaume, et qu'il présente en conséquence ses excuses ainsi que celles de tous les vivants pour les souffrances que nous avons enduré depuis le jour où nous sommes sortis de la tombe. Nous demandons aussi qu'il laisse en paix nos alliés vivants, aussi bien ceux appartenant au réseau des Yeogogedams que ceux n'en faisant pas partie, et qu'il fasse publier le second volume de l'Encyclopédie des Morts rédigé par l'Historien, ainsi que modifier le premier pour que nous n'y soyons plus présentés comme des monstres.

Mais un mot avait retenu l'attention de Mago, et celle-ci interrompit rapidement So-Ri dans son énumération.

- Notre départ ? Notre départ vers où ?

- Vers chez nous, répondit la courtisane morte d'une voix douce. Vers nos terres, vers notre maison. Nous partons dès ce soir vers l'Île des Morts. C'est pour cela que nos rois et reines négocient en ce moment-même pour se rendre sans heurt à Incheon. C'est là qu'elle est apparue.

- Il existe une île pour les gwishins ? L'idée paraissait émerveiller et surprendre Mago. Depuis quand est-elle apparue ?

- Depuis la nuit dernière. Les vivants en ont découvert l'existence alors que nous marchions déjà vers Hanyang. Elle nous appartient, et nous y vivrons tous ensembles, à l'abri. L'Œil nous l'a assuré. C'est là notre dernière exigence : le roi doit accepter de conclure un pacte de non-agression de l'île et nous garantir la sécurité et la liberté de circulation dans le cas où nous devrions fouler à nouveau le territoire de Joseon. Il doit reconnaître l'existence de nos terres ainsi que les autorités qui les gouverneront, soit nos rois et nos reines. En retour, nous nous engageons à ne pas détruire Hanyang et sa monarchie, et à nous tenir loin des vivants une fois que nous serons installés sur l'île.

- Voulez-vous dire que les morts ne reviendront plus à Joseon ? Comprit Sa-Mo, avec un coup d'œil pour Cho-Sang et la mère de Dong Soo, mais aussi, plus discrètement, pour Dong Soo lui-même. Qu'ils resteront pour toujours sur cette île ?

- C'est la possibilité la plus probable, en effet.

Le silence retomba entre eux alors qu'ils se mettaient à patienter avec le reste des gwishins, qui avaient entamé des conversations plus soutenues, dont certains avec des vivants de leur connaissance qui étaient venus les rejoindre. Après peut-être une heure d'attente, le dos de Dong Soo commença à le faire souffrir, et il eut envie de s'asseoir, tout en ne voulant pas risquer de manquer le retour de Woon.

On signala l'arrivée des troupes de l'est, et les quatre gwishins-rois et reines qui les menaient, dont l'un d'eux était un vieillard avoisinant sans doute l'âge physique de la shaman, se dirigèrent aussitôt vers les portes du palais dès l'instant où ils atteignirent la procession de leurs semblables. On referma les portes sur eux, alors qu'elles étaient jusqu'à lors restés ouvertes.

Se détachant finalement des soldats qu'il avait mené, Chun s'approcha d'eux, main sur le pommeau de son épée. Sa-Mo eut un hoquet nerveux en le voyant. Le père de Woon afficha pour sa part une expression similaire à celle qu'il avait arboré en apercevant son épouse morte.

- Du calme, les temporisa l'ancien seigneur du ciel en levant la paume devant lui. Je ne suis pas venu pour assassiner qui que ce soit. Je suis général, maintenant.

Dong Soo allait l'interroger sur le temps qu'il avait passé au camps, sur le rôle qu'il avait joué dans la reprise de contrôle de l'armée des morts par les gwishins, et espéra un instant pouvoir le questionner également sur sa conversation avec Woon en prison, sur l'absence que celui-ci avait mentionné, et peut-être sur d'autres sujets plus obscurs et anciens qui avaient trait à Heuksa Chorong, lorsque les portes sanglantes du palais geignirent pour la seconde fois, et s'écartèrent sur les dirigeants des morts, qui revenaient accompagnés de soldats aussi bien vivants que gwishins.

Gyo Hui Seon rayonnait, trahissant la nature des négociations. Se plaçant devant la processus, alignés avec ses semblables rois et reines, Woon à sa droite et Jae-Ji à sa gauche, elle leur sourit triomphalement, puis lança :

- Le roi des vivants a accepté nos conditions !


b. L'Île des Morts (que s'ouvre la mer)

Un jeollip rond à bords larges, enrobé d'une longue pampille d'or et de cramoisi à laquelle avait été nouée une longue plume de paon, aux dimensions infiniment plus larges que celles décorant les chapeaux de Dong Soo, et dont le centre avait été frappé du sceau royal incrusté dans un médaillon de jade, se trouvait sur la tête sur roi lorsqu'on les avait introduit dans la cour de la salle du trône. Chaque pas ayant fait crisser les grains de poussière et martelé les dalles de la cour avait ravivé en Woon des souvenirs du temps où lui, Dong Soo, ainsi que Cho-Rip, avaient rejoint le palais de Changdeok en tant que gardes royaux en devenir.

