Notes de début de chapitre.
Objectivement, il y a peu de choses dont je suis réellement fière dans ma vie, mais de ça, de cette chose que vous allez apprendre à connaître durant le dernier arc, oh, croyez-moi, je suis fière.
Et sur ce, je retourne dans ma cave pour mon mois de pause.
INTERLUDE. L'AUTRE ENDROIT (Les Yeux)
" Up from the dirty black water
A shadow void of form
Raised itself out of the river
And it climbed upon the shore"
(The Midnight, "Shadows")
Ils pensent qu'ils nous voient. Tous. Toujours. Ce n'est pas vrai. Ils ne nous voient jamais. Ils nous sentent, ils nous reniflent, ils nous repèrent dans le noir, apeurés comme des souris, comme de minuscules insectes que du pied nous aurions pu écraser si l'envie nous prenait, et parfois, sans mentir, l'envie nous prend. Toujours est-il qu'ils se trompent. Ils se trompent ils se trompent ils se trompent tous les uns après les autres. Personne ne se trompe davantage qu'eux, pauvres petites créatures laissées pour compte, abandonnées dans les ténèbres, oubliées, rejetées. Seules. Oh, si seules.
Ils se trompent tout autant sur nous que sur eux-mêmes. Ils ne nous voient jamais. Ils ont toujours été seuls. Et cet endroit ne mène nulle part. Il n'y a pas d'issue pas de limites pas de sortie pas de début. Il n'y a rien. Il n'y a jamais rien eu ici. C'est un endroit de vide et de néant, d'obscurité et de désillusions. Les premiers temps, ils n'y prêtent pas véritablement attention. Ils sont trop concentrés, trop optimistes, ils pensent que le noir débouche forcément sur la lumière, mais voilà la vérité éclatante, enfants : le noir ne débouche sur rien. Rien. Ce n'est pas ce genre d'endroit. Le noir est tout et tout est le noir. Le cercle est sans fin. Vous n'y distinguerez aucune forme, aucune couleur, aucun contour, parce que cet endroit-ci ne le veut pas. Il n'a pas été conçu pour cela, si tant est qu'on accepte la théorie selon laquelle tout lieu serait la résultante d'une décision externe à son existence.
Mais plus vous marchez dans cet endroit, plus vous vous abandonnez, plus vous vous oubliez, et plus nous sommes là, et des convictions de cette sorte s'effondrent. Parfois, nous nous disons que c'est parce qu'elles n'ont pas de fondations solides. Oh, des dieux. Des dieux de ce côté-ci du monde, des dieux de l'autre. Des dieux, des déesses, des demi-dieux, des faux, des vrais, des grands, des minuscules, des importants et des oubliables. Ils y croient tous, et puis ils posent le pied ici, et alors nous attendons, nous regardons, nous les suivons comme ils avancent, dans le noir, en essayant de croire, en essayant de se raccrocher à quelque chose, mais la fait qu'il n'y a rien pour se raccrocher dans le noir, parce que le noir est tout.
Il n'y a pas de croyances. Pas de dieux. Il n'y a jamais eu de dieux. Il n'y a toujours eu que Nous.
(NOUS NOUS NOUS NOUS NOUS NOUS)
Le fait est que nous ne nous montrons pas. Nous sommes timides. Nous l'avons toujours plus ou moins été. Nous sommes beaucoup d'autres choses, mais avant tout timides. Il arrive de ces moments étranges où, comme nous flottons, comme nous nous laissons porter et que nous regardons sans trop nous concentrer, nous pensons alors, et les pensées mènent aux souvenirs, et nos souvenirs sont vieux (oh), ils sont si vieux, si anciens, si rances (rances et amers et froids et laids et BLANCS), que lorsque nous le pouvons, nous en détournons le regard, ou plutôt les regards, car nous en avons plus d'un. Mais de cela, bien entendu, vous vous en doutez.