Woon pouvait encore sentir la soie bleue de l'uniforme, l'inconfort que lui causait le contact d'un tissu étranger, aux bords étrangement coupants, contre sa peau habitué aux étoffes les plus grossières. Son goût du raffinement avait toujours été présent, mais il n'avait pu se développer pleinement qu'à compter du moment où il avait disposé de son propre espace à Heuksa Chorong, soit dès qu'il avait été intronisé seigneurs des Hommes et avait pu s'affranchir progressivement des limitations vestimentaires et décoratives liées à son statut antérieur d'apprenti assassin.

S'il s'était montré prudent avec l'argent, et avait su équilibrer ses dépenses en mettant de côté la plupart de ses caprices, à l'inverse de Chun qui s'était totalement laissé aller aux fantaisies lorsqu'il était devenu seigneur du ciel, creusant dans les fonds de la guilde un trou dont les profondeurs n'avaient été bouchées que par une commande unique et proprement extraordinaire de la part d'un haut magistrat du Qing, Woon avait cependant appris à dépenser après avoir passé un large pan de son existence à économiser et à ne pas céder aux achats impulsifs. Le brûleur aux dragons dorés avait en cela marqué un tournant dans ses habitudes financières, dans le sens où il n'avait jamais auparavant fait d'acquisition aussi outrancière, réfrénant ses envies pour privilégier la sécurité.

Même au camps d'entraînement, il avait toujours fait attention avec les quelques ressources dont on les gratifiait à l'occasion du nouvel an, et n'avait jamais rien acheté qui lui semblât trop cher en dépit d'envies parfois douloureuses. C'était ce qui avait poussé Dong Soo à lui voler ce livre, un jour qu'ils flânaient au marché de la ville la plus proche du camps, celui qui avait la couverture en tissu rouge carmin, scintillant de feuilles d'or. Woon l'avait vu sur un étalage, l'avait voulu, mais avait reculé devant le prix excessif, bien au delà de son maigre budget.

Il avait pensé que personne ne l'avait vu se pencher devant l'ouvrage et se délecter des ondulations de l'or sur le vermillon, se fichant bien de son contenu, mais deux semaines plus tard, à l'occasion de Seollal, il avait trouvé le livre posé sur son oreiller, simplement, comme s'il avait toujours occupé cette place. Ses dorures avaient flamboyé à la lumière du soleil qui pénétrait dans le dortoir en des rayons éclatants.

Comment l'as-tu obtenu ? avait-il demandé à Dong Soo plus tard. Celui-ci n'avait même pas eu besoin de lui dire que le cadeau venait de lui. Woon l'avait su immédiatement. Dong Soo avait haussé les épaules, esquivé la question, et préféré chercher à savoir si le présent lui avait plu. Woon avait laissé le livre avec lui, le jour où il était retourné à Heuksa Chorong. Dong Soo l'avait gardé, comme les lettres, le brûleur, et le ruban de Woon, mais il l'avait mis à une place plus visible, dans son bureau.

Il avait lu le livre, avait souhaité l'avoir près de lui. Woon y avait jeté un coup d'oeil des années plus tôt, par défaut davantage que par réelle curiosité. C'était juste une histoire, à propos d'une princesse abandonnée par ses parents, et forcée de porter les enfants d'un monstre afin de pouvoir les ressusciter malgré leur méchanceté. La princesse s'appelait Bari, songea t-il tout à coup, comme Hui Seon et les autres gwishins-rois et reines exposaient à Jeongjo les requêtes des morts.

Il pensait que le roi l'avait reconnu, car il avait froncé les sourcils en le voyant, et sans doute s'était-il rappelé leur dernier entretien avec autant de netteté que Woon (vous avez ma confiance). La cour du palais lui avait semblé surpeuplée, étouffée de fantômes, et pas seulement de gwishins visibles et tangibles. Par les espions du monde des ombres, il avait eu la confirmation que le ministre de la Guerre avait été décapité, et que son corps avait été brûlé. Il ne risquait pas de revenir.

En tant que traître, son corps aurait dû être jeté dans une fosse commune, mais le prince héritier avait lui-même adressé à son grand-père la requête du bûcher funéraire, et peut-être avait-il eu une intuition, une peur que l'homme responsable de la mort de son père revienne, le poussant à détruire son cadavre définitivement. Rien ne renaissait des cendres, et elles rendaient toute identification impossible. Elles effaçaient tout. Ce faisant, Jeongjo avait dénié toute reconnaissance à Hong Dae-Ju.

Sur le poitrail du roi, un autre dragon doré rugissait, levant haut ses cinq pattes griffues. Les habits militaires du souverain complétaient ceux de sa garde rapprochée et du reste de l'armée d'Hanyang, constitué de quelques archers, de piquiers, de boucliers. Beaucoup portaient des uniformes à broderies, signalant des rangs hiérarchiques élevés. D'après l'Historien, la plupart des soldats qui avaient été réquisitionnés sur les remparts étaient ou avaient été des roturiers.

À la sortie du palais, Woon alla retrouver Dong Soo après le discours de Hui Seon sur la soumission du monarque et leur départ imminant pour l'île des Morts, dont elle lui avait appris l'existence peu avant d'atteindre la cour de la salle du trône. Comme tous les gwishins se mettaient en route à la suite de leurs dirigeants, vers les plages d'Incheon, il raconta à Dong Soo que le roi avait écouté leurs revendications sans ciller, tandis que ses hommes s'étaient tenu parfaitement calmes et silencieux, ainsi qu'inoffensifs, tenant leurs épées, leurs piques et leurs arcs le long de leurs corps.

Dans la conscience, il avait entendu un murmure de Jae-Ji, aussi fugace qu'un éclair durant un orage (quelque chose ne va pas). Ce dernier avait persisté après la décision de Jeongjo d'accéder à toutes leurs conditions, exprimée par un hochement de tête cassant, et s'était propagé parmi les autres roi et reines, au point que même Hui-Seon paraissait plus nerveuse malgré leur victoire apparente.

Le rythme de marche de la procession, relativement confiant alors qu'ils se dirigeaient vers le palais, avait pris une tournure plus saccadée et empressée. Il y avait un peu moins de trois heures à pieds de la capitale jusqu'aux plages de l'est, et les gwishins étaient venus sans chevaux ni carioles. Mais si leur état leur permettait d'avancer sans se fatiguer, le problème se posa néanmoins pour les vivants qui, ayant retrouvé des proches dans le cortège, montrèrent le désir de les suivre jusqu'à Incheon afin de pouvoir leur faire leurs adieux.

Saisissant l'occasion, l'un des gwishin-rois suggéra que la présence de vivants parmi leur groupe tendrait à limiter les risques d'attaques de la part de l'armée dans le cas où Jeongjo décidait finalement de briser sa promesse. C'était le plus imposant de tous, que Hui-Seon avait présenté à Woon comme l'ancien roi Daejoyeong, et dont il avait noté la ressemblance saisissante avec quelques portraits qu'il lui avait été donné de voir dans certains des ouvrages ayant occupé son temps à la maison du Printemps.

Sur ces derniers, le fondateur de Balhae était immanquablement massif, avec des épaules aussi larges que les colonnes soutenant les portes du palais royal et un visage écrasé, mais combatif. Revenu à la vie, il se mouvait avec une lourdeur un peu pataude due à sa carrure étoffée, mais Goh Dae-Seong et sa compagne épéiste, qui étaient venus à sa rencontre dès qu'ils l'avaient aperçu parmi les autres rois et reines des gwishins, paraissant sincèrement heureux de le revoir après Sokcho et l'ayant interrogé sur son voyage au Qing avec Mago, lui avaient tous deux assuré que l'homme, une fois sur le champ de bataille, était plein d'ardeur et aussi rapide que si son corps n'avait été composé que d'air.

Sa force était colossale, mais Ran Gyeong-Ja avait néanmoins déclaré qu'il n'en était pas "primitif pour autant", et que son caractère en dehors des combats était allègre et bon enfant, prompt à inspirer la sympathie et la confiance. C'était en outre un bon commandant, que son expérience à la tête du pays rendait précieux.

- Mais n'a t-il pas essayé de reprendre le pouvoir une fois réveillé ? S'était étonné Woon auprès du couple de gwishins.

Ces derniers avaient affirmé qu'il avait certes tenté de faire valoir son autorité en tant que suprême durant les premiers jours qu'il avait passé près d'eux, dans les montagnes du nord, mais qu'une entrevue avec la vieille Jae-Ji avait semblé éteindre en lui toute ambition de posséder à nouveau la régence absolue.

Aucun n'avait su exactement ce qu'elle lui avait dit, mais tous avaient en revanche noté qu'il s'était ensuite entièrement soumis à la répartition de l'hégémonie entre les gwishins-rois et reines déjà présents sur les lieux, et n'avaient depuis élevé aucune protestation envers cette organisation ou cherché à rassembler des forces pour s'emparer du pouvoir. La collaboration entre lui et ses homologues était par conséquent devenue paisible, et il avait notamment été l'instigateur de la division des gwishins en plusieurs troupes pour assiéger Hanyang.