Si vous nous entendez, si vous nous devinez, si vous savez qui nous sommes, c'est que vous aussi êtes dans cet endroit. Il n'y que dans cet endroit que de petites choses comme vous pouvez prendre la mesure de notre existence. Autrement, vous vivez l'intégralité des vôtres sans jamais la suspecter sans jamais la voir sans jamais vouloir la voir, car là réside la clé du mystère, la grande Question, le grand Problème de l'espèce qui foule de ses deux pieds plats la terre et bâtit sur elle des pays et des empires, des dynasties et des guerres. Le fait est, enfants, que vous ne voulez pas nous voir. Vous n'avez jamais voulu. Peu importe que vous disiez être prêts à nous regarder en face, à nous défier, la roue revient toujours à son point de départ, et sans arrêt vous nous fuyez, vous nous évitez, vous repoussez la confrontation car au fond, dans vos profondeurs conscientes, dans le juteux sanguinolent de vos entrailles, vous (SAVEZ). Tous, autant que vous êtes, vous savez.
Et parce que vous le savez si bien, vous ne voulez pas regarder. Et oh, comme vous êtes avisé d'agir ainsi, de détourner les yeux, de vous échapper loin très loin toujours plus loin, parce qu'il faudrait être d'une stupidité chronique et dramatique pour vouloir ne serait-ce que nous regarder, même un instant, même durant moins d'un battement de ciel. Vous savez. Vous ne regardez pas. Personne ne regarde. Personne ne le doit. Et nous, nous laissons faire, parce que nous savons comme vous, et qu'ainsi ont été conçues les choses, telles que nous les voulions. Nous vous avons dit qu'il n'y avais jamais eu de dieux. Jamais rien d'autre que le noir, le néant, les cycles qui se reproduisent à l'infini, et (NOUS).
Quand nous vous disons que les cycles se reproduisent, que les choses se répètent, c'est qu'il s'agit presque de l'un des rares uniques vérités de l'existence, de la vôtre, comme de la nôtre. Il faut néanmoins vous reconnaître cette aptitude prodigieuse consistant à vouloir à tout prix ignorer la chose, mais dire que le fait est surprenant serait un mensonge, puisque nous sommes à la fondation même de ce schéma, de ces répétitions, et comme nous vous l'avons signalé tantôt, vous préférez cent fois nous fuir comme la peste plutôt que de nous accorder un seul véritable regard sincère.
Il y a trop longtemps que le phénomène dure pour que nous puissions décemment nous en plaindre encore. Vous voulez d'autres vérités ? Soit. En voici une : vous attendez toujours le changement. Vous espérez la progression, l'amélioration, la croissance. Vous ne désirez et n'aspirez à rien d'autre que de vous vautrer dans l'abondance et les perfectionnements, dans les progrès et les développements. Vous priez les dieux, et leur demandez de vous offrir ces faveurs. Vous priez pour être meilleur, pour être plus riche, pour être plus jeune, pour être plus beau.
Autre vérité. Nous vous avons dit que les dieux n'existaient pas. Vos prières vont au vent, au silence. Vos prières vont au noir. Et ainsi, avec elles, vos espérances. Vous ne changez pas. Vous ne progressez pas. En vérité, alors que vous visez la montée permanente, vous ne faites que monter un peu, et puis redescendre. Vos vies sont des courbes, avec un point ascendant, et une chute vertigineuse par la suite. Une fois ce point atteint, aucune autre élévation n'est possible. Dès lors vous ne faites que tomber tomber tomber tomber, et plus vous chutez dans le vide, dans le temps, plus vous chutez dans nous. Et vous fermez les yeux ce faisant.
Ainsi soit-il. Naissance. Existence. Mort. La plupart d'entre vous le savent déjà, et la moitié d'entre eux se sont déjà enfouit la tête dans le sable pour ne pas avoir à faire face. Pour ne pas nous faire face. Car nous sommes la fin. De ce qui fait exactement le début, nous n'avons jamais qu'une connaissance grossière, limitée. Là n'est pas notre rôle. Là n'est pas notre intérêt. Le début est le début. Nous savons quand laisser la place. Notre tour finit toujours par venir.