La route vers Incheon écartelait des pans de forêt et se glissait entre des reliefs de vastes collines, à l'apparence hivernale tragiquement morne. Woon demeura auprès de Dong Soo, ainsi que de Sa-Mo et de leurs parents. Il refusa d'adresser la parole à son père, et n'osa pas se tourner vers sa mère, ne sachant pas quoi lui dire, essentiellement parce qu'il y avait trop de choses qu'il souhaitait aborder et qu'il ne savait pas pour où commencer.

Sa-Mo en revanche se montra moins timide, et conversa avec So-Ha (mère) durant la majeure partie du voyage. Son intervention ne la dérida pas totalement, mais elle parvint néanmoins à lui divertir brièvement de sa rancœur envers le père de Woon, tandis que celui ne prononçait pas un mot durant la marche, ou répondait par monosyllabe aux quelques questions de Sa-Mo.

Mago, qui ne cacha pas sa joie de l'avoir vu revenir du palais sans une égratignure, se plongea pour sa part dans une conversation approfondie avec la petite So-Ri et Min-Su, ainsi qu'une autre gwishin qui tenait le bras de celle-ci. Woon l'entendit les questionner longuement sur l'île des morts, sur ses attributs, sur son apparition et la vie que les morts avaient mené au nord, avant le siège d'Hanyang.

Un peu plus tôt, alors que Hui-Seon venait à peine de l'entraîner avec elle, ainsi que le reste de leurs congénères, en direction du palais royal, Im Ji-Ho avait interrompu son récit pour interroger Woon sur l'emplacement de la maison du père de Na-Young. Une fois que Woon le lui avait indiqué, le vieil homme avait ralenti et quitté le cortège un instant avec un petit groupe de gwishins, à qui Woon l'avait vu faire des gestes de direction et qui s'étaient éloignés après s'être inclinés devant lui.

Nous avons besoin de ces cartes, avait-il précisé en revenant auprès d'eux, elles sont absolument vitales pour là où nous nous rendons. La petite brigade les avaient rejoint entre temps, et ils transportaient depuis de long tubes de bois dans leurs dos, qui contenaient très certainement l'intégralité des croquis réalisés par Na-Young.

L'intégration de vivants au cortège des morts les avaient forcé à retarder quelque peu leur départ, le temps de trouver des chevaux et des carioles pour porter les plus fragiles d'entre eux. Certaines familles entières paraissaient s'être jointes à leur marche, et contrairement à leur arrivée dans Hanyang, les discussions étaient cette fois beaucoup plus animées, ponctuées de rires et d'embrassades.

Parmi les vivants se trouvaient des soldats de l'armée de Joseon, dont certains ayant initialement fait prisonniers après la capture des différents remparts, mais qui avaient retrouvé des parents ou des amis, et laissé leurs confrères à l'intérieur de la capitale, rassénérés par la promesse du roi aux dirigeants des morts de ne pas faire subir la moindre répercussion négative à ceux de son peuple qui soutenaient et affectionnaient les gwishins.

Tous néanmoins n'avaient pas été convaincus, et quelques-uns des vivants n'avaient pas oser franchir la frontière des portes Heunginjimun, donnant sur l'est de la capitale. Woon avait cherché Jae-Bum dans la foule et ne l'avait pas trouvé, mais Hui-Seon avait temporisé ses inquiétudes en lui attestant que ce dernier les avait nécessairement rejoint, soit de lui-même ou après avoir été découvert par des gwishins éclaireurs, et qu'ils étaient simplement trop nombreux pour qu'il puisse le repérer aisément.

Il s'était demandé si Ji-Seon (pourquoi vos yeux sont-ils si tristes ?) et le père de Na-Young avaient pu être amenés en lieu sûr : il ne doutait pas de la parole du gwishin qu'il avait réveillé, mais craignait que les circonstances ne l'aient singulièrement empêché dans la réalisation de sa mission. Il n'avait eu aucune nouvelle, et il avait épié la direction de la caserne avant de passer les portes du palais, espérant que Jin-Ju ferait une apparition, mais celle-ci ne s'était jamais montrée. Dong Soo ne les avait pas vu non plus.

Chun se trouvait avec lui quand Woon et les autres rois et reines avaient émergé du palais, et bien qu'il se fût éloigné depuis, se rapprochant des soldats qu'il avait mené au poste de général des morts mais ne parlant à personne, Woon avait senti une pointe d'irritation se loger en travers de sa gorge en le voyant près de Dong Soo (j'aurais du vous recruter tous les deux).

- Il n'a pas dit grand-chose, lui confia Dong Soo durant le trajet vers Incheon. Il n'en a pas eu le temps. Mais il avait l'air très satisfait de sa nouvelle position.

- Tout comme Hui-Seon, observa Woon. D'après elle et d'autres gwishins-rois, il aurait fait des prouesses au camps de l'armée des morts.

- Ça te préoccupe.

Ce n'était pas une question. Woon leva les yeux vers lui, vit l'eau de la baignoire, les tendons des muscles de ses bras pressés contre le bois, ses épaules nues, le désir qu'il avait parfois de s'y accrocher, d'y planter ses ongles ou ses dents, et la voix d'alors de Dong Soo formula de nouveau les vieilles peurs, à voix basse.

(tu crois qu'il sait)

- Oui, admit Woon, alors que Dong Soo posait sur lui un regard aigu. Je commence à penser que c'est Hui-Seon qui l'a ramené, ou bien qu'elle a envoyé un autre roi ou une autre reine accomplir la besogne pour elle.

- Tu lui avais parlé de lui ?

- Pas en détails. Mais elle connaissait son existence, et ses fonctions avant...

(les champs) Dong Soo hocha la tête, lui signalant qu'il avait compris.

- Admettons qu'elle l'ait effectivement ramené, reprit-il. Pour quelle raison ? Sans aller jusqu'à dire que sa maîtrise des arts martiaux n'est pas exceptionnelle, il me semble qu'elle ne l'est pas davantage que celle d'autres combattants morts avant ou même après lui. Est-ce pour ça qu'il n'est pas un gwishin-roi ?

- Je ne pense pas. Le statut de gwishin-roi ou reine est distribué selon une logique que même Jae-Ji ne comprend pas bien. Mais Chun a dirigé Heuksa Chorong par le passé, et Hui-Seon a peut-être estimé que son ancienne condition de seigneur du ciel le rendrait apte à mener des troupes. Ou bien Jae-Ji lui a dit d'agir ainsi, après avoir vu quelque chose.

- À moins..., Dong Soo hésita.

- À moins que quoi ?

- Je ne sais pas. Elle pourrait aussi vouloir l'utiliser en lien avec toi, contre toi ou bien afin d'obtenir des renseignements te concernant que tu aurais refusé de lui partager.

Le ciel s'assombrissait, s'acheminant doucement vers l'obscurité de la nuit, et la route s'était faite plus douce, moins escarpée. Dans le ciel charbonneux s'esquissaient les contours d'oiseaux dont le plumage blanc fut identifié comme celui des mouettes, annonçant l'approche d'Incheon et de ses plages. Woon soupesa l'hypothèse de Dong Soo, et sa validité potentielle lui déplut considérablement.

- Oui, répondit-il. Peut-être.

Ils parvinrent à Incheon à la nuit tombée, alors que la lune gibbeuse venait de faire son apparition, découverte par un nuage. À l'inverse de Sokcho, qui avait graduellement vu se ressembler en son sein une population de plus en plus abondante, la ville d'Incheon avait davantage des airs de village, et sa superficie était infiniment plus modeste que celle d'autres cités côtières localisées à une distance beaucoup plus extrême de la capitale.

La plupart des sujets du royaume de Joseon avaient jugé plus avisé d'intégrer Hanyang plutôt que de demeurer à proximité de la mer et de l'Empire du Qing, ennemi puissant dont la large chimère continuait de planer et d'inquiéter en dépit d'un siècle de paix. Incheon n'était par conséquent formée que de quelques maisons étroitement agglomérées les unes aux autres, dont la majorité comprenait un toit de paille, et la totalité de ses habitants, pour l'essentiel des pêcheurs et une petite poignée de bureaucrates et de militaires, ne dépassait pas cinq milliers.

Comme à Hanyang, ils se tinrent sur le seuil de leurs logis, le long des rues étroites, pour observer le passage des gwishins avec un œil tout aussi bien abasourdi que méfiant. Les conversations s'étaient éteintes dans le cortège, et le silence dans lequel ils marchèrent jusqu'au rivage pullula bientôt d'abattement et de tristesse comme les adieux entre les vivants ayant accompagné les morts étaient sur le point de prendre place.

Nous ne pouvons rester sur le territoire des vivants, avait affirmé Hui-Seon à Woon un peu plus tôt, nous serons toujours pour eux une menace à éliminer tant que nous foulerons leurs terres et vivront proches d'eux. Il venait alors de la questionner en songeant à son départ d'il y avait quatre ans de cela, et à l'étreinte des bras de Dong Soo autour de sa taille, au contact de son nez et de ses lèvres dans le creux de son cou (je veux juste que tu ailles bien).

- Serais-tu inquiet pour lui ? Avait deviné Hui-Seon. Il me semble pourtant qu'il se porte bien mieux depuis qu'il a été informé de ta résurrection, et ce malgré votre séparation.