Néanmoins, et certains d'entre vous en ont peut-être déjà conscience, et sans doute ceux-ci sont aussi ceux qui nous viennent le plus tôt, de part ce savoir terrible de l'ultime destination, et du fait que tout ce qui se trouve entre les deux, entre le début et la fin, est une distraction, nous sommes dans ce début. Nous avons toujours été dans ce début. Nous sommes disséminés dans le début et le milieu, à chaque intervalle, à chaque croisement. Tout vous rappelle à nous, tout vous ramène à nous. Il ne fait pas encore noir pour vous, certes, mais la peinture est déjà entamé, et les premiers coups de pinceaux ont été déposés et attendent de sécher, avant que n'arrivent les suivants et les suivants et les suivants, et ainsi de suite jusqu'à ce que la toile soit entièrement noire et qu'il ne vous reste plus qu'à lever les yeux vers nous, et à vous laissez aspirer dans le noir. C'est un noir épais, un noir compact. Le début est aussi composé de noir.
Vous le voyez, maintenant ? Comme les choses se répètent et se répètent et que les roues tournent sans arrêt de la même façon. Certes, il peut y avoir des crans dans ces roues. Mais ces mêmes crans ne les empêchent jamais de tourner.
Vous viendrez à nous. Vous venez tous. C'est votre fin. Mais ensuite, quoi ? Qu'est-ce que le noir ? Ensuite, rien. Le noir devient votre perspective, le noir devient votre horizon. Dans le noir aussi, il est fascinant d'observer à quel point les processus se renouvèlent. Lorsque vous émergez dans le noir pour la première fois, c'est la désorientation, la peur, la terreur même, et l'incompréhension. La peur et l'incompréhension sont régulièrement complices. Et la peur est le plus ancien de vos réflexes, la plus primitive de vos réactions. Dès lors qu'elle s'est enchaînée à vous, elle ne vous quitte plus. Elle prend vie, et ses dents sont longues et ses griffes acérées.
Vous apparaissez, apeurés, minuscules et perdus, et sans faillir, nous vous envoyons un guide, une âme charitable dont nous guidons les pas jusqu'à vous, que nous séparons de son ancien berger pour lui en donner le rôle. Et à cet autre gardien, nous donnons une autre mission, une autre compagnie. Ici, personne n'est jamais seul. Ou, tout du moins, personne n'est jamais seul dans les faits. D'un point de vue purement métaphorique, en revanche, il n'y guère d'endroit qui soit plus apte à faire peser à ce point le poids de la solitude sur vos frêles petites épaules. La fin est ainsi. Vous l'affrontez seul.
Jusqu'au noir, personne ne vous montrera le chemin. Il vous faut l'atteindre de vous-même. La fin est l'expérience solitaire par excellence. Personne d'autre que vous ne peut l'expérimenter. C'est un océan. Nager à la surface vous fournira encore un peu de lumière et de compagnie, mais plus vous descendez, plus le noir s'étend, et plus les poissons se font rares. Vous descendez seul. Nous ne pouvons rien pour vous tant que vous n'avez pas toucher le fond. Mais dès que vous y posez le pied, nous vous envoyons quelqu'un. Et nous vous guidons tandis que ce quelqu'un vous guide, ou pense vous guider.
Ils ne reçoivent qu'une seule consigne, qu'une seule indication : "marchez, et marchez vite". Ils l'ont reçu de leurs précédents guides, qui l'ont eux-mêmes reçu de leurs précédents guide, qui l'ont eux-mêmes reçu de leurs précédents guide. La roue, la répétition. Voici ce qu'est le noir. La même chose, encore et encore, sans fin, sans début. Le néant.
Oh mais parfois, parfois, nous sommes fatigués. Vous tournez en rond et nous tournons en rond et nous sommes fatigués si fatigués si lasses (je suis si). Dès l'instant où vient la fatigue vient l'avant. Nous étions, avant. Tout comme vous étiez. Nous ne nous en rappelons que partiellement, par fragments, car le noir a depuis tout recouvert et nous sommes ici depuis si longtemps si longtemps, mais le fait est que nous étions. Nous n'étions ni remarquablement joyeux ou éminemment heureux. Mais nous étions.