Woon n'avait rien répondu. Il avait été de nouveau en train de marcher le long des berges de la rivière Han, Dong Soo à son côté, et ce dernier disait "je nous ai mis de côté". Woon avait agi de même pendant des années, repoussant au loin le "nous", le gardant hors des murs d'Heuksa Chorong. Régulièrement toutefois, il s'était infiltré, se glissant par les interstices des fenêtres ou des portes, en un courant d'air douloureusement tendre qui pesait sur ses nuits, éveillait la brûlure doucereuse des entailles sur son flanc et sa joue, évoquant au toucher la couverture rouge du livre que Dong Soo avait déposé sur son oreiller au camps d'entraînement et le satiné de ses dorures.

La récidive des départs forcés avait depuis longtemps perdu tout son charme, et n'était plus désormais qu'éreintante. Woon en connaissait les vers par coeur (il faut que je partes mais je ne veux pas partir reste il le faut je te demande tout en sachant très bien que tu ne peux pas). Il n'en aimait plus le poème depuis une éternité, et pensait ne jamais l'avoir apprécié. Il jeta un coup d'œil à Dong Soo, qui baissait les yeux au même moment.

Le sourire que Dong Soo lui renvoya manquait effroyablement de conviction.

Les gwishins se massèrent sur le rivage, en une fourmilière d'un blanc rendu d'autant plus valétudinaire par le pâle éclat de la lune et les ténèbres de la nuit. Leur cortège avait été suivi par des résidents curieux d'Incheon, ainsi que quelques soldats et des fonctionnaires appartenant à la ville. Devant eux s'étendait la mer, dont les vagues roulaient inlassablement le long du sable, languides et imperturbables dans leur régularité.

Elles faisaient le même bruit que celles de Sokcho, mais Woon avait vu ces dernières en plein jour, et l'obscurité donnait aux rouleaux des vagues d'Incheon une allure plus hostile, accentuée par l'horizon noire sur laquelle elles s'ouvraient. Au loin, et malgré un brouillard épais flottant au dessus de l'onde, Woon parvint à distinguer la forme écharpée de l'île mentionnée par Hui-Seon.

Il ne vit aucun bateau arrimé pour transporter les gwishins, et le fit remarquer à voix haute à Dong Soo, alors que dans son dos, Sa-Mo formulait la même réflexion à ses parents et à la mère de Dong Soo. L'incertitude poussa Mago à s'arracher à sa conversation avec les courtisanes mortes pour revenir près de lui.

- Peut-être qu'un bâtiment va venir nous récupérer, et que nous devons simplement attendre son approche, suggéra t-elle, épiant la ligne d'horizon avec une anxiété traduisant la faiblesse de son argument.

Sur la plage, ils virent Jae-Ji s'avancer, s'isolant du reste de la procession et des autres gwishins-rois et reines. Ses pieds soulevèrent des gerbes de sable à chacun de ses pas. Elle se plaça face aux vagues et à leur allers et retours paresseux, presque au centre de la plage sur laquelle s'étaient arrêté les gwishins. Leur nombre ayant grandi grâce aux troupes de l'est, ils formaient à présent un demi-cercle autour du rivage, tous les uns derrière les autres, étudiant la conduite de l'Œil sans prononcer un mot.

Une tension s'élevait d'eux, en fumée invisible mais envahissante. Jae-Ji, après s'être tenue immobile devant l'étendue de la mer de l'ouest, leva les deux mains au dessus de sa tête, avant de se laisser tomber à genoux dans une attitude de soumission révérencieuse, s'inclinant devant les vagues comme devant un monarque omnipotent. Elle fut imitée par Hui-Seon, puis par l'Historien, puis bientôt par tous les autres rois et reines des gwishins, et enfin par la totalité de ces derniers.

Sous ses jambes, Woon éprouva le contact de la pierre, le crissement des grains de sable. Les vivants venus avec les morts, incertains sur la démarche à adopter, s'entre-regardèrent avant de se mettre à leur tour à genoux. Aucun prière ne passa les lèvres de Jae-Ji, aucun mot ne retentit entre les gwishins, mais la conscience en revanche se mit à bouillir, à enfler, comme le tissu gorgée de sang que la mère de Woon avait placé autour de sa taille

(nous sommes là nous sommes là nous sommes là les portails ont été ouvert Hanyang a été soumise les Yeux les Yeux les Yeux)

Gronda le tonnerre, et dans un fracas d'eau et de vent, sous les yeux ébahis et terrifiés des vivants comme des morts, comme obéissant aux suppliques des gwishins et se soumettant à la volonté de Jae-Ji, les eaux se retirèrent tout à coup puis se soulevèrent violemment dans les airs, se fendant en deux d'immenses murailles attirées vers le ciel, et ouvrant un chemin de terre et de rochers vers l'île alors que la vieille shaman, à l'orée de celui-ci, paraissait minuscule et fragile.

Les vagues, titanesques, se courbaient vers l'extérieur à la manière d'un éventail, et pourtant continuaient de se mouvoir, mouillant les visages de gouttes d'eau. Woon, émerveillé, n'avait rien vu de tel, peinait à y croire (c'est impossible impossible impossible la mer s'est soulevée la mer en deux c'est impossible), et la conscience s'emplit bientôt d'une seule consigne, d'un murmure angoissant et réconfortant tout à la fois, qui chuchotait et hurlait en même temps "la voie est ouverte ouverte ouverte passez mes enfants mes morts la voie est ouverte".

- Cela ne se peut, murmura Sa-Mo, et le mot était inscrit sur les traits de chacun d'eux, de même que le terme de "miracle".

Les lèvres de Dong Soo étaient tordues en un sourire effaré. Les visages de la procession exprimaient une admiration horrifiée, un éblouissement agité face aux immenses colonnes d'eau érigées devant eux, sans qu'aucun d'eux fut en mesure de le comprendre ou de l'expliquer. Regardant autour de lui, Woon lut dans les yeux de ses semblables une impatience mêlée de crainte, un désir d'avancer et de demeurer sur place, terrorisé à l'idée que les vagues ne se referment finalement sur eux, les noyant tous.

Certains reculèrent, adressant à leurs voisins des regards épouvantés. Jae-Ji, désormais debout et dos au chemin creusé dans la mer, les regardait. Woon vit Hui-Seon se redresser à son tour et se diriger vers le chemin d'un pas assuré. Elle dépassa Jae-Ji, s'engagea presque sans hésitation dans les ténèbres de chemin de mer. Elle fut rapidement suivie de l'Historien et de l'Herboriste, et virent ensuite les autres rois et reines, bien que quelques-uns, dont Daejoyeong, firent montre de davantage de réticence.

Le mouvement de leurs dirigeants entraîna celui du tout le cortège des gwishins, et rapidement le chemin fut envahi par les morts. Il faisait sombre dans le tunnel d'eau, poussant des gwishins à allumer des torches pour y voir plus clair. Ceux qui avaient été accompagnés par des vivants s'accordèrent un peu plus de temps sur le rivage afin de leur faire leurs adieux. Il n'avait été discuté d'aucune possibilité de retour sur le territoire de Joseon, ni même de visite.

Jae-Ji se tenait toujours devant le chemin béant, attendant visiblement que les derniers gwishins s'y soient glissé pour l'emprunter elle aussi. Du coin de l'œil, Woon vit Sa-Mo prendre son père dans ses bras, et il nota que celui-ci lui rendait son étreinte, tout en ayant l'air sincèrement alarmé à l'idée de traverser la mer ainsi et de se retrouver après coup seul avec celle qui avait été sa femme, ainsi que son fils.

La mère de Dong Soo se montra plus froide, et s'inclina légèrement pour les saluer, y compris son fils. Dong Soo ne chercha pas à la retenir, ou même à lui dire quoi que ce soit. Il lui répondit de la même façon, avec une raideur non dissimulée, et lorsque sa mère s'éloigna vers le chemin, il ne la suivit pas des yeux. Le père de Woon fut le second à partir. Mago voulut l'attendre, et une émotion sincère s'immisça dans les remerciements qu'elle exprima à Dong Soo pour les avoir caché et aidé.

- J'espère que Seung-Min va bien, dit-elle, en baissant les yeux.

- Je vais faire mon possible pour le retrouver, lui assura Dong Soo.

Sa promesse parut la rassénérer, tout du moins en partie, et elle se rendit ensuite auprès de Sa-Mo, avec qui So-Ha (mère) échangeait quelques mots qui semblait également avoir décidé de vouloir attendre Woon. Dong Soo se tourna vers lui. La plage s'était vidé, et ne restait plus qu'eux ainsi que les vivants ayant suivi le cortège, en plus d'une poignée de gwishins qui faisaient encore leurs adieux à leurs proches.

Woon eut la sensation d'être de retour quatre ans en arrière, alors que lui et Dong Soo avaient passé les portes d'Hanyang et se disaient au revoir, mais aussi près de quinze ans plus tôt, lorsqu'il était venu le trouver après son entrevue avec le roi, afin de le prévenir qu'il lui fallait s'exiler après le démantèlement d'Heuksa Chorong (je pensais que nous pourrions vivre ensembles à nouveau).

- Je m'y habituerais jamais, lâcha tout à coup Dong Soo, interrompant le fil de ses réflexions et sa recherche quasi-désespérée de nouveaux mots à lui soumettre pour ponctuer son départ, alors qu'il prenait tout en même temps conscience de la difficulté de la tâche et du fait que les adieux entre eux avaient été trop nombreux pour qu'il existe des manières encore inexplorées de les exprimer. J'ai beau savoir pertinemment que ce n'est pas la première fois, je n'y arrive pas.