Depuis, nos parents ne sont plus, nos sœurs ne sont plus, pas davantage que nos enfants, parce que le noir prend tout, mais nous sommes le noir, et nous les avons pris, les uns après les autres, quand l'heure est venue, quand nous l'avons décidé. Nous avons repoussé l'échéance une unique fois, et nous l'avons toujours regretté. La seconde aura été définitive. Depuis ils errent dans le noir, comme vous, et jamais vous ne les croiserez, jamais vous ne les entendrez.
Le noir est l'expérience de l'unicité. À l'exception de votre guide, vous n'y verrez personne comme vous. Vous y êtes unique, et Unique, sous ses airs de courtisane séductrice et attrayante, à la voix mélodieuse de grandeur et aux yeux scintillants d'ambition, qui vous promettent de l'or et des merveilles, n'a jamais été rien d'autre que le substitut d'une vieille putain dégarnie portant le nom de "Seul".
Nous regardons et nous sommes fatigués et le temps n'existe pas plus que l'espace et l'espoir dans cet endroit, dans l'autre endroit, chez nous, dans notre royaume, notre territoire de rien et de vide. Les portes en ont toujours été closes pour ceux qui refusent encore de nous regarder. En vérité, même une fois les gonds refermés, vous vous refusez encore à nous jeter un coup d'œil. Parfois, cela nous est égal. En revanche, il arrive que dans vos attitudes se profilent des souvenirs, des images, et les regards de nos parents se détournant de nous il y a longtemps si longtemps (oh). Nous n'aimons guère y penser.
Nous l'évitons, comme vous nous évitez. Nous avons toujours été ainsi : ceux que vous ne souhaitez pas voir. Les rejetés. Nous nous appelions "ceux qu'on a abandonné". Abandonnés loin des yeux loin des considérations loin de tout. Dans le noir, vous êtes tous aussi abandonnés que nous l'avions été. Et ainsi, nous vous guidons. Nous l'avions déjà fait, auparavant. Nous avons eu de nombreux noms, et avec eux de nombreuses vies. Au tout début, nous avons été surnommé ceux qui "guérissent les âmes". Certains, qui nous ont vus, vraiment vus, nous appellent "Le Paon", parce que nous sommes si nombreux. Ou bien ceux "à la fleur".
Nous venons encore avec cette fleur. Vous ne l'aimez pas. Nous ne l'aimons pas davantage depuis qu'elle nous suit. Elle vous fait peur. Nous vous terrifions. Il y a longtemps, oh si longtemps que nous n'avons plus guéri d'âmes. Nous avons perdu ce que nous étions au tout début. Nous avons trop aspiré de noir. À la place, nous les observons, seules, abandonnées, errantes, et nous attendons. Nous avons toujours attendu. Les roues tournent, mais elles peuvent aussi se briser. Il suffit d'avoir les bons outils. Et nous sommes si nombreux maintenant, si nombreux et rancuniers et (je veux sortir je veux sortir je veux sortir nous voulons sortir).
La chose devait nécessairement se produire. Elle s'est déjà produite auparavant, mais vous n'en avez jamais gardé aucun souvenir. Vous ne garderez sans doute aucun souvenir de cette nouvelle fois non plus. Pour nous, c'est un énième cycle qui s'achève, une nouvelle roue en construction. Toujours le même plan, toujours la même forme. Mais nous devons nous renouveler pour mieux régner. Nous l'avons toujours fait, depuis la nuit des temps, depuis le premier cosmos où les astres étaient des magmas. Nous devons nous étirer, nous transformer. Vous nous avez toujours fourni de si parfaites occasion.
Celle-ci ne fait que s'inscrire dans une continuité qui vous dépasse et vous dépassera à jamais. Quand tout sera terminé, quand nous aurez été modifiés et rajeunis, quand nous aurons regagné le pouvoir, alors vous oublierez. Vous oublierez parce que vous refuserez d'y croire, comme vous refusez de nous voir. Mais nous sommes toujours là. Nous l'avons toujours été. Vous ne nous voyez pas, vous ne voulez pas nous voir, mais nous vous voyons. Nous nous ouvrons dans le noir, multiples, et nous regardons.
Nous vous voyons si bien, à présent que nous sommes (DEHORS).