Moi non plus, pensa Woon, et le poids dans sa gorge, déjà présent quatre ans auparavant, avait repris ses quartiers impitoyablement. Il fit un pas en avant, enlaça les épaules de Dong Soo, et les bras de celui-ci l'amenèrent tout contre lui, ventre contre ventre, joue contre la sienne. Woon sentit sa peau, la contraction des muscles de ses bras, l'eau ayant trempé les longues boucles de ses cheveux.

Viens avec moi, faillit-il le conjurer, pris dans un élan de lassitude égoïste et de tendresse cuisante, j'ai ai assez de nous mettre de côté, j'en ai assez, assez, assez, viens avec moi, sois mon dragon pour toujours. Quand il avait quitté Hanyang, la possibilité de contacter Dong Soo et de revenir était alors envisageable, mais il allait désormais vers la situation opposée, où le maintien d'un contact n'était en rien garanti, et s'annonçait hautement improbable.

Il mordit avec douceur la joue de Dong Soo, arrachant à celui-ci un frisson. Ce n'est pas juste, pensa t-il, comme avant, dans les champs, ce n'est pas juste.

Comme Dong Soo se redressait avec une lenteur délibérée, et que Woon hésitait à l'embrasser sur les lèvres, malgré la présence des autres et notamment de Sa-Mo qui patientait un peu plus loin, le sol se mit à vibrer follement. Woon entendit les sabots de chevaux galopant sur le sol, nombreux d'après les trépidations qu'il percevait. Il ne fut pas le seul. Les gwishins et les vivants qui se trouvaient encore sur la plage tournèrent une expression inquiète en direction du vacarme approchant, et la voix de Jae-Ji les appela, les pressant de rejoindre le tunnel.

Vas-y, Woon-ah, l'enjoignit Dong Soo d'un ton anxieux, le poussant en avant, vers sa mère, Mago et les murailles de vagues, et comme Woon s'autorisait un regard en arrière une fois parvenu à l'entrée du chemin, il vit que vers la plage se précipitaient un grand nombre de cavaliers, hurlants et brandissant des épées et des flammes. Sa mère et Mago le tirèrent farouchement par le bras, alors que les derniers gwishins s'engouffraient à toute vitesse entre les pans de mer et que Jae-Ji se retirait à son tour.

- Le roi nous a trahi, siffla t-elle, le visage crispé par la colère, tout en invitant Woon, sa mère et son étudiante à se dépêcher, en les poussant devant elle. Il a manqué à sa parole, il refuse de nous laisser en paix. Le pacte est rompu.

Ils coururent aussi vite qu'ils le purent, sans s'arrêter, ni se retourner pour observer la plage. Le chemin était saturé de rochers hauts et coupants, qu'ils escaladèrent en s'entre-aidant, tandis que les cavaliers progressaient eux aussi entre les murs de vagues, les rattrapant de plus en plus. En approchant de la fin du chemin, qui donnait sur le rivage de l'île, Jae-Ji fit volte-face, leva pour la seconde fois les mains en l'air, et se prosterna de nouveau.

Les vagues, dociles, se rabattirent alors aussitôt vers le bas, cascade infernale reprenant ses droits, et prirent les soldats par surprise, s'écrasant sur eux tandis que la vieille shaman se relevait en hâte et rejoignait Woon et Mago sur la terre ferme, avant de contempler, avec le reste du peuple des morts, la mer qui revenait à son état naturel, et les murs d'eau qui se réunissaient.

La rive de Joseon n'était plus que difficilement visible, et Woon ne parvint pas à voir les silhouettes de Dong Soo ou de Sa-Mo. La main de sa mère, douce, étrangère, s'appuya contre son épaule.

Hui-Seon apparut entre les gwishins immobilisés sur la plage, l'air furieux.

- Que s'est-il passé ? Demanda t-elle, et sa voix tressaillait de colère.

- Le roi des vivants nous a envoyé ses soldats, lui répondit Jae-Ji. Le pacte est rompu.

Un lourd silence tomba sur l'assemblée des morts.

- Alors, c'est la guerre ?

Jae-Ji posa sur l'Historien, qui venait de formuler la question et la crainte commune des gwishins, un regard abominablement froid, qui n'était pas à elle, encadré par sa masse de cheveux blancs.

- Nous n'avons plus le choix, déclara t-elle.

Un cheval hennit dans le lointain, sans doute de l'autre côté de la mer.

- Maître, l'appela Mago, la voix emploie d'inquiétudes. Pensez-vous que le roi s'en prendra aux vivants qui nous ont aidé ? Pensez-vous qu'il les punira, après avoir rompu sa promesse ?

Woon ne répondit pas. Il regardait les vagues. Sous la lumière de la lune, elles semblaient avoir pris un aspect tranchant, comme la lame d'une épée.

(la guerre)